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L’ouvrage de M. Malherbe se veut tout à la fois une réflexion philosophique sur les questions soulevées par les différentes altérations subies par le patient atteint de la maladie d’Alzheimer et une « chronique ». Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance est constitué ainsi de six chapitres encadrés par un prologue et un épilogue, entre lesquels viennent s’intercaler des « visites » narrant la vie quotidienne de l’unité au sein de laquelle a été accueillie Annie, l’épouse de l’auteur.

L’auteur, spécialiste de l’empirisme anglo-saxon, traducteur de Bacon et de Locke, convoque la philosophie et son histoire pour la mettre à l’épreuve du mal que représente aujourd’hui la maladie d’Alzheimer. Il va être essentiellement question de la relation entre l’auteur et le proche atteint d’Alzheimer, du soin que l’on peut apporter et de ses limites. L’ouvrage n’a ainsi aucune vocation clinique ou neurologique. S’il se penche le temps d’un chapitre (chap. IV « La troisième personne ») sur le problème du rapport corps/esprit, ce n’est pas tant pour décrire les mécanismes neurobiologiques à l’oeuvre dans la maladie — quoique ceux-ci soient exposés de façon claire par M. Malherbe — mais pour répondre à la question fondamentale qui traverse tout le livre : « Comment reconnaît-on un être humain ? » (p. 9). Le plan de l’ouvrage épouse alors l’évolution de l’auteur face à la maladie de son épouse : s’ouvrant par une réflexion sur ce qui constitue l’humanité d’un individu, il se termine par un travail sur ce qu’exige la reconnaissance de l’autre, en passant par Lévinas et son éthique de l’altérité, la théorie kantienne du devoir et ses insuffisances, les différentes façons d’envisager le rapport corps/esprit, la question de la constitution de l’identité personnelle et de sa reconnaissance.

Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance ne fait pas sienne l’injonction selon laquelle il faut traiter le patient Alzheimer comme une personne « quoi qu’il arrive »[1], pour affronter de façon parfois brutale la question du statut, voire de l’humanité du patient dont « ce n’est pas seulement le corps qui est affecté, dont ce n’est pas seulement l’esprit qui est perturbé », mais dont « c’est l’être tout entier qui est atteint », au point où l’on en arrive à douter « qu’il y ait encore quelqu’un dont on puisse dire qu’il souffre et qu’il meurt » (p. 10). L’auteur insiste sur la nécessité de poser cette question contre ceux qui l’évitent au prétexte qu’elle constitue « un attentat à la dignité de l’être humain » (p. 21). La maladie dénature en effet l’individu en lui ôtant conscience, pensée et volonté, tout en l’objectivant, celui-ci devenant progressivement un objet d’étude et de soin. Se positionner face à cette maladie est tout l’enjeu du propos de l’auteur qui en souligne le paradoxe (le devoir de venir en aide à son prochain se heurte à sa propre impuissance) et la légitimité (une expérience personnelle et singulière peut-elle devenir un discours qu’on adresse à tous ?).

Sur la question de savoir ce qui fait l’humanité d’un être, le premier chapitre (« La mystique de l’autre ») renvoie dos à dos les conceptions naturaliste et humaniste : la première inscrit l’homme dans un genre déterminé, à l’image d’Aristote qui voit en l’homme un « animal rationnel » et, ce faisant, rate ce qui fait l’unicité de chaque individu ; la seconde insiste sur la singularité de chaque individu, mais ne voit pas l’universalité de la condition humaine. Si elle était approfondie, la position d’Aristote pourrait cependant contribuer davantage à la question. En effet, la classification aristotélicienne (l’homme comme vivant rationnel) ne constitue pas une définition de l’humanité, pas plus qu’une tentative de circonscrire une prétendue nature humaine. Son « naturalisme », s’il en est, ne se situe pas là. Aristote insisterait plutôt sur la difficulté à définir l’homme : les facultés liées à sa fonction propre sont le fruit d’une acquisition progressive dont la possession et l’efficience ne sont jamais garanties (Éth. Nico., I, 1097b-1098a). Rien ne vient en assurer le développement systématique pas plus que la permanence. L’idée même d’une nature humaine ne va donc pas de soi, l’homme risquant toujours de sombrer en deçà de ce qui est supposément humain, tout en étant susceptible de se hisser par-delà les limites de l’humaine condition[2]. M. Malherbe convoque d’ailleurs cet aspect de la philosophie aristotélicienne à la toute fin de son ouvrage (p. 269-270), quand il décrit l’exigence de réciprocité contenue dans toute forme de reconnaissance, en utilisant le paradigme de la perfection de l’acte pur. En effet, si le premier Moteur immobile ne s’interrompt jamais dans l’exercice de la contemplation de soi, nos activités sont nécessairement intermittentes. Parce qu’en l’homme l’acte est actualisation et suppose pour cela l’être en puissance, tout passage à l’acte crée une forme de fatigue (Méta. Λ 8), ce que rappelle l’auteur. M. Malherbe se sert de cette asymétrie pour penser le renouvellement incessant de l’acte de reconnaissance qui doit être au coeur de la relation avec le patient Alzheimer. Cette référence aurait toutefois pu aussi éclairer la fragilité et même la précarité de ce que l’on considère comme « humain » dans un être.

Le chapitre II (« L’autre, mon semblable ») confronte la morale kantienne du devoir (l’injonction à traiter autrui comme son semblable car on le doit, à l’exclusion de tout autre motif[3]), ainsi que sa thématique du « comme si »[4] au rapport que l’on est censé entretenir avec un proche atteint d’Alzheimer. Il en dénonce l’insuffisance : agir par devoir semble un motif impersonnel en même temps qu’impropre à venir palier l’impuissance ressentie face à la maladie. Le devoir semble en définitive une raison « par défaut », puisqu’il ignore tout à la fois la particularité de la relation que l’on peut avoir avec autrui (p. 271) et la condition dans laquelle se trouve autrui. L’auteur en condamne aussi l’hypocrisie. En effet, en faisant comme si autrui, en l’occurrence le proche atteint d’Alzheimer, était capable d’autonomie, nous remédions à son absence d’autonomie, non pas en le traitant comme s’il en disposait réellement, mais en suppléant à sa faiblesse, en singeant son propre consentement supposé libre (p. 86-87), en le rendant irresponsable, voire en lui mentant quand nous faisons semblant de le comprendre. Faire comme s’il s’agissait de notre semblable est une illusion, voire un mensonge.

La suite de l’ouvrage (notamment le chap. IV « La troisième personne ») décrit les étapes par lesquelles passe le malade, en insistant tout particulièrement sur la destruction de la structure significative du langage (neutralisation de la référence, destruction du signifiant, incapacité à articuler les sons). Ce processus aboutit à la perte des fonctions de signification et d’expression du langage, l’un pouvant néanmoins subsister sans l’autre (p. 141-142). À partir de quel moment l’acte de parole n’a plus la force d’un acte de pensée ? Se pose ensuite la question du rapport corps/esprit : le corps a quitté sa fonction de signe au service de l’esprit pour devenir chose physique, soumis à la chaîne des causes et des effets, et, ce faisant, il accède au statut de cause de l’esprit (les actes de l’esprit sont désormais les produits de mécanismes neurobiologiques scientifiquement descriptibles mais dépourvus de sens). Alzheimer a un effet paradoxalement simplificateur sur la question théorique des relations corps/esprit : « Le corps affecte l’âme mais de telle façon qu’il est devenu aussi le principe des affections de l’âme[5], ainsi réduites à n’être que des passions corporelles d’un genre particulier, celles dont l’âme est le phénomène » (p. 148). Comment une cause physique peut-elle produire un effet mental ? Après avoir rappelé les grandes lignes du dualisme et du monisme physicaliste, et les écueils dans lesquels tombent respectivement ces deux doctrines, M. Malherbe s’attarde un temps sur la théorie dite de la survenance où les propriétés mentales sont pensées comme émergeant des propriétés physiques. Les phénomènes mentaux, loin de supposer un principe immatériel indépendant du corps auquel ils seraient rattachés (préjugé substantialiste), sont pensés comme les symptômes d’une cause physique, cérébrale. Le fonctionnalisme (les fonctions physiques et organiques prennent sens à la lumière d’une finalité qui est la conservation, non pas seulement de la vie comme réalité physique, mais du vivant comme individu) est enfin convoqué pour souligner l’importance d’une question que l’auteur laissera finalement ouverte : le principe de permanence du patient dit Alzheimer est-il encore du côté de la conscience, de la personne, ou, pour le dire avec un terme suranné, de l’âme, ou bien de celui du corps pensé comme substrat matériel ?

Les deux derniers chapitres (chap. V « L’identité personnelle » et VI « Mon parent, mon prochain ») traitent de l’identité et de la reconnaissance : l’altération, voire la disparition de la personnalité du patient Alzheimer rend particulièrement problématique la question du fondement de l’identité de l’individu. M. Malherbe convoque successivement Hume[6] pour qui le « moi » est une fiction, un sentiment et la conscience, une simple série d’impressions entre lesquelles n’existe aucun lien nécessaire (p. 190), la théorie leibnizienne de l’identité-expression qui se heurte aux limites de la connaissance humaine incapable de l’omniscience divine (p. 195-203), Descartes qui ignore « la personnalité formée et […] son histoire vécue » (p. 206), la thématique de l’« identité narrative » développée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre qui échoue elle aussi à penser l’identité du patient Alzheimer, en s’efforçant d’introduire du sens là où il n’y en a peut-être pas (« Comment alors donner du sens à une histoire où il n’y a plus d’événement […] plus de personnage ? » p. 219). M. Malherbe a alors cette formule : arrivé à un certain stade de la maladie, le patient ne continue pas d’exister, « il dure, ce qui est autre chose » (p. 225). Le corps continue de vivre, mais qui ou qu’est-ce qui perdure ? Le dernier chapitre s’attaque au problème du maintien d’une relation personnelle avec le malade. Relation qui exige qu’on attribue au patient une certaine dignité. Cette valeur est accordée par la reconnaissance. Or celle-ci suppose la réciprocité de la relation qui ne saurait être unilatérale. La reconnaissance n’est évidemment pas acquise du côté du malade, elle relève plutôt de l’exigence pour celui qui « accompagne » le patient. Façon d’être à propos duquel M. Malherbe convoque Aristote et sa théorie de l’acte humain toujours imparfait, car incomplet (Méta. Λ 8) : la relation ne saurait se maintenir qu’en se renouvelant perpétuellement, qu’en se répétant de jour en jour, fût-ce de façon imparfaite. Elle devient une quête de réciprocité à jamais inachevée. C’est là sa seule manière d’être. Notons toutefois au passage que l’éthique dite du care (« éthique confite en sollicitude » p. 234) est sans doute trop rapidement écartée, au prétexte qu’elle se contente de substituer à la notion de « dépendance » celle d’une « vulnérabilité »[7] universalisée à l’ensemble de la condition humaine qui échoue sans cesse à satisfaire les critères de l’autonomie devenue objet de culte dans nos sociétés.

Le parcours que nous propose M. Malherbe au sein de l’histoire de la philosophie retrace d’une certaine façon l’évolution de sa propre relation avec son épouse malade. Force est de constater que la philosophie, confrontée à la pratique, ou mieux, à la réalité concrète, échoue le plus souvent à apporter des réponses définitives, voire seulement apaisantes. L’injonction kantienne à agir par devoir ne saurait nous satisfaire. Aucune conception ne répond à la délicate question de savoir si le patient relève encore du genre humain (p. 260). La philosophie ne suffit pas non plus à nous convaincre que le patient est encore une personne, a encore une conscience. Qui est-il ? Au nom de quoi devrais-je l’aider ? S’agit-il encore d’un être humain ? Ces problèmes auxquels la maladie d’Alzheimer nous contraint de nous mesurer avec une certaine radicalité, l’ouvrage de M. Malherbe ose les poser d’une façon brutale, affrontant ce que d’autres laissent souvent de côté par confort ou par crainte du scandale, au prétexte que ce ne sont pas là des questions qui se posent.