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Chaque année, en France, plus de 4 millions d’interventions sont réalisées par les sapeurs-pompiers, soit une intervention toutes les 7 secondes sur l’ensemble du territoire national. On compte à ce jour près de 250 000 sapeurs-pompiers en France, dont 193 800 volontaires, ce qui représente près de 80 % des effectifs (DGSCGC, 2016). Ces derniers constituent donc une ressource indispensable pour la sécurité civile, sans laquelle il serait impossible de fournir une qualité de service telle que nous la connaissons aujourd’hui. À titre de comparaison, les volontaires représentent 70 % de l’effectif total des pompiers aux États-Unis, et 94 % en Allemagne (Schmauch, 2015), où ils sont bénévoles et ne touchent aucune gratification pour cette activité[1]. Le volontariat diffère du bénévolat par la dimension financière, toutefois, celle-ci reste plutôt symbolique (Chevreuil, 2010). En ce sens, au-delà de leur activité de volontariat, la plupart des sapeurs-pompiers français exercent une activité professionnelle ou s’engagent dans une formation diplômante, ce qui peut rendre la conciliation entre les différentes sphères de vie plus difficilement atteignable (Chevrier et Dartiguenave, 2011 ; Roques et Passerault, 2014).

Le taux des départs préoccupe toujours les SDIS (Services départemental d’incendies et de secours[2]) français, et une réelle volonté d’agir sur cette problématique se fait ressentir à travers les mesures du Plan d’action pour les SPV (DGSCGC, 2019), ainsi que les études réalisées sur initiative et auprès des SDIS français (Burakova, Ducourneau, Gana, et Dany, 2014 ; Chevreuil, 2010 ; Riedel, Reniaud, Burakova, Bianvet, et Bourgeoisat, 2015). Le maintien des volontaires au sein des SDIS est donc aujourd’hui un enjeu primordial pour la sécurité civile française (Burakova et coll., 2014). On relève cependant très peu d’études cherchant à expliquer le désinvestissement des sapeurs-pompiers volontaires (SPV).

Les antécédents les plus proximaux de l’intention de départ des SPV répertoriés à ce jour renvoient à la satisfaction à l’égard de l’activité de SPV[3] (Burakova et coll., 2014 ; Hidalgo et Moreno, 2009 ; Riedel et coll., 2015) et à l’engagement organisationnel (Mor Barak, Nissly, et Levin, 2001). Selon les dernières revues et méta-analyses (e.g., Hom, Lee, Shaw, et Hausknecht, 2017 ; Rubenstein, Eberly, Lee, et Mitchell, 2018), les attitudes au travail (telles que l’engagement organisationnel et la satisfaction au travail) précèdent, mais n’expliquent pas pourquoi les personnes restent ou partent, alors qu’un bon nombre de « véritables raisons » (terme de Woo et Mertz (2012)) méritent d’être explorées. Une préoccupation croissante en matière de conciliation des sphères de vie se fait ressentir tant globalement (e.g., Casper, Vaziri, Wayne, DeHauw, et Greenhaus, 2018 ; Mauno, De Cuyper, Kinnunen, Ruokolainen, Rantanen, et Mäkikangas, 2015) qu’en lien avec les métiers d’urgence (Cowlishaw, Evans, et McLennan, 2010a ; 2010b ; Malinen et Mankkinen, 2018), ainsi que chez les volontaires (Boulet, 2013 ; Cowlishaw, Birch, McLennan, et Hayes, 2014). Définie plus précisément en termes d’équilibre dans la revue critique de Casper et collaborateurs (2018), la conciliation des sphères de vie apparaît comme une raison qui peut pousser la personne vers la sortie, alors que la satisfaction à l’égard de l’activité et de l’engagement organisationnel ne sont que des évaluations du contexte d’exercice global qui peuvent servir de signaux d’alerte sans être de véritables raisons du départ (Hom et coll., 2017 ; Rubenstein et coll., 2018).

Compte tenu de l’état actuel de la théorie du turnover (Hom et coll., 2017 ; Lee, Hom, Eberly, et Li, 2018), ainsi que de la place de la conciliation des sphères de vie dans les modèles de départ (Hom et Kinicki, 2001 ; Hom, Mitchell, Lee, et Griffeth, 2012 ; Rubenstein et coll., 2018), et plus précisément, de son importance chez les SPV (Cowlishaw et coll., 2010a ; 2010b ; Cowlishaw et coll., 2014 ; Malinen et Mankkines, 2018 ; Roques et Passerault, 2014), l’objectif de la présente étude consiste à examiner le rôle que peut avoir l’équilibre des sphères de vie dans la prédiction de l’intention de départ afin de pouvoir émettre des préconisations à l’intention des SDIS français.

1. Rôle de la conciliation des temps de vie dans la prédiction de l’intention de départ

1.1 L’intention de départ et ses antécédents

Le départ est généralement considéré comme la forme définitive du désinvestissement au travail,

« la fin des relations formelles entre un employé et une organisation » (Krausz, 2002, 54).

Il est prédit par l’intention de départ (Iverson, 1999 ; Langkamer et Ervin, 2008 ; Mor Barak et coll., 2001 ; Sjöberg et Sverke, 2000). Face à la difficulté d’évaluer les départs effectifs en temps réel, l’intention de départ est étudiée comme son antécédent le plus proche et pris en compte de la même manière dans les méta-analyses (Hom et coll., 2012 ; Holtom, Mitchell, Lee, et Eberly, 2008 ; Mor Barak et coll., 2002 ; Rubenstein et coll., 2018).

Dans les années 1980/1990, le départ s’explique de manière consensuelle par les attitudes au travail (e.g., Currivan, 1999 ; Gaertner, 1999). Ce mode de pensée est fortement appuyé par la théorie de l’action raisonnée (Ajzen et Fishbein, 1977). Quant aux types d’attitudes au travail, l’engagement organisationnel et la satisfaction au travail sont considérés comme facteurs principaux de l’intention de départ (Currivan, 1999 ; Griffeth, Hom, et Gaertner, 2000 ; Tett et Meyer, 1993). Les attitudes en milieu de travail sont conçues comme des évaluations du contexte de travail globales ou partielles, axées sur l’une des trois cibles : travail, organisation, relations au travail (Ng et Feldman, 2010). Tel caractère évaluatif paraît, à cette époque, suffisant afin d’expliquer la formation de l’intention de départ, puis le départ définitif (voir la synthèse des étapes de la théorie du turnover dans Hom et coll., 2017). Dans les modélisations qui se développent plus tard, le rôle des attitudes au travail est questionné. Malgré leur proximité du départ/intention de départ, ces états psychologiques ne sont pas jugés responsables de la mise en place des comportements de désinvestissement (Maertz et Campion, 2004 ; Holtom, Goldberg, Allen, et Clark, 2017 ; Hom et coll., 2012). Pour poser une distinction claire entre les phénomènes qui précèdent l’intention de départ et ceux qui en sont responsables, les chercheurs mobilisent les notions de choc (Lee et Mitchell, 1994, puis Holtom et coll., 2017)), de raison (Woo et Maertz, 2012) ou de forces (Hom et coll., 2012). Le terme « antécédent » est utilisé lorsqu’on désigne de manière générale une variable qui apparaît avant l’intention de départ sur le continuum temporel sans préciser son rôle dans celle-ci (Hom et coll., 2012 ; Hom et coll., 2017).

Rubenstein et collaborateurs (2018) se donnent l’objectif de réaliser une nouvelle méta-analyse afin de vérifier les résultats produits dans celle de Griffeth et collègues en 2000 et d’affiner le modèle de prédiction du départ. Ainsi, ils systématisent les variables identifiées dans les études primaires en neuf clusters dont les antécédents déjà connus et d’autres nouveaux. Quant aux antécédents attitudinaux, en dépit de nombreux débats au sujet de leur rôle, les dernières méta-analyses et revues systématiques (Hom et coll., 2017 ; Lee, Hom, Eberly, et Li, 2018 ; Rubenstein et coll., 2018) convergent vers un consensus : la satisfaction au travail demeure l’antécédent direct de l’intention de départ. Au regard de sa corrélation étroite avec l’engagement organisationnel et son focus plus global, les mesures de satisfaction sont conseillées comme plus pertinentes dans le pronostic du départ (Lee et coll., 2018). Sur la population des SPV, la satisfaction à l’égard de l’activité ressort également comme antécédent direct de l’intention de départ (Burakova et coll., 2014 ; Cowlishaw et coll., 2010b ; Cowlishaw et coll., 2014). De ce fait, nous avançons l’hypothèse suivante :

H1 : La satisfaction à l’égard de l’activité serait l’antécédent direct de l’intention de départ chez les SPV.

Le nouveau focus sur les antécédents autres que les attitudes au travail, autrement appelées les « pourquoi » (whys) (e.g., Holtom et coll., 2017 ; Woo et Maertz, 2012), s’explique par le fait que les attitudes jouent plutôt un rôle signalétique en indiquant la probabilité éventuelle du départ (Hom et coll., 2017). En revanche, les chocs vécus dans la sphère professionnelle ou privée (par exemple, un épisode de harcèlement ou d’injustice, ou encore l’arrivée d’un enfant ou le divorce) où les forces qui poussent les personnes à maintenir ou à abandonner leur activité peuvent être des leviers d’actions préventives. Ces deux types de forces sont mis en avant dans le modèle intégrateur proposé par Hom et collaborateurs (2012) dont la pertinence est de plus en plus reconnue (Holtom et coll., 2017 ; Hom et coll., 2017 ; Lee et coll., 2018 ; Li et coll., 2016). Il s’agit des forces de préférence et des forces de contrainte. Le déséquilibre entre les forces de préférence et les forces de contrainte aboutit à « un état de retrait proximal » (proximal withdrawal state). Cet état proche du retrait correspond à la diminution des attitudes positives à l’égard du contexte de travail (par exemple, de la satisfaction au travail) et précède le départ, ou retrait définitif de l’espace de travail (Hom et coll., 2012). Parmi les forces de contrainte répertoriées se trouvent, entre autres, les caractéristiques des contextes organisationnel et externe, dont l’interface entre la vie professionnelle et la vie personnelle. L’effet de cette interface, hypothétisé dans le modèle conceptuel, se confirme dans la dernière méta-analyse portant sur les antécédents et modérateurs du départ (Rubenstein et coll., 2018). La problématique de gestion des frontières entre différentes sphères de vie apparaît en lien étroit avec le stress et l’épuisement professionnel et figure parmi les antécédents du départ sous-étudiés placés dans le cluster « nouvelles conditions personnelles » (idem). Le rôle que le déséquilibre/conflit entre les sphères professionnelles et privées joue dans la formation de l’intention de départ doit être précisé (idem).

1.2 La conciliation des sphères de vie et l’intention de départ

Lorsque l’on aborde le concept de la conciliation des sphères de vie, plusieurs approches se donnent à voir. Alors que certains auteurs s’intéressent à la notion de facilitation, d’autres parlent d’enrichissement (Kirchmeyer, 1992), ou encore d’harmonisation (De Bry et Ollier-Malaterre, 2006) et de conciliation (Greenhaus et coll., 2003). Les premières conceptualisations expérientielles de l’interface travail-hors travail font ressortir le vécu négatif de cette interface qui prend forme de conflit (Greenhaus et Beutell, 1985). Ces différentes approches sont néanmoins harmonisées grâce à la définition clarifiée du construit d’équilibre proposée par Casper et collègues (2018) grâce à la synthèse de la recherche produite depuis les années 1980. L’équilibre entre les sphères de vie d’une personne est lié à la satisfaction à l’égard de la distribution du temps et des ressources, ainsi qu’à l’efficacité perçue dans la gestion des sphères de vie (Casper et coll., 2018). Malgré l’ancienneté de la notion de conflit et l’émergence de nombreuses conceptualisations depuis les travaux entrepris par Greenhaus (Greenhaus et Beutell, 1985 ; Greenhaus et coll., 2003), celle-ci demeure incontournable dans l’opérationnalisation du construit d’équilibre, car elle permet d’évaluer le degré de cohérence/incohérence de la situation réelle par rapport à l’idéal de la personne et à travers le constat d’éventuels débordements et/ou les manques ressentis en fonction de cet idéal (Casper et coll., 2018). Les conséquences négatives relatives à la santé et aux comportements au travail sont systématiquement attachées à la notion de déséquilibre et donc de conflit qui retranscrit l’éloignement de la situation envisagée (Brauchli, Bauer, et Hämmig, 2011 ; Mauno, De Cuyper, Kinnunen, Ruokolainen, Rantanen et Mäkikangas, 2015 ; Robinson, Magee, et Caputi, 2016 ; Tabassum, Farooq, et Fatima, 2017). C’est alors la notion de déséquilibre entre les sphères de vie et plus précisément de conflit qui apparaît comme pertinente par rapport à l’objectif de prédiction de l’intention de départ. Par conséquent, dans la présente étude, la conciliation des sphères de vie sera examinée sous l’aspect de déséquilibre/conflit entre les sphères de vie.

En accord avec la revue systématique de Kilic (2014), le conflit entre les différentes sphères de vie renvoie à la notion de déséquilibre et à une situation dans laquelle l’une des sphères de vie nécessite plus de ressources que le sujet ne peut lui attribuer. En effet, le conflit entre la sphère professionnelle et la sphère privée apparaît dès lors que les efforts de la personne pour mener à bien son rôle dans l’un des deux domaines impactent sa capacité à remplir correctement le second rôle. Ainsi, le conflit peut apparaître dès lors que les exigences de la vie au travail et de la vie hors travail sont incompatibles, ou lorsqu’il devient difficile de mener à bien chacun des deux rôles sans que l’un ne nuise à l’autre (Boulet, 2013 ; Duxbury et Higgins, 2001).

Le conflit qui initialement concerne uniquement deux sphères - le travail et le hors travail - est conceptualisé en trois dimensions : temps (time), tension (strain), comportement (behaviour) (Carlson, Kacmar, et Williams, 2000). Le conflit relatif au temps survient dès lors que les contraintes de temps liées à l’accomplissement de l’une des deux sphères semblent rendre impossible la capacité de la personne à répondre aux attentes de la seconde. Le conflit relatif à la tension survient, quant à lui, lorsque la pression à laquelle l’individu est soumis dans l’une des deux sphères vient affecter ses performances dans la seconde. Enfin, le conflit de comportement se fait ressentir quand la nature des comportements que la personne adopte dans l’une de ses sphères se trouve être en contradiction avec celle adoptée dans les autres sphères. Il a été démontré la prévalence du conflit travail hors travail en matière de temps et de tension (Rhnima, Wils, Pousa, et Frigon, 2014). En effet, il renvoie à l’empêchement d’assurer le rôle dans une sphère à cause des demandes excessives d’une autre sphère de vie. Concernant les comportements, il semblerait que ce soit davantage une non-congruence entre les rôles occupés dans ces différentes sphères plutôt qu’un réel conflit (Edwards et Rothbard, 2000).

Quant à l’identification des sphères de vie que la personne peut investir et qui, de ce fait, sont exposées au conflit, une difficulté réelle se dresse suite à la tradition de ne distinguer que le travail et le hors travail, ou encore tout simplement la famille (Casper et coll., 2018 ; Kelliher, Richardson, et Boiarintseva, 2019). Comme l’indiquent Kelliher et collaborateurs (2019), on aurait l’impression que la personne n’a que les enfants et l’époux/épouse à gérer dans sa sphère privée et les exigences du métier dans sa sphère professionnelle. Des suggestions d’intégrer le temps pour soi, le temps de récupération, l’activité associative, etc., apparaît la littérature (Byrnes, 2005 ; Roberts, 2007). En tout cas, des contextes atypiques, comme ceux des SPV, nécessitent la prise en compte d’autres modes de découpages du temps de vie. Quant aux SPV français, ils ont quasiment tous un emploi ou une formation en dehors de l’activité volontaire sans évoquer leurs autres engagements et activités (Riedel et coll., 2015), ce qui rend la distinction entre le travail et la famille obsolète.

Les SPV évoquent régulièrement des problèmes de disponibilité et d’articulation entre leurs différentes sphères de vie (Cowlishaw, Evans, et McLennan, 2010a ; Roques & Passerault, 2014). L’implication dans le volontariat a nécessairement un impact sur le temps et l’énergie dont le volontaire pourra faire preuve dans ses autres sphères de vie. En effet, les activités d’urgences, et notamment l’interruption de la vie de famille lors des astreintes, entraînent un conflit d’autant plus fort entre les différentes sphères de vie (Cowlishaw et coll., 2010a ; Malinen et Mankkinen, 2018). Il s’agit ici du débordement de l’activité de SPV sur le reste de sa vie. Comme souligné précédemment, les dimensions les plus saillantes du conflit se trouvent être le temps et la tension (Edwards et Rothbard, 2000 ; Rhnima et coll., 2014). De ce fait, afin d’examiner le rôle de la conciliation des sphères de vie dans la prédiction de l’intention de départ, nous allons nous limiter au déséquilibre/conflit entre l’activité de SPV et les autres sphères de vie, qui serait relatif à la tension et au temps.

Dans la perspective du modèle des états proximaux de retrait (Hom et coll., 2012), la conciliation des sphères de vie (examinée sous forme de déséquilibre/conflit) fait partie des forces de contraintes qui expliquent le départ/l’intention de départ. Les conséquences perçues/anticipées de la conciliation des sphères de vie permettent à la personne d’évaluer son contexte professionnel et organisationnel et s’expriment sous forme d’attitudes au travail (Hom et coll., 2012 ; Hom et coll., 2017 ; Li et coll., 2016). C’est notamment le cas de la satisfaction (voir H1) qui apparaît comme antécédent direct de l’intention de départ. Les travaux empiriques nous donnent les indications suivantes permettant d’apprécier l’articulation entre la conciliation des sphères de vie, la satisfaction au travail/dans l’activité et l’intention de départ. Hom et Klinicki (2001) fournissent la première preuve empirique de l’effet de la conciliation des sphères de vie sur l’intention de départ médiatisée par la satisfaction au travail. Cet effet est répliqué plus tard (e.g., Grawitch, Maloney, Barber, et Mooshegian, 2013). Huff et collaborateurs (2014) démontrent que la satisfaction avec l’équilibre travail-hors travail de l’époux/épouse prédit l’intention de départ ; cet effet est médiatisé par la satisfaction au travail. Cowlishaw et collègues (2010a ; 2010b) concluent, dans une étude réalisée auprès des SPV australiens, que le conflit entre l’activité de SPV et sa vie privée affecte négativement le maintien de l’activité de SPV ; cet effet est également médiatisé par la satisfaction à l’égard de l’activité. De plus, nous savons que le déséquilibre entre les sphères de vie a un effet direct sur la satisfaction au travail (Cowlishaw et coll., 2014 ; Haar, Russo, Suñe, et Ollier-Malaterre, 2014 ; Jung Jang, Park, et Zippay, 2011 ; Kilic, 2014). En effet, lorsqu’un SPV ressent un conflit entre son activité et sa vie personnelle ou son travail, sa satisfaction à l’égard de son volontariat s’en verra diminuée. Nous avançons alors que :

H2(M) : L’effet du déséquilibre entre les sphères de vie sur l’intention de départ chez les SPV serait médiatisé par la satisfaction à l’égard de leur activité.

Selon la dernière méta-analyse des antécédents du départ (Rubenstein et coll., 2018), le déséquilibre entre le travail et le hors travail fait partie des raisons du départ ; il est également étroitement lié à l’épuisement professionnel. L’effet positif du déséquilibre entre les sphères de vie sur l’épuisement professionnel est déjà documenté sur différentes populations (Brauchli et coll., 2011 ; Greenhaus et coll., 2003 ; Jensen et Knudsen, 2017 ; Mauno, De Cuyper, Kinnunen, Ruokolainen, Rantanen, et Mäkikangas, 2015 ; Yang, Liu, Liu, Zhang, et Duan, 2017) dont les sapeurs-pompiers américains (Smith, Hughes, DeJoy, et Dyal, 2018) et chinois (Wu, Yuan, Chen, et Xu, 2019).

Quant au caractère de l’effet que l’épuisement professionnel peut avoir sur l’intention de départ, une part de littérature indique qu’il s’agit d’un effet indirect médiatisé par la satisfaction (Harrington, Beau, Pintello, et Mathews, 2011 ; Rojas-Solís, et Morán, 2015 ; Tziner, Rabenu, Radomski, et Belkin, 2015) ou que l’épuisement affecte la satisfaction au travail (Cropanzano, Rupp, Byrne, 2003 ; Moreno-Jimenez, Mayo, Sanz-Vergel, Guertz, Rodrigues-Muñioz, et Garrosa, 2009). D’autres études (Chung et Choo, 2019 ; Fukui, Wu, et Salyers, 2019) invalident l’hypothèse de médiation et soutiennent l’effet direct de l’épuisement professionnel sur l’intention de départ. Nous avons repéré seulement deux études portant sur la même problématique et dont la population est proche de ou similaire à notre population cible (Harrington et coll., 2011 ; Smith, Hughes, DeJoy, et Dyal, 2018). Dans la première (Harrington et coll., 2011), il s’agit des militaires américains pour lesquels le modèle empirique de la prédiction du départ prend la forme suivante : épuisement au travail, satisfaction au travail, intention de départ, départ. La deuxième (Smith et coll., 2018) est réalisée auprès des sapeurs-pompiers américains. Ses résultats indiquent que le déséquilibre des sphères de vie affecte directement l’épuisement, puis la satisfaction à l’égard de l’activité chez les sapeurs-pompiers américains. Au regard de l’état de littérature, nous pouvons formuler l’hypothèse de médiation concernant le lien entre le déséquilibre des sphères de vie et l’intention de départ chez les SPV :

H3(M) : L’effet du déséquilibre entre les sphères de vie sur l’intention de départ chez les SPV serait médiatisé par l’épuisement à l’égard de leur activité.

Quant au caractère de l’effet de l’épuisement sur l’intention de départ, le consensus ne semble pas être atteint. Nous envisageons donc une hypothèse de médiation partielle qui suppose l’existence de deux types d’effets (direct et indirect) de l’épuisement à l’égard de l’activité sur l’intention de départ chez les SPV :

H4(M) : L’effet de l’épuisement à l’égard de l’activité de SPV sur l’intention de départ serait partiellement médiatisé par la satisfaction à l’égard de l’activité de SPV.

Figure 1

Modèle conceptuel 1 des antécédents de l’intention de départ chez les sapeurs-pompiers volontaires.

Modèle conceptuel 1 des antécédents de l’intention de départ chez les sapeurs-pompiers volontaires.

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En ce sens, nous envisageons de tester le modèle conceptuel de prédiction de l’intention de départ selon lequel l’effet de la conciliation des sphères de vie sur l’intention de départ chez les SPV serait médiatisé à la fois par l’épuisement et la satisfaction à l’égard de l’activité de SPV (Figure 1). Il s’agit de la médiation complète. Quant à l’effet de l’épuisement sur l’intention de départ, il serait partiellement médiatisé par la satisfaction à l’égard de l’activité.

2. Méthodologie de recherche

2.1 Étapes de l’étude

Afin de réaliser notre étude, nous avons procédé en plusieurs étapes :

1. Phase exploratoire. Lors de cette phase qualitative, nous avons mené 17 entretiens semi-structurés auprès des SPV (Kallio, Pietilä, Johnson, et Kangasniemi, 2016). Ces entretiens avaient pour objectif de vérifier l’importance de la conciliation des sphères de vie par rapport à la problématique de départ des SPV, des formes de déséquilibre entre sphères de vie, ainsi que d’identifier les sphères de vie les plus saillantes chez cette population. La grille d’entretien comportait des blocs thématiques portant sur les caractéristiques démographiques et celles des contextes de vie des SPV (sphères de vie, priorités, situations professionnelles et familiales) (Annexe 1).

2. Conception du protocole. Nous avons ensuite construit un protocole en accord avec la littérature mobilisée et les résultats de la phase exploratoire (Annexe 2).

Les SPV, au vu de leur activité de volontaire, venant s’ajouter à leur vie personnelle et professionnelle, sont une population spécifique. En ce sens et en accord avec les dernières recommandations méthdologiques (e.g., Kelliher et coll., 2019), il nous a été nécessaire d’utiliser une échelle adaptée à cette population afin de mesurer la conciliation de leurs différentes sphères de vie. Pour cela, nous avons utilisé les dimensions « temps » (time-based) et « tension » (strain-based) de l’échelle de Carlson, Kacmar et Williams (2000) permettant d’évaluer le conflit entre sphères de vie, car le conflit était systématiquement mentionné comme déclencheur d’évaluation de la possibilité de départ. Nous n’avons pas retenu la dimension « comportement », car d’après les auteurs (Carlson, Kacmar, et Williams, 2000) la saillance de celle-ci est plus faible par rapport aux autres dimensions. Elle n’est pas ressortie au cours de la phase exploratoire non plus. Afin d’adapter cette échelle à notre population, nous avons remplacé le terme « travail » par celui d’« activité » et, pour chaque item, nous avons demandé aux répondants de se positionner selon quatre sphères de vie identifiées lors de la phase qualitative (vie familiale/privée, emploi/études, loisirs, sommeil/repos) qui seraient en conflit avec l’activité de SPV.

Les autres échelles du protocole ont été choisies au regard de leurs bonnes propriétés psychométriques documentées dans la littérature, ainsi que le nombre d’items réduit (voir ? 3.3.2. pour plus de détails).

La population cible de la présente étude est représentée par l’ensemble des SPV d’un service départemental d’incendie et de secours (SDIS). L’échantillon de l’étude y était extrait sur la base volontaire à la suite de la diffusion du lien de présentation de l’étude auprès de la population cible.

3. Administration électronique. Le questionnaire a été diffusé sous format électronique durant trois semaines via l’intranet du SDIS, les courriels des SPV ainsi que les réseaux sociaux du SDIS.

Nous avons opté pour une administration électronique pour deux raisons (Callegaro, Lozar Manfreda, et Vehovar, 2015) afin de faciliter le respect de l’anonymat. En effet, dans la caserne les SPV peuvent être observés et interrompus à tout moment. De plus, il est difficile de garantir que les supérieurs ne consultent pas les questionnaires papier laissés dans une boîte mise à la disposition des SPV participant à l’étude. Les SPV indiquent systématiquement la préférence pour le questionnaire électronique qu’ils peuvent remplir chez eux. Notre étude a été réalisée dans un SDIS rural, les SPV étaient présents uniquement dans les deux grands centres du département. Pour le reste du temps, les casernes demeurent vides toute la journée. Il n’était donc pas envisageable de faire des permanences dans les casernes afin de recueillir des réponses au questionnaire papier.

4. Traitements statistiques. Les données ainsi collectées ont été traitées à l’aide de deux logiciels :

    • -SPSS 19.00 afin de réaliser les statistiques descriptives pour nos différentes variables ;

    • -LISREL 8.80 afin de réaliser la modélisation en équations structurelles à variables latentes.

2.2 Participants

2.2.1 Échantillon de la phase exploratoire

Dix-sept personnes ont accepté de réaliser des entretiens semi-structurés dont 8 femmes (47 %) ; 11 personnes vivant en couple (65 %) ; avec une durée d’engagement moyenne de 11 ans (ET = 8 ans). L’âge moyen des participants était de 33 ans (ET = 8 ans).

2.2.2 Échantillon de l’étude principale

Nous avons obtenu un total de 183 réponses, ce qui équivaut à un taux de participation de 15,7 %. Compte tenu du mode d’administration électronique, le taux de réponse obtenu est considéré comme bon (Callegaro et coll., 2015). La moyenne d’âge de notre échantillon s’élève à 35,8 ans (ET = 11,4) ; 38,3 % des répondants sont en couple ; 67,2 % sont des hommes (32,8 % des femmes) ; la durée moyenne d’engagement en tant que SPV est de 12,9 ans (ET = 9,9) et 87,4 % occupent une activité professionnelle en parallèle. Notre échantillon est représentatif du SDIS choisi où l’on retrouve 69 % d’hommes ; un âge moyen de 36 ans et une durée d’engagement moyenne de 12,6 ans.

2.3 Matériel et procédure

2.3.1 Matériel et procédure de la phase exploratoire

Une grille d’entretien a été conçue pour la réalisation des entretiens semi-structurés avec des SPV. Elle comportait plusieurs blocs thématiques : temps de vie ; activité de SPV ; intention de départ ; conclusion (voir la version complète en Annexe 1) :

Les entretiens ont été réalisés en face à face soit dans un bureau réservé à cet effet au sein du SDIS, soit dans un endroit extérieur choisi par le SPV si telle était sa demande. La durée moyenne de l’entretien était de 45 minutes.

2.3.2 Matériel et procédure de l’étude principale

Afin de mesurer les variables étudiées dans la présente étude, plusieurs échelles ont été sélectionnées au regard de la littérature existante et adaptées/modifiées en accord avec l’issue de la phase qualitative exploratoire de cette étude (Annexe 2). Chacune des échelles choisies a été adaptée au contexte ainsi qu’aux caractéristiques de notre population avec notamment l’évocation de l’activité de SPV et non du travail. Pour chacune des mesures, nous avons réalisé une analyse factorielle confirmatoire et évalué la cohérence interne des items retenus (Rho de Jöreskog) (Jöreskog et Sörbom, 2006).

  • Pour étudier la conciliation des sphères de vie, nous avons choisi de l’opérationnaliser en termes de déséquilibre. Celui-ci a été mesuré à l’aide d’une version modifiée de l’échelle « Work-Family Conflict » de Carlson, Kacmar et Williams (2000) élaborée à la suite de la phase exploratoire. Nous avons retenu deux facettes du conflit : relatives au temps (time-based) (six items) et à la tension (strain-based) (six items), et exclu la facette relative au comportement. Pour chaque item, nous avons demandé aux répondants de se positionner selon les sphères de vie correspondant à leur réalité (Kremer, 2016) : vie familiale/privée, emploi/études, loisirs, sommeil/repos par rapport à l’exercice de leur activité de SPV. Les réponses se font sur une échelle de Likert en 5 points allant de 1« pas du tout d’accord » à 5 « tout à fait d’accord ». L’AFC nous a permis de conserver 4 items (Rhô = .90) pour la dimension « temps » et 4 items (Rhô = .93) pour la dimension « tension ».

  • Afin de mesurer l’épuisement à l’égard de l’activité de SPV, nous avons utilisé la « Burnout Measure Short Version » (BSM-10) de Malach-Pines (2005) validée en français par Lourel, Gueguen, et Mouda (2007). Il s’agit d’une échelle en 10 items permettant de mesurer le degré d’épuisement physique, mental et émotionnel (exemple : En pensant à votre travail, globalement vous êtes-vous senti(e) fatigué(e) ?). Les réponses sont mesurées grâce à une échelle de Likert en 7 points allant de 1 « jamais » à 7 « toujours ». Sur l’l’AFC, nous avons retenu 4 items (Rhô = .83) sur 5 utilisés dans notre questionnaire.

  • Nous avons utilisé l’échelle « Satisfaction With Life Scale at Work » (SWLSW) de Diener, Emmons, Larsen et Griffin (1985) validée en français par Fouquereau et Rioux (2002) afin de mesurer la satisfaction dans l’activité. Cette échelle permet d’évaluer la satisfaction globale à l’égard du travail et est composée de cinq items (exemple : Globalement ma vie professionnelle correspond tout à fait à mes idéaux). Les réponses sont mesurées grâce à une échelle de Likert en 7 points allant de 1 « pas du tout d’accord » à 7 « tout à fait d’accord ». Sur l’avis de l’AFC, nous avons conservé 4 items (Rhô = .83) sur les 5 initiaux.

  • L’intention de quitter l’activité de SPV a été évaluée grâce à l’échelle de Bertrand et collègues (2010) conçue en langue française. C’est une échelle comportant cinq items et les réponses se font sur une échelle de Likert en 4 points allant de 1 « pas du tout d’accord » à 4 « tout à fait d’accord ». Adapté à notre population, cet outil s’intéresse à l’intention des SPV de quitter leur activité comme par exemple J’ai l’intention de quitter mon activité de SPV. Selon les recommandations de l’AFC, 3 items (Rhô = .86) sur 5 ont été retenus.

La longueur du questionnaire diffusé peut être un véritable frein au recueil de données auprès des SPV (Burakova et coll., 2014 ; Riedel et coll., 2015). Pour cela, dans le choix des mesures, nous avons tenu compte, entre autres, du nombre d’items contenu dans chacune des mesures mobilisées. Les échelles d’épuisement (Lourel et coll., 2007) et de satisfaction au travail (Fouquereau et Rioux, 2002) ont une longueur optimale (10 et 5 items respectivement) comparées aux échelles qui mesurent ces construits en plusieurs facettes. L’échelle d’intention de départ de Bertrand et collègues (2010) est la seule conçue en langue française permettant de mesurer l’intention de départ.

2.3.3 Contexte organisationnel

Le SDIS dans lequel la présente étude a été réalisée comptait 95 % des volontaires dans son effectif. En comparaison avec le pourcentage national, 80 % des volontaires (DGSCGC, 2016), les volontaires sont plus présents dans le SDIS en question. Plus de 90 % des heures d’activité sont effectuées par les SPV. La direction du SDIS considérait la problématique de la conciliation des sphères de vie d’une importance particulière au regard d’un taux élevé des SPV, ressource qui peut se fragiliser en l’absence des aménagements permettant d’assurer l’activité de volontariat tout en préservant les modes de vie des personnes engagées. D’une manière générale, cette préoccupation est documentée dans le plan d’action pour les SPV du ministère de l’Intérieur français (DGSCGC, 2019).

3. Résultats

3.1 Résultats de l’étude exploratoire

Grâce à cette phase exploratoire, nous avons pu réaliser une comparaison entre la littérature et le vécu des SPV, et préciser le modèle de Hom et collègues (2012) pour la population de notre étude. Nous avons ainsi obtenu confirmation que les dimensions du déséquilibre/conflit relatives à la tension (strain-baised) et au temps (time-based) (Carlson et coll., 2000) étaient les plus saillantes chez les SPV. Nous avons également délimité les sphères de vie concernées par le déséquilibre : 1) activité de SPV ; 2) emploi ou études ; 3) vie privée ; 4) loisirs ; 5) récupération (repos et sommeil) (Annexe 2). La nécessité d’associer l’épuisement à l’égard de l’activité de SPV au conflit entre les sphères de vie a été confirmée. Globalement, la phase exploratoire nous a permis d’affiner l’opérationnalisation des construits visés, d’optimiser la formulation des items en accord avec le langage employé par la population cible afin d’élaborer un protocole de recherche cohérent. Nous ne discutons pas en détail les résultats de la phase exploratoire par entretien semi-structuré, car celle-ci n’avait pas de finalité propre ; elle a uniquement servi à l’élaboration d’un questionnaire compréhensible et pertinent par rapport à la spécificité de notre population de SPV.

3.2 Résultats de l’étude principale

3.2.1 Statistiques exploratoires

Le Tableau 1 présente les statistiques descriptives et les corrélations entre des variables étudiées, ainsi que les indices de cohérence interne (Rho de Jöreskog) pour chaque variable.

Tableau 1

Statistiques descriptives, Rhô de Jöreskog et corrélations entre les variables

Statistiques descriptives, Rhô de Jöreskog et corrélations entre les variables

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N.B. : Les chiffres correspondent aux cinq variables annoncées dans les lignes ; ils sont rappelés en respectant le même ordre dans les colonnes. M – moyenne ; SD – écart-type ; Déséquilibre tension - déséquilibre entre les sphères de vie relatif à la tension liée à l’activité de SPV ; déséquilibre temps – déséquilibre entre les sphères de vie relatif au temps consacré à l’activité de SPV ; Épuisement activité - épuisement à l’égard de l’activité de SPV ; Satisfaction – satisfaction à l’égard de l’activité de SPV ; *p ≤ ,05 ; **p ≤ ,01 ; entre parenthèse sont rapportés les Rhô de chaque échelle.

Nous constatons que toutes les variables indépendantes sont significativement corrélées avec la variable dépendante « intention de départ ». En effet, l’intention de départ corrèle positivement avec le déséquilibre entre les sphères de vie dû au stress lié à l’activité de SPV (r = .18), le déséquilibre entre les sphères de vie relatif au temps consacré à l’activité de SPV (r = .26) et l’épuisement à l’égard de l’activité (r = .21). L’intention de départ corrèle négativement avec la satisfaction (r = -.52). Aussi, ce tableau nous renseigne sur les liens entre les variables indépendantes pouvant indiquer des relations de médiation. Nous avons supposé que l’épuisement et la satisfaction à l’égard de l’activité de SPV seraient des variables médiatrices. En ce sens, une attention particulière doit concerner les résultats suivants : la satisfaction corrèle négativement avec l’épuisement (r = -.22) et l’épuisement, quant à lui, corrèle positivement avec le déséquilibre entre les sphères de vie relatif à la tension liée à l’activité de SPV (r = .40). Au regard des tailles d’effets observées citées, nous constatons que les données nous permettent de maintenir le modèle de médiation supposé. En effet, la satisfaction à l’égard de l’activité, au regard du coefficient de corrélation le plus élevé, devrait précéder directement l’intention de départ. Il reste cependant à vérifier l’effet des autres variables, qui seraient médiatisées par cette dernière.

3.2.2 Test du modèle

Nous avons procédé à une modélisation en équations structurales sous LISREL 8.80 afin de tester notre modèle hypothétique. Le modèle initialement supposé n’a pas démontré de bon ajustement par rapport aux données. Après plusieurs modifications, nous avons obtenu un modèle satisfaisant (Fig. 2). En effet, il montre une bonne adéquation du modèle aux données (Hu et Bentler, 1999 ; Moshagen et Auerswald, 2018) : χ2 = 201.59 (143), p = .00 ; RMSEA = .05 (90 % CI = .03 ; .06) ; CFI = .99 ; NNFI = .98 ; SRMR = .06 (Tableau 2).

Tableau 2

Résultats du test du modèle

Résultats du test du modèle

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Note. Les variables dépendantes (critères) correspondantes à chaque segment du modèle intégral testé sont indiquées en italique. χ2 (df) = 20159 (143), p = .000 ; RMSEA = ,046 (,030 ; ,061) ; CFI = ,99 ; NNFI = ,98 ; SRMR = ,057 ; b : coefficient non standardisé ; β : coefficient standardisé ; seulement les résultats significatifs sont communiqués dans ce tableau.

L’analyse en équations structurales en variables latentes nous a permis d’identifier des effets directs et indirects sur l’intention de départ chez les SPV. Nous obtenons un seul effet direct du déséquilibre entre les sphères de vie en matière de temps consacré à l’activité de SPV, qui est positif (β = .23). Nous pouvons par ailleurs constater un effet négatif direct de la satisfaction (β = -.60) sur l’intention de départ (Tableau 2).

Figure 2

Modèle empirique des antécédents de l’intention de départ chez les sapeurs-pompiers volontaires.

Modèle empirique des antécédents de l’intention de départ chez les sapeurs-pompiers volontaires.

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En ce qui concerne les effets de médiation, nous avons confirmé la médiation complète. La satisfaction médiatise complètement l’effet de l’épuisement sur l’intention de départ. L’épuisement à l’égard de l’activité, quant à lui, médiatise complètement l’effet du déséquilibre des différents temps de vie dus au stress lié à l’activité de SPV sur la satisfaction.

Ainsi, nous obtenons le modèle à trois ordres d’effets. Les facteurs de premier ordre sont la satisfaction à l’égard de l’activité et le déséquilibre entre les sphères de vie relatif au temps consacré à l’activité de SPV. Au niveau des facteurs de deuxième ordre, nous avons l’épuisement professionnel (β = -.27) qui a un effet direct négatif sur la satisfaction. Enfin, le déséquilibre entre les sphères de vie relatif à la tension se positionne comme un facteur de troisième ordre (β = .64), avec un effet direct positif sur l’épuisement professionnel.

Pour résumer, deux variables exercent donc un effet direct sur l’intention de départ des SPV et deux également exercent un effet indirect. Selon notre modèle, l’intention de départ est directement prédite par la satisfaction à l’égard de l’activité, qui médiatise les effets des autres variables examinées, et par le déséquilibre entre les sphères de vie en matière de temps consacré à l’activité de SPV. Ainsi, 44 % de la variance totale de l’intention de départ se trouve expliquée par les variables du modèle.

Nous pouvons confirmer que le déséquilibre des sphères de vie chez les SPV a un effet sur l’intention de départ de cette population. Aussi bien concernant la dimension liée au temps consacré à l’activité que celle liée à la tension due à l’activité de SPV. Cependant, alors que pour la première dimension, cet effet est direct, pour la seconde, il est complètement médiatisé par l’épuisement professionnel et la satisfaction.

4. Discussion

4.1 Déséquilibre des sphères de vie comme raison de départ chez SPV

Le modèle empirique de l’intention de départ chez les SPV confirme une partie d’hypothèses émises dans notre étude, il en rejette certaines. En effet, l’hypothèse H1 est vérifiée. La satisfaction à l’égard de l’activité précède directement l’intention de départ chez les SPV. Ce résultat est en accord avec la littérature relative aux : 1) modèles de départ développés vers la fin des années 1990 (Currivan, 1999 ; Gaertner, 1999 ; Griffeth et coll., 2000) ; 2) dernières revues systématiques et méta-analytiques (Holtom et coll., 2017 ; Hom et coll., 2017 ; Lee et coll., 2018 ; Rubenstein et coll., 2018) appuyées par le modèle d’états proximaux de retrait (Hom et coll., 2012) ; 3) études réalisées auprès des sapeurs-pompiers (Burakova et coll., 2014 ; Cowlishaw et colll., 2010b ; Cowlishaw et coll., 2014 ; Smith et coll., 2018). La satisfaction à l’égard de l’activité de SPV peut donc être considérée comme un signal d’alerte (Hom et coll., 2017 ; Woo et Maertz, 2012) qui informerait le SDIS de la probabilité de désinvestissement de ses SPV.

L’hypothèse H2(M) de médiation de l’effet du déséquilibre de sphères de vie sur l’intention de départ par la satisfaction à l’égard de l’activité a été infirmée. En revanche, nous avons obtenu une partielle validation des hypothèses H3(M) et H4(M). Ces hypothèses sont validées pour le déséquilibre des sphères de vie relatif à la tension. En effet, celui-ci affecte indirectement l’intention de départ, médiatisé d’abord par l’épuisement, puis par la satisfaction à l’égard de l’activité de SPV. Cela est en accord avec plusieurs études (Cropanzano et coll., 2003 ; Harrington et coll., 2011 ; Moreno-Jimenez et coll., 2009 ; Smith et coll., 2018 ; Tziner et coll., 2015). Dans ce cas, la tension ressentie lorsque le SPV transite de son activité de SPV vers une autre sphère de vie le conduit, dans un premier temps, à l’épuisement de ses ressources propres, et, dans un deuxième temps, à la baisse de la satisfaction à l’égard de son activité de volontaire, ce qui résulte en intention d’abandonner celle-ci. L’effet du déséquilibre des sphères de vie relatif au temps, quant à lui, est direct, ce qui infirme l’ensemble d’hypothèses de l’étude (H1-H4). L’intention de départ se développe plus rapidement lorsque le SPV ressent un manque de temps dans la gestion de ses différentes sphères de vie comparé au déséquilibre relatif à la tension.

Que signifient ces deux résultats au regard des dernières discussions sur les antécédents et les raisons du départ ? L’effet direct du déséquilibre entre les sphères de vie relatif au temps sur l’intention de départ fait appel à la notion de choc proposée par Lee et Mitchell (1994) dans le modèle progressif de départ (unfolding model of voluntary employee turnover) qui reste toujours d’actualité (Holtom et coll., 2017 ; Lee et coll., 2018 ; Woo et Maertz, 2012). Le fait de se rendre à l’évidence que le manque de temps lié à l’exercice de l’activité de SPV empêche la personne de s’épanouir dans ses autres sphères de vie peut la conduire directement à la prise de décision de quitter son activité. Quant à l’effet indirect du déséquilibre des sphères de vie relatif à la tension sur l’intention de départ, il illustre le modèle d’états proximaux de retrait (Hom et coll., 2012). Le déséquilibre relatif à la tension représente un facteur de contrainte, plus précisément relatif aux forces normatives et comportementales (idem). À travers l’état proximal de retrait, ce facteur aurait comme conséquences le changement dans les attitudes à l’égard de l’activité de SPV, à savoir l’épuisement accru et la satisfaction diminuée. Celles-ci, à leur tour, résulteraient en désinvestissement de l’activité de SPV. D’une part, ce résultat est en cohérence avec les revues systématiques et les méta-analyses qui considèrent les attitudes au travail comme des antécédents directs de l’intention de départ (Hom et coll., 2017 ; Lee, Hom, Eberly, et Li, 2018 ; Mor Barak et coll., 2001 ; Rubenstein et coll., 2018), ainsi qu’avec des études réalisées auprès des sapeurs-pompiers (Burakova et coll., 2014 ; Cowlishaw et coll., 2010b ; Cowlishaw et coll., 2014). D’autre part, il va dans le sens des travaux selon lesquels le déséquilibre des sphères de vie précède l’épuisement professionnel (Brauchli et coll., 2011 ; Greenhaus et coll., 2003 ; Jensen et Knudsen, 2017 ; Mauno et coll., 2015 ; Robinson et coll., 2016 ; Yang et coll., 2017) ou l’épuisement à l’égard de l’activité de SPV (Smith et coll., 2018 ; Wu et coll., 2019). Finalement, il complète le corpus de littérature attestant que l’effet de l’épuisement professionnel sur l’intention de départ est médiatisé par la satisfaction au travail (e.g., Bertrand et coll., 2010 ; Hombrados-Mendieta et Cosano-Rivas, 2013 ; Tziner, Rabenu, Radomski, et Belkin, 2015 ; Wang, Zheng, Hu, et Zheng, 2014).

4.2 Contributions de l’étude

Au regard du modèle empirique obtenu, la contribution de notre étude concernant le rôle de la conciliation des sphères de vie dans la problématique de l’intention de départ est plurielle.

Dans un premier temps, une contribution conceptuelle se donne à voir concernant le rôle des deux formes de déséquilibre entre les sphères de vie dans le développement de l’intention de départ. Si le déséquilibre relatif au temps agit comme un choc qui déclenche directement l’intention de quitter l’activité de SPV en accord avec le modèle de Lee et Mitchell (1994) ; le déséquilibre relatif à la tension s’apparente aux forces normatives et comportementales du modèle d’états proximaux de retrait de Hom et collègues (2012). Ces forces doivent être considérées comme des facteurs de contrainte véritablement responsables du désinvestissement.

La deuxième contribution de notre étude est méthodologique et concerne la proposition d’une modification d’échelle permettant de mesurer les effets du déséquilibre entre les sphères de vie chez les SPV. Cette mesure, issue de l’échelle de Carlson et collègues (2000), a été adaptée par rapport à la spécificité de notre population cible. Au regard de ses bonnes propriétés elle peut être utilisée dans le futur auprès des SPV français.

Enfin, la contribution appliquée de cette étude consiste à souligner qu’une attention particulière doit être apportée à la conciliation des sphères de vie afin d’améliorer le maintien des volontaires dans l’activité. En ce sens, nous formulons plusieurs préconisations à l’intention des SDIS que nous discutons dans le § ? 5.4. Préconisations et perspectives.

4.3 Limites

Les résultats de cette étude doivent toutefois être considérés à la lumière de certaines limites. Tout d’abord, il s’agit d’une étude transversale. En effet, au regard du sujet d’étude et de la population choisie, l’anonymat des résultats s’est avéré essentiel, c’est pourquoi une étude longitudinale était difficilement faisable. Par ailleurs, l’étude a été réalisée dans un seul SDIS, à partir d’un échantillon volontaire. Un autre frein de cette étude renvoie à la diffusion du questionnaire sous format électronique. En effet, il ne s’agit pas de la méthode idéale de recueil des données car elle ne permet pas de contrôler et de standardiser l’ensemble de la procédure en matière de conditions de passation (Lefever, Dal, et Matthíasdóttir, 2007). Cependant, le faible taux de participation correspond au taux de réponse « normal » lors de l’utilisation du questionnaire électronique (Callegaro et coll., 2015).

4.4 Préconisations et perspectives

À l’égard des effets que les deux formes de déséquilibre entre les sphères de vie peuvent avoir sur l’intention de départ, nous proposons de mettre en place un nombre d’actions au sein des SDIS. Premièrement, il serait pertinent de s’intéresser à la dimension de temps, qui traduit la difficulté chez les SPV à trouver un équilibre entre le temps consacré à l’activité de volontaire et celui consacré aux autres sphères de vie. La mise en place des dispositifs structurants est indispensable. Il peut s’agir : 1) des outils de mesure permettant de quantifier le temps consacré à l’activité et aux autres sphères de vie ; 2) des outils de gestion des plannings, des temps de vie ; ou encore 3) des mesures d’optimisation des horaires de gardes, d’astreintes et des formations. Deuxièmement, une attention doit être portée à la tension transférée de l’activité de SPV vers la sphère privée, l’emploi/la formation et le temps de récupération. Ainsi, il apparaît pertinent de mettre en place un mode de management tenable permettant de prendre en compte à la fois l’activité de volontaires et les obligations personnelles et professionnelles. Également, des actions ciblées pour faire face à l’épuisement à l’égard de l’activité de SPV sont à préconiser, telles que les dispositifs de déconnexion, la formation à la gestion du sommeil, etc.

Notre recherche apporte donc un éclairage sur les raisons qui poussent les SPV à partir, et notamment sur le rôle de la conciliation des sphères de vie dans cette prise de décision. Parmi les raisons d’une telle décision se trouve le déséquilibre entre les sphères de vie, qui s’apparente à la famille des forces normatives et comportementales du modèle de Hom et collègues (2012). Le déséquilibre peut également être vu comme un choc (Lee et Mitchell, 1994), un déclencheur qui permet de passer du constat que l’activité de SPV pose problème à l’intention de mettre fin à son engagement en tant que SPV. Pour mieux comprendre le mécanisme des deux formes de déséquilibre entre les sphères de vie dans le développement de l’intention de départ, il nous semble pertinent de s’intéresser à l’aspect évolutif de l’engagement chez les SPV. En effet, l’engagement des volontaires se fait souvent très tôt, lorsqu’ils sont jeunes et qu’ils n’ont pas encore de vies familiale et professionnelle. Dès lors que cet engagement se prolonge dans le temps, des contraintes viennent s’y ajouter (études, vie de famille, emploi, monde associatif, etc.) et l’engagement, au départ perçu comme une ressource, est au fil des années ressenti davantage comme un obstacle, une contrainte pour les loisirs et la vie familiale (Malinen et Mankkinen, 2018 ; Roques et Passerault, 2014). Certaines configurations de vies nécessiteraient davantage d’accompagnement que les autres, comme cela pourrait être le cas pour les parents célibataires par exemple. Les SDIS ont donc un rôle important à jouer dans l’accompagnement de l’évolution des modes de vie de leurs SPV dans le but de les pérenniser. Une étude par carnet nous paraît un choix méthodologique pertinent afin de différencier les effets des deux formes de déséquilibre en fonction de l’évolution du contexte de vie du SPV (Haar, Roche, et ten Brummelhuis, 2018).

5. Conclusion

L’objectif de la présente étude consistait à examiner le rôle de la conciliation des sphères de vie dans la prédiction de l’intention de départ chez les SPV français. La conciliation des sphères de vie a été opérationnalisée à travers deux formes de déséquilibre des sphères de vie sur la base de l’échelle proposée par Carlson et collègues (2000) : 1) relative au manque de temps causé par l’exercice de l’activité de SPV et 2) relative à la tension transférée de l’activité de SPV vers ces autres sphères de vie, à savoir l’emploi/la formation, la vie privée, les loisirs et la vie associative et le temps de récupération. Cette opérationnalisation est devenue possible grâce à la phase exploratoire dont l’objectif consistait à vérifier la pertinence du modèle d’états proximaux de retrait (Hom et coll., 2012), ainsi que des outils de mesure relatifs aux construits examinés. Un modèle conceptuel a été développé sur la base de la revue de littérature. À la suite de son test via la modélisation en équations structurales (Lisrel 8.80), nous avons validé intégralement ou partiellement les quatre hypothèses émises. Le modèle empirique obtenu diffère de celui conceptuel, car les deux formes de déséquilibre n’exercent pas les mêmes effets sur l’intention de départ chez les SPV. Pour le déséquilibre des sphères de vie dû au temps consacré à l’activité de SPV, l’effet sur l’intention de départ est direct. Quant au déséquilibre dû à la tension, son effet sur l’intention de départ est médiatisé d’abord par l’épuisement, puis par la satisfaction, toutes deux, attitudes à l’égard de l’activité de SPV.

Les limites de notre étude sont dues à son caractère transversal, ainsi qu’à l’échantillon réduit et extrait d’un seul SDIS. Nous proposons d’élargir le test du modèle obtenu au niveau national, ainsi que via une étude par carnet.

Dans la lumière de nos résultats, nous avons préconisé de mettre en place des dispositifs permettant de :

  1. quantifier le temps consacré à l’activité de SPV et aux autres sphères de vie ;

  2. améliorer la gestion des plannings ;

  3. optimiser les régimes d’activité ;

  4. respecter le temps de récupération ;

  5. prendre en compte le contexte de vie externe à l’activité de SPV ;

  6. déconnecter (mentalement) de l’activité de SPV.

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Annexes

Annexe 1. Grille d’entretien semi-structuré

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Annexe 2. Échelles de mesure utilisées dans l’étude principale

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