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D’entrée de jeu, le film de Bertrand Bonello, Le Pornographe [1], résume la carrière de son héros principal par le biais d’une voix off : Jacques Laurent, né en 1950 à Lyon, a commencé à tourner des films pornographiques au début des années 1970. Il en a tourné une quarantaine jusqu’en 1984. Son dernier projet, inachevé, devait s’intituler L’Animal. Il s’agissait d’une chasse à courre, au milieu d’une forêt, dont la proie était une jeune fille. Un film, nous dit-on, « à la limite de l’abstraction ». Ici s’arrête la narration au passé, tandis que l’image nous plonge au coeur d’un présent aussi froid que théâtral : invités au château d’un couple d’amis, Jacques et sa femme Jeanne s’apprêtent à dîner. On apprend que le pornographe a depuis peu repris du service après plus de quinze ans d’interruption. Jacques tourne donc ses films, mais perd la confiance de son producteur qui se voit dans l’obligation de diriger les acteurs à sa place. Il se sépare de Jeanne et entreprend de construire sa propre maison sur les terres avoisinant le château de son ami. Cependant, tout comme le film L’Animal qu’il ne réalisera jamais mais qu’il porte en lui, la maison demeure en plan, et Jacques passe d’infinis moments à arpenter le terrain, à le quadriller de cordes entre lesquelles il circule avec circonspection, comme entre des murs imaginaires. Il décrit à son ami la construction à venir en esquissant des gestes vagues, comme ceux qui lui servent à diriger les acteurs de ses films. La vie entière de Jacques semble se concentrer ici : dans l’inachèvement de toute chose et l’incomplétude des gestes et de la transmission – moment de suspension qui s’étire sur le fil entier d’une existence. Le film s’achève sur la longue confession de Jacques à une journaliste.

Parallèlement à ce double « retour » qu’effectue le personnage principal (retour sur soi que suppose la confession et retour à la pornographie), le film raconte le retour du fils prodigue prénommé, ironiquement, Joseph. Effarouché en apprenant la véritable profession de son père, le fils avait autrefois quitté la maison pour ne plus revenir. Son retour évoque cette fois une réconciliation possible avec le père : nous les voyons déambuler dans Paris au fil de rencontres discrètes et de conversations parcimonieuses. Malgré les retrouvailles, quelque chose demeure irrémédiablement troublé entre le père et le fils. Outre le suicide de la mère – ils s’arrêtent ensemble devant l’immeuble où celle-ci s’est défenestrée quand Joseph était enfant –, un obstacle demeure entre les deux hommes : « En regardant mon fils, confesse Jacques à la journaliste à la fin du film, je vois mon père ». Or, que peut léguer un père à un fils qui détient déjà, à son égard, l’autorité morale ? En effet, le fils s’était autrefois fait accusateur en réaction à la profession du père, mais sa révolte ne tient pas d’une dialectique émancipatrice : Joseph quitte l’université, part à la campagne avec sa fiancée à qui il fait un enfant au milieu des champs. Dans la plus pure tradition pastorale, le jeune couple vit à la campagne, dans ce qui semble être une humble chaumière. Cet attachement presque désespéré du fils « Joseph » à la Sainte Famille contraste radicalement avec l’attitude du père dans ses années de jeunesse. Jacques Laurent appartient à la génération de Mai 68 ; le choix de la pornographie n’est pas étranger aux revendications de l’époque. Le film thématise la « révolte estudiantine », mais dans une version actuelle, toute négative – comme on le dirait d’un négatif photographique : il nous présente d’abord Joseph au milieu des jeunes universitaires dont les revendications à l’endroit de la génération qui les précède frôlent le nihilisme, comme si Mai 68 avait interrompu la chaîne des légations et des affrontements intergénérationnels, rendant caduque toute prise de position politique. Le Pornographe cristallise donc le conflit des générations dans ce qu’il a d’actuel et de paradoxal : la confusion entre les pères et les fils, à première vue, semble troubler le tracé de la filiation en même temps qu’elle empêche tout véritable rejet du passé.

La filiation suppose toujours deux trajectoires interrogatives : « d’où je viens ? » et « que ferai-je advenir à mon tour ? ». En ce sens, elle déborde le geste d’une transmission. Elle repose sur une sorte de redoublement, car il s’agit de savoir non seulement ce que le père léguera au fils, mais aussi ce que le fils retiendra du père afin d’être capable à son tour de léguer. Ainsi en est-il du sens métaphorique de la filiation : l’artiste, par exemple, doit à son mentor de lui avoir permis de transmettre son art à son tour. L’apprenti acquiert son métier sous la conduite du maître, et vient un temps où il doit symboliquement tuer le maître. Une trame entière des études freudiennes se joue là, parfois confusément : meurtre du père, horde des fils, versions oedipiennes des rapports entre les pères et les fils. Il s’agit aussi du motif privilégié de la modernité et qui découle du désir d’advenir au monde par soi-même. Mais, chaque fois, la figure du père est là, prête au retournement.

Or, dans Le Pornographe, la relation entre le père et le fils suppose une entorse au principe simple que constitue ce retournement : le père semble n’avoir jamais assumé son rôle, comme s’il avait délibérément, toujours déjà, choisi de mourir en fils. Il demeure symboliquement neutralisé. Ce qui reste de lui n’est plus qu’une tâche abstraite, dont l’accomplissement demeure néanmoins requis par le fils. Pour entrer dans la sphère paternelle, le fils doit donc retrouver le maillon perdu par le père au lieu de l’affronter pour s’y conformer. Il doit devenir le père de son père et refonder la famille, la reprendre par-delà le père ; il doit, par la même occasion, se retourner contre lui-même. Cet impératif est magnifiquement illustré par un plan dans le film, alors que Joseph se dirige vers la piste de danse d’une discothèque. Sur une chanson des Rita Mitsuko, il commence très lentement à bouger avant de se laisser happer par la musique. Le corps de Joseph offre alors un spectacle inusité, soit celui d’une danse de plus en plus convulsive, accentuée par un traitement de l’image tout à fait singulier par rapport au reste du film. À très grande vitesse, le corps semble imploser ou se déchaîner, voire s’annihiler dans l’image, si bien que les composantes de l’image commencent à échapper au spectateur qui ne saisit plus qu’une agitation de gestes abrégés, puis de formes hachurées jusqu’à l’abstraction. Joseph échappe pour ainsi dire à l’image, comme le père échappe à sa place, à son lieu propre.

Jacques Laurent, en effet, se trouve confiné à la posture du fils ; il est à la recherche du père ou, du moins, de quelque chose qui viendrait contrer sa neutralisation. L’hypothèse que je souhaite formuler est que cette neutralisation de la figure paternelle agit dans le film tel un trope ou un révélateur permettant de saisir le propre de la filiation, comme s’il s’agissait de pousser le retournement de la relation entre père et fils jusqu’à son paroxysme pour en dévoiler la signification. Cette stratégie – et avec elle les multiples retours qui constituent la trame narrative du film – aurait pour fonction de dévoiler la structure fondamentalement aporétique de la filiation[2].

Toute filiation comporte une tache aveugle qui est le corps du père. Son paradigme n’est pas la maternité, dont la manifestation signifiante est l’immanence, mais la paternité, fondée sur la transcendance nominale, sur un hiatus (ou une distance) entre le corps du père et la génération. Comme on sait, le nom assigné à l’enfant constitue le don du père, le signe d’une alliance[3] et d’une appartenance à une lignée, mais aussi un acte de mise au monde, puisque c’est par lui que l’enfant se voit « compris » (dans tous les sens du terme) dans une communauté. Mais le corps du père échappe à cette relation ; plus précisément, il est en creux dans le lien symbolique que constitue la filiation. Si la filiation est à la paternité ce que l’enfantement est à la maternité, ce ne peut être qu’à ce second degré symbolique (second mais néanmoins fondamental), car le corps du père demeure absent à la relation[4]. Quelque chose le re-présente, mais qui engage une multitude de signifiants et de présences : le Nom, la Loi, la Lettre, le corps collectif, le corps social. En d’autres termes, ce n’est jamais le corps propre du père qui lie, mais le lien (la filiation) qui produit le corps du père : son image, son signe, sa voix. De la filiation découle donc une multitude de corps symboliques. Le père a le don d’être là sans y être incarné, de se révéler à travers les manifestations du Verbe, au coeur d’une séparation qui fonde pourtant le lien – ce dont témoigne avec force le geste qui consiste à couper le cordon ombilical du nouveau-né[5]. Aussi, le corps du père renvoie-t-il à l’idéalité du symbole, à son caractère abstrait, à cette « pureté » du signe. On ne peut retracer ce corps originaire, cette corporalité initiale sans passer par le voilement du signe. Si le corps du père constitue la tache aveugle, faut-il alors s’aveugler pour y accéder[6] ? Tout passe donc par une mise à l’épreuve du regard.

Le sens de la grâce

Il apparaît que la forme du dévoilement conditionne le film de Bonello. Car si le métier de pornographe consiste à mettre à nu, la confession procède elle aussi d’un dévoilement, d’une révélation. Celle de Jacques Laurent concerne au premier chef l’acuité du regard et s’attarde précisément sur l’acte sexuel comme acte de révélation : « Parfois, dit Jacques à la journaliste qui l’interroge, il y a des actrices qui font passer dans le plan quelque chose de complètement fou, d’assez violent et de très poétique ». Il arrive qu’une actrice lui fasse ainsi monter les larmes aux yeux :

Dans mes films, vous pouvez toujours aboutir à quelques secondes de beauté, même si vous trouvez que le reste est terriblement laid. Pourquoi ? Parce que c’est du sexe à l’état pur. Et par conséquent il y a là quelque chose d’humain.

Cette confession rappelle ce que la théorie esthétique de William Hogarth désignait par le « je ne sais quoi »[7] et qui tient lieu de critère de définition de la « grâce », catégorie esthétique particulièrement florissante au xviiie siècle. En effet, c’est bien à la grâce qui passe dans l’image que se réfère Jacques Laurent quand il dit : « Il y a des actrices qui font passer dans le plan quelque chose de complètement fou, d’assez violent et de très poétique ». Cette phrase mobilise à elle seule l’existence entière du protagoniste ; elle en rassemble toutes les visées. Jacques Laurent n’attend plus que cela, de la vie comme de son « art » : une sorte de révélation entre l’esthétique et l’éthique. Au centre de ce film dont le traitement de l’image ne cesse de rappeler le classicisme – contrastant en cela de manière ironique avec le thème de la pornographie –, vient jouer cette ineffable possibilité d’un « quelque chose qui passe » ; la géométrie trop parfaitement lisse des coordonnées de l’espace-temps, celle des lieux ou des relations entre les êtres laissent entrevoir des failles et des écueils où quelque chose d’autre peut s’imposer au regard. L’univers « classicisant » de Bonello multiplie les bifurcations, les accidents, les retournements. Ainsi en est-il de Joseph lorsqu’il glisse dans le mouvement inattendu de la convulsion rythmique, ou encore du plan qu’esquisse Jacques de sa future maison et qui, loin de circonscrire les lieux d’un avenir prévisible comme il devrait en être justement d’un plan, ouvre l’existence sur la béance de la nouveauté et de l’inconnu. Du classicisme le plus épuré peut éclore la révolte des formes ; dans la crudité du sexe à l’état pur naît la beauté idéalisée.

Dans un entretien accordé à la revue Hors Champ [8], Bertrand Bonello témoignait de son sens de la bifurcation : « On prend un sujet de société, la pornographie, mais on l’utilise comme point de départ de l’intime, pour aller ailleurs ». Cet « ailleurs », il le revendique aussi pour son film Tiresia [9]. Celui-ci s’ouvre sur la déambulation nocturne des prostitués dans le Bois de Boulogne, avant de transporter le spectateur dans le huis clos d’une maison, puis en pleine campagne, là où Tiresia, l’ancien prostitué, est devenu devin. Dans les deux films, le domaine de la sexualité la plus trouble et celui de la pureté se rejoignent ; le principe de cette bifurcation vers l’ailleurs, le jeune réalisateur le conçoit en fonction d’une quête de sens à l’égard du mythe et du sacré, là où toute famille prend racine. Tiresia reprend le thème mythique de la divination comme corollaire de la cécité (les yeux de Tiresia ont été crevés), et Le Pornographe s’élève à la dimension sacrée de la sexualité. Mais ce qui frappe dans ces films, c’est la présence de la Sainte Famille reconstituée : Le Pornographe en rejoue de manière fantasmatique l’impossible trinité ; Tiresia s’achève sur les figures retrouvées de la vierge et de l’enfant. Dans les deux cas, le film ne constitue qu’un lent passage vers cet ailleurs, en apparence d’autant plus surprenant que Bonello revendique son athéisme[10]. Ce qui hante alors l’oeuvre entière, c’est l’insistance à saisir la « pureté » ou, plus précisément, la « grâce » – jamais nommée dans les films, mais réitérée à travers ses motifs et ses stratégies narratives, son esthétisme et sa recherche formelle – et qui se lie inextricablement à la structure de la famille, à la filiation et au sacré.

Le topos de la « grâce », si cher à l’esthétique de W. Hogarth, se décline dans le film selon diverses trajectoires qui rejoignent à plus ou moins long terme ces deux domaines que sont l’esthétique et l’éthique, parfois distinctement, parfois confusément. La pureté que recherche tant le pornographe n’est pas quelque chose en soi, mais une certaine faculté de passer, la qualité de quelque chose qui passe, un voilement/dévoilement, une sorte d’épreuve, mais aussi l’épreuve même de l’origine en tant qu’elle fonde le sens : en termes évangéliques, elle désigne la grâce – ce qui arrive par la grâce se passe des aléas de la matière. Or voilà bien le noeud aporétique de la filiation, là où s’affrontent et se contrarient le « d’où je viens ? » et le « que vais-je léguer ? » : comment et à partir de quoi dois-je concilier « le sexe à l’état pur » auquel je dois d’être au monde et l’idéalité d’un « visage »[11], d’un « nom » apte à transcender la simple présence et la corruption des corps ?

L’esthétique de la grâce, depuis la Renaissance italienne, prescrit une certaine « joie d’exister ». Du grec kharis, la grâce désigne alors une certaine beauté du monde, entendue comme une « générosité », une bienveillance, une bonté toute proche de cette valeur primordiale que constitue l’hospitalité chez les Grecs. Mais la conception qui en découle à partir de la Renaissance n’est pas exempte d’ambiguïtés. S’appuyant sur la gratia latine, elle traduit une attitude aussi bien spirituelle que physique. Le charme devient synonyme de la grâce. Celle-ci témoigne encore d’une ambiguïté entre la nature et l’artifice, car la leggiadria contenue dans la poésie amoureuse est associée au dressage de l’animal. Ainsi compare-t-on la femme désirée à l’animal dressé, d’où les associations nombreuses entre la femme et la biche[12] dans cette littérature. Cette resémantisation de la « grâce » offre une piste particulièrement intéressante à la lecture du film de Bonello, quand on sait que le pornographe tourne, pour son film inachevé, une chasse à courre dont la proie est une jeune fille. Le film nous en montre d’ailleurs quelques plans. La jeune fille-biche courant dans la forêt, poursuivie par les chiens et les hommes, devient emblématique de cette « grâce » qui confond le naturel et l’artificiel, la légèreté et la cruauté de l’existence. Les images de cette chasse à courre mélangent d’ailleurs habilement le réalisme documentaire (la jeune fille courant, les hommes et les chiens à sa poursuite) et l’abstraction (un travelling latéral dont la vélocité produit un effet stroboscopique intense et prive le regard spectatoriel de ses repères : les arbres de la forêt traversent si rapidement l’image qu’ils en décomposent l’espace et en neutralisent la force de figuration).

Mais, en vertu d’une dérive étymologique l’associant à legge (loi), la leggiadria devient, vers la fin de la Renaissance, synonyme de « mesure »[13]. La grâce s’impose telle une règle, celle de la concordance qu’est supposée viser la nature[14]. Le film de Bonello opère un télescopage des deux orientations de la leggiadria, soit vers la légèreté et vers la loi, tout en travestissant celle-ci. En effet, le père et le fils se rejoignent dans cette impulsion aporétique entre la « beauté du monde », son exaltation, et une loi morale à laquelle ni l’un ni l’autre n’arrive à se plier conformément à ses propres désirs. Le père semble souhaiter changer de vie et quitte sa femme ; le fils quitte la ville pour une vie pastorale avec sa fiancée ; mais tous deux demeurent captifs de l’aporie. Le film entier s’inscrit dans la recherche d’un idéal de beauté abstraite et de pureté sauvage. Certes, Bonello puise dans l’héritage platonicien qui conçoit la beauté des formes en fonction de leur pureté, comme les abstractions des figures sensibles[15] ; mais il ne cesse pour autant de renvoyer cette idéalité à la concrétude la plus vulgaire : celle du corps, de son usure, mais aussi celle du « sexe à l’état pur ». À la lumière de ce qui a été dit plus haut, on peut se demander si l’idéalité dont il est question ne remonte pas à cette tache aveugle que constitue le corps du père : Jacques étant devenu le « fils » de son fils, quelque chose manque de l’ordre du père et dont la perte, justement, se manifeste dans les moindres gestes des deux hommes. Ce quelque chose, seule la « grâce » peut le faire miroiter, comme il en serait d’une image dans le miroir, c’est-à-dire une image retournée. Ainsi, contre toute attente, pour ne pas dire « gratuitement », c’est dans le visage de l’actrice porno qu’elle apparaît.

En amont de sa version esthétique, la grâce est d’abord la solution théologique à l’absence du corps du père dans la filiation. Elle est le fondement de l’alliance entre Dieu et l’humanité. En l’occurrence, il s’agit de comprendre comment l’homme peut être l’enfant de Dieu (qu’il désigne nommément son « père » : « Je proclamai : Yahvé, tu es mon père, car tu es le héros de mon salut »[16]). C’est en effet la grâce (le « salut ») qui offre à la théologie le moyen de sémantiser le hiatus qui sépare le fils du père et les unit symboliquement. Elle est par excellence le « don » fait par le père au fils, oeuvre « gratuite » s’il en est, car aucun dessein du père ne peut être exploré sans mettre en danger la relation entre le père et le fils. Il ne s’agit pas d’occulter le désir du père, mais de le voiler. La grâce consiste en effet à réitérer – de manière tout à fait tautologique, il faut en convenir – la coupure entre le père et le fils, afin de mieux la faire accepter comme Loi, c’est-à-dire comme lien (tu es lié à Moi), d’où la filiation. Le terme hébreu est chén (« JHVH, le Seigneur, fait grâce ») : il indique « une action concrète et efficace, celle qui permet à un homme de vivre, en dépit de tout ce qu’il est ou fait »[17]. Mais la grâce offre surtout la possibilité d’une nouvelle vie : « la grâce de Dieu permet de rencontrer les autres, sans que les haines passées ou les tensions du présent puissent jamais produire de séparation ni de solitude définitives »[18]. Elle fonde donc la possibilité même d’une communauté et renvoie à l’état d’innocence. Gratuitement[19] offerte par le père, elle est, en quelque sorte, la manifestation d’un désintéressement, d’un corps absent – pas d’intérêt, pas d’investissement, pas de corps.

Ironiquement, c’est à ce désintéressement que s’intéresse le personnage principal du film de Bonello (ce que fait passer le visage d’une actrice dans l’image le fait gratuitement). Son retour à la pornographie rejoint cette quête paradoxale du désintéressement, de la pureté, de l’abstraction, comme si, en tant que « fils éternel », il lui fallait s’abstraire de son corps et de ses désirs afin d’approcher à son tour, par la négative, le corps impossible du père. Seule la grâce – ce qui passe gratuitement dans l’image – permet cette absolution, puisqu’elle est un véritable « don d’innocence » en ce qu’elle a le pouvoir d’effacer le péché[20], de gracier le coupable. Comme l’entendait saint Augustin à la suite de saint Paul, on ne fait pas le bien pour recevoir la grâce, mais parce qu’on l’a reçue. Se noue alors la filiation, l’alliance à partir du don parabolique[21] que constitue la grâce, car celle-ci fait obéir à la loi divine : il s’agit d’un « apparaître » issu de la faculté même du père (ou de Dieu) de s’abstraire (le devenir-symbolique du père), le « primat de Dieu dans l’acte surnaturel »[22].

Quand Jacques Laurent déclare à la journaliste venue l’interviewer : « J’ai le corps lourd, vous comprenez ? En regardant mon fils, je vois mon père », il fait appel à cette « grâce », à cette force d’abstraction pourtant capable de transfigurer concrètement le réel ; à cette force de retournement dont l’efficace consiste à renouveler l’existence et à délivrer de la culpabilité. En tant que fils éternel, il demande à être libéré de son corps ; en tant que père déchu, il appelle au pardon.

Le corps du père

Ainsi, au moment où on ne s’y attend pas, l’image accède à la pureté : elle lie l’humain à l’humain. Le dévoilement ultime se ferait donc dans l’image pornographique, mais a contrario, alors que tout est crûment exposé : ici encore, le retournement structure l’image, car la pureté du signe rejoint la matérialité crue des corps. Cette nudité produit, de manière inattendue, un « voilement » (quelque chose passe dans l’image), lequel agit toutefois comme le dernier dévoilement possible : l’effet de la grâce, soit la manifestation ou l’efficacité d’une présence in absentia. On comprend pourquoi l’image – et en particulier l’image cinématographique dont le propre, avec l’image photographique, est de rendre présents les absents – convient parfaitement à l’élaboration esthétique de la grâce théologique. L’image pornographique est au centre du film de Bonello parce que, bien que conçue comme le degré zéro de l’image cinématographique (puisqu’elle est censée tout dévoiler), elle réussit néanmoins à faire passer cette présencein absentia. Elle atteint ce degré de pureté de l’image en montrant le sexe à l’état pur. Elle expose avec toute sa force et toute son ironie la « gratuité » inhérente à la grâce.

Mais qu’est-ce que le sexe à l’état pur ? Au coeur de sa confession, Jacques Laurent révèle ce qu’il appelle « le centre du porno » : la fellation. Parce que l’image de la fellation implique aussi un visage – signe indéniable d’une humanité –, elle offrirait une part inégalable d’authenticité. Le sexe à l’état pur est donc, paradoxalement, une sexualité de visage ! Quelque chose d’authentiquement humain – puisque les animaux ne pratiquent pas la fellation –, mais juste au seuil de l’animalité. Or, par le biais du visage dans l’image, quelque chose, pour paraphraser Bela Balazs[23], arrache le spectateur à l’espace pour le placer directement en face d’une expression. Perçue comme en dehors des conventions spatio-temporelles, cette expression semble « parler d’elle-même », ne renvoyant qu’à sa propre efficacité. Le sexe qui devient visage, pure expressivité se dérobant à l’espace-temps, voilà précisément ce dont Bonello trace, tout au long de son film, l’immense parabole : un parcours vers l’ailleurs. Si l’image de la fellation permet au pornographe d’accéder à la grâce, à ce qui lui est propre, c’est bien parce qu’elle traduit la rencontre de deux visages en cet ailleurs – le profil d’une actrice sur lequel quelque chose peut « passer » et le gros plan d’un sexe qui révèle l’expressivité étrange d’un autre visage. Entre ces deux expressions, quelque chose peut enfin passer, l’accident même d’une transmission entre un visage et un sexe, dont on peut dire qu’ils opèrent normalement aux deux extrêmes de la sémantisation du corps : le visage fait signe vers une intériorité qui échappe à l’enveloppe corporelle ; le sexe, à l’autre bout de la gradation du corps, synthétise de manière métonymique la pure corporalité.

Le film, compris dans son entièreté, n’accède à la perfection d’une telle image que paraboliquement, non pas en insistant sur les images pornographiques au milieu desquelles apparaîtrait la grâce, mais en suivant plutôt les errances de Jacques Laurent entre un plateau de tournage où règne l’ennui et une vie intime dépourvue de désir. Il a bien quelques velléités, la conscience de devoir combler certains besoins, parfois même l’envie précipitée de suivre une inconnue dans la rue, d’entrer clandestinement dans son appartement et de la surprendre avant de s’excuser et de sortir. Mais, chaque fois, ce qui pourrait se muer en désir déprime ; et la caméra s’attarde à capter, dans le corps du personnage, les signes de l’abdication. En brisant l’enchaînement des désirs et en se présentant lui-même au centre de l’image, le pornographe devient une pure humanité nouée de contradictions et d’affects. Contradiction, parce que Jacques Laurent, s’il ne désire plus, cherche néanmoins quelque chose.

La phrase est emblématique : « J’ai le corps lourd, vous comprenez ? En regardant mon fils, je vois mon père ». Or, que cherche donc Jacques Laurent en retournant à la pornographie, au moment où le fils revient à lui ? Le rythme très lent du film rend plus insistante l’image d’un corps qui peine à se déplacer : les gestes de Jacques sont particulièrement calculés – on insiste sur ces longs plans le montrant en train de planifier sa future maison ; et le spectateur est d’autant plus frappé à la vue de ce corps que l’acteur incarnant Jacques est une icône de la jeunesse d’autrefois : il s’agit de Jean-Pierre Léaud que les cinéphiles ont suivi depuis son enfance et dont l’image traduit maintenant la cruauté du temps. Mais qu’est-ce qu’un corps au cinéma ?

La théorie du cinéma s’est beaucoup intéressée au corps que produit la spectature : corps imaginé et imaginaire du spectateur, ce que Jean-Louis Schefer appelle « le centre de gravité » dont se déchargerait le spectateur devant l’écran, si bien que le corps deviendrait aussi fluide que l’image en mouvement du film[24]. C’est que le corps du spectateur serait en quelque sorte redéfini par la matérialité singulière de l’image cinématographique. Jean-Pierre Esquenazi insiste sur le fait que « la matière cinématographique ne peut pas être touchée »[25]. Le film de Bonello permet un double questionnement à l’égard de cette absence et de cette présence du corps : d’abord à cause de sa matérialité filmique, en tant qu’il décharge le spectateur de son centre de gravité ; ensuite d’un point de vue plus réflexif, parce qu’il fait voir à travers le personnage même du pornographe, celui qui regarde et qui, à un second niveau, incarne le regard même du spectateur compris sur l’échelle d’une vie consacrée à une forme pure de cinéma, une forme idéalisée dans la mesure où on ne déroge pas aux règles de la pornographie sans risquer de rompre le pacte de la spectature. La non-possibilité du toucher délimite précisément la pornographie et lui confère, contrairement à ce que la vulgate pourrait en dire, un fort caractère ascétique. C’est bien dans la mesure où on ne la touche pas que l’image pornographique se permet de tout dévoiler. La pornographie est, de cette manière, anti-érotique, parce qu’elle évacue le désir ; sur le plan optique, elle comble le spectateur de tous ses désirs : l’objet est toujours déjà là, dévoilé, sans secret, sans cette « remise en question » propre à l’érotisme qui, selon Bataille, impliquerait un « déséquilibre de l’être »[26]. Le caractère sériel de la pornographie, l’intensité dépressive de ses codes répétitifs, toujours attendus, c’est le contraire de l’érotisme par lequel s’intensifie le vivant sous le joug permanent de thanatos. Au coeur de la pornographie, on trouverait plutôt l’absence de la mort, car où la mort est absente, tout est mort, d’où le parallèle fréquemment souligné entre le cadavre et la pornographie – le cadavre étant à la mort ce que la pornographie est à l’érotisme.

Dans le film de Bonello, la pornographie devient emblématique des rapports ascétiques que Jacques entretient avec sa femme (il ne la touche jamais), mais elle l’est encore plus des relations à distance qui caractérisent la société contemporaine, comme si celle-ci avait perdu le sens de l’alliance et de l’autorité : à plusieurs reprises, le film s’arrête sur des passants qui se croisent sans contact, des gens qui se parlent au téléphone cellulaire sans qu’on les entende ou qui dansent seuls au milieu de la piste. Cette absence de relation véritable et cet ascétisme culminent avec la déclaration politique faite par les étudiants de la Faculté que quittera Joseph et qui consiste à opposer le silence au bavardage et au bruit ambiant parce que, prétendent les étudiants au milieu d’une réunion où personne justement ne s’écoute,

[ç]a fait des années qu’on veut nous dire qu’on est là pour constater un échec. Que tout ce qui a été mis en place ne fonctionne pas et qu’on paye pour les libérations passées. Alors voilà. On nous demande d’assister tranquillement en tant que spectateur à une faillite générale dont on deviendrait les acteurs. […] – Est-ce qu’on est assez bien pour que la société nous aime ? – J’ai entendu dire que tout cela nous a permis d’être une génération de privilégiés. – Se taire. C’est ça l’ultime protestation.

C’est donc le mutisme d’une génération entière qui s’impose dans le film (on écrira sur des affiches cette pétition pour une opposition silencieuse). Dans ce contexte, la quête de Jacques Laurent retrouve son sens politique, longtemps après Mai 68 et la dégradation d’un idéal de liberté. En revanche, le corps social trouve dans le corps de Jacques l’expression inespérée de son ascétisme et de sa résignation volontaire. Le classicisme, dont fait preuve le film sur le plan de sa photographie et de son traitement sonore, répond de cette conjoncture. Jacques Laurent trouve dans la pornographie les moyens d’une écriture du politique que les étudiants dédiés au silence trouvent dans l’écriture des tracts. Puisque la pornographie exige une résignation volontaire à des règles, à des codes bien précis et à des stéréotypes affichés, elle devient par excellence le lieu de l’ascétisme. L’image pornographique en devient abstraite à force de corporalité condensée, de « pureté » sexuelle et de sérialité. C’est précisément à l’intérieur de ces règles que le pornographe va chercher à déjouer toutes règles, comme ces étudiants qui réagissent à l’impossibilité de la transmission par le silence et l’abnégation. Aller au fond des conventions pour les occuper de l’intérieur, être ascétique jusqu’à l’abstraction la plus pure, voilà en quoi se rejoignent le corps collectif et le corps individuel : chercher la pureté, mais sans désir, en toute disponibilité, guettant l’accident au milieu de ce qui est prévisible : ce quelque chose que fait passer le visage d’une actrice et qui fait violence sans que la convention du plan n’en souffre.

Est-ce à dire que toute filiation passe par un effacement du corps par le corps ? La filiation scelle le voilement du père, sa symbolisation, en même temps qu’elle force à reconnaître l’efficacité concrète dont elle dépend. Dans le film, qu’il faille passer par l’ascétisme et l’abstraction pure, afin de retracer le corps du père, ne laisse pas d’étonner à première vue. Mais c’est bien ainsi que se définit la grâce au coeur de l’aporie filiale : par quoi donc est tenu ce lien entre les hommes sinon par la nature abstraite du père, dont l’action doit demeurer concrète. Car n’est-ce pas cette nature symbolique, voilée du père qui fonde toute filiation ? Or, la grâce possède la double propriété d’être à la fois gratuite et autoritaire, abstraite et efficace, visible et invisible. Elle est la meilleure illustration de l’efficience du signe. Ne porte-t-elle pas en elle le destin de toute création et de tout engendrement, puisque tout peut se transformer au moindre de ses effets ?

La filiation cinématographique de Bonello

On peut se demander à quelle filiation se rattache cette oeuvre cinématographique portée par la grâce. La filiation devient, au sens plus largement métaphorique, le lien intangible qui unit deux pensées, deux oeuvres, quelque chose qui passe entre les êtres sur le modèle idéalisé d’un lien intergénérationnel. Elle désigne alors une relation au-delà des liens du sang ou de la chair, mais qui rappelle celle-ci au point de s’y substituer et de s’y confondre. La réponse exigerait à elle seule un autre article. Mais il importe d’en fournir ici quelques éléments.

À l’instar des rapports de filiation décrits dans son film, Bonello ne peut manquer de constater l’impasse dans laquelle s’inscrit le cinéma d’auteur contemporain, en particulier en France[27]. La question devient alors celle-ci : comment faire un cinéma d’auteur après le néoréalisme et la déferlante Nouvelle Vague dont la postérité dure toujours ? Comment y revenir sans s’enfermer dans des formes pétrifiées ? En d’autres termes, selon quels rapports de filiation peut-on poursuivre une oeuvre encore originale et contrer les pères à partir de leur propre héritage sans singer leurs aspirations révolutionnaires ? Le contraste avec la Nouvelle Vague est frappant : le cinéma de Bonello renoue avec le mythe et son formalisme est ascétique, voire classique. Mais surtout, ses thèmes sont indéniablement tournés vers le sacré. Il est donc plus proche d’un Tarkovski que d’un Resnais, mais ne manque pas de rappeler Godard et Truffaut sans le ludisme qui les caractérise. Mais c’est sans doute à Pasolini qu’il faut relier l’oeuvre de Bonello[28]. Dans les deux cas, la revendication est nette pour un « cinéma de poésie »[29]. Bonello ne revendique pas la modernité, mais la possibilité d’exprimer, à l’instar des grands mythes, les pulsions qui animent les humains et la figure du Destin qui les relie au sacré. Mais alors que le jeune cinéaste insiste, en entrevue, sur l’héritage laissé par les Grecs, son oeuvre évoque de manière plus explicite la figuration christique et la mythologie propre au catholicisme (nous avons déjà souligné la présence de la Sainte Famille dans ses films). La référence à Pasolini intervient alors davantage ; elle renforce à la fois la filiation entre les deux cinéastes et les liens programmatiques qui existent entre les deux projets artistiques. Bonello déclare :

S’il y a un rapprochement avec Pasolini à faire, c’est dans la réappropriation d’une structure ancienne pour produire une lecture du monde contemporain, où la sexualité est présente. Plutôt que ce terme, je préfère parler de l’intime comme fenêtre sur le monde. Dans ce cas je trouve que la sexualité et le doute font bon ménage.[30] 

Les deux cinéastes interrogent le mythe à partir des fondements sacrés de la sexualité, ce qui renvoie nécessairement à la question de la filiation. Or, la conception que se fait Pasolini du cinéma est aussi révélatrice de la visée esthético-éthique de Bonello. Selon lui, le cinéma est fondé sur un « patrimoine de signes » (les « im-signes ») et constitue en cela un langage. Mais la communication audiovisuelle est « sauvage »[31], prévient Pasolini, c’est-à-dire « à la limite de l’humain »[32]. On retrouve là les préoccupations de Bonello qui en reprend les termes exacts dans son film : dans la pornographie, il y aurait quelque chose de terriblement laid et de très beau à la fois, « [p]arce que c’est du sexe à l’état pur. Et par conséquent il y a là quelque chose d’humain ». Le travail du cinéaste-poète consiste, selon Pasolini, à tirer les im-signes du chaos, à les mettre en système. Mais surtout,

[…] le cinéma, ou le langage des im-signes, a une nature double : il est à la fois extrêmement subjectif et extrêmement objectif (jusqu’à une insurmontable et ridicule vocation naturaliste). Les deux moments de cette nature coexistent étroitement, au point de n’être pas dissociables pour les besoins de l’analyse.[33] 

La langue, pour Pasolini, et a fortiori la langue cinématographique qui n’est nulle autre que la langue de la réalité, est « une abstraction… concrète »[34]. Voilà le paradoxe pasolinien d’une « langue pure » du cinéma. Le Pornographe hérite de ce paradoxe qui révèle dans la nature même du cinéma la double possibilité d’une corporalité désincarnée et d’une idéalité en tant que « sexe ». En outre, à la force symbolique du film s’allie la présence concrète, voire lourde, d’un corps : celui de Jean-Pierre Léaud qui prend les traits de Jacques Laurent. Quand celui-ci déclare à la journaliste venue l’interviewer : « J’ai le corps lourd, vous comprenez ? En regardant mon fils, je vois mon père », le spectateur entend Jacques mais il voit aussi Jean-Pierre Léaud qui, depuis la toute première image du film, signe un retour difficile sur sa propre image. Les initiales de Jean-Pierre Léaud (JPL) se mêlent à celles de Jacques Laurent (JL) au centre desquelles vient se replacer le « P » du pornographe, formant à nouveau JPL. On a coutume de voir, dans le visage souvent monumental de la star, quelques morceaux figés d’éternité. Or, par sa fixation dans le document que constitue un film, l’éternité prend elle-même le visage du passé et se prête d’abord au regard nostalgique : car c’est une éternité perdue dont le spectateur formule à la fois le regret et la possibilité en tant qu’ouverture sur le temps. Dans cette ouverture médiatique passent les diverses figurations de la corruption, de l’usure, de la fatigue. Le film de Bonello enferme le corps de Jean-Pierre Léaud dans un extraordinaire classicisme – un classicisme paradoxalement révolutionnaire et iconoclaste. Avec lui, c’est l’icône de la Nouvelle Vague qui s’expose aux aléas du temps, qui montre l’usure d’un corps et les afflictions d’un visage étrangement empreint de ce qu’il n’est plus. Les gestes de Léaud possèdent encore cette qualité d’indéfinition que les spectateurs des années 1960 et 1970 leur connaissaient, marquant alors l’acteur de manière indélébile : quand il parle, Jean-Pierre Léaud esquisse avec les mains et les bras des gestes souvent délicats, liés à des explicitations souvent vagues ; sa démarche méditative donne l’impression qu’il marche constamment au-dessus du sol, posant le pied dans la zone imprécise d’une argumentation jamais aboutie ; sa posture atypique est celle d’un homme fureteur dont la tête précède partout le corps. La parole est facile à Léaud qui n’a cessé d’improviser dans ses rôles, projetant le masque de l’acteur assuré doté d’un corps longtemps juvénile – pourtant le geste cherche toujours sa mesure. La parole elle-même se jette en pâture, exposant, telle la nudité d’un corps exposé, la fragilité d’une image publique. Entre l’image publique et l’image intime de Léaud, on le sait depuis Les 400 Coups de Truffaut, la frontière est mince. Dans Le Pornographe, à l’indéfinition s’ajoute cette fois l’inachèvement qui, avec le poids des années, confère à l’acteur une intensité nouvelle, une présence grave. L’image fait signe vers cette dépréciation physique.

C’est sur cette présence que j’aimerais conclure, parce qu’à la manière de ces actrices de la porno qui font passer quelque chose dans l’image, le corps de Jean-Pierre Léaud fait passer quelque chose qui dépasse la corporalité de Jacques Laurent. C’est un impossible démêlement de générations et de temps qui saisit le spectateur à la vue de ce corps où se reconnaît encore la candeur juvénile, mais comme traversée de part en part par la fatigue des époques et des images d’Épinal. C’est cette réalité abstraite, dont parle Pasolini, qui passe ici et transfigure l’image à la manière de la grâce. C’est en ce sens que le film de Bonello, après avoir esquissé une critique du politique, ouvre sur l’horizon plus élargi d’une critique d’une époque d’abord et avant tout sensible aux images. Sur un tel horizon où tout semble déjà consommé, où la désobéissance semble toujours déjà réifiée, récupérée sous la coupe codifiée des images, où toute révolte fait figure de révolutions passées, le spectateur de Bonello peut encore chercher, à la limite de l’abstraction, ce qui déraille dans le classicisme avoué du film : la pure présence d’un corps qui, tel qu’enfoncé en lui-même, fait passer quelque chose qui échappe pourtant radicalement à la mise en forme de l’image et à toute pulsion scopique. Étrangement alors, c’est la pudeur de l’image qui passe, comme si passait précisément et gratuitement ce qui se refuse au désir du spectateur.