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À l’heure des débats sur la laïcité au Québec, l’ouvrage de Geneviève Zubrzycki, Jean-Baptiste décapité, publié aux États-Unis en 2016 et tout juste traduit, arrive à point. À travers l’histoire de la Fête nationale du Québec examinée par une lentille symbolique, l’autrice cherche à démontrer que la Révolution tranquille n’a pas débarrassé la province de l’emprise de la religion catholique ; au contraire, celle-ci est toujours présente mais sous d’autres configurations, et elle meuble toujours le nationalisme québécois. Dans le processus du « devenir séculier » (p. 29), la religion se transmute en patrimoine, en culture. Malgré le sujet, nous n’avons pas affaire ici à un pamphlet, mais bien à un travail socio-historique professionnel, qui certes affiche ses points de vue sur le nationalisme québécois, mais ne verse jamais dans la polémique simple.

L’introduction pose le cadre théorique et sert au lecteur un bref rappel des jalons de l’histoire du Québec. Comme l’ouvrage était initialement destiné à un public américain, un tel rappel est essentiel, mais le lecteur québécois peut sauter cette partie. Le cadre théorique est plutôt lourd, on y invoque de nombreux auteurs en sociologie de la culture de facture sémiotique, mais le corpus de l’ouvrage demeure très accessible et aucune connaissance préalable du champ n’est nécessaire à la lecture.

Le premier chapitre sur la construction de l’identité canadienne-française démarre chez les Patriotes de 1837. C’est là que l’autrice situe le moment où le rêve républicain s’éteint et où l’Église catholique s’empare du pouvoir tout autant formel que symbolique (p. 52). À l’Acte d’Union de 1840, les aspirations républicaines sont remplacées par la « survivance culturelle » (p. 58), où l’on passe d’une nation « civique » à une conception « ethno-religieuse » (p. 59). C’est à ce moment que saint Jean-Baptiste, l’annonciateur du Christ, devient le saint patron du peuple, celui qui annonce la nation en devenir. Les habitants célébraient la fête de la Saint-Jean bien avant 1840, mais par la suite la fête devient « politisée » (p. 75), instanciée notamment par la Société Saint-Jean-Baptiste.

Le second chapitre nous transporte à la Révolution tranquille de 1960 et la supposée rupture avec l’ultramontanisme catholique. Zubrzycki y déploie son cadre théorique et offre une analyse symbolique de la fête de la Saint-Jean durant cette décennie de bouleversements profonds de la société québécoise. Traditionnellement, le point culminant du défilé de la Saint-Jean est le « petit saint Jean-Baptiste », un enfant aux allures de chérubin choisi parmi la population et accompagné d’un agneau vivant. Des intellectuels nationalistes qui retrouvent la parole post-1960 vont qualifier l’agneau de « mouton », symbole de soumission, et l’enfant d’image « infantilisante » et « émasculée » du Québec (p. 97-108). De plus en plus, les fêtards manquent de respect envers l’événement ; les défilés sont des occasions de revendications séculières et, en 1969, survient, selon l’autrice, un moment symbolique déterminant pour l’histoire du Québec : la statue de Jean-Baptiste est renversée et sa tête s’en détache. Cette « décapitation » prend un sens symbolique fort. Les opposants à l’Église saisissent l’occasion de l’accident pour désacraliser la fête une fois pour toutes.

Le troisième chapitre porte sur la réinvention de la fête dans les années 1970-1980. Sous l’impulsion du Parti québécois, ce qu’on appelle désormais la « Fête nationale » (sans référence au saint) est dépolitisée et devient fêtes de quartier et performances musicales. On y célèbre avant tout les « valeurs québécoises » (p. 161), notamment l’ouverture au monde par l’accueil de nouveaux arrivants. Toutefois, selon l’autrice, la dépolitisation atteint un point tel que, contrairement aux fêtes nationales ailleurs dans le monde, « le 24 juin québécois ne raconte aucune histoire » (p. 172).

L’ouvrage prend un virage serré au chapitre 4, où la fête est laissée de côté pour traiter du débat sur la laïcité au XXIe siècle. Pour l’autrice, c’est le retour de la religion catholique par la porte de derrière, sous forme de « patrimoine », et une preuve qu’au Québec, nationalisme et catholicisme demeurent irrévocablement liés. Zubrzycki décrit dans le détail la « crise des accommodements raisonnables », la commission Bouchard-Taylor et les politiques adoptées subséquemment par les gouvernements de Jean Charest et Pauline Marois. Par le concept de « patrimoine culturel », dont l’ouvrage donne deux exemples probants (le crucifix à l’Assemblée nationale, la prière au conseil municipal de Saguenay), on assiste à une « resacralisation » des symboles religieux en symboles nationaux (p. 203).

L’ouvrage se conclut avec une réflexion sur le chemin parcouru depuis la décapitation du saint. Cet événement, quoique accidentel, a été symboliquement préparé de longue date, en parallèle avec l’éveil nationaliste-laïque du Québec. Geneviève Zubrzycki souligne qu’on a oublié cet événement historique qui a fondé le Québec « comme nation sur le plan social, mais pas sur le plan politique » (p. 235). La Saint-Jean-Baptiste du 24 juin, dont le nom est revenu car il n’avait jamais quitté l’imaginaire populaire, n’est pas la « fête de l’indépendance » dont rêvaient les nationalistes. Mais qu’est-ce qu’on y fête au juste ? C’est la question fondamentale que se pose l’autrice, et à laquelle l’ouvrage nous donne les éléments pour réfléchir. L’absence de réponse claire sert de conclusion frappante à l’exercice.

Jean-Baptiste décapité. Nationalisme, religion et sécularisme au Québec vient enrichir les débats actuels sur la laïcité en rappelant l’histoire symbolique du catholicisme national à travers un objet à la fois si familier et mal connu, la Fête nationale du Québec. L’ambiguïté du sens de la Fête nationale se généralise en ambiguïté de nos liens avec la religion catholique, que plusieurs cherchent à séparer de l’État mais qui demeure omniprésente sous forme de patrimoine et de culture nationale. Les débats sonores contemporains sur la laïcité exposent au grand jour tout le malaise à poser la nation québécoise comme libérée d’une religion dont elle n’est pas prête à se débarrasser. Et la Saint-Jean-Baptiste demeure toujours le lieu de controverses politiques : en 2020, l’artiste invité, Émile Bilodeau, y a affiché son opposition à la Loi sur la laïcité de l’État (appelée loi 21), ce qui a fait réagir le premier ministre François Legault ; s’ensuivit un énième débat sur la « politisation » de la Fête nationale.