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Voilà quatre ans, la commission des affaires économiques du Sénat travaillait sur le projet de loi relatif à l’économie sociale et solidaire porté par Benoît Hamon, ministre chargé de l’économie sociale et solidaire (ESS), lorsque la société anonyme à participation ouvrière (Sapo) s’invitait dans les débats. Parmi les points abordés se trouvait en effet la question de la reprise d’entreprises en sociétés coopératives de production (Scop) par les salariés. Face aux limites imposées par ce statut (les travailleurs doivent détenir au moins 50 % du capital), le ministre délégué à l’ESS envisageait la création de ce qu’il appelait la Scop d’amorçage pour permettre de déroger durant sept ans à cette contrainte et octroyer ainsi un délai conséquent aux salariés associés afin qu’ils puissent réunir la majorité du capital.

C’est dans ce cadre que la sénatrice de Corrèze, Bernadette Bourzai, prenait la parole et suggérait au ministre une autre solution : « Les sociétés anonymes à participation ouvrière (Sapo), créées par la loi Briand en 1917, ne pourraient-elles pas utilement remplacer les Scop d’amorçage ? Ambiance Bois, par exemple, à Faux-la-Montagne en Limousin, fonctionne remarquablement bien. J’essaierai de déposer des amendements en ce sens : inutile d’inventer à nouveau l’eau chaude ! »

Dans sa réponse, le ministre délégué allait balayer rapidement la proposition : « S’il y a quelques Sapo, en effet, dont Ambiance bois, les Scop constituent un autre modèle à part, et la Scop d’amorçage est un statut transitoire de montée en puissance. Passer par une Sapo, c’est changer de sujet. Il existe près de 2 300  Scop, mais les Sapo se comptent sur les doigts d’une main. Le journal L’Indépendant, dans les Pyrénées-Orientales, en était une, mais il est devenu une société anonyme classique. C’est un statut en voie de disparition »[1]

Un statut à protéger ?

Le ministre n’avait pas tort. Un siècle après sa création, le statut de la Sapo ne concernait plus que peu d’entreprises. Dans la presse, plusieurs Sapo, à l’image de L’Indépendant, ont dû abandonner ce statut. La Nouvelle République du Centre-Ouest, un quotidien détenu pour un tiers sous cette forme par ses salariés, a été condamné à changer de statut à la suite de son rachat, en 2010, par le groupe Centre-France. Nice-Matin, Sapo détenue à 25 % par ses salariés, a été repris en 2015 par ces mêmes salariés mais sous un statut de société coopérative d’intérêt collectif (Scic) ce qui lui a donné l’occasion de faire rentrer dans son capital une association des lecteurs. Quant à Air France, elle a sans conteste été le cas le plus original. En effet, en 1992 la compagnie nationale rachète Union de transports aériens (UTA), une Sapo détenue à un onzième par ses salariés, ce qui obligea un processus complexe de « fusion inversée » (juridiquement c’est l’UTA qui a absorbé Air France et qui a pris son nom) afin d’arriver à liquider la Sapo en 1995 [2].

En réalité, le statut de Sapo n’a jamais eu de succès. Déjà, en 1926, près de dix ans après sa création, Pierre Derouvroy, dans une thèse pour le doctorat en sciences juridiques, n’en comptabilisait que dix-huit. Si Benoît Hamon les comptait sur les doigts d’une main en 2014, une note du ministère du Travail d’avril 1982 dressait une liste de onze Sapo connues au 31 juillet 1980. En 1999, l’Insee n’en recensait pas davantage, mais seulement cinq l’étaient réellement (dont La Nouvelle République du Centre-Ouest, La République du Centre et Nice Matin, qui ont abandonné le statut depuis). Dès lors, y a-t-il un intérêt autre qu’archéologique à s’intéresser à une forme juridique aussi vieille qui en cent ans n’aura sans doute concerné que quelques dizaines d’entreprises tout au plus ? L’échec d’une proposition juridique ne signifie pas nécessairement sa nullité. A bien y regarder, la Sapo mérite sans doute mieux que la réponse lapidaire de Benoît Hamon en 2013. La formule, unique en son genre, pourrait être réactivée, a minima comme forme améliorée de la participation des salariés à l’entreprise, a maxima comme une solution à l’appropriation collective de l’outil de production par les employés. Dans cette dernière version, elle irait même plus loin que la Scop où la reconnaissance du travailleur associé passe toujours par la médiation d’une prise de parts sociales alors que dans la Sapo elle se fait automatiquement au bout d’un an d’ancienneté, du simple fait d’être salarié. Comme entreprise participative, a-t-on inventé mieux ? C’est le seul statut juridique, actuellement existant, qui reconnaisse au travail une place comparable au capital (si ce n’est en valeur relative du moins en valeur absolue). Une sorte d’union du capital et du travail, dont beaucoup rêvèrent et que quelques-uns réalisèrent.

La Sapo, un objet juridique très particulier

Variante de la société anonyme (SA), la Sapo instituée par la loi du 26 avril 1917 complète la loi du 24 juillet 1867 qui définit les sociétés commerciales et en particulier les SA. Particularité de la Sapo : en plus des actions de capital caractéristiques de toute SA, des actions de travail représentent la valorisation patrimoniale de « l’apport travail » de l’effectif salarié considéré dans sa globalité. Ces actions de travail n’ont en général pas de valeur nominale bien que rien n’interdise de leur en attribuer une, le texte de la loi consacré à ces actions étant assez laconique [3]. Pour disposer de la propriété collective des actions de travail, l’effectif salarié acquiert une existence juridique par le biais d’une société coopérative de main-d’oeuvre (SCMO) au sein de la Sapo. Cette SCMO dispose de statuts qui ne lui confèrent pas la personnalité morale et ses statuts sont intégrés dans ceux de la Sapo, en constituant un titre spécifique. La SCMO regroupe exclusivement mais obligatoirement tous les salariés majeurs liés à l’entreprise depuis au moins un an. Elle fonctionne théoriquement sur le principe « une personne, une voix » mais les droits de vote peuvent éventuellement être alignés sur l’échelle des salaires ou le temps de travail [4]. Les actions de travail ouvrent à la SCMO, outre une participation aux bénéfices, des droits de vote proportionnels au ratio « actions de travail/total des actions » à l’assemblée générale (AG) des actionnaires et une représentation de même proportion au conseil d’administration (CA) de la Sapo. Pour l’exercice de ces droits de vote et de représentation lors de l’AG et du CA, les travailleurs désignent, au sein de leur SCMO, des délégués. Initialement prévue pour les seules sociétés anonymes, la participation ouvrière est également possible pour les sociétés par actions simplifiées (SAS), un statut créé en 1994, ce qui ouvre à la création de Saspo. La première – Nova Construction – est née en 2011.

Sapo et Scop : quelles différences ?

Si Scop et Sapo sont toutes deux des sociétés commerciales, elles se différencient statutairement des autres sociétés par l’implication des salariés dans leur gouvernance. Dans la Scop, la direction est assurée par une ou plusieurs personnes élues par les associés, et les salariés détiennent la moitié du capital (50 %) ainsi que la majorité des droits de vote dans les instances de direction (65 %). La Scop d’amorçage, créée par la loi relative à l’économie sociale et solidaire de juillet 2014, déroge provisoirement au seuil de 50 % du capital détenu par les travailleurs mais celui-ci doit être atteint au bout de sept ans (décret n° 2014-1758 du 31 décembre 2014).

Dans la Sapo, aucun seuil minimal n’est fixé quant au nombre d’actions de travail par rapport au nombre d’actions de capital. C’est pourquoi, selon le choix des fondateurs qui sont forcément les apporteurs de capital (biais qui limite considérablement l’adoption d’un tel statut), les actions de travail représentent soit une simple participation minoritaire à l’entreprise (l’UTA, évoquée précédemment, n’était que d’un onzième par exemple), soit une participation substantielle, voire majoritaire comme pour Ambiance Bois où l’équilibre actions de travail/actions de capital est de 50/50 (c’était aussi le cas de quatre Sapo parmi les onze recensées en 1980). Dans le cas d’une participation minoritaire, les salariés, contrairement à la Scop, ne contrôlent pas directement la société mais sont seulement associés à son administration et intéressés à ses bénéfices. Une telle minorité conduit à ne leur laisser qu’un rôle consultatif et un droit d’information sans réel pouvoir sur les décisions. Dans le cas d’une participation plus importante, on se rapproche de la situation d’une Scop avec cette différence notoire que le sociétariat ne passe pas par l’acquisition de parts sociales mais par le seul fait d’être salarié. Dans la Scop, le sociétariat est individuel et optionnel ou obligatoire (chaque salarié fait la démarche de s’associer, soit volontairement, soit selon une obligation statutaire) et s’accompagne d’un apport financier. Dans la Sapo, il est collectif et induit : il suffit d’être majeur et d’avoir un an de présence dans l’effectif pour être directement membre de la SCMO. Il n’y a donc pas de démarche personnelle d’adhésion au sociétariat de la part du salarié. Celle-ci est automatique.

Tableau 1

Les différences principales entre Scop et Sapo

Les différences principales entre Scop et Sapo

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Sapo et Scapo : des logiques similaires

La Sapo mérite d’être comparée à la Société coopérative anonyme à participation ouvrière (Scapo), ne serait-ce que pour la présence du terme « ouvrier » dans les deux formes. Toutes deux ont été créées il y a cent ans pour permettre une meilleure association et participation des salariés, dans le cadre de la société anonyme pour l’un, et dans celui de la société coopérative pour l’autre. Aujourd’hui, la formule originale d’association des salariés aux instances dirigeantes de la coopérative que permet la Scapo peut se révéler particulièrement congruente avec certaines configurations coopératives, comme les coopératives de consommation (Gautier, 2017). Quant à la Sapo, pour bien comprendre sa singularité, un détour historique s’avère nécessaire.

Aux origines de la Sapo, la question de la participation ouvrière

La loi du 26 avril 1917 créant la société anonyme à participation ouvrière arrive après plus d’un demi-siècle d’initiatives de participation des salariés. La première expérience date de 1842, elle est attribuée à Jean Leclaire, patron d’une entreprise de peinture en bâtiment employant environ une centaine de salariés. À Paris, un square et une statue en commémorent le souvenir. D’autres entrepreneurs (Laroche-Joubert, Mildé, Périssé, etc.) ont suivi et ont cherché à distribuer une partie des bénéfices à leurs salariés, certains par le biais d’un actionnariat salarial. La plupart de ces initiatives ont été détaillées dans le Bulletin de la participation aux bénéfices, publié par la Société pour l’étude pratique de la participation du personnel aux bénéfices de l’entreprise, créée en 1879 par la réunion « de chefs d’industrie et de directeurs des sociétés qui ont mis en pratique la participation des ouvriers et employés aux bénéfices de l’entreprise et qui croient fermement à l’efficacité de ce système » [5]. Il n’existait alors aucun cadre réglementaire pour la participation des salariés. Ces initiatives dépendaient entièrement de la volonté et de l’imagination des patrons des entreprises où elles naissaient. C’est ainsi que Charles Mildé (1851-1931), fabricant d’appareillages électriques, a distribué 20 % des bénéfices de sa société à ses salariés dès sa création en 1882. À partir de 1908, il institue un système ayant pour but « l’accession de l’élément travailleur à la propriété de l’entreprise par sa substitution graduelle à l’élément capitaliste […] par des actions de travail attribuées individuellement aux ouvriers et employés de la société ». A terme, il envisage que le personnel s’approprie l’entreprise en remplaçant les actions de capital par des actions de travail. A la même époque, le président de l’Association des industriels de France, Sylvain Périssé (1837-1918), propose de répartir les bénéfices entre les capitalistes, les ouvriers et les travailleurs intellectuels qui représentent, selon lui, les trois facteurs de la production : le capital, le travail manuel et le travail intellectuel. En plus de la participation aux bénéfices, son système prévoit la participation des salariés à l’administration de l’entreprise : « Les trois facteurs de la production seront représentés [au conseil d’administration] ». De son côté, Pierre Biétry (1872-1918), syndicaliste et député, responsable de la Fédération nationale des Jaunes de France et ardent défenseur du « propriétisme », de la cogestion entre les patrons et les ouvriers et de la collaboration de classe, veut faciliter aux salariés l’acquisition d’actions émises à un faible taux par prélèvements fixes sur leurs salaires.

Du soutien patronal au soutien politique

L’activisme de ces individus bien introduits dans les cercles du pouvoir s’est assez vite traduit par quelques initiatives législatives. Une première proposition de loi sur la participation ouvrière aux bénéfices est présentée en 1879 par Jean-Edmond Laroche-Joubert (1820-1884), entrepreneur qui avait lui-même institué la participation aux bénéfices pour ses ouvriers dès 1850, et un des dix-neuf fondateurs de la Société pour l’étude pratique de la participation du personnel aux bénéfices de l’entreprise, également député des Charentes. Son projet de loi vise à « pousser à l’association de l’intelligence du capital et du travail par la participation imposée ». Le 16 août 1909, Justin Godart (1871-1956), avocat, maire de Lyon et député du Rhône, propose à la Chambre des députés de pratiquer obligatoirement sur les bénéfices nets de toutes les sociétés, un prélèvement d’au moins un dixième affecté pour moitié à l’amortissement des actions de capital et à leur remplacement par des actions de travail. Pour lui, les « actions de jouissance du travail » qu’il préconise sont destinées à « rendre les conflits entre patrons et ouvriers impossibles ».

C’est en effet ce souci de concorde sociale qui domine les réflexions de ces « participationnistes » et qui explique l’écho attentif qu’ils reçoivent du côté des responsables politiques. René Viviani (1863-1925), ministre du Travail et de la Prévoyance sociale en 1909, évoquait pour les salariés « le droit de participer à la gestion en envoyant des représentants aux assemblées générales et dans les conseils d’administration ». La même année, Alexandre Millerand (1859-1943), ministre des Travaux publics et futur président de la République, faisait une déclaration publique sur la volonté du gouvernement d’introduire la création d’actions de travail en faveur des ouvriers pour leur permettre de participer « soit à titre individuel soit à titre collectif, aux bénéfices de l’exploitation ». Alexandre Ribot (1842-1923), plusieurs fois ministre (Intérieur, Finances et Affaires étrangères), annonçait devant le Sénat sa volonté de chercher le moyen d’associer plus intimement le capital et le travail : « ce ne sont pas là, disait-il, des utopies et des chimères ». Aristide Briand (1862-1932), ministre de la Justice et des Cultes, croyait au rapprochement et à la collaboration entre ces deux notions. En avril 1910, il déclarait : « Il faut qu’une législation s’élabore […] qui fournira aux travailleurs et aux capitalistes le moyen de constituer des associations basées sur des actions-argent et des actions-travail ».

Vers la loi de 1917

Parallèlement, un économiste de formation juridique, Etienne Antonelli (1879-1971), professeur de droit aux Facultés de Montpellier, Paris et Poitiers, auteur de Principes d’économie pure – traité d’économie mathématisée – en 1914 et adhérent dès 1906 du mouvement de la Démocratie sociale, alors dominé par Aristide Briand, se penche sur la question. Il publie en 1912 un ouvrage intitulé Les actions de travail dans les sociétés anonymes à participation ouvrière dans lequel il développe les bases juridiques de la Sapo. Il y propose deux innovations majeures au droit des sociétés, la création des parts travail qui sont pour lui « la représentation immédiate des droits que s’acquiert le travail au produit des entreprises par le seul fait de sa collaboration », et la propriété collective de ces actions par la globalité de l’effectif, sur le constat que « le groupement ouvrier fait en effet à la société un apport collectif : l’apport du travail nécessaire […] les connaissances techniques qui ne sont pas spéciales à tel ou tel ingénieur ou ouvrier ».

En mai 1913, un premier projet de loi sur les sociétés par actions à participation ouvrière – première déclinaison de l’acronyme Sapo – est présenté par Henry Chéron (1867-1936), ministre du Travail. Deux ans plus tard, le même Henry Chéron dépose la proposition de loi relative aux Sapo. Le texte est adopté sans modification et sans véritable débat dans la séance du Sénat du 22 février 1917, puis voté dans les mêmes conditions par la Chambre des députés dans sa séance du 4 avril 1917. La loi est promulguée au Journal Officiel le 26 avril 1917, sous la présidence du conseil d’Aristide Briand, d’où l’appellation de Loi Briand qui lui est restée.

Lorsque la loi est votée, les « participationnistes » s’en réjouissent. Dans leur Bulletin de 1917, ils publient la discussion au Sénat et le texte de la loi, mais également le rapport (défavorable à la loi) de la Chambre de commerce de Paris. En lisant ces textes, on comprend très vite pourquoi la formule de la Sapo n’a pas rencontré le succès que ses promoteurs espéraient. Ces participationnistes sont des patrons désireux d’associer le travailleur au bénéfice, mais dans un souci de paix sociale et de cogestion qu’ils opposent clairement à la lutte des classes et aux revendications ouvrières. La position de Pierre Biétry, archétype d’un syndicalisme jaune qui combat ardemment le socialisme (tout en se fourvoyant dans un antisémitisme et un nationalisme qui le transformera en bête noire du monde ouvrier), en est la caricature. Le rapporteur du projet de loi au Sénat, le radical-socialiste Charles Deloncle (1866-1938), confirme cette idée lorsqu’il considère la participation « surtout comme un instrument de concorde, comme un moyen préventif contre les grèves » [6]. Dans un rapport défavorable au vote de la loi, la Chambre de commerce de Paris déclare que « nous sommes partisans de la vieille participation aux bénéfices ; mais nous craignons qu’avec votre système la charge ne soit trop considérable pour le capitaliste » et elle s’inquiète « qu’une pareille décision rende bien difficile la constitution du capital en actions ordinaires destinées à fournir à l’entreprise, l’argent dont elle aura besoin ». Pour résumer, défendue contre la classe ouvrière au moment où celle-ci s’organise dans les syndicats « rouges » ou au sein de partis politiques de gauche, et votée contre l’avis des représentants les plus classiques du patronat, la loi naissait sous des auspices peu favorables à la généralisation du nouveau statut qu’elle créait.

Les premières initiatives mitigées

Deux ouvrages parus très rapidement après le vote de la loi fournissent des informations précieuses sur le contexte des toutes premières années d’existence de la Sapo. Le premier, Sociétés anonymes à participation ouvrière et actions de travail (1919) est dû à l’avocat Henri Mouret. Le second, Société anonyme à participation ouvrière – Actions de travail et loi du 26 avril 1917, paraît en 1920 sous la plume d’un docteur en droit, Daniel Laguerre.

Henri Mouret dresse un constat qui n’est guère favorable à l’entrée des salariés dans l’administration des entreprises. Bon nombre d’industriels et d’économistes éprouvent une grande méfiance « à l’égard de l’administrateur ouvrier qui n’aura aucun intérêt dans la création de réserves, aucun souci de l’avenir de la société et qui, sans doute, dans la pratique, sera l’organe d’un syndicat ». En autorisant le délégué ouvrier à entrer au conseil d’administration, les actionnaires capitalistes lui cèderaient ce qu’ils défendent jalousement comme un droit propre et un privilège. Il note également que l’industrie se concentre de plus en plus entre les mains de sociétés commerciales par actions, c’est en fait la loi du 24 juillet 1867 – qui ignore totalement le travail au sens large et économique du mot – qui constitue le statut juridique de la grande industrie en France. Par ailleurs, il relève les objections qui touchent principalement à l’évaluation de l’apport travail et à la validité juridique de la SCMO. Les actions de travail rémunèrent les services futurs d’une collectivité d’individus que les détracteurs considèrent difficiles à évaluer à l’avance. En conséquence, les actions de travail ne pourraient pas avoir de valeur nominale. De leur côté, des juristes renommés considèrent la SCMO comme une espèce de syndicat ouvrier ou d’organisme corporatif. La loi sur la Sapo serait, aux yeux de ses détracteurs, le moyen de faire entrer le ver ouvrier dans le fruit capitaliste !

L’auteur fournit une explication supplémentaire aux débuts difficiles de la Sapo par le fait que les premiers rédacteurs des statuts de SCMO se sont inspirés d’une formule rédigée par Georges Piot, avocat à la cour de Paris, docteur en droit, professeur à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales, et critique sévère de la loi d’avril 1917. Ses statuts retiraient toute vie sociale à la SCMO : « ils l’ont réduite à un organisme à forme syndicale n’ayant rien d’une vraie société et se bornant à une opération de répartition de dividendes qu’un comptable ordinaire serait suffisant à assurer ». En vidant ainsi de son sens la SCMO, l’une des principales innovations de la Sapo, on comprend que ce statut n’ait pas généré plus d’intérêt. Rien alors d’étonnant qu’Henri Mouret n’en dénombre que quatre en 1919.

Un an après, Daniel Laguerre en recense six. Parmi ces pionnières, les cinq sur lesquelles il a pu obtenir des informations témoignent d’une participation salariale très relative au regard du pouvoir de décision (avec un maximum de 20 % de droits de vote pour la Société métallurgique du Landy et les Entreprises maritimes basques) [7].

Pour tenter d’expliquer l’insuccès relatif de la participation aux bénéfices, Henri Mouret note également que « la participation aux bénéfices est plus difficilement acceptée par les ouvriers que par les patrons » et qu’« elle n’a pas pu éviter les grèves et les conflits ». Il constate aussi que, pour les ouvriers, la part des bénéfices se présente plutôt comme un « sursalaire et non comme les conséquences d’une association avec le patron ».

Tableau 2

La participation des salariés aux organes de direction dans les premières Sapo

La participation des salariés aux organes de direction dans les premières Sapo
Source : Daniel Laguerre, Société anonyme à participation ouvrière – Actions de travail et loi du 26 avril 1917, Jouve, 1920

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Ce constat d’échec se confirmera dans le siècle à venir. Les raisons se sont cumulées pour rendre peu attractive l’adoption d’un tel statut. Côté patronal, quel intérêt aurait donc le capitaliste créateur de la société anonyme, qui pourrait éventuellement devenir « à participation ouvrière », à se dessaisir d’une partie de son pouvoir et de ses bénéfices au profit de ses ouvriers ? Côté ouvrier, cette tentative de cogestion peut vite être assimilée à de la collaboration de classe à une période où le mouvement ouvrier est dominé par des syndicats et partis politiques qui se veulent révolutionnaires. Le rêve d’une union apaisée entre patrons et ouvriers, dopé par l’espoir que « le souvenir des épreuves endurées côte à côte dans les tranchées va désormais avoir une influence forte et durable sur les rapports entre patrons et ouvriers » [8], aura fait long feu. La Sapo, dès sa naissance, par l’ambiguïté de son projet, les personnalités qui le portent et la grande marge de manoeuvre que laisse la loi à ses créateurs, pouvait difficilement s’imposer et se généraliser.

Cent ans après, deux Sapo pour deux situations emblématiques

L’histoire de la naissance puis des premières années d’existence des Sapo est instructive et révèle une intention sociale que l’on retrouve dans les motivations des fondateurs de plus récentes Sapo : Ambiance Bois [9], créée dans le Limousin en 1988, et Nova Construction [10], créée dans la région Midi-Pyrénées en 2011 sous la forme d’une société par actions simplifiées à participation ouvrière – c’est la première Saspo. L’intérêt de ces deux initiatives est de montrer l’adaptabilité d’un statut qui, selon le volume d’actions de travail qui est créé, peut tendre vers l’autogestion ouvrière (cas d’Ambiance Bois) ou constituer plutôt une modalité de participation et d’intéressement limitée du personnel (cas de Nova Construction).

Deux illustrations contemporaines de Sapo

Pour illustrer l’actualité de cette solution juridique, le dirigeant de Nova Construction ainsi qu’un des fondateurs d’Ambiance Bois ont été interviewés sur la base d’un questionnement identique.

Ambiance Bois

Un membre de l’Agence de liaison pour le développement de l’économie alternative (Aldéa), association militante des années 80 au sein de laquelle ont été pensés, par exemple, les Cigales (Clubs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire), informe les futurs créateurs d’Ambiance bois de l’existence de la Sapo. Le groupe fondateur cherche en effet un statut pour le projet de scierie qu’il met alors en place. D’abord attaché au modèle de la Scop, l’obligation de détention majoritaire du capital de la Scop par ses salariés pose cependant problème aux fondateurs : « nous cherchions une manière de pouvoir associer des apports extérieurs majoritaires, en leur laissant un certain pouvoir, tout en associant quand même les travailleurs de l’entreprise au processus de décision. Quand nous avons mieux connu la Sapo, nous avons jugé que cette solution nous permettrait de mieux prendre en compte notre réalité d’entreprise : un collectif de travailleurs qui a envie de prendre en charge collectivement l’entreprise tout en faisant la place aux apporteurs de capitaux. C’est le seul statut qu’on ait trouvé qui permette un mariage assez équilibré des facteurs “travail” et “capital financier” » [11]. Les fondateurs sont également séduits, d’un point de vue plus idéologique, par la reconnaissance du travail en tant que tel : « la Sapo traduit le facteur travail en termes de pouvoir mais sans qu’il y ait un quelconque mouvement financier. Nous avons adopté ce statut essentiellement pour cette reconnaissance du facteur travail qui se traduit dans les faits par un pouvoir partagé entre les actionnaires en capital et les actionnaires en travail ». Dans les faits, à Ambiance Bois, la gestion de l’entreprise est très largement entre les mains du collectif de travailleurs. Ce dernier est généralement à l’origine des décisions à prendre et le conseil d’administration est davantage vécu comme une sorte de chambre de réflexion, lieu de prise de recul et de concertation permettant d’aboutir à une position consensuelle. « Nous cherchons au maximum à prendre des décisions au consensus mais, si nous étions un jour dans une situation conflictuelle sur une décision portée par le collectif de travailleurs sans être validée par le collectif d’actionnaires, c’est tout de même le premier qui remporterait la décision puisque notre collectif de travailleurs a, quoi qu’il arrive, 50 % des voix en actions de travail auxquelles s’ajoutent les actions de capital détenues par les salariés. » C’est la spécificité de cette Sapo : avoir créé autant d’actions de capital que d’actions de travail. En assemblée générale, 50 % des voix appartiennent donc collectivement à la SCMO, les 50 % restant appartenant, de manière individuelle et en proportion de leurs apports, aux quelques cent actionnaires de la société (dont la plupart des vingt-cinq salariés qui jouent ainsi dans les deux camps). De même, le conseil d’administration est composé de douze membres, six représentants des actionnaires de capital et six représentants de la SCMO. Parmi ces derniers, le président directeur général [12] est tiré au sort tous les deux ans.

Nova Construction

Le choix d’Éric Pellerin, créateur de Nova Construction en 2011, n’est pas le même [13]. Le fondateur, intéressé par les modèles coopératifs, avait envie de nouveauté et de différence. Son idéal était une solution intermédiaire entre une société par actions simplifiées classique et une Scop. C’est un article paru dans une publication d’Alternatives Economiques [14] qui lui fait découvrir la Sapo. Le désir d’être très indépendant et de ne pas devoir être affilié à une confédération, en l’occurrence la Confédération générale des Scop (CG Scop), a été un des critères de son choix. Mais ce qui l’a intéressé davantage est la valorisation des salariés par des actions de travail, la gratuité de ces actions et le fait que la totalité des effectifs y accède. Un autre élément qui a influencé sa décision est le risque qu’il percevait d’un conflit entre associés dans le cadre d’une Scop : avec le principe égalitaire « un associé, une voix » des difficultés de gouvernance étaient possibles, source, à ses yeux, de perte de temps et d’énergie. La liberté rédactionnelle des statuts juridiques de la SAS lui a permis de disposer d’une grande souplesse pour organiser la gouvernance de la société. Éric Pellerin a opté pour un pourcentage d’actions de travail faible qui donne au personnel un rôle plus consultatif que décisionnaire. Avec 625 actions de travail pour 2 500 actions de capital, les premières représentent un quart des secondes et 20 % de l’ensemble. Pour le fondateur, les décisions peuvent être prises rapidement tout en conservant la discussion sociale et la transparence par rapport aux salariés. Chez Nova Construction, la répartition des dividendes au sein de la SCMO est égalitaire et elle est conçue surtout comme la récompense de la participation des trente-six salariés aux résultats de l’entreprise ainsi qu’un moyen de fidéliser l’effectif. En ce sens, la participation ouvrière complète bien le mode de management participatif ainsi que la personnalité de son dirigeant qui souhaitait disposer d’une nette latitude dans la prise de décision, tout en permettant à ses salariés de profiter d’une partie des bénéfices de la société.

Une solution pour deux situations-types

La Sapo est-elle donc condamnée à la disparition comme le prophétisait Benoît Hamon en 2014 ? La création d’une Saspo en 2011, le fait qu’Ambiance Bois soit régulièrement sollicitée pour renseigner des créateurs potentiellement intéressés par ce statut, montre que, même très peu utilisé, il peut répondre à des recherches d’organisation où le travail et le capital sont reconnus en tant que tels dans l’entreprise.

La reprise d’entreprise par les salariés

Dans le cadre de la reprise d’une entreprise par ses salariés, ce statut peut également représenter une alternative à la Scop qui, même avec le nouveau statut de Scop d’amorçage, peut s’avérer difficile à mettre en oeuvre dans le cas d’entreprises à forte intensité capitalistique.

Souvent présentée comme une difficulté rédhibitoire à la mise en place d’une Sapo par plusieurs détracteurs de ce statut, la valorisation de l’apport travail est au contraire assez simple dans le cadre de la reprise d’une activité existante. L’effectif est déjà constitué et opérationnel depuis plusieurs années et l’entrepreneur cédant, comme les partenaires commerciaux et financiers de l’entreprise, ont pu se faire une idée du savoir-faire et des qualités professionnelles de l’équipe salariée. Les éléments comptables et extracomptables dont dispose l’entreprise permettraient facilement d’estimer cette sorte d’actif incorporel que représente le travail du personnel. Par ailleurs, la valorisation d’un fonds de commerce (stricto sensu la valeur incorporelle qui représente l’attractivité de l’entreprise sur une clientèle) ne pose pas expressément de problèmes aux experts financiers. Puisque la valorisation des éléments incorporels aussi incertains que l’attachement d’une clientèle à une boutique ou l’apport en industrie d’une personne est admise, en quoi l’estimation de la valeur travail d’un effectif salarié que l’on peut voir à l’oeuvre depuis plusieurs années, et dont il est possible de mesurer les résultats commerciaux, techniques, financiers, serait-il plus hasardeux ?

Lorsqu’un effectif salarié imagine prolonger une activité qui risquerait d’être vouée à la fermeture malgré une rentabilité financière a minima équilibrée, la valorisation des éléments d’actifs qui est faite par les cédants et leurs conseillers financiers intègre – pour partie – dans les éléments incorporels du fonds de commerce ce qui est inhérent au métier de l’entreprise, donc partiellement au savoir-faire et aux compétences de l’effectif salarié. Au final, ce qui est proposé aux salariés est le rachat de ce qui a été valorisé en grande partie grâce leur professionnalisme. Une prise en compte de leur apport travail pourrait alors être intégrée dans la négociation et devrait leur permettre d’aménager les conditions financières de la transaction.

Il serait de surcroît opportun, en cas de besoin d’augmentation du capital social de la société, de cumuler cette valorisation du savoir-faire de l’effectif par des actions de travail avec les apports financiers que les salariés sont susceptibles de mobiliser. Cela permettrait d’atteindre un niveau d’actions (actions de travail + actions de capital) ouvrant aux salariés des droits de vote suffisants pour influer sur les décisions majeures, sans entraver le droit de contrôle des apporteurs de capitaux extérieurs, si ceux-ci sont majoritaires. Mais passer d’un management hiérarchisé et d’une direction patrimoniale à une responsabilité partagée au sein des instances décisionnaires de l’entreprise ne s’improvise pas, et bien des salariés peuvent le redouter, voire ne pas le souhaiter. Tous ne sont pas attirés par les responsabilités et n’ont pas forcément conscience des conséquences d’une participation à la gouvernance d’une société. L’encadrement, quant à lui, peut craindre une remise en cause de son rôle.

La constitution et l’animation d’une SCMO peuvent, dans cet esprit, représenter un moyen d’éducation populaire intéressant pour permettre l’appropriation par l’ensemble de l’effectif salarié des tenants et aboutissants de l’entreprise. Une mise en oeuvre raisonnée de cette forme juridique pourrait alors répondre à quelques aspirations sociales actuelles, comme la recherche d’un sens à son travail ou le besoin de reconnaissance.

La pratique autogestionnaire

La Sapo peut néanmoins aller plus loin dans la remise en cause du modèle classique de l’entreprise. En reconnaissant au travail une place indépendante de toute prise de participation au capital, ce statut oblige à repenser les parts respectives que l’on souhaite accorder au capital et au travail dans le processus économique. De ce point de vue, la réflexion sera plus philosophique que purement économique. Ainsi, davantage qu’une évaluation objective de l’apport travail calculé comme on chiffre la notoriété d’une marque ou le prix d’un fonds de commerce, un parti pris d’ordre politique peut être à l’origine de la définition du nombre d’actions de travail au sein de la Sapo. Ce processus a conduit Ambiance Bois à créer 1853 actions de travail, parce qu’elle en avait autant de capital : « Cette solution nous paraissait la plus simple, aucune bonne raison ne nous convainquant de faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Et puis, en jouant une représentation égalitaire du capital et du travail, nous nous obligions en cas de conflit entre eux à devoir trouver un compromis véritable plutôt que de nous réfugier dans le vote majoritaire de la partie que nous aurions arbitrairement favorisée » [15].

De la même manière, selon la place qu’elle accorde au versement du premier dividende aux actions de capital, la Sapo privilégiera (ou non) le capital sur le travail. La loi de 1917 prévoit en effet dans l’ancien article 74 du Code de commerce (recodifié à l’article L. 225-261 du nouveau Code) que « les statuts de la société anonyme doivent disposer que, préalablement à toute distribution de dividende, il est prélevé sur les bénéfices, au profit des porteurs d’actions de capital, une somme correspondant à celle que produirait, à l’intérêt qu’ils fixent, le capital versé ». Autrement dit, un premier dividende est d’abord octroyé aux détenteurs d’actions de capital avant de procéder à une distribution générale à toutes les actions (travail et capital). Il est considéré comme une compensation légitime de l’érosion du capital au même titre que le salaire serait considéré comme la rémunération légitime du temps de travail effectué par les salariés. Dans le cas de Nova Construction, cet intérêt est fixé à 5 % du capital investi (ce qui représentait ces dernières années 1 à 1,25 % du résultat disponible), pris sur le bénéfice que les actionnaires de capital perçoivent en dividendes avant que les actionnaires de travail ne se partagent le tiers du reliquat, à égalité avec l’investissement (un tiers) et le report à nouveau (un tiers). Dans le cas d’Ambiance Bois, cet intérêt est fixé depuis l’origine à 0 %, ce qui signifie que, dès le premier euro versé en dividendes, toutes les actions (capital comme travail) sont concernées et que la même somme est attribuée à chacune.

Un nouvel horizon pour la Sapo ?

Au final, toute la qualité de ce statut est de permettre une grande gamme de réponses à la question générale des rapports du capital et du travail. Selon la volonté et les objectifs de ses créateurs, une Sapo pourra ainsi donner un peu, ou beaucoup, de pouvoir aux salariés. Cette question du pouvoir est centrale. Curieusement, elle n’a jamais été au coeur des réflexions des premiers utilisateurs de ce statut dont l’entrée dominante a toujours été la question de la répartition des bénéfices. En rester à ce stade de réflexion en revient à privilégier un système d’intéressement qui ne remet pas en cause la suprématie du capital – et donc du pouvoir qui lui est classiquement affecté par le droit des sociétés. Poser la question du pouvoir (qui décide en dernier ressort : ceux qui possèdent financièrement l’entreprise ou ceux qui y travaillent ?) peut conduire à subvertir une loi qui n’était pas pensée pour remettre en cause l’ordre capitaliste. Selon l’option choisie, la Sapo qui n’a jamais vraiment trouvé sa place dans le champ de l’économie sociale, apparaît bien en-deçà ou bien au-delà de cette dernière. Que ce soit pour faciliter des reprises par leurs salariés ou pour permettre de nouvelles explorations alternatives, la Sapo vaut bien de subsister. En entrant dans son deuxième siècle, ne peut-on pas lui souhaiter un succès plus grand que celui de son dernier centenaire ?