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Une sociologue bien connue pour ses thèses sur la fin du travail et une économiste, spécialiste de l’emploi des femmes se sont associées pour publier cet ouvrage qui se propose de ramener dans le débat d’idées la question de l’égalité entre les sexes et les conditions d’organisation sociale susceptibles de renforcer la position des femmes sur le marché du travail dans les conditions où, en France, « la participation des femmes à l’emploi […] a cessé de progresser depuis une dizaine d’années ».

L’ouvrage est divisé en quatre chapitres. Les deux premiers donnent un aperçu d’ordre essentiellement statistique des inégalités entre les hommes et les femmes et traitent des causes, des conséquences et des coûts collectifs de ces inégalités. Le travail à temps partiel majoritairement féminin, la segmentation du marché du travail sur la base du genre et la discrimination dont les femmes font l’objet (avec notamment le célèbre « plafond de verre ») sont mis en lien avec une organisation sociale défaillante et des politiques publiques insuffisantes. Toute une série de facteurs d’ordre politique, économique et social font en sorte qu’il est difficile pour les femmes d’avoir les mêmes chances de réussite professionnelle que les hommes; elles sont menacées en permanence d’un risque diffus d’exclusion sociale. L’absence de structures adéquates pour la garde des enfants (deux tiers des enfants français de moins de trois ans sont gardés par leurs parents, essentiellement par leurs mères) et la participation insuffisante des conjoints masculins aux tâches parentales (19 % des conjointes d’hommes actifs occupés sont au foyer) réduisent pour les femmes les options d’emploi à temps partiel « choisi »; elles sont cantonnées dans le travail domestique, le modèle de « l’homme pourvoyeur de ressources et de la femme pourvoyeuse de temps » étant fort développé en France. L’inactivité des femmes est aussi encouragée par le système fiscal et les congés parentaux et cette inactivité a un coût social élevé en termes d’efficacité, sans compter le gaspillage de matière grise et le déclassement professionnel qui affecte le moral des femmes. Une vision compassionnelle forte se dégage de ces chapitres qui forgent l’image de la femme-victime comme catégorie sociale centrale de la société française. Pour la mettre en relief, la démarche des auteures consiste principalement à déduire directement des inégalités statistiques les injustices sociales. Le raisonnement est fondé sur l’hypothèse qui suppose a priori qu’il existe des injustices sociales à l’égard des femmes et l’on déduit des inégalités statistiques observées la preuve de ces injustices dont on suppose préalablement l’existence. Les auteures choisissent par exemple les chiffres qui montrent la proportion forte d’hommes dans les lieux de pouvoir pour confirmer l’injustice de la société à l’égard des femmes sans tenir compte des autres statistiques qui donnent à ces dernières une large majorité, par exemple, dans la magistrature et qui indiquent également que les métiers les plus pénibles sont exercés surtout par des hommes. L’interprétation de la relation statistique comme relation causale n’est pas soumise à une réflexion approfondie et pour les auteures du livre, la justice sociale semble se traduire dans l’égalité des statistiques. Cette démarche n’invalide-t-elle pas la démarche sociologique même, à moins que l’on considère que les femmes et les hommes sont indépendants de leur famille, de leur culture, de leurs aptitudes, de leurs préférences? Les statistiques sont soit trop agrégées soit trop parcellaires, laissant une part importante d’interprétation à la subjectivité et donc à la démarche idéologique qui véhicule une vision étroite des inégalités sociales.

Le troisième chapitre présente deux modèles alternatifs au modèle social français : le modèle « nordique » des pays scandinaves (en particulier la Suède) et le modèle « libéral » qui caractérise les États-Unis. Le premier, un dual breadwinner model, où les deux conjoints participent au revenu du foyer, encourage les femmes au travail rémunéré par l’introduction d’une imposition séparée, les congés parentaux et un grand nombre de garderies pour enfants sans toutefois éviter l’institutionnalisation d’une division du travail basée sur le genre. Inversement, dans un contexte de faible intervention de l’État, les États-Unis possèdent nettement moins de ségrégation au sein des professions; les femmes sont entrées aussi bien sur le marché privé que sur le marché public de l’emploi, ce qui contribue à long terme à une plus grande égalité des sexes. Les exemples nordiques et américains présentés montrent qu’il est possible de faire mieux en termes d’égalités des chances pour les femmes à coût financier plus faible sans toutefois que ces expériences soient transférables en contexte français. À partir d’un regard comparatif entre les modèles français, nordique et américain, on déduit que l’égalitarisme et l’exclusion peuvent faire un bon ménage et que la priorité donnée à l’approche quantitative (l’augmentation des dépenses publiques) au détriment de l’approche qualitative n’est pas toujours la meilleure chose à faire.

Enfin, le quatrième et dernier chapitre pose la question de la voie à suivre pour la France en postulant la nécessité de « procéder à une réorganisation de la société » sur la base de quatre principes susceptibles de guider cette réorganisation : promouvoir et garantir l’emploi féminin, considérer le bien-être des enfants, tenir compte des aspirations des parents et égaliser les conditions d’entrée dans la vie des jeunes enfants. Ce chapitre relève d’une certaine ingénierie sociopolitique qui prétend pouvoir réaliser l’émancipation des femmes à l’aide de recettes institutionnelles; il anticipe les constats militants qu’on retrouve dans la conclusion. Contre « la pensée réactionnaire qui s’appuie sur la peur du changement et la nostalgie du monde de nos grands-parents », les auteures incitent à « mener à son terme l’émancipation des femmes » pour « rendre la société non pas plus féminine, mais plus neutre du point de vue du genre par le biais d’un changement radical des normes de référence ».

Hormis le caractère incantatoire de certaines de ses sections, le livre est bien écrit et démontre un souci d’informer ou d’inciter à la réflexion. En faisant la critique de quelques aspects de cet ouvrage, je n’ai pas voulu être infidèle à son contenu (riche en données sur la question à l’examen), mais en faire ressortir les enjeux pour l’analyse des inégalités entre les sexes. Ces inégalités que les auteures décrivent ne doivent-elles pas être interprétées comme des adaptations aux nouvelles conditions du marché du travail plutôt que des régressions au regard d’un certain standard de l’émancipation? La réponse n’est pas évidente et on ne peut que concéder à Dominique Méda et à Hélène Périvier le fait d’avoir su plaider avec talent la thèse de la panne de l’émancipation des femmes françaises. Quant à moi, j’avoue mon scepticisme à l’égard des nouvelles formes de constructivisme social censées enclencher le « deuxième âge de l’émancipation ». Les éclairages que le livre de Méda et Périvier propose nous permettent toutefois d’envisager plus clairement la question de l’inégalité des sexes qui n’est pas encore près d’être refoulée.