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Le cycle de violence et ses effets sur les victimes[1]

Pourquoi une femme violentée par son conjoint demeure-t-elle quand même avec lui? Pourquoi ne quitte-t-elle pas le domicile conjugal où sévit la violence?

Quiconque n’a pas vécu une histoire de violence conjugale se pose ces questions en se disant que, si jamais ça lui arrivait, il n’en faudrait pas deux pour rompre la relation. Pour expliquer pourquoi une victime demeure auprès de son agresseur — surtout lorsque les actes de violence sont répétés — on s’imagine que la victime a un problème personnel, probablement un manque d’estime de soi ou un problème de dépendance affective. Ce qu’on ignore généralement, c’est que la victime est amenée dans un cycle de violence qui a des effets paralysants sur elle, de sorte qu’elle n’arrive plus à s’en extirper. Quiconque intervient en violence conjugale connaît bien ce cycle, mais ses effets dévastateurs sur les victimes sont bien souvent sous-estimés.

Le cycle de la violence conjugale se déroule en quatre phases : climat de tension, agression, justification et réconciliation.

Il permet à l’agresseur de prendre le contrôle sur sa victime tout en s’assurant qu’elle ne le quittera pas

Prud’homme et Guénette, 2006, p. 20-26

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Que se passe-t-il donc chez la victime alors que le cycle se reproduit et accélère sa cadence? Plus le cycle se répète et plus la victime s’ajuste aux besoins du conjoint. Elle devient centrée sur ses humeurs. En plus, elle se perçoit comme incompétente dans sa vie de couple, puisque la violence ne se résorbe pas malgré ses efforts. Au fur et à mesure des agressions, cette femme en arrive à percevoir la violence comme normale, et même justifiée. Son seuil de tolérance augmente, au point où elle ne perçoit plus les manifestations du contrôle exercé sur elle par son conjoint. Cette femme se vide littéralement de son dynamisme et de son énergie vitale. Pourquoi? Parce qu’elle se conditionne à subir constamment un climat de tension; parce qu’elle doute de ses émotions et de sa propre compréhension de la situation; parce qu’elle fait tout pour éviter de nouvelles agressions; parce qu’elle est obligée de justifier ses attitudes et ses comportements.

Elle vit en fait sous la menace constante de l’agression et cela devient comme une seconde nature de ressentir de l’impuissance. Elle en vient même à ne plus croire pouvoir maîtriser sa propre vie. Elle est sûre que toute tentative pour s’en sortir est vouée à l’échec.

Parfois, elle se défend et riposte à la violence du conjoint. Cependant, on la taxe aussitôt de violente, comme si c’était dans la dynamique de couple d’être violent. Ne lui dit-on pas aussi qu’elle provoque les agressions? Et si, au contraire, elle ne se défend pas, on lui reproche de ne pas réagir, de se laisser faire, de ne pas avoir essayé de se défendre. Autrement dit, quoi qu’elle fasse, la victime de violence conjugale se retrouve au banc des accusées!

Ainsi, non seulement subit-elle la violence, mais en plus, elle est jugée sur sa façon de réagir face à cette violence. Cette femme en arrive à avoir doublement honte : honte d’être ainsi traitée et honte de son incompétence à faire cesser la violence. Et de fait, elle n’arrive plus à quitter celui qui contrôle cette situation.

La victimisation comme conséquence de la violence faite aux femmes

La violence conjugale n’est pas un phénomène marginal, isolé du contexte social dans lequel nous vivons. Elle n’est qu’une des multiples facettes de la violence faite aux femmes. Pour comprendre les sources et la persistance de cette dernière, référons-nous à la définition qui figure dans une déclaration des Nations Unies :

La violence contre les femmes est la manifestation de rapports de force historiquement inégaux entre l’homme et la femme qui ont abouti à la domination exercée par les hommes sur les femmes et à la discrimination à leur égard, et empêché leur pleine promotion, et la violence contre les femmes est le mécanisme social fondamental et extrême qui contraint les femmes à une position de subordination par rapport aux hommes.

Condition féminine Canada, 1993, p. 6

C’est donc cette domination sociale, collective, des femmes par les hommes qui permet la domination individuelle d’un homme sur sa partenaire. La victimisation des femmes est donc la conséquence du contrôle des hommes. C’est un processus qui se développe dans toutes les sociétés où des hommes peuvent légitimement recourir à la violence et réduire les femmes à l’impuissance. Ce contrôle est renforcé socialement par le climat de peur dans lequel les femmes sont tenues si elles dérogent de ce que l’on attend d’elles. Il est renforcé aussi par une socialisation qui, encore aujourd’hui, dépossède les femmes de leur corps, une socialisation centrée sur les autres et non pas sur leurs propres besoins.

La victimisation conduit donc les femmes à être décentrées d’elles-mêmes, à douter constamment de leurs propres perceptions, de leurs capacités à se défendre et de leur propre valeur. Dans ce contexte, les agressions sont souvent perçues comme justifiées, et les victimes en viennent à prendre sur leurs épaules la responsabilité de la violence des hommes.

En ce sens, les manifestations de la victimisation ressemblent, à certains égards, à celles de la dépendance affective que l’on définit comme relevant d’une mauvaise estime de soi. Le dépendant affectif se verrait et se jugerait dans les yeux des autres et rechercherait à combler ses besoins par et auprès d’autrui. Ainsi, en violence conjugale comme dans la dépendance affective, il semble difficile pour la femme de quitter la relation, toute malsaine soit-elle.

Or, si on n’investigue pas sur ce qui est à l’origine de ces réactions et du contexte social dans lequel elles s’inscrivent, il nous est difficile de reconnaître la présence de la victimisation comme conséquence de la violence faite aux femmes. Il est plus facile alors de s’attarder aux symptômes apparents et de conclure à un problème personnel, tel que la dépendance affective. Pourtant, cette distinction s’avère essentielle pour déterminer l’intervention la plus appropriée.

Comment intervenir auprès des victimes de violence conjugale?

Si une intervenante identifie de la dépendance affective chez une femme qui « victimise » — ce terme est utilisé pour désigner les comportements ambivalents des victimes à la suite de la violence qu’elles ont vécue — elle risque fort de faire porter l’essentiel de son intervention sur la « névrose » qui habite cette dernière et sur la construction de l’estime de soi, ce qui risque d’aggraver sa situation. En fait, toutes ses réactions seront vues à travers la loupe de son prétendu problème de dépendance affective et non pas de la victimisation découlant de la violence. Conséquence : cette femme comprendra qu’elle est la cause de cette violence et qu’elle doit agir sur son problème. Or, intervenir en violence conjugale appelle justement le processus inverse, c’est-à-dire sortir la femme de l’impuissance en redonnant la responsabilité de la violence à celui qui l’a exercée et en reconnaissant la perte de pouvoir que cette violence a eu sur elle.

En fait, intervenir auprès des femmes victimes de violence conjugale nécessite la reconnaissance de la domination tant individuelle que collective sur les femmes. L’intervention doit tenir compte de ces deux dimensions et de leur influence.

Or, justement, les féministes ont voulu agir sur ces deux plans. Sur celui de la victimisation collective, elles ont mené une lutte active et solidaire contre l’oppression faite aux femmes. Cela, en s’attaquant aux discriminations et injustices qui leur sont faites parce qu’elles sont des femmes, aux institutions qui maintiennent cette situation et à la socialisation qui conduit les jeunes filles à devoir se conformer aux attentes sociales typiquement imposées aux femmes. Les féministes ont lutté et revendiqué les droits des femmes à la justice, à la dignité et à l’intégrité. Et il y a eu des gains, des transformations sociales, même si tout n’est pas acquis. D’ailleurs, en 2010, s’est tenue une autre marche des femmes, affirmant que « tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous serons en marche! ».

Les maisons d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale font partie de ce mouvement de lutte et encouragent des actions collectives, ne serait-ce qu’en réunissant des femmes qui, à travers les échanges, en viennent à collectiviser ce qu’elles ont vécu et qui est commun à d’autres. Très rapidement, elles comprennent qu’elles n’ont pas un problème de santé mentale, mais qu’elles réagissent toutes à une même violence universelle. Cette prise de conscience fait partie de la déculpabilisation nécessaire à la reprise de pouvoir.

Cependant, considérant que chaque victime a vu son propre pouvoir basculer à chaque étape du cycle, elle en est nécessairement arrivée à croire à sa spécificité et à sa coresponsabilité qui est due à sa dépendance affective, à son karma, à sa propre violence, à son tempérament passif, à sa dépression ou encore à son enfance difficile. C’est alors que l’intervention doit partir de son expérience, de sa perception, et faire la jonction avec l’effet qu’ont eu sur elle les expériences antérieures de perte de pouvoir, sa socialisation et les cycles de violence exercée par son conjoint.

À cette fin, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale a développé une démarche de reprise de pouvoir collectif et individuel pour les femmes — ce qu’on appelle la « dévictimisation ». Cette démarche privilégie la prise de conscience de l’effet spécifique que les expériences de violence ont eu sur chacune d’elles et comment cela a influencé leurs perceptions des situations et les a amenées à se soumettre. Pour reprendre du pouvoir sur la situation, il s’agit désormais :

  • d’identifier ces messages qu’elles ont reçus, entendus et intériorisés durant leur socialisation, mais aussi durant les agressions et les cycles subis;

  • de décortiquer ces messages et leurs effets paralysants sur elles;

  • d’évaluer la situation de façon plus réaliste, sans le biais des messages;

  • et d’oser passer à l’action en restant centrées sur leurs droits, de s’affirmer et ainsi contrer le sentiment d’impuissance.

C’est donc en se recentrant sur elles, sur leurs droits et leurs besoins, plutôt que sur leur peur, leur doute, leur honte et leur culpabilité, qu’elles reprendront du pouvoir sur leur vie.

En maison d’hébergement, les intervenantes savent que toutes les femmes peuvent être victimes de violence du seul fait qu’elles sont femmes. C’est pourquoi elles travaillent en alliance avec elles, ne les considérant pas comme des « malades », mais bien comme des personnes en déficit de pouvoir sur leur vie. Cela implique qu’elles entretiennent avec les victimes un lien se rapprochant le plus possible du rapport égalitaire plutôt que hiérarchique d’experte à aidée. Telle est la base de l’intervention féministe en dévictimisation.

Quand l’intervention connaît des glissements

Les intervenantes en maisons d’hébergement sont soucieuses de mettre en pratique cette analyse sociale et c’est pourquoi elles ont choisi l’intervention féministe. D’ailleurs, les principes et valeurs féministes qui sont au coeur de l’intervention des maisons sont consignés dans la Charte féministe des maisons pour femmes victimes de violence conjugale membres du Regroupement, adoptée en 1990 et réactualisée en 2003.

Cependant, mettre en pratique l’intervention féministe, faire alliance avec toutes les femmes victimes de violence et garder le cap sur la reprise de pouvoir n’est pas toujours facile, surtout lorsqu’il n’y a ni modèle auquel se référer, ni valorisation sociale. Les intervenantes féministes doivent sans cesse développer, adapter et expérimenter cette approche faite sur mesure pour répondre le mieux possible aux besoins des femmes victimes de violence. D’ailleurs, l’ensemble des activités mises en place au Regroupement pour développer une qualité et une cohérence dans la pratique — mise à jour des formations, débats sur des articles de la Charte, échanges sur le pouvoir ou sur la socialisation des jeunes filles d’aujourd’hui, etc. — témoigne de la préoccupation des intervenantes à cet égard et des défis que pose une telle approche.

En conséquence, à travers le roulement de personnel et les complexités des multiples problématiques qui se juxtaposent à la violence conjugale, il n’est pas étonnant de constater que des glissements vers une intervention psychologisante ont lieu. D’un côté, on fait face actuellement à une « professionnalisation » de l’aide aux victimes qui place davantage les femmes dans un rapport d’experte à aidée. On risque alors d’y perdre de vue l’aspect social de la violence conjugale et la défense des droits, pour mettre davantage l’accent sur la dimension personnelle des problèmes de la femme. En fait, avec la « professionnalisation » de l’aide aux victimes, il y a une valorisation sociale de l’évaluation clinique et du traitement personnalisé. Par le fait même, on assiste à une dévalorisation de l’analyse féministe des difficultés présentées par les femmes, cette dernière étant vue, dans ce contexte, comme dépassée et trop éloignée de la détresse individuelle.

Bien entendu, les intervenantes en maisons d’aide et d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale font partie de cette société qui dénote une lourde tendance à individualiser les problèmes vécus par les femmes, et qui les renvoie à la responsabilité de leur mal-être et de leur prise en charge. Même si les intervenantes féministes en général contestent l’essentiel de ce discours, certaines peuvent en être influencées. On en retrouve, par exemple, des traces dans la tendance à favoriser l’intervention indi- viduelle structurée au détriment de l’intervention informelle ou de groupe, ou à utiliser des diagnostics connus, comme le trouble de personnalité limite ou dépendante, la dépendance affective ou le stress post-traumatique, pour déterminer les bases du plan d’intervention.

Toutefois, il est aisé de constater que la situation des femmes en maison d’hébergement est de plus en plus complexe, puisque d’autres problématiques viennent se greffer à celle de la violence conjugale : toxicomanie, santé mentale, alcoolisme, itinérance, etc. Face à des femmes ayant la violence conjugale pour seule problématique, il est relativement « facile » pour les intervenantes d’établir le lien entre la victimisation et l’effet du cycle de la violence, et ainsi rester fidèle aux principes féministes dans la pratique de l’intervention en dévictimisation. Mais quand d’autres problématiques entrent en jeu, il peut arriver que des intervenantes éprouvent des difficultés à appliquer les principes féministes. Ainsi, pouvons-nous croire que les femmes prendront les meilleures décisions pour elles-mêmes dans un contexte où, en plus d’être victimes de violence conjugale, elles sont aussi toxicomanes ou alcooliques? C’est ainsi que, face à ces problématiques, les intervenantes pourraient perdre de vue leur objectif d’accompagner à la reprise de pouvoir, et avoir une intervention plus directive et plus « orientante ».

C’est donc dire que concilier les multiples problématiques que connaissent les femmes victimes de violence conjugale à partir de cette analyse sociale semble un défi de tous les instants.

Conclusion

Si nous adhérons à l’analyse sociale de la victimisation des femmes comme conséquence de la violence, nous devons en tenir compte dans notre intervention, quel que soit le milieu dans lequel nous travaillons. Sinon, en ignorant les conséquences, nous risquons d’interpréter les signes de la victimisation comme étant des traits de personnalité et de planifier un traitement qui pourrait être néfaste pour les femmes. Depuis ses débuts, le mouvement des femmes soutient que la perspective féministe est celle qui répond le mieux aux besoins de ces dernières. Cette hypothèse a été confirmée dans une recherche de Dominique Damant (2001) démontrant que l’intervention féministe est la meilleure avenue d’empowerment pour les femmes violentées.

Cependant, il ne suffit pas de privilégier un type d’intervention pour que tout coule de source. L’intervention féministe en dévictimisation doit être sans cesse remise en question, renouvelée et adaptée face aux différents changements sociaux et aux influences des tendances actuelles en intervention. Cela exige beaucoup de souplesse et d’adaptabilité. Il faut dire aussi que l’intervention féministe basée sur une analyse sociale n’est pas ce qui est le plus glamour  à l’ère où la psychologie de l’individu est maîtresse. Et avec le roulement du personnel dans les maisons d’hébergement, la dévalorisation du féminisme, plus spécifiquement de l’approche féministe, et la surenchère des courants plus psychologisants, le mouvement des maisons d’hébergement doit particulièrement se renforcer dans le transfert des compétences des équipes, dans l’intégration des nouvelles intervenantes et dans la formation continue à l’intervention féministe en dévictimisation.

Pour le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, il est de première importance que la Charte féministe soit appliquée le plus fidèlement possible auprès des femmes et des enfants victimes de violence conjugale. D’ailleurs, dans les années 2000, le Regroupement a non seulement actualisé sa charte, mais il a aussi revisité son programme de formation continue afin de ramener cette analyse sociale au goût du jour. C’est ainsi que dans les dernières sessions de formation sur l’intervention féministe, l’accent a été mis sur la pratique du savoir, du savoir être et du savoir faire des intervenantes. De plus, le Regroupement termine tout juste la révision du programme sur la dévictimisation, qui est désormais constitué de deux sessions, l’une de trois jours et l’autre de deux jours. La particularité de la première session est justement de revenir sur la construction sociale de la victimisation comme conséquence de la violence, de sorte qu’à la fin toutes les participantes sont en mesure, non seulement de bien identifier les comportements victimisés, mais aussi de les distinguer clairement de la dépendance affective.

Il est donc de la mission des intervenantes en maisons de rester vigilantes par rapport aux principes féministes et de se questionner sur les dérapages afin de préciser davantage leur pratique. C’est ainsi que peut évoluer une intervention sociale auprès des femmes victimes de violence. Il en va non seulement du changement individuel, mais aussi du changement social quant au pouvoir des femmes.