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Introduction

La rationalisation des systèmes de production pose la question de la santé au travail. Les formes et déclinaisons de cette rationalisation sont nombreuses, tout comme les manières de l’observer. Dans le contexte actuel, on cherche à repenser les systèmes de production tout en conservant les exigences de coût et de qualité, en même temps qu’on ajoute les critères de performance que sont le délai et la flexibilité.

Dans l’industrie automobile, pour des raisons historiques liées au développement de Toyota, ce sont les innovations sociales de cette entreprise qui, sur le plan mondial, ont servi de points de repère. Dans les années 1980, le système que forment ces innovations fut nommé lean manufacturing (production au plus juste) par les chercheurs américains de l’International Motor Vehicle Program (IMVP) du Massachusetts Institute of Technology (MIT) (Womack, Jones et Roos, 1991). Aujourd’hui, alors que le lean manufacturing s’est déjà développé chez les constructeurs automobiles et leurs plus proches sous-traitants, il connaît un regain d’intérêt et un soutien institutionnel. Il s’étend ainsi vers les Petites et Moyennes Entreprises (PME) en France (Présidence de la République, 2009, p. 8), dépassant même le cadre strictement industriel, comme on le voit dans le milieu hospitalier au Québec. Sollicité par un organisme de prévention des risques professionnels d’une région française, qui reçoit de plus en plus de demandes émanant d’industriels de sa région vis-à-vis de problèmes de troubles musculosquelettiques et de stress, nous avons mis en place toute une démarche alliant recherche et intervention. Le développement et l’implantation du lean manufacturing conduisent à penser différemment l’organisation du travail et de la production, mais également le travail lui-même, ce qui nous amène à nous demander quels effets cette organisation peut avoir sur la santé.

Dans cette perspective, la démarche mise en place s’effectue en plusieurs étapes. La première, qui est celle qui nous concerne dans le présent article, est de comprendre quelles sont les caractéristiques des situations de travail lean au regard de la santé et de réunir, à ce sujet, les connaissances déjà existantes. Deux autres étapes suivront, que vous pourrez retrouver par ailleurs. La seconde consiste à identifier les mécanismes, c’est-à-dire ce qui forme les sources du danger, puisqu’en prévention on s’attaque en priorité à la source (Bruère 2012). La troisième vise à construire un dispositif d’intervention pour agir opérationnellement sur cette source de risques (Bruère et Chardeyron, à paraître). Pour la première étape de notre recherche, il était nécessaire d’effectuer une étude bibliographique avec la méthodologie que nous proposons, car les études déjà existantes donnent des résultats trop peu précis concernant les situations de travail pour être utilisables opérationnellement en prévention des risques professionnels.

Le présent document est donc une première étape de cette recherche et forme une synthèse de la littérature sur les liens entre lean et santé au travail. Deux courants se feront écho. Il y aura les écrits qui rapportent des résultats positifs attendus pour la santé, tels que la prise en compte de l’humain dans la philosophie du système, l’importance de l’ergonomie normative dans la conception des standards de travail, la polyvalence et l’enrichissement des tâches. On trouvera aussi ceux qui, au moyen d’enquêtes, relèvent des tendances négatives pour la santé : augmentation des symptômes psychologiques (stress), augmentation des symptômes physiques (troubles musculosquelettiques). En outre, nous verrons que le lean manufacturing contient des dispositifs organisationnels qui ont des effets paradoxaux sur la santé.

La santé au travail

Il existe plusieurs façons d’envisager la santé au travail : l’absence de maladie (définition plutôt biomédicale), un état de bien-être physique, mental et social (définition de l’Organisation mondiale de la santé, 1946) ou encore un processus. Nous nous situerons clairement dans la troisième catégorie. À cette fin, nous utiliserons le point de vue sur la santé de Canguilhem (1963), qui nous permet de distinguer les mécanismes d’évolution de la maladie et de la santé. Le normal et le pathologique sont ainsi perçus comme deux dynamiques différentes de la confrontation de l’individu à son environnement (normativité vitale). Dans cette confrontation, la santé est considérée comme étant la capacité de l’individu à dominer, à contrôler son milieu maintenant et à se construire les moyens de le faire dans l’avenir. La maladie, de son côté, est vue comme une restriction de cette interaction, c’est-à-dire l’incapacité pour l’individu d’imposer ses normes à son environnement, lorsqu’il ne possède plus de marges de manoeuvre au regard de son milieu et de ses variations.

C’est au travail que le travailleur va faire des actions lui permettant de contrôler son environnement. C’est là également qu’il sera capable de construire de nouvelles stratégies d’action lui permettant de garder le contrôle malgré les variabilités des situations de travail. Un ensemble de postulats viennent alors former la vision de l’ergonomie centrée sur l’activité, sur la discipline qui nous servira de grille de lecture.

Concrètement, de manière opérationnelle, les deux grandes formes de pathologies, sur lesquelles ce modèle fonctionne et est utilisé par les praticiens de la prévention, forment ce que l’on regroupe sous l’appellation troubles musculosquelettiques (TMS ; voir Bourgeois, Lemarchand et al., 2006) et les risques psychosociaux (RPS, dont principalement le stress, voir Clot, 2011). Comme il s’agit également des deux pathologies posant problème aux entreprises industrielles nous ayant sollicité, nous nous y intéresserons principalement dans notre analyse de la littérature. TMS et RPS ont des liens entre eux dans les mécanismes d’apparition, particulièrement dans les métiers manuels qui nous concernent.

Le lean manufacturing

Histoire du « lean manufacturing »

L’origine du modèle remonte aux années 1950, au moment du démarrage de la conception du Toyota Production Systeme (TPS) par Ohno (ingénieur Toyota) notamment. Plus tard, dans le courant des années 1970, l’entreprise a procédé à une diffusion du modèle Toyota, cherchant alors à rallier à ce modèle ses fournisseurs et les chercheurs américains s’intéressant aux caractéristiques qui ont fait la réussite de l’industrie japonaise, en particulier dans l’automobile.

Dans les années 1980, alors que beaucoup de questions se posaient sur les nouvelles formes d’organisation du travail (par exemple en France ; Montmollin, 1981), a été lancé l’International Motor Vehicule Program (IMVP) du Massachusetts Institute of Technology (MIT) débouchant sur une étude comparative des performances des établissements en fonction de leurs modes d’organisation (Womack, Jones et Roos, 1990). Dans cette démarche comparative, la méthodologie a consisté, dans un premier temps, à réaliser des entretiens avec des gestionnaires de différentes entreprises. Lors de la seconde phase de la recherche, il s’agissait de mesurer la différence de niveau, en termes de productivité, entre les entreprises japonaises et les autres. Ces données ont été obtenues par des questionnaires soumis aux gestionnaires. C’est durant cette deuxième phase qu’est apparu le concept de « lean manufacturing », à la suite d’autres concepts reposant sur les mêmes bases, tels que le juste-à-temps ou le management à la japonaise. Pesqueux et Tyberghein (2009) estiment que cette notion de lean manufacturing est l’interprétation moderne d’une école de pensée plus générale qu’ils nomment école japonaise d’organisation et à laquelle ils attribuent trois « nouveautés » : la polyvalence, la préparation du travail en coopération et l’étude du flux (planification et ordonnancement).

Les idées fortes qui font les particularités du lean peuvent se résumer de la façon suivante (Petitqueux, 2006) :

  • prendre en compte le besoin du client,

  • produire au plus juste,

  • coordonner les flux,

  • intégrer les fournisseurs dans le développement des produits,

  • impliquer, former et responsabiliser les opérateurs.

Dans les usages, sur le terrain, les termes « lean production », « lean manufacturing » ou encore « lean management » laissent la place à des expressions telles que « Lean » ou « le lean ». Ughetto (2009) estime qu’il ne faut pas voir dans l’évolution de cette expression un dévoiement ou un affadissement du concept d’origine.

Modèle productif et système de production

Le lean manufacturing forme une des réponses au nouveau paradigme productif (Askénazy, 2002). On trouve une logique similaire de rationalisation des systèmes de production sous d’autres termes comme post-fordisme, post-taylorisme, juste-à-temps, toyotisme, ohnisme, lean, production transversale, refonte des processus (reengineering)… Cette évolution touche à la fois la structure de l’entreprise, sa logique et les formes du travail. C’est pourquoi le lean manufacturing peut être classé à la fois comme un modèle productif et comme un système de production. Ces deux classements désignent toutefois des niveaux différents de l’organisation. Les modèles productifs peuvent être définis comme des « compromis de gouvernement d’entreprise », qui permettent de mettre en oeuvre les « stratégies de profit », viables dans le cadre des « modes de croissance et de distribution du revenu national » des pays où les firmes déploient leurs activités, avec des moyens cohérents et acceptables par les principaux protagonistes (Boyer et Freyssenet, 2001). Dans le cas du lean, la stratégie serait celle de la « réduction permanente des coûts à volume constant ».

Dans le cadre de cette note, nous allons davantage aborder la question du lean dans son aspect « système de production ». Le système de production décrit l’ensemble du processus grâce auquel l’entreprise produit un bien ou un service apte à satisfaire une demande. Dans le monde de l’industrie, de nombreux modèles de rationalisation des systèmes de production existent. Toutefois, nombre d’éléments organisationnels que l’on trouve dans d’autres systèmes se retrouvent dans le lean. Par ailleurs, ce système de production imprègne fortement la culture de l’industrie automobile. McDuffie et Pil (1997) estiment que quatre caractéristiques permettent théoriquement de différencier le lean des autres systèmes de production :

  • Les ressources sont plus générales, moins spécifiques à un produit

  • Les stocks tampons et les lots sont de taille réduite,

  • L’autorité est décentralisée

  • Il y a un haut degré d’imbrication de l’activité de conception et des tâches d’exécution de production.

La philosophie du système de production Lean

En premier lieu, nous allons aborder les éléments qui composent la philosophie du lean, que Pesqueux et Tyberghein (2009) appellent aussi la « maison ».Dans sa philosophie, le « lean » s’appuie, premièrement, sur une stabilité des ressources. Celle-ci repose sur un respect, une implication, une polyvalence et une responsabilisation des opérateurs (Petitqueux, 1996 ; Genaidy et Karwowski, 2003 ; Shah et Ward, 2007). Le deuxième principe du lean est la réduction des gaspillages (mudas en japonais), au moyen d’une démarche d’amélioration continue (kaizen en japonais) ou, dans certains cas, d’une démarche plus radicale de reengineering (refonte complète de la manière de produire).

Figure 1

Le temple du lean

Le temple du lean
Source : Aldéric Petitqueux, Implementation lean : application industrielle, Paris, Techniques de l’ingénieur, 2006

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Selon la philosophie lean, les gaspillages se présentent sous trois formes (Petitqueux, 2006) :

  • Muri : situations qui conduisent à l’excès, au déraisonnable (par ex. matériel ou matière achetée en excès),

  • Mura : désigne l’irrégularité du système de fabrication (variation autour du fonctionnement nominal),

  • Muda : désigne toutes les activités qui viennent s’ajouter au processus sans contribuer à créer de la valeur ajoutée. Muda signifie gâchis en japonais et peut se décliner selon sept types :

    • gaspillages venant de la surproduction,

    • gaspillages venant de temps d’attente,

    • gaspillages occasionnés par les transports,

    • gaspillages dus aux stocks inutiles (matière première, produits finis),

    • gaspillages dans les processus de fabrication (surqualité…),

    • gaspillages dus à des mouvements et déplacements inutiles,

    • gaspillages dus à des pièces défectueuses (erreurs, défauts ou oublis).

Un ensemble impressionnant d’outils, mélangeant gestion de la production et management, existe dans et autour du lean (Petitqueux, 2006).

Définition à retenir du lean manufacturing

Il semble difficile de retenir une caractérisation simple des dispositifs organisationnels que recouvre le lean manufacturing car chaque auteur, ou presque, établit ses propres critères.

Tableau 1

Exemples de critères de définition du lean manufacturing selon trois auteurs

Exemples de critères de définition du lean manufacturing selon trois auteurs

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Le tableau ne montre qu’un exemple succinct des écarts que l’on peut trouver entre les différents auteurs. L’aspect de puzzle et la multitude d’outils qui existent pour mettre en place et faire vivre le lean manufacturing ne rendent pas la tâche facile. Ayant un objectif d’opérationnalité, avec la mise en place, dans notre démarche de recherche, d’un dispositif d’intervention en prévention des risques professionnels, il nous est nécessaire de prendre la définition la plus large possible du lean manufacturing afin de pouvoir répondre aux demandes d’intervention en lien avec le lean. C’est pourquoi nous allons retenir une définition qui utilisera la représentation proposée par Shah et Ward (2003, 2007). Ces deux auteurs spécifient le système lean en différenciant deux aspects. Il y a, d’une part, la philosophie, qui repose, selon eux, sur dix principes, tant internes, qu’externes. D’autre part, ils présentent les outils, qu’ils classent en quatre grands « bundles », selon le terme des auteurs : le juste-à-temps, la gestion de la maintenance, la gestion de la qualité et la gestion des ressources humaines. Ce sont ces « bundles » qui nous serviront de critères. À noter également qu’étant donné les demandes qui nous ont été posées, c’est bien le lean manufacturing, donc le secteur de l’industrie, qui va nous intéresser. De plus, nous nous préoccuperons, en priorité, des informations que nous pourrons recueillir sur ce qui concerne les opérateurs de ce secteur.

Données et méthode

La majorité des recensions de littérature sur les liens entre lean et santé, même les plus récentes, reflètent très mal la littérature francophone. Les mécanismes utilisés pour les réaliser, à savoir interroger les bases de données en utilisant des mots-clés, permettent d’accéder uniquement aux contenus des revues de langue anglaise, où sont très peu représentés les chercheurs francophones. En effet, les ergonomes de langue française, qui sont parmi les acteurs les plus intéressés par la question, publient peu en anglais lorsqu’ils sont francophones et leur méthodologie d’intervention basée sur l’analyse de l’activité est mal adaptée aux normes des journaux anglo-saxons. Les publications de ces chercheurs se retrouvent dans d’autres réseaux, tels que les séminaires scientifiques d’importance, qui peuvent se tenir en France ou dans d’autres pays de la francophonie (p. ex. : le congrès annuel de la société d’ergonomie de langue française), ou sur des outils de référencement de travaux mis en place par le Centre National de Recherche Scientifique (CNRS). Pour avoir une vision globale des liens entre lean et santé, il faut donc bâtir une stratégie de recherche particulière, qui se distingue des recherches bibliographiques classiques. Une approche de la littérature « grise » nous permettra d’analyser aussi la littérature francophone. Le complément à la littérature anglo-saxonne qu’elle nous apportera nous permettra d’enrichir le corps de connaissances sur les liens entre lean production et santé au travail.

Méthode

La base bibliographique utilisée porte sur les publications des années 1972 à 2010 (l’analyse des publications remonte à la première diffusion d’information sur le système Toyota en dehors de l’entreprise, en 1972).

  • Les titres et les résumés des documents repérés ont été lus. Les documents pouvant satisfaire aux critères d'inclusion, sur la seule base du titre et du résumé, ont été lus dans leur intégralité.

  • Les listes bibliographiques des publications incluses ont été examinées afin de trouver d’autres documents pertinents.

  • Les auteurs publiant un grand nombre de documents appropriés ont été ciblés dans les recherches complémentaires.

Les recherches ont été menées dans des bases de données portant sur des écrits de sociologie, de psychologie et d’ergonomie, tant en français qu’en anglais : Sociological Abstracts, PsycINFO, Ergonomic Abstracts, CAIRN, Erudit, ScienceDirect, Francis et HAL.

Les termes de recherche utilisés pour repérer les publications potentiellement à inclure dans la recension sont les mots-clés indiqués dans les tableaux 2 et 3 ci-dessous.

Tableau 2

Mots-clés en anglais

Mots-clés en anglais

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Tableau 3

Mots-clés en français

Mots-clés en français

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De plus, pour cette recherche, nous avons combiné les indicateurs de facteur de santé (booléen OU, 1re colonne) avec des indicateurs du lean manufacturing (booléen OU, 2e colonne).

Critères

Les critères d’inclusion des textes comprennent :

  • Contenir des faits interprétables, sur le plan de la santé au travail ou des risques professionnels,

  • Concerner une organisation en lean manufacturing reconnue comme telle ou s’y apparentant, c’est-à-dire regroupant des innovations sociales correspondant aux quatre bundles du lean décrits par Shah et Ward (2007),

  • Faire partie de certains types de publications : journal scientifique avec comité de lecture, conférence avec comité de lecture, cahier de recherche, ouvrage ou chapitre d’ouvrage d’auteurs de référence.

En somme, les critères d’exclusion consistaient à éliminer les publications qui n’apportaient pas d’information ou d’évaluation sur la question de la santé au travail. Si les textes sont principalement le fait de sociologues, de psychologues et d’ergonomes, ils peuvent également provenir d’ingénieurs, sachant qu’il s’agit là de la profession avec laquelle nous aurons à interagir en intervention.

Analyse

L’analyse des différentes publications nous amènera à regarder celles qui voient le lean comme un progrès pour la santé au travail, puis à observer celles qui émettent des critiques vis-à-vis des effets de cette organisation du travail sur la santé. Enfin, nous chercherons à comprendre pourquoi certaines publications présentent des résultats mitigés ou ambivalents pour la santé

Résultats

L’application de notre méthode de recension de la littérature nous a conduit à retenir 58 textes, mentionnés dans le tableau 4. Parmi ces textes, neuf présentent le lean comme ayant des effets positifs sur la santé ; vingt présentent des résultats qui sont soit non concluants, soit changeants ou encore mitigés ; enfin, vingt-neuf montrent le lean comme ayant des effets négatifs sur la santé des travailleurs.

Au-delà de ce résultat factuel, nous ferons une lecture des différents textes en quatre étapes. Tout d’abord, nous allons regarder les textes portant sur le système de production de Toyota. Nous pourrons ainsi voir les effets attendus sur la santé par les personnes qui ont mis en place ce système de production.

Dans un second temps, nous examinerons en détail les différents points de vue sur les effets du lean sur la santé. Pour une partie de ces résultats, il y a un effet dû à la situation dans laquelle se trouvent les auteurs, notamment les ingénieurs et ceux qui travaillent directement pour des entreprises mettant en place ou ayant mis en place le lean manufacturing, qui ont tendance à être très positifs concernant le lean.

Dans une troisième partie, nous aborderons un ensemble d’autres travaux qui indiquent une dégradation des conditions de travail et des effets sur les TMS et le stress, les deux pathologies qui nous intéressent. Cependant, pour un certain nombre de textes, les résultats restent difficiles à qualifier clairement.

Ce sont les textes que nous avons extraits dans la quatrième partie qui vont particulièrement nous intéresser. Les auteurs de ces textes essaient de se rapprocher de la situation de travail afin de voir ce qui s’y joue. Ce sont ces éléments-là qui pourront nous servir de point de départ à la suite de notre recherche et de la construction de notre méthodologie d’intervention.

Tableau 4

Vue d’ensemble des documents qui composent les résultats de notre recension de littérature sur les liens entre lean et santé au travail

Vue d’ensemble des documents qui composent les résultats de notre recension de littérature sur les liens entre lean et santé au travail

Légende : La quatrième colonne se lit comme suit : le type de méthode (qualitative, quantitative, entretiens, etc.), la présence ou non d’un groupe de référence (avec, sans), le ou parfois les N (indiqué en chiffres) et, enfin, la période en mois. L’indication NP signifie « non précisé », alors que NA correspond à « Non applicable » (notamment pour les textes qui ne sont pas des études de cas).

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L’évolution du modèle « Toyota »

Sugimori, Kusunoki, Cho et Uchikawa (1977), quatre ingénieurs de Toyota, indiquent la place centrale du rôle de l’humain. Ils présentent ainsi le système Toyota comme étant basé sur deux piliers : le Kanban et le « respect-for-human system ».

Ces auteurs estiment qu’un ensemble de développements techniques et organisationnels, propres à leur système de production, favorise une meilleure prise en compte de la santé et de la sécurité des travailleurs. Ils présentent notamment les dispositifs suivants:

  • Le Jidoka (autonomation), qui permet d’éviter non seulement qu’il y ait surproduction, mais aussi que l’opérateur ait à se préoccuper des défauts sur la machine. Pour les auteurs, ce système permet d’éviter les opérations inhabituelles et le travail supplémentaire, qu’ils jugent comme étant plus accidentogène et producteur de défauts.

  • La mise en place d’une élimination des mouvements inutiles, notamment en faisant disparaître les gestes qui n’ajoutent pas de valeur au produit, ce qui conduit, selon les auteurs, à la mise en place d’un bon environnement de travail.

  • La prise en compte de toutes les capacités des opérateurs, particulièrement en les faisant participer activement au fonctionnement et à l’amélioration de leurs ateliers, ce qui, pour les auteurs, contribue à un meilleur environnement de travail.

À la suite d’un changement structurel sur le marché de l’emploi au Japon, Toyota a cherché, au début des années 1990, à humaniser son système de production, à travers un « nouveau toyotisme » (Shimizu et Nomura, 1993 ; Ogasawara et Ueda, 1996 ; Fujimoto, 1999). L’évolution qu’a connue le marché de l’emploi japonais – baisse tendancielle de la population active et augmentation du niveau de qualification de la main-d’oeuvre – a conduit à un désintérêt pour l’industrie automobile, considérée comme « dure, sale et dangereuse », selon les termes du syndicat des travailleurs de l’automobile japonais (JAW). Les auteurs indiquent que les nouvelles usines Toyota, implantées à cette époque au Japon, sont différentes des anciennes, car leur conception cherche à rendre « plus confortable » le travail pour stabiliser la main-d’oeuvre.

Ce que le lean est censé apporter au développement de la santé au travail

Pour certains auteurs, ingénieurs et spécialistes de l’industrie, les caractéristiques du travail, dans le cadre d’une organisation lean, montrent une nouvelle prise en compte de la santé au travail par rapport aux organisations du travail d’inspiration fordiste. Ces auteurs indiquent un ensemble de caractéristiques du lean, dans les situations de travail, qui sont censées être les supports à ces avancées d’un point de vue de la santé. Mentionnons la prise en compte des normes anthropométriques dans les standards de travail, l’agencement de la ligne en « U », la polyvalence et l’enrichissement des tâches.

La recherche d’un standard de travail acceptable selon les normes anthropométriques

Si l’on ne peut pas placer l’ergonomie comme faisant partie du système lean en tant que tel, celle-ci est souvent présente, sous la forme de normes ergonomiques ou anthropométriques, par l’intermédiaire de la notion de « gaspillage ». L’ergonomie des postes de travail est alors vue comme une piste à étudier dans la recherche de l’élimination des mouvements inutiles et de la prise en compte des « zones de confort » par des outillages calibrés et disposés sur le lieu de l’utilisation, la présence de systèmes Poka Yoké (détrompeurs) sur les gabarits de montage et d’autres supports d’assemblage.

Toyota a d’ailleurs mis en place des outils d’évaluation de la charge de travail, selon une vision plus ou moins normée, avec le Toyota’s verification of assembly line (TVAL), qui permet d’évaluer les postes en faisant appel à la notion de « stress physiologique ». On peut voir, chez les constructeurs automobile, différents exemples d’outils d’évaluation similaires, centrés sur les efforts et les postures, par exemple chez Peugeot SA et Ford (Iritani, Koide et Sugimoto, 1997 ; Moreau, 2003 ; Joseph, 2003).

Un agencement de la ligne en « U »

Certains voient la ligne en « U » comme un moyen de limiter les déplacements ainsi que les opérations de manutention (charge, facilité du prélèvement, postures de travail, etc.) et d’isoler les opérateurs à l’origine des bruits environnants de l’atelier (Dolgui et Proth, 2006 ; Liker et Meier, 2006).

Les principales avancées d’un tel agencement pour la santé des opérateurs, relevées dans la littérature, sont une amélioration de la visibilité et de la communication entre eux, une facilité d’entraide des opérateurs, un enrichissement des tâches pour ceux qui doivent s’occuper de plusieurs postes, de même qu’une diminution de la distance parcourue par rapport à une ligne classique.

La polyvalence et l’enrichissement des tâches

Concernant la polyvalence, comme l’indiquent Sugimori et al. (1977) ou encore Coriat (1991), elle fait partie du système, notamment parce qu’elle permet de séparer l’homme et la machine. Holweg et Pil (2004) et les auteurs du IMVP placent la rotation entre les postes comme un des critères permettant de distinguer entre les organisations lean et les autres. Cette polyvalence, à travers la rotation, est présupposée avoir des effets positifs sur la santé. Hunter (2002, 2004), par exemple, évalue, selon une approche normée de l’ergonomie et par simulation, que la configuration en cellule d’opérateurs tournants donne des résultats supérieurs à une configuration classique pour la santé physique des travailleurs.

Dans le même ordre d’idées, et parfois confondue, on voit dans les descriptions du système lean la notion d’enrichissement des tâches, issue de cette polyvalence, mais aussi de l’intégration dans le travail des questions de qualité et d’amélioration continue. Cet enrichissement des tâches est présenté, par certains auteurs, comme apportant du « bien-être » et de la motivation dans le travail (Adler, Goldoftas et Levine, 1997 ; De Treville et Antonakis, 2006). Womack (1996), par exemple, estime que les travailleurs peuvent obtenir un gain substantiel de satisfaction en comprenant le processus complet de création d’un produit et en étant intégrés dans la re-conception et l’amélioration de ce processus. Ces deux éléments peuvent être amenés par certaines composantes du lean que sont les démarches kaizen et la rotation. Llory et Llory (1996) estiment, pour leur part, que la grosse partie de l’enrichissement des tâches se manifeste par la prise en charge, par chaque opérateur, d’une partie de la fonction de contrôle.

Le lean semble pourtant ne pas favoriser la santé au travail

Malgré les éléments positifs que le lean est censé apporter, des témoignages, comme ceux de Mehri (2005) ou de Satoshi (1972/2008), révèlent des difficultés. Plus encore, de nombreux auteurs en épidémiologie ou d’autres faisant état d’enquêtes statistiques recensent les difficultés du système par rapport à la santé des travailleurs. Parmi ces auteurs, les chercheurs sont plus nombreux que les praticiens. Il est à noter que les effets constatés ne semblent pas différer en fonction du temps ou du type d’industrie (la revue non exhaustive des textes ne permet pas d’opinion ferme à cet égard), mais en fonction de l’origine des auteurs. Les auteurs américains privilégient les problématiques à l’origine du stress, alors que les Européens se préoccupent davantage des questions de conditions de travail et de troubles musculosquelettiques. Cela pourrait très bien n’être que la manifestation d’une seule problématique s’exprimant par des symptômes différents, stress et TMS ayant des liens très proches.

Augmentation du stress

L’augmentation du stress est souvent abordée, par les auteurs, sous l’angle du modèle de Karasek (Karasek et Theorell, 1990). De ce fait, certains auteurs montrent un lien entre l’organisation « lean » et le stress parmi les travailleurs : Jackson et Martin (1996), Nishiyama et Johnson (1997), Jackson et Mullarkey (2000) Parker (2003), Gorgeu et Mathieu (2006), Berg et Kalleberg (2006), Conti et al. (2006), Eklund et Berglund (2007).

L’analyse, autour des liens entre le lean et la santé, s’est affinée au cours des années. Les recherches récentes font ressortir les liens particuliers entre certaines pratiques du lean et le stress, mais également parfois l’ambivalence des dispositifs. À titre d’exemple, le lean amène plus de possibilités d’amélioration, mais aussi plus de contrôle managérial.

Augmentation des troubles musculosquelettiques (TMS) et dégradation des conditions de travail

Les auteurs rapprochent très fréquemment, en France en particulier, stress et TMS, en les considérant comme deux aspects d’une même problématique en lien avec le lean : Lewchuk et Robertson (1996), Landsbergis, Cahill et Schnall (1999), Fairris et Brenner (2001), Askénazy (2002), Valeyre (2001, 2007) Lorenz et Valeyre (2005), Valeyre, Lorenz, Cartron et al. (2009), Wells, Mathiassen, Medbo et Winkel (2007), Ardenti, Gorgeu et Mathieu (2010), Bertrand et Stimec (2011).

Si toutes ces études semblent mener vers l’existence d’un lien entre les systèmes lean production et les problèmes de santé au travail, on retrouve toutefois deux extrêmes. En effet, il y a ceux qui voient l’intensification du travail comme faisant partie intégrante du système (par exemple Coriat, 1991). À l’opposé, on retrouve ceux qui en doutent, constatant un ensemble de mouvements simultanés, liés plus ou moins directement au lean, tels que le downsizing (réduction d’effectifs notamment dans la ligne hiérarchique), la réduction des temps de cycle, une plus forte standardisation des tâches et une intensification du travail (Bao, Mathiassen et Winkel, 1996 ; Winkel et Neuman, 2005).

Sur le terrain, on observe des effets paradoxaux du lean sur la santé

Cette dernière partie va particulièrement nous intéresser, dans l’optique de répondre aux demandes des entreprises industrielles que nous présentions en introduction. Il s’agit d’extraire les caractéristiques des situations de travail lean que les auteurs ont reconnues comme pouvant engendrer des problèmes de risques psychosociaux ou de troubles musculosquelettiques pour les opérateurs. Encore une fois, si les textes ne couvrent pas de manière exhaustive ce sujet, ils nous permettent de relever certaines caractéristiques : le travail en équipe, les dispositifs participatifs et la responsabilisation, la ligne en «U», l’élimination des gestes inutiles, l’élargissement et l’enrichissement des tâches ainsi que la polyvalence.

Le travail en équipe

Bien que le travail en équipe fasse partie intégrante du lean et qu’il soit censé apporter aux salariés soutien social et entraide, Babson (1993) n’observe pourtant pas de fonctionnement en équipe, notamment dans le rôle du team leader. Pour l’auteur, l’enjeu de la mise en place acceptable du lean passerait par une définition de la façon dont le pouvoir est distribué et dont les conflits sont régulés.

Par ailleurs, le travail d’équipe et la rotation des postes à l’intérieur de l’équipe semblent être les variables qui permettent de démarquer le mieux les entreprises les plus proches du modèle japonais (Tremblay et Rolland, 1996 ; Bjorkman, 1996).

Toutefois, dans la pratique, il y a équipe et équipe. En effet, on peut distinguer deux façons de considérer les équipes : celles qui sont centrées sur le superviseur et celles qui le sont plutôt sur le travailleur. Babson (1996) les classes dans une catégorie ou dans l’autre en fonction de trois critères qui sont :

  • le type de sélection du team leader,

  • le type d’organisation des réunions d’équipe,

  • la manière dont les postes sont assignés.

Jean-Pierre Durand (2004) fait voir l’importance des différences sémantiques entre le teamwork, terme employé par les tenants du lean, et l’équipe de travail mais également le groupe de travail, terme davantage lié au modèle scandinave. On peut estimer que ces différentes appellations, parfois confondues ou mélangées, recouvrent des réalités différentes de l’organisation du travail.

Autre aspect du travail d’équipe : les cercles de qualité ou groupes kaizen. Pour Roth (1997), le travail collectif au sein des groupes kaizen peut être de deux types, selon la source du pilotage, qui peut être fait par des experts ou par le groupe. Cela influe sur les objectifs, les sujets, la fréquence des réunions, la motivation et les gains de productivité.

Néanmoins, il est à noter que, de manière générale, l’influence des équipes sur le travail et les conditions de sa réalisation semble plus faible en Europe qu’au Japon (McDuffie et Pil, 1997, p. 18). Il pourrait s’agir là d’une interprétation différente du rôle qu’elles doivent remplir, influencée entre autres par une culture managériale différente. On peut imaginer que, selon ces différences, le rôle de ressource que les équipes peuvent jouer, du point de vue de la prévention, par la construction d’un collectif de travail, peut varier (Clot et Litim, 2008).

Ainsi, Rinehart, Huxley et Robertson (1995) constatent que, si les équipes peuvent favoriser une meilleure entraide et un meilleur résultat sur le travail, elles ne fonctionnent pas comme l’encadrement le suppose. Cela peut pousser au développement d’une pression des pairs, ce qui suscite une résistance de plus en plus grande, de la part des travailleurs comme des syndicats, au développement des équipes. Bjorkman (1996) estime d’ailleurs qu’il n’y a pas de réel travail d’équipe dans le lean.

On peut également observer des différences quant à la définition, que se donnent les chercheurs, de ce qu’est une équipe, ce qui ne vient pas faciliter les interprétations. Edwards, Geary et Sisson (2004) observent donc à la suite de différentes enquêtes que, selon les méthodes d’analyse, la présence d’organisation en équipe peut passer de 65 à 5 %.

Les dispositifs participatifs et la responsabilisation

Babson (1993) estime qu’il y a peu de fonctionnement participatif dans le lean et, par conséquent, peu de contrôle sur son travail, mais une importante pression sociale pour l’engagement « volontaire » de chacun.

Dans le même ordre d’idées, Lewchuk et Robertson (1997), en comparant différentes usines automobiles utilisant plus ou moins une gestion allégée (lean), montrent que, malgré la place importante que prend la notion de responsabilisation des travailleurs «empowerment» dans le lean, ce qui pour les auteurs marque d’ailleurs la grande différence du système avec le taylorisme, sur le terrain ce sont les entreprises les plus lean qui ont le plus faible degré de responsabilisation et la plus grande augmentation du contrôle.

La ligne en U

Pour aller plus finement dans l’analyse entre ce qui est prévu et ce qui est réalisé, on peut s’attarder également à l’étude de Morvan, François et Bourgeois (2008) concernant un cas d’opérateurs tournants dans les cellules en « U ». Par une analyse ergonomique de transformation des lignes de production, les auteurs constatent des paradoxes opérationnels. Il s’agit d’éléments non pris en compte dans la conception des systèmes productifs mais que les opérateurs doivent gérer au risque d’atteintes à leur santé. En effet, certaines caractéristiques du travail en opérateurs tournants dans les cellules en « U », un dispositif organisationnel promu par le lean, apparaissent contredire la philosophie même du modèle. Les auteurs observent un ensemble de contraintes nouvelles : les opérations sont de plus en plus nombreuses ou plus complexes à accomplir, les temps de déplacement deviennent des temps de travail supplémentaires et se coordonner au sein de l’équipe de la ligne en « U » devient un travail à part entière. De plus, il devient nécessaire pour les opérateurs d’anticiper les aléas et la gêne des autres opérateurs.

Pour réguler tout cela, le bon fonctionnement de la cellule repose sur la force du collectif d’opérateurs à travers la qualité des relations interpersonnelles, la capacité des opérateurs à repérer quand leurs collègues ont besoin d’aide, la coopération et la collaboration entre opérateurs, de même que la réorganisation de son travail par le collectif lui-même.

Le paradoxe, que relèvent les auteurs, apparaît dans le fait que ces éléments « ressources » ne sont disponibles que lorsque l’équipe forme un vrai collectif de travail, non une collection d’individus, ce qui nécessite une grande stabilité des équipes et est en contradiction avec l’idée de flexibilité, qui préside à la mise en place de ces organisations en opérateurs tournants en cellule en « U ».

L’élimination des gestes inutiles

Le terme « geste inutile », ce qu’on cherche à éliminer dans la chasse aux gaspillages dans le cadre du lean, est un vocable qui s’appuie souvent sur une vision de « bon sens ». Toutefois, l’évaluation de ce qui est utile et de ce qui ne l’est pas appelle un choix de points de vue et de critères. Or, la vision de « valeur ajoutée pour le client », qui est souvent celle retenue, perd à la fois la question de la valeur pour le salarié et celle de la valeur pour l’atteinte des objectifs.

Bourgeois et Gonon (2010) citent le cas des déplacements. Sur le plan du bon sens pour la santé des opérateurs et pour la productivité, les déplacements sont souvent vus comme un « défaut, une erreur, une opération sans utilité », et leur suppression est « devenue un quasi-standard ». Malheureusement, une telle vision néglige le fait qu’un déplacement peut également être une ressource, un effet utile et donc que tous les déplacements n’ont pas la même valeur.

Hubault et Bourgois (2004) constatent, pour leur part, que le modèle d’efficacité auquel il est fait référence pour supprimer les gestes inutiles et autres « opérations sans valeur ajoutée » est classique et taylorien bien plus que lean. Pour eux, cette centration sur la recherche de rentabilité, par une réduction du coût des opérations de travail, conduit à une densification du travail qui peut empêcher les salariés de contribuer à la qualité et qui, paradoxalement, peut devenir source de non-productivité et surtout d’atteinte à la santé.

Élargissement et enrichissement des tâches

L’élargissement, ou l’enrichissement, des tâches est un terme que l’on retrouve régulièrement dans la littérature comme étant un des apports positifs du lean pour les opérateurs. Il recouvre l’idée que le lean a fait évoluer le travail dans son contenu même. Dans le cadre du lean, l’opérateur doit, en effet, être polyvalent entre les machines, prendre en charge une partie de la maintenance, du contrôle-qualité ainsi que de la programmation, en ayant recours au kanban (Coriat, 1991, p. 51). Indirectement, deux effets positifs sont attendus pour les salariés, soit un travail moins monotone car plus varié (aspect psychologique) et des gestes moins répétitifs, du fait des changements de postes de travail (aspect biomécanique). Les opposants à la méthode, par exemple Babson (1993), estiment toutefois que ces dispositifs, qui devraient conduire à une bonification du travail, peuvent, au contraire, avoir un effet négatif sur le stress qui augmente avec la complexité et la variété du travail.

La polyvalence

Dans le lean, la polyvalence est vue comme fortement positive, du point de vue de la production, pour maintenir cet objectif de flexibilité. Elle est également considérée comme favorisant une variété de tâches et donc une diversité de gestes, ce qui permettrait de réduire l’exposition aux facteurs de risque de troubles musculosquelettiques. De plus, elle permettrait de rompre la monotonie et, à ce titre, est considérée aussi comme une ressource psychosociale. Toutefois, là encore, Babson (1993) constate que les éléments qui composent la polyvalence, à savoir la rotation des postes et la formation des salariés, sont en réalité peu ou mal structurés dans les entreprises en lean manufacturing.

Discussion - Conclusion

Pour répondre aux demandes d’entreprises industrielles, par l’entremise de l’organisme de prévention qui nous a sollicité, concernant des problèmes de santé (TMS et RPS) dans le cadre du lean manufacturing, nous avons fait le choix d’une démarche en plusieurs étapes. La recension des écrits sur les liens entre santé et lean manufacturing rapportée dans le présent article forme la première de ces étapes.

Ce choix méthodologique engendre un certain nombre de questions auxquelles nous ne pouvons répondre, par exemple : Existe-t-il des disparités selon les industries ? Les approches de lean manufacturing ont-elles transformé les pathologies ? Toutefois, bon nombre d’entre elles n’étaient pas pertinentes pour répondre aux demandes que nous avons reçues.

Pour ce qui nous intéresse, c’est-à-dire connaître quelles sont les caractéristiques organisationnelles des situations de travail lean susceptibles d’engendrer des TMS ou des RPS, que peut-on retenir des résultats de notre recension ?

Tout d’abord, certains dispositifs du lean ont des effets paradoxaux sur la santé. En effet, on trouve des situations de travail dans lesquelles des dispositifs qui composent le lean et qui ont des vertus potentiellement positives pour la santé ou la prise en compte du travail réel s’avèrent, sur le terrain, avoir des effets nuls ou négatifs.

D’une part, on constate, plus globalement, une opposition entre la logique de stabilité, que l’on observe dans la pratique, et l’idéologie de souplesse aux variations de commandes et de cadences, qui est sous-jacente au lean. D’autre part, on remarque un contraste entre cette logique de stabilité et la nécessité de régulation des situations critiques par les opérateurs, pour prévenir la menace que ces situations font peser sur la qualité, la régularité du flux ou les délais. Cette double opposition que nous venons d’exposer est peu prise en compte dans les modèles de « reporting », ce qui peut conduire à un écart de perception entre les difficultés de production (régularité du flux) et les difficultés du travail (les régulations et les efforts associés nécessaires pour atteindre cette régularité).

Dans la poursuite de notre processus de recherche, deux autres étapes sont nécessaires. La prochaine consistera à trouver les sources à ces risques organisationnels que forment les paradoxes observés dans les situations de travail (Bruère, 2012). La suivante sera de construire une méthodologie d’intervention pour agir sur ces sources (Bruère, à paraître).

Pour identifier les sources des risques propres au lean, on peut s’appuyer sur le constat que les dispositifs organisationnels dans les situations de travail, qui ont des effets paradoxaux, semblent pouvoir être tout aussi bons que mauvais pour la santé des travailleurs, selon la façon dont ils ont été pensés par les concepteurs de l’organisation. Le processus d’actions et de décisions qui conduit à ces dispositifs organisationnels joue donc un rôle important, ce qui est en accord avec la place prise, dans le système, par l’amélioration continue. Nous devrons, de ce fait, mieux comprendre les mécanismes qui conduisent à la construction de l’organisation lean, c’est-à-dire au travail d’organisation du lean manufacturing. Cela nous conduira à déterminer s’il existe ou non des éléments caractéristiques dans le travail d’organisation du lean qui peuvent « faciliter » l’apparition des paradoxes dans l’organisation du travail. Si de tels éléments existent, il nous faudra en comprendre les mécanismes les uns par rapport aux autres. Ces deux éléments peuvent constituer un enjeu majeur pour la mise en place d’actions de prévention des risques professionnels adaptées au lean manufacturing, afin d’agir sur les sources de ces risques, mais également pour améliorer la durabilité des effets positifs des transformations sur la santé.