Article body

Largement dominant à l’époque de la production industrielle dans l’entreprise hiérarchisée, le contrat de travail à durée indéterminée comme mode de régulation des relations de travail (Castel 1995) est aujourd’hui fragilisé par l’organisation des entreprises sous forme de réseaux. En même temps qu’elles procèdent à des fusions-acquisitions pour se renforcer dans leur coeur de métier, les entreprises poursuivent en effet leur politique d’externalisation de toutes les activités jugées non stratégiques. En d’autres mots, leur organisation obéit à un « principe de subsidiarité », selon lequel l’entreprise ne produit en interne que ce qu’elle ne peut obtenir sur le marché à un meilleur prix ou dans une meilleure qualité (Cohen 1998 : 39).

Sur le plan juridique, cette stratégie économique se traduit par une tendance de l’entreprise à privilégier d’autres formes de mobilisation du travail que le travail salarié à durée indéterminée. On observe ainsi non seulement un recours croissant aux contrats de travail atypiques, mais aussi le remplacement d’une partie des contrats de travail par des contrats civils ou commerciaux, notamment par la sous-traitance et la franchise. Alors que le travail peut en fait rester de même nature, les normes juridiques attachées au statut salarial, qui établissent un équilibre entre subordination juridique et garanties sociales (Supiot 1999), laissent dans ce dernier cas la place à des règles de droit qui, tout en formalisant et en légitimant la dépendance économique, maintiennent un principe d’indépendance juridique entre la personne qui fournit le travail et celle au profit de laquelle ce travail est réalisé.

Certes, le droit du travail continue encore à s’appliquer à une large majorité des travailleurs dans les réseaux, mais celui-ci se révèle inadapté pour garantir une régulation efficace. Tout d’abord, le principe de l’indépendance juridique de chaque société membre du réseau empêche, le plus souvent, de tenir compte de l’unité économique du réseau, par exemple dans le domaine des institutions représentatives des travailleurs. Ainsi, la petite taille des sous-traitants risque de rendre inapplicable la législation sur la mise en place d’une telle institution, celle-ci étant soumise à un certain seuil d’effectif. Mais même si une telle institution existe au niveau du sous-traitant, on peut douter de son efficacité, car les décisions économiques les plus importantes ne sont pas prises par le sous-traitant, mais au niveau de la société amirale du réseau.

Au-delà de la fragilisation du droit du travail par un recours plus fréquent au travail indépendant, c’est donc le modèle même d’organisation des entreprises qui, en passant de la pyramide au réseau, constitue un défi pour le système juridique dans son ensemble, et pour le droit du travail en particulier, tant que ces derniers restent eux-mêmes fondés sur le paradigme de la pyramide (Ost et Van De Kerchove 2002). Les relations existant entre les différentes sociétés membres d’un réseau ne sauraient en effet être assimilées ni à un contrat, ni à une organisation, mais constituent une nouvelle forme d’organisation allant au-delà de ces deux catégories juridiques (Teubner 1996). Elles bouleversent ainsi la traditionnelle distinction binaire entre ces deux catégories et rendent difficile une régulation juridique efficace.

Bien entendu, la fragilisation de la régulation des relations de travail par le droit du travail se trouve encore renforcée par l’internationalisation croissante des entreprises, et notamment des réseaux. Celle-ci menace de rendre inefficace un droit du travail dont le principal niveau de l’élaboration des normes reste, malgré le développement assez important du droit social communautaire, le niveau national, qu’il s’agisse d’ailleurs des normes imposées par les pouvoirs publics ou de celles qui sont négociées par les partenaires sociaux (Gérard, Ost et Van De Kerchove 1996). Certes, les travailleurs dans les réseaux restent soumis aux différentes législations nationales, mais celles-ci ne sauraient que difficilement réguler des phénomènes transnationaux, et sont par ailleurs, dans de nombreux pays, sinon en droit, au moins en fait, moins protecteur des travailleurs qu’en Europe et en Amérique du Nord.

D’une manière apparemment paradoxale, cette crise de la régulation des relations de travail par le droit du travail national s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle catégorie de normes dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises. On pourrait s’étonner de cette volonté des entreprises de créer de nouvelles normes sociales, alors qu’elles ont tendance à dénoncer les contraintes du droit du travail. En réalité, cependant, ces deux idées ne se contredisent pas, et peuvent au contraire se compléter. Alain Supiot rappelle ainsi, qu’en prônant la déréglementation, les entreprises ne demandent pas qu’on cesse de réglementer les relations de travail, mais seulement qu’on les réglemente autrement (Supiot 1989) et surtout qu’on redéfinisse l’équilibre entre les différentes formes de réglementation du travail, en accordant une place plus importante à l’autorégulation des relations de travail par l’entreprise. Il ne s’agit donc pas pour les entreprises de renoncer à toute forme de régulation au profit d’une « loi de la jungle », mais avant tout d’exiger une participation plus active à l’élaboration des normes qui gouvernent les relations avec ses travailleurs.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer les pressions exercées sur l’entreprise par ses différentes parties prenantes, qu’il s’agisse d’associations de consommateurs, d’ong, de fonds d’investissement éthiques ou d’agences de notation. Un nombre croissant d’entreprises choisissent donc d’aller au-delà du droit du travail, pour reconnaître et rendre compte de leurs responsabilités sociales, à travers, par exemple, l’adoption de chartes, de codes de conduite ou la publication de rapports sur le développement durable.

L’objectif de cet article est d’analyser les enjeux de l’émergence de cette nouvelle forme de régulation pour le droit du travail. Le recours aux instruments de la responsabilité sociale renforce-t-il la crise du droit du travail ou, au contraire, permet-il de l’atténuer ? En d’autres termes, faut-il considérer que la responsabilité sociale concurrence les normes du droit du travail, ou peut-elle utilement les compléter, voire même leur donner une opportunité de renouvellement dans le contexte difficile des entreprises en réseaux ?

Il convient tout d’abord d’écarter l’analyse, pourtant largement répandue, qui consiste à considérer la responsabilité sociale comme une forme de régulation qui ne relève que de l’éthique et qui se situe hors du champ juridique. Certes, les pratiques socialement responsables sont définies comme allant au-delà de la loi et des conventions collectives, mais cela n’enlève en réalité rien à leur caractère juridique. Au-delà des mesures incitatives mises en oeuvre par les institutions de l’Union européenne (Moreau 2003), on assiste en effet à l’émergence d’un véritable cadre juridique de la responsabilité sociale de l’entreprise (Sobczak 2002a). On note en premier lieu l’adoption par plusieurs États de l’Union européenne de législations qui visent à inciter les entreprises à adopter des pratiques socialement responsables. Certaines de ces législations visent les fonds d’investissement et les obligent à préciser si, et dans quelle mesure, la gestion de leur portefeuille intègre des critères éthiques, sociaux et environnementaux, l’idée étant que ces fonds exercent ensuite leur influence pour inciter les entreprises à modifier leurs pratiques[1]. D’autres législations s’adressent directement aux entreprises pour leur imposer de rendre compte dans leur rapport annuel de gestion des aspects sociaux et environnementaux de leurs activités[2]. Au moins dans ce dernier cas, il semble que le non-respect de cette obligation de transparence, mais aussi la fourniture d’informations erronées sur les pratiques de l’entreprise peuvent être sanctionnés par les juridictions étatiques (Sobczak 2003). Ainsi ces législations contribuent à sortir la responsabilité sociale de la sphère de l’infra-droit dans laquelle elle a encore trop tendance à se situer.

Mais la nature juridique des normes de responsabilité sociale a été affirmée encore plus clairement par la jurisprudence aux États-Unis. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle ces normes n’auraient qu’un caractère purement volontaire, la Cour suprême de Californie a en effet affirmé dans l’arrêt Kasky c. Nike de mai 2002 que le non-respect d’un engagement pris dans un code de conduite ou le caractère erroné d’une information donnée dans un rapport social peuvent être sanctionnés sur le fondement de la publicité mensongère[3]. Le développement des instruments de responsabilité sociale ne se traduit donc pas inévitablement par un recul du droit au profit de l’éthique et de la gestion. On pourrait même défendre la thèse exactement inverse, en considérant qu’on assiste à une juridicisation des normes éthiques et de gestion.

De ce point de vue, la responsabilité sociale ne peut par conséquent être considérée comme une menace pour le droit, et constitue au contraire plutôt une opportunité de renouvellement. Cependant, au-delà de ce premier constat, on doit noter qu’un recours aux outils de la responsabilité sociale risque de modifier les équilibres entre les différentes branches du droit, dans la mesure où il est le signe d’une irruption du droit commercial, du droit des sociétés, du droit financier et surtout du droit de la consommation, dans la régulation des relations de travail. Sur le plan formel, on constate ainsi que, dans le droit français, les nouvelles législations qui visent à promouvoir la responsabilité sociale des entreprises figurent non pas dans le code du travail, mais dans le code monétaire et financier[4] et dans le code du commerce[5].

Mais l’importance du rôle joué par ces branches du droit dans le domaine de la responsabilité sociale se manifeste surtout au niveau du fond. Les normes de responsabilité sociale se traduisent en effet par un recours à des techniques juridiques propres à ces branches du droit, qu’il s’agisse de l’introduction de clauses sociales dans des contrats commerciaux, de la certification des produits par des labels sociaux ou encore de la sanction du non-respect des instruments de responsabilité sociale sur le fondement de la publicité mensongère.

On ne saurait que difficilement ignorer le lien qui existe entre cette irruption du droit commercial dans la régulation des relations de travail par les normes de responsabilité sociale de l’entreprise et celle qui sous-tend la mise en place des réseaux, dont il faut rappeler qu’ils se traduisent par le remplacement de contrats de travail par des contrats de droit commercial. On pourrait même considérer que cette double transformation est tout à fait cohérente, voire que son parallélisme s’impose. A priori, il semble en effet logique que ce soient les techniques du droit commercial qui régulent les rapports de droit commercial.

Une telle conclusion paraît cependant trop hâtive, puisqu’elle fait abstraction des réalités économiques. On doit en effet rappeler que, dans les faits, les prestations de travail fournies par les personnes liées à l’entreprise par des contrats de droit commercial et dont la relation de travail commence à être régulée par des normes de responsabilité sociale ne se distinguent pas de celles fournies par les salariés soumis au droit du travail. Surtout, les deux catégories de travailleurs sont soumis à une subordination similaire qui ne revêt certes plus toujours les mêmes formes que dans l’organisation hiérarchique, mais dont les conséquences ne sont pas pour autant moins importantes sur la santé et sur la liberté des personnes (Supiot 2001a).

Il s’agit donc de vérifier si un recours au droit commercial et surtout au droit de la consommation peut fournir aux travailleurs dans les réseaux une protection et des garanties équivalentes à celles qu’offre le droit du travail aux salariés, afin de savoir si les normes de responsabilité sociale constituent plutôt une menace pour le droit du travail ou au contraire une opportunité de renouvellement. La présente analyse portera essentiellement sur le recours au droit de la consommation, celui-ci étant en effet l’outil le plus utilisé en raison notamment de l’activisme des associations de consommateurs. On présentera dans une première partie les opportunités qu’offre le recours au droit de la consommation pour la régulation des relations de travail dans les réseaux, avant de mesurer les risques que représente cette évolution à la fois par rapport aux fondements et au contenu du droit du travail.

Les perspectives de renouvellement de la régulation des relations de travail par le recours aux techniques du droit de la consommation

Malgré la séparation très nette des deux branches du droit, le recours par des juristes en droit du travail à des techniques du droit de la consommation pour réguler les relations de travail est dans une certaine mesure facilité par une critique commune du principe de l’égalité des contractants qui domine en droit civil. À l’inverse de ce dernier, le droit du travail et le droit de la consommation considèrent en effet que l’égalité entre les parties au contrat correspond moins à une situation de départ qu’il ne constitue un objectif à atteindre par une régulation juridique adaptée. Dans ces deux branches du droit, on tient ainsi compte de la réalité économique pour estimer que dans un contexte d’inégalité de fait entre contractants, c’est le principe de la liberté contractuelle qui opprime et la régulation qui libère. Un autre point commun concerne les instruments utilisés par les deux branches du droit pour atteindre l’objectif de protection du contractant le plus faible. Dans les deux cas, il s’agit en effet d’une régulation qui repose, soit sur l’intervention d’un tiers extérieur, le plus souvent un représentant des pouvoirs publics, soit sur l’action collective des contractants plus faibles qui doit contribuer à rééquilibrer le rapport de forces.

Au-delà des objectifs et principes communs, le droit du travail et le droit de la consommation ont cependant développé des techniques et institutions juridiques différentes au niveau de leur mise en oeuvre concrète, ce qui explique l’intérêt que peut présenter un recours aux techniques du droit de la consommation pour compléter le droit du travail dans les domaines où celui-ci ne semble pas ou plus adapté, et notamment dans le cadre des réseaux.

L’un des principaux défis dans les réseaux consiste à dépasser les frontières juridiques de l’entreprise et à faire coïncider la maîtrise économique de l’activité par la société amirale et sa responsabilité pour les conséquences sociales dans toutes les sociétés membres du réseau (Del Cont 1997). Alors que l’application des normes du droit du travail reste subordonnée à l’existence d’un contrat de travail entre salariés et employeur, il s’agit donc de vérifier si un recours à la responsabilité sociale d’entreprise, fondé sur les techniques du droit de la consommation, peut permettre de réguler l’ensemble des relations de travail dans les réseaux sans tenir compte de la forme juridique de la mobilisation du travail.

En réalité, cette question couvre deux champs différents, car il s’agit d’analyser à la fois si un recours à des techniques du droit de la consommation peut contribuer à élargir le champ des personnes couvertes par les normes du travail et s’il peut permettre d’élargir le champ des personnes titulaires du droit à l’action collective.

Le recours au droit de la consommation et l’élargissement du champ des personnes couvertes par les normes du travail

Comme déjà mentionné, l’une des principales difficultés de la régulation des relations de travail dans les réseaux par le droit du travail résulte de la limitation de son champ d’application aux seuls salariés, c’est-à-dire aux travailleurs liés à l’entreprise par un contrat de travail, à l’exclusion de toutes les autres personnes qui fournissent un travail dans un cadre contractuel différent. Dans l’état actuel du droit, les liens de subordination économique entre le salarié d’un sous-traitant et la direction de la société amirale du réseau ne constituent en effet pas un argument suffisant pour soumettre leurs rapports aux normes du droit du travail, ce dernier supposant une subordination juridique définie selon des critères précis.

Certes, il existe des propositions de la part de la doctrine qui visent à créer un droit du travail attaché, non plus à l’existence d’un contrat de travail, mais à l’exercice d’une activité professionnelle (Boissonnat 1995), voire à la personne du travailleur (Supiot 1999), ce qui permettrait en partie de répondre à ce problème[6]. Mais en attendant, et en complétant, la traduction concrète de ces propositions dans le droit positif, un recours à certaines techniques du droit de la consommation présente sans aucun doute un grand intérêt dans la mesure où elles peuvent contribuer à élargir la responsabilité sociale de l’entreprise à l’ensemble des travailleurs dans le réseau.

Les codes de conduite

L’instrument le plus utilisé par les entreprises engagées dans une démarche de responsabilité sociale est certainement celui du code de conduite (Sobczak 2002b ; Desbarats 2003). Il s’agit d’un document écrit par lequel la direction de la société amirale du réseau s’engage à respecter certains droits fondamentaux au travail afin de répondre aux attentes, voire aux pressions des différentes parties intéressées par les activités de l’entreprise. Or, il est fréquent que les rédacteurs de ces codes décident que les normes qu’ils contiennent s’appliquent à l’ensemble des travailleurs dans le réseau, et notamment aux salariés des sous-traitants et fournisseurs, ce qui en fait de prime abord un complément utile du droit du travail.

Pendant longtemps, ces codes de conduite ont été considérés comme des engagements n’ayant aucune valeur juridique. Tout au plus, faisaient-ils partie de la catégorie du soft law (Ferguson 1988), ce droit mou dénoué de tout caractère contraignant. En se fondant sur la théorie de l’engagement unilatéral (Izorche 2000), on peut cependant reconnaître des effets juridiques à ces codes de conduite, peu important d’ailleurs si leur élaboration est réellement unilatérale ou si elle donne au contraire lieu à une forme de participation des travailleurs ou d’autres parties prenantes.

Or, il convient de préciser que le droit commun des obligations reste encore assez hésitant à l’égard de la théorie de l’engagement unilatéral, dont le succès se limite surtout au droit du travail et au droit de la consommation. Certes, il pourrait sembler logique de recourir au droit du travail pour reconnaître une valeur juridique aux codes de conduite dans le domaine des relations de travail, mais cette solution se heurte au fait que la société amirale du réseau qui adopte le code de conduite n’est pas l’employeur au sens juridique de l’ensemble des travailleurs au sein du réseau, ce qui exclut l’application des principes de cette branche du droit (Dockès 1994).

C’est donc au sein du droit de la consommation qu’il convient de chercher les techniques permettant de reconnaître une valeur juridique aux codes de conduite dont le champ d’application couvre l’ensemble des travailleurs du réseau. Or, le droit de la consommation offre cette possibilité, dès lors qu’on estime que l’engagement social de la société amirale du réseau n’est pas pris à l’égard des travailleurs, mais à l’égard des consommateurs. Ces derniers bénéficient en effet d’une protection importante au titre de la publicité mensongère contre un non-respect par l’entreprise des engagements, notamment concernant le mode de fabrication[7], ce qui semble pouvoir inclure les conditions de travail. Il faut préciser que cette argumentation a déjà été retenue aux États-Unis par la Cour suprême de Californie dans l’affaire Kasky c. Nike et qu’elle sera sans doute bientôt invoquée devant des juridictions européennes où un droit positif similaire permet de prévoir une décision similaire.

Les labels sociaux

Alors que les codes de conduite sont souvent élaborés au niveau de l’entreprise, les labels sociaux qui constituent un autre outil de la responsabilité sociale sont élaborés à un niveau supérieur à l’entreprise, ce qui présente plusieurs avantages. Par l’harmonisation des normes, les labels facilitent tout d’abord la définition d’une politique sociale par des sous-traitants ou fournisseurs qui sont intégrés dans plusieurs réseaux, et qui peuvent donc être soumis à plusieurs codes de conduite dont les normes peuvent parfois être difficilement compatibles. Les labels sociaux peuvent ensuite garantir une meilleure participation des différentes parties prenantes que dans le cas d’un code de conduite au niveau d’une entreprise où il est parfois plus difficile d’identifier les représentants légitimes des divers acteurs concernés. Disposant ainsi d’une plus grande crédibilité que les codes de conduite, les labels sociaux bénéficient enfin aussi aux consommateurs qui peuvent en effet plus facilement identifier les normes sociales correspondant à un label que les engagements d’une multitude d’entreprises dans leurs codes de conduite.

Il ne fait pas de doute que les labels sociaux relèvent du droit de la consommation qui encadre en effet strictement l’information que l’entreprise fournit aux consommateurs, notamment sur les conditions de la fabrication des produits. Certes, le code du travail français envisage la possibilité pour les syndicats d’attribuer des labels[8], mais dans les faits la certification sociale relève avant tout de l’action d’autres acteurs, notamment des organisations non gouvernementales et des organismes de standardisation dont l’activité est soumise au droit de la consommation[9]. Il convient néanmoins de distinguer deux types de labels.

Certains labels sociaux visent à certifier des entreprises ou des sites après avoir vérifié qu’ils respectent certains droits fondamentaux au travail[10]. La restriction du champ d’application de ces labels sociaux à un site de production facilite certes le contrôle du respect des normes concernées, mais elle risque aussi d’induire les consommateurs en erreur, car ces labels ne garantissent pas que l’ensemble des sociétés du réseau qui participent à la production du bien ou du service respectent les normes sociales en cause. Néanmoins, ce type de label peut contribuer à étendre le champ des personnes couvertes par les normes sociales, si les sociétés amirales du réseau exigent que toutes les sociétés du réseau soient certifiées, par exemple en introduisant une clause dans les contrats commerciaux.

Une seconde catégorie de label certifie non plus des sites, mais des produits, qu’il s’agisse de biens ou de services[11]. Ces labels sont bien connus par le droit de la consommation qui les soumet d’ailleurs en France à une procédure de déclaration préalable par l’organisme certificateur[12]. L’attribution de ce type de label suppose que l’ensemble des sociétés du réseau de production soient révélées et vérifiées, ce qui en fait un instrument certes complexe, mais particulièrement bien adapté pour étendre l’application des normes du travail à l’ensemble des travailleurs dans le réseau et donc pour compléter le droit du travail dans ce domaine.

Le recours au droit de la consommation et l’élargissement du champ des personnes titulaires du droit à l’action collective

La limitation du champ d’application des normes du droit du travail aux seuls salariés a pour corollaire une définition restrictive des personnes autorisées à participer à l’élaboration de ces normes, mais aussi des personnes titulaires du droit à l’action collective (Supiot 2001b). Certes, à côté des normes qui sont imposées par les pouvoirs publics, le droit du travail reconnaît, voire favorise l’adoption de normes négociées par les partenaires sociaux, et encourage ainsi une action collective des salariés qui est censée compenser leur subordination individuelle sous l’autorité de l’employeur. Mais cette action collective est encadrée par le droit du travail qui la limite en principe aux rapports entre personnes liées par un contrat de travail ou leurs représentants.

Malgré une réglementation très partielle de l’exercice du droit de grève par le droit français (Pélissier, Supiot et Jeammaud 2002 : 1227), on peut ainsi douter de la licéité d’une action collective menée par l’ensemble des travailleurs dans un réseau, a fortiori si celui-ci a une dimension internationale. Une telle action se heurte en premier lieu au principe, certes critiquable, mais toujours maintenu[13], selon lequel les titulaires du droit de grève ne sont que les salariés, à l’exclusion des travailleurs indépendants. Mais le caractère licite d’une grève dans un réseau risque également d’être contesté en raison de l’absence de revendication professionnelle à l’égard de l’employeur (ibid. : 1235), celui-ci n’étant pas la société amirale qui maîtrise l’activité économique dans le réseau. Enfin, l’action collective dans le réseau pose souvent le problème de l’absence de régime juridique de la grève en droit international (Lyon-Caen 1977), sans parler de celui lié à la non-reconnaissance du droit de grève dans certains pays. Au mieux, la grève dans le réseau sera donc considérée comme une multitude de grèves dans les différentes sociétés du réseau.

La problématique est la même en ce qui concerne le droit à la négociation collective au sein du réseau. Tout d’abord, et contrairement au droit du travail allemand et italien (Supiot 1999), le droit du travail français ne reconnaît en effet pas explicitement la possibilité de conclure des accords collectifs pour les travailleurs indépendants, alors que de tels accords existent dans les faits (Barthélemy 1997). Ensuite, le principe de l’indépendance juridique des sociétés membres d’un réseau empêche la conclusion d’un seul et unique accord collectif pour l’ensemble des travailleurs du réseau, car la société amirale ne peut prendre d’engagement au nom des différents employeurs[14] (Vachet 1999). Enfin, dans le cas d’un réseau à dimension internationale, ces difficultés se dédoublent de celle de l’absence d’un régime juridique de la négociation collective internationale (Daugareilh 1998).

Donc, dans ces domaines aussi, un recours à des normes de responsabilité sociale qui sont fondées sur des techniques du droit de la consommation peut potentiellement être utile, en contribuant à étendre le droit à l’action collective à l’ensemble des travailleurs, voire à l’ensemble des parties prenantes dans le réseau.

L’influence des parties prenantes sur les normes du travail

La responsabilité sociale de l’entreprise ne se traduit pas uniquement par un élargissement du champ des personnes couvertes par les normes du travail. Elle implique aussi une plus grande influence de la part des différentes parties prenantes de l’entreprise, notamment sur la définition de sa politique dans le domaine social, ce qui suppose le recours à de nouvelles formes de l’action collective (Supiot 2001b), qui ne sont pas seulement exercées par les représentants des salariés, mais aussi par d’autres acteurs. Or, le droit de la consommation propose plusieurs formes d’action collective ouverte à des catégories plus larges.

L’action collective peut tout d’abord avoir un caractère extra-judiciaire et prendre la forme du boycott. Compte tenu de l’importance de l’image de marque des entreprises, cette forme d’action se développe d’ailleurs de plus en plus. Son efficacité est liée à la crainte des entreprises que des révélations sur une politique sociale critiquable produisent des effets négatifs sur les ventes, mais aussi sur les possibilités de recrutement. Si elle relève en principe du droit de la consommation, l’organisation du boycott est encore assez peu encadrée, ce qui peut également favoriser son développement. Selon le juge français, l’organisation du boycott est ainsi en principe licite (Calais-Auloy et Steinmetz 2000 : 585 ; Beauchard 1996 : 256), et ne peut donner lieu à réparation que si l’action est menée sans discernement[15].

Afin d’attirer l’attention du public, l’organisation non gouvernementale Clean Clothes Campaign donne en 1998 l’exemple d’une autre forme nouvelle d’action collective, en présentant une requête devant le Tribunal permanent des peuples visant à faire condamner les pratiques sociales de plusieurs entreprises du secteur de l’habillement[16]. Ce tribunal, né en juin 1979 sur l’initiative de la Fondation internationale Lelio Basso pour le droit et la libération des peuples[17], n’est pas une juridiction reconnue par les États, ni même une juridiction arbitrale dont la compétence résulte d’un accord entre les parties au litige. Il ne s’agit donc que d’une action pseudo-juridique, mais celle-ci dispose néanmoins d’une certaine légitimité liée à la composition du tribunal, et garantit surtout une publicité renforcée de l’action des organisations non gouvernementales. D’ailleurs, parmi les sept entreprises qui faisaient l’objet de la requête, deux[18] ont accepté de comparaître devant ces « juges », afin de répondre aux accusations portées par la Clean Clothes Campaign.

Dans le « verdict », qui n’a évidemment aucune valeur juridique, ce tribunal condamne non seulement la violation des droits fondamentaux au travail par des sous-traitants ou des fournisseurs des entreprises concernées, mais aussi le fait que les sociétés amirales de ces réseaux n’assurent pas le respect de leurs codes de conduite, qui imposent le respect de ces droits, et qui visent par conséquent « à dissimuler les véritables conditions de travail régnant dans le secteur, à tromper les consommateurs et à déforcer les législations et réglementations nationales plus strictes »[19]. Les juges du tribunal encouragent même les ong à engager des actions devant les juridictions étatiques contre les entreprises concernées[20].

Comme le montre la décision mentionnée de la Cour suprême de Californie, l’action collective peut en effet également avoir un caractère judiciaire et se traduire par une plainte déposée par une ou plusieurs parties prenantes de l’entreprise et visant à dénoncer le non-respect des droits fondamentaux au travail par un de ses sous-traitants. Contrairement au droit civil français, le droit de la consommation reconnaît en effet la possibilité pour les associations de consommateurs d’introduire des actions judiciaires visant à défendre les intérêts collectifs des consommateurs (Ferrier 1996 : 71). Dans la mesure où les outils de la responsabilité sociale peuvent être considérés comme des engagements de l’entreprise à l’égard des consommateurs, cette possibilité conduit par conséquent à élargir le champ des personnes titulaires de l’action collective dans le domaine des relations de travail au-delà des seuls salariés et leurs représentants.

La participation des parties prenantes à l’élaboration des normes du travail

L’action collective des parties prenantes peut également aller au-delà d’une simple stratégie d’influence extérieure des politiques de l’entreprise dans le domaine social et au contraire se traduire par une réelle participation à la prise de décision. Afin de renforcer la légitimité de la responsabilité sociale et garantir l’adhésion des parties prenantes, il est en effet fortement souhaitable de les impliquer dans le processus d’élaboration de cette stratégie, et notamment dans la définition des normes du travail. Les instruments de la responsabilité sociale élaborés de manière purement unilatérale par la direction de l’entreprise se heurtent d’ailleurs de plus en plus à un problème de crédibilité.

Il faut tout d’abord noter que, selon le droit du travail français, les normes de responsabilité sociale sont obligatoirement soumises à l’information et à la consultation des instances représentatives des salariés. Assimilant un code de conduite à une adjonction au règlement intérieur, la Cour d’appel de Versailles a ainsi précisé que même s’il était imposé par la direction d’une société amirale du réseau qui se situe à l’étranger, un tel texte devait être soumis à la consultation préalable du comité d’entreprise français[21]. Il convient cependant de rappeler que ces procédures ne se traduisent pas par une véritable participation à l’élaboration des normes, l’avis du comité d’entreprise n’ayant même aucune chance de conduire à une quelconque modification du texte rédigé par les dirigeants de la société amirale du réseau. Par ailleurs, cette procédure d’information et de consultation n’implique que les seuls représentants des salariés sans offrir la possibilités d’une participation de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.

Sans prendre en compte les obstacles juridiques auxquels se heurte un dialogue social élargi, de plus en plus d’entreprises, notamment européennes, décident donc de « négocier » leurs codes de conduite avec des représentants de leurs parties prenantes. On constate surtout une multiplication des accords-cadres négociés entre des entreprises et des syndicats au niveau du secteur pour réguler les relations de travail de l’ensemble des travailleurs dans le réseau. Dans les entreprises qui font essentiellement appel à la sous-traitance sur site, on peut ainsi envisager de négocier un code de conduite qui s’applique à tous les sous-traitants avec les unions syndicales locales, comme dans le cas de la Charte de progrès social des Chantiers de l’Atlantique. Dans les entreprises transnationales, les négociations peuvent être menées avec la fédération syndicale internationale du secteur concerné (Daugareilh 1998), comme c’est le cas des accords-cadres négociés dès le milieu des années 1990 entre l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation et des entreprises du secteur comme Danone ou Accor, ainsi que les codes de conduite élaborés entre la Fédération internationale des travailleurs du bâtiment et du bois et des entreprises telles que Ikea, Hochtief ou Faber-Castell.

Pour les raisons indiquées ci-dessus, ces textes ne constituent pas des accords collectifs au sens du droit du travail. On pourrait cependant considérer qu’ils relèvent du droit de la consommation dans la mesure où l’association des syndicats à l’élaboration de ces textes renforce leur publicité, confortant l’analyse selon laquelle il s’agit d’engagements unilatéraux à l’égard des consommateurs. Par ailleurs, ces textes ressemblent aux accords collectifs qui peuvent être conclu entre professionnels et consommateurs (Ferrier 1996 : 80), car comme ces derniers, et contrairement aux accords collectifs en droit du travail, ils n’engagent que les organismes signataires et non pas leurs membres, ce qui exclut l’action d’un consommateur individuel contre une entreprise qui ne respecterait pas son code de conduite.

Le droit français offre enfin une forme plus directe de participation des parties prenantes à l’élaboration de la stratégie de responsabilité sociale de l’entreprise en permettant leur présence dans les organes de direction. Le nouveau statut de la société coopérative d’intérêt collectif (Rigaud 2001), créé pour les organisations du secteur de l’économie sociale, présente en effet le mérite de traduire la théorie des parties prenantes par une composition plurielle de l’organe de direction de l’organisation. Celui-ci doit représenter au moins trois catégories de parties prenantes de l’organisation, ce qui constitue un progrès important par rapport aux sociétés commerciales où seuls les actionnaires, et parfois les salariés sont représentés.

Si cette coopérative est potentiellement un instrument intéressant pour élargir le champ des personnes participant à l’élaboration des normes de responsabilité sociale dans les réseaux, il convient cependant de préciser que cette forme d’organisation de l’économie sociale ne sera que difficilement transposable au contexte des sociétés commerciales, surtout si elles ont une dimension multinationale. Par ailleurs, il faut avouer que la nouveauté de cette forme de coopérative ne permet pas d’avoir un recul suffisant sur sa mise en oeuvre pratique, surtout sur la gestion des conflits qui peuvent apparaître entre les différentes parties prenantes, en particulier entre consommateurs et salariés, alors qu’il s’agit sans doute là de l’un des défis les plus importants de l’irruption du droit de la consommation dans la régulation des relations de travail.

D’une manière générale, et dans la mesure où il permet d’élargir le champ des personnes couvertes par les normes du travail ainsi que le champ des personnes titulaires de l’action collective, le recours à des techniques du droit de la consommation constitue une opportunité intéressante de renouvellement pour le droit du travail, qui se révèle inadapté dans les réseaux. D’un autre côté, cependant, une irruption des techniques d’une branche du droit dans une autre n’est pas simplement une question de pure technique juridique, mais implique des conséquences importantes, que ce soit sur le plan théorique ou pratique. Il s’agit par conséquent d’évaluer les risques que comporte l’irruption du droit de la consommation dans la régulation des relations de travail.

Les risques de l’irruption des techniques du droit de la consommation dans la régulation des relations de travail

Malgré son intérêt pratique indéniable, le recours au droit de la consommation pour réguler les relations de travail dans les réseaux peut être critiqué pour des raisons philosophiques, car il montre que le droit protège mieux les consommateurs (souvent européens ou nord-américains) que les travailleurs dans les réseaux (surtout s’ils se situent dans les pays en voie de développement). Ce n’est donc plus l’inégalité économique des deux parties dans la relation de travail qui constitue le fondement de régulation par le droit. Celui-ci n’intervient pas pour rééquilibrer leur rapport de forces, ni même pour sanctionner le fait que l’entreprise ne respecte pas certains droits fondamentaux au travail, mais uniquement parce qu’elle ne respecte pas ses engagements pris vis-à-vis des consommateurs. Même le résultat est une meilleure protection des travailleurs dans les réseaux, le raisonnement juridique qui le sous-tend est pour le moins étrange, pour ne pas dire cynique.

Au sein d’un réseau, ce n’est plus le travailleur lui-même dont les droits fondamentaux sont violés qui est protégé par le droit, mais le consommateur qui achète les biens ou services produits par le travailleur. Même le droit à l’action collective pour contester ces violations est mieux reconnu aux consommateurs qu’aux travailleurs. Certes, ce rôle est accordé aux consommateurs dans un contexte où les travailleurs des sous-traitants sont peu ou pas protégés par le droit du travail, et toute amélioration doit donc être la bienvenue. Néanmoins, on doit aussi souligner les risques que comporte une telle solution juridique qui rend en réalité les travailleurs très dépendants de l’attitude des consommateurs, ce qui pose deux types de problèmes.

En premier lieu, il faut admettre que les intérêts des travailleurs et des consommateurs peuvent parfois être divergents. En cas de conflit, ces derniers risquent alors de poursuivre leurs propres intérêts plutôt que ceux des travailleurs. En second lieu, on peut craindre qu’une régulation juridique qui confie la défense des droits fondamentaux au travail aux consommateurs conduit à une certaine sélectivité de ces normes du travail, en ce qui concerne à la fois les entreprises concernées et le contenu des normes.

Le recours au droit de la consommation et le risque des conflits d’intérêts entre consommateurs et travailleurs

En recourant à des techniques du droit de la consommation pour réguler les relations de travail dans les réseaux, on risque de se heurter à des conflits d’intérêts entre consommateurs et travailleurs. Certes, un nombre croissant de consommateurs s’intéressent aujourd’hui aux conditions de travail dans lesquelles sont fabriqués les produits qu’ils achètent, et condamnent la violation des droits sociaux fondamentaux. Selon un sondage effectué dans quatre pays européens, 89 % des personnes interrogées déclarent ainsi faire davantage confiance aux entreprises citoyennes, et 86 % des consommateurs européens seraient prêts à privilégier leurs produits[22]. En 1998, une enquête menée en France a révélé que les consommateurs seraient prêts à payer en moyenne 15 % plus cher un article fabriqué dans le respect de normes éthiques, même si l’on trouve des différences selon la profession, le niveau de revenu ou l’âge[23].

Cependant, si l’intervention d’autres parties prenantes dans la régulation de relations de travail au sein des réseaux constitue a priori une opportunité intéressante de renouvellement pour le droit du travail, on ne saurait négliger les difficultés qui en découlent, notamment celles liées à la conciliation d’intérêts parfois divergents, en particulier entre travailleurs et consommateurs.

La difficulté d’un management des stakeholders

Au sein des réseaux, sans doute encore plus que dans d’autres formes d’organisation de l’entreprise, le rapport au client constitue un élément central de l’organisation des relations de travail. L’absence d’une régulation juridique qui garantit le respect des droits fondamentaux pour tous les travailleurs du réseau renforce encore la soumission de ces derniers à l’objectif organisationnel commun qui est de répondre le mieux aux attentes des clients. Il semble dès lors tout à fait logique de formaliser ce rôle de fait joué par les consommateurs dans les relations de travail et d’accorder à ceux-ci la possibilité de participer à la régulation de ces relations.

Par ailleurs, une intervention des consommateurs dans la régulation des relations de travail au sein des réseaux, donc l’émergence d’un rapport triangulaire, répond à une nécessité plus large, à savoir celle du passage d’une conception bilatérale de la relation de travail à une conception multilatérale (Mückenberger 2002). Il s’agit en effet de plus en plus de gérer l’entreprise en intégrant les attentes de l’ensemble des parties prenantes et non plus de répondre uniquement aux exigences financière des action-naires. Il ne peut être question ici de développer les fondements de la théorie des parties prenantes (Ackerman et Alstott 1999), mais il convient d’en démontrer les risques ou plutôt les limites de sa mise en oeuvre d’un point de vue de la protection des travailleurs.

On doit tout d’abord reprocher à la théorie des parties prenantes son caractère imprécis, notamment en ce qui concerne la définition des termes. Il faut rappeler qu’en anglais le terme de stakeholder s’oppose à celui de shareholder qui se traduit par l’actionnaire. Or, en France, la notion de stakeholder est traduit par le terme de « partie prenante », mais cette traduction reflète assez mal l’esprit du terme anglais. En effet, alors que le terme anglais de shareholder vise celui qui détient une action de l’entreprise, le terme de stakeholder vise littéralement celui qui a un intérêt dans l’entreprise. Dans une perspective juridique, il semble donc plus pertinent de parler des parties intéressées par les activités de l’entreprise, au sens de l’intérêt juridique à agir.

Au-delà des termes, il convient de s’interroger sur la détermination des personnes ou des organisations qui pourraient représenter les différentes parties intéressées par les activités de l’entreprise. En effet, si le droit organise la représentation des actionnaires par les assemblées générales et celle des salariés par les syndicats et les représentants élus, aucune règle n’existe à l’heure actuelle pour la représentation, au niveau de l’entreprise, des intérêts des autres catégories, notamment de ceux de la société en général ou des consommateurs. Certes, il existe un nombre croissant d’ong ou d’associations de consommateurs, mais leur objet consiste plutôt à défendre des intérêts collectifs au niveau national, voire international, et dépasse donc celui d’une seule entreprise, même multinationale. On doit surtout s’interroger sur leur représentativité, comparée notamment à celle des organisations syndicales qui est aujourd’hui souvent questionnée. En particulier, il s’agit de déterminer des procédures permettant d’éviter que les dirigeants de l’entreprise choisissent de dialoguer avec les organisations qui se montrent les moins exigeantes sur les droits fondamentaux au travail, ce qui constitue un danger d’autant plus réaliste que les intérêts des consommateurs peuvent être contraires à ceux des travailleurs.

La difficulté de concilier des intérêts divergents

L’idée de recourir au droit de la consommation pour réguler les relations de travail au sein des réseaux repose sur l’hypothèse que les intérêts des consommateurs et ceux des travailleurs convergent. On peut penser que ce raisonnement est favorisé par le fait qu’aussi bien le consommateur que le travailleur est considéré comme la partie faible dans le rapport contractuel avec l’entreprise qui est jugée puissante. Il faut cependant relativiser cette comparaison. Selon Didier Ferrier, « on ne peut assimiler la situation de dépendance du consommateur à celle du salarié. Le consommateur a le choix : il peut contracter à tout moment avec tel ou tel professionnel ou mettre fin à une relation avec tel professionnel, alors que le salarié est lié à l’entreprise par un contrat qu’il lui est en pratique, et parfois même en droit, difficile de rompre » (Ferrier 1996 : 94).

Mais au-delà des différences quant à la nature et au degré de la dépendance des consommateurs et des travailleurs vis-à-vis de l’entreprise, on doit admettre que le fait d’être économiquement subordonné à une même entreprise n’implique pas nécessairement la convergence totale des intérêts. Certes, on peut penser qu’une telle convergence peut facilement exister sur des principes généraux, et notamment ceux qui visent à encadrer le pouvoir de l’entreprise. Consommateurs et travailleurs peuvent donc sans doute tomber d’accord sur la nécessité pour les dirigeants de l’entreprise de prendre en compte les intérêts des catégories autres que les actionnaires. Mais des divergences risquent vite de réapparaître, dès lors qu’il s’agit de la mise en oeuvre de ces principes, celle-ci pouvant en effet impliquer une nouvelle répartition des pouvoirs entre les parties en cause.

Ainsi les représentants des travailleurs qui, contrairement aux ceux des consommateurs, disposent déjà de droits à l’information, à la consultation et à l’action collective, peuvent craindre de perdre une partie de leurs attributions au profit d’ong ou d’associations de consommateurs et donc se montrer réticents à l’égard d’une telle évolution. Certaines entreprises, en effet, préfèrent négocier leurs codes de conduite avec ces nouveaux acteurs plutôt qu’avec les syndicats qui sont pourtant les représentants légitimes des travailleurs. Un recours aux techniques du droit de la consommation pour réguler les relations de travail dans les réseaux peut donc conduire à un certain retour en arrière, les travailleurs n’étant plus des sujets qui participent à la régulation de leurs propres conditions de travail, mais des objets d’une régulation par d’autres.

Ceci semble d’autant plus critiquable que la régulation décidée par les consommateurs risque d’aller à l’encontre des intérêts des travailleurs. Même si la plupart des consommateurs sont en même temps des travailleurs, leur comportement de consommation ne témoigne en effet pas toujours d’une communauté d’intérêts avec les travailleurs. Certes, ils refusent la violation des droits fondamentaux au travail, mais selon un sondage mené dans 23 pays, si la moitié de la population fait attention au comportement social des entreprises, seul une personne sur cinq a déjà effectivement préféré ou sanctionné une entreprise à cause de sa politique sociale[24]. Aux États-Unis, seul un quart des consommateurs ont déjà boycotté les produits d’une entreprise dont la réputation sociale était mauvaise[25]. Enfin, une enquête de 2000 révèle que seulement 44 % des consommateurs européens se disent prêts à payer plus que le prix habituel si la production du bien respecte certaines normes du travail[26]. On peut surtout penser que ces chiffres sont encore beaucoup plus faibles quand on analyse non plus les déclarations, mais le comportement réel des consommateurs.

On peut aussi craindre que les consommateurs sont plus sensibles à des aspects qui les concernent plus directement, comme la responsabilité environnementale d’une entreprise à proximité. En cas de conflit d’intérêts entre un risque environnemental et un risque social, il n’est donc pas sûr que les travailleurs peuvent compter sur un soutien des consommateurs. Mais, d’une manière plus générale, l’existence des conflits d’intérêts entre consommateurs et travailleurs peut certainement impliquer une sélectivité dans la régulation des relations de travail dans les réseaux par le recours au droit de la consommation.

Le recours au droit de la consommation et le risque de la sélectivité des droits fondamentaux au travail

Le recours aux techniques du droit de la consommation pour réguler des relations de travail au sein des réseaux comporte en second lieu un risque de sélectivité des droits fondamentaux au travail. Certes, on peut invoquer que le droit du travail lui-même est sélectif, dans la mesure où son champ d’application ne couvre que les rapports entre des salariés et leur employeur, et qu’il se révèle au contraire incapable de réguler les autres rapports de travail dans les réseaux, notamment ceux entre la société amirale et les salariés des sous-traitants et fournisseurs de l’entreprise. Par ailleurs, l’application des normes du droit du travail est souvent soumis à des seuils d’effectifs qui réduisent la protection des travailleurs dans les petites entreprises (Sachs-Durand 1985). À part ces restrictions, on doit cependant préciser le droit du travail s’applique aux entreprises de tous les secteurs et leur impose le respect de tous les droits fondamentaux au travail.

Or, en recourant aux techniques du droit de la consommation, on risque de perdre cette unité interne au profit d’une approche plus sélective. Plutôt que de constituer un modèle de régulation pour l’ensemble des relations de travail dans tous les réseaux, la responsabilité sociale de l’entreprise fondée sur le droit de la consommation ne permet en effet de réguler les relations de travail que dans certaines entreprises et pour certains aspects, ce qui lui a valu le reproche de la sélectivité par le directeur général du Bureau international du travail (OIT 1997 : 32).

La sélectivité des entreprises concernées

En fondant la régulation des relations de travail dans les réseaux sur le droit de la consommation, seule une partie des entreprises risquent en réalité d’être concernées, toutes n’ayant en effet pas de relations directes avec les consommateurs et n’étant donc pas directement soumises au droit de la consommation, ni à l’action collective des consommateurs. Les premières entreprises engagées dans des démarches de responsabilité sociale ont effectivement été celles qui produisent des biens de consommation finale, car elles constituent la cible privilégié des associations de consommateurs et des ong. Plus précisément, il s’agissait dans un premier temps avant tout des entreprises ayant une image de marque forte, ce qui est notamment le cas dans le secteur du textile.

Progressivement, d’autres secteurs d’activité s’impliquent dans une démarche de responsabilité sociale, mais le plus souvent cette démarche est destinée à réagir à une action collective des consommateurs ou à la prévenir. Au contraire, les entreprises appartenant à des secteurs qui ne produisent pas des biens de consommation finale risquent finalement d’échapper à cette nouvelle forme de régulation des relations de travail. On doit cependant rappeler que, dans la mesure où le recours à des techniques du droit de la consommation permet de créer des normes du travail pour l’ensemble des travailleurs dans le réseau, il n’est pas nécessaire que la société elle-même soit en contact avec les consommateurs. Il suffit au contraire qu’une seule des sociétés d’un réseau soit en rapport avec des consommateurs pour que, par un effet de tâche d’huile, les autres sociétés membres soient concernées, sachant que la conception du réseau peut être assez large et même englober la société qui transporte les biens. Sous la pression externe, la société amirale impose en effet aux autres sociétés membres du réseau de respecter certaines normes du travail, le plus souvent en introduisant des clauses sociales dans les contrats commerciaux, mais on passe alors du droit de la consommation au droit commercial.

Par ailleurs, il faut préciser que même les réseaux ayant un contact avec les consommateurs ne sont pas tous concernés par ce nouveau modèle de régulation fondé sur le droit de la consommation. Mis à part l’action collective par le boycott, tous les instruments de la responsabilité sociale fondés sur le droit de la consommation supposent en effet un engagement des dirigeants de l’entreprise qui, d’un point de vue juridique au moins, sont en définitive libres de reconnaître ou non la responsabilité sociale de la société amirale pour l’ensemble des travailleurs dans le réseau. On peut même considérer que, dans la mesure où les entreprises qui s’engagent dans la voie de la responsabilité sociale deviennent la cible privilégiée des critiques, celles qui ont la politique sociale la plus répréhensible refuseront simplement de prendre un engagement et échapperont par là-même à la régulation des relations de travail par les techniques du droit de la consommation. Certes, on assiste à l’émergence d’un cadre juridique incitant les entreprises à s’engager dans cette voie, mais ils ne s’agit là en rien d’une obligation juridique.

De ce point de vue, les normes qui régissent les relations de travail dans les réseaux en se fondant sur le droit de la consommation peuvent être rapprochées des normes du droit du travail qui sont fondées sur l’autorégulation (Supiot 1989), qu’il s’agisse des normes unilatérales de l’employeur ou alors des accords collectifs d’entreprise négociés avec les organisations syndicales. Ces normes sont en effet aussi sélectives, dans la mesure où elles ne concernent que les entreprises qui le veulent bien. En revanche, contrairement aux normes du droit du travail, la sélectivité quant aux entreprises concernées par le recours aux techniques du droit de la consommation se dédouble de celle quant au contenu des normes. Dans le droit du travail en effet, cette sélectivité se heurte, soit à la réglementation étatique qui encadre les normes unilatérales de l’employeur, soit à un refus de la part des organisations syndicales de signer l’accord collectif, deux garanties qui font défaut dans le droit de la consommation.

La sélectivité du contenu des normes

En recourant à des techniques du droit de la consommation pour réguler les relations de travail dans les réseaux, on risque enfin d’aboutir à une sélectivité au niveau des droits accordés aux travailleurs. Alors que le droit du travail s’efforce à mettre en place une protection des salariés qui englobe l’ensemble des droits fondamentaux, une régulation fondée sur l’action des consommateurs, sensibles à l’influence des médias, peut en effet conduire les entreprises à privilégier certains droits « possédant une plus grande portée émotionnelle auprès de l’opinion » (OIT 1997 : 32) et à négliger d’autres aspects pourtant tout aussi importants.

On peut ainsi remarquer un grand engagement des codes de conduite du secteur du textile dans la lutte contre le travail des enfants (U.S. Department of Labor 1996). Réagissant aux interpellations des médias qui dénoncent les conditions de vie et de travail des enfants dans les pays en voie de développement qui fabriquent les vêtements des enfants américains ou européens, de nombreuses entreprises de production ou de distribution du textile s’engagent en effet à ne pas recourir au travail des enfants. Cette préférence pour les droits de l’enfant se confirme d’ailleurs au niveau de tous les secteurs, car, selon une enquête menée par la Commission européenne, plus de 90 % des codes de conduite adoptés par les entreprises européennes prévoient des dispositions relatives au travail des enfants (Commission européenne 1999).

Or, certaines entreprises qui font de la lutte contre le travail des enfants un argument publicitaire[27] sont beaucoup moins actives quand il s’agit de protéger des droits sociaux fondamentaux moins médiatisés, comme la liberté syndicale ou la négociation collective. Selon l’enquête de la Commission européenne, moins de 80% des codes de conduite des entreprises européennes concernent les droits syndicaux (Commission européenne 1999). Le groupe américain Caterpillar, bien qu’il s’engage à respecter la loi locale en ce domaine, se fixe même pour objectif de conduire ses affaires « sans que les salariés ressentent le besoin d’une représentation par des syndicats ou d’autres tiers ».

On doit bien entendu condamner une telle sélectivité des droits sociaux reconnus aux travailleurs dans les réseaux qui vise à remplacer l’action collective fondée sur le droit du travail par une responsabilité sociale de l’entreprise fondée sur les techniques du droit de la consommation. Compte tenu des risques et des limites qu’implique cette dernière forme de régulation des relations de travail, on doit en effet au contraire considérer que, si la responsabilité sociale de l’entreprise peut utilement compléter le droit du travail dans le cadre des réseaux, elle ne doit en aucun cas le remplacer.