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Cet article a pour objet de fournir un éclairage original et informé des dynamiques propres à la montée du syndicalisme indépendant. Il propose une analyse des déterminants, perçus par les acteurs eux-mêmes, de leur adhésion à l’organisation française leader des non confédérées : Solidaire, Unitaire et Démocratique (Sud). L’intérêt de ce phénomène d’autonomisation dépasse les frontières françaises : il concerne également l’Amérique du Nord si l’on en croît, par exemple, le conflit entre le SEIU et l’AFL-CIO.

Cette problématique de l’implication syndicale fait l’objet d’une littérature abondante dans différents champs scientifiques. Elle est toutefois restreinte aux organisations confédérées pour l’instant. Ces travaux montrent de plus des limites sur le plan méthodologique et aboutissent à des résultats ambigus (Bamberger, Kluger et Suchard, 1999). Les incertitudes relatives à la définition de la variable à expliquer – l’implication syndicale – n’y sont certainement pas étrangères : selon les auteurs, il peut être question d’adhésion – signature d’une carte – ou de différents niveaux de participation à l’activité de l’unité (Hochner et Goll, 1981; Klandermans, 1986). Pour notre part, nous nous centrerons avant tout sur l’acte effectif d’adhésion. Quels sont donc les facteurs qui poussent à rejoindre spontanément un syndicat autonome, c’est-à-dire non confédéré ?

En réponse, la nature et la combinaison dynamique des déterminants, plus que l’attitude générale à l’égard du syndicalisme, sont questionnées dans cette monographie puisque le recrutement est individuel et libre en France. L’incidence des phénomènes de socialisation et des parcours personnels est, à ce titre, prise en compte. Il en ressort trois processus originaux. Cette mise au jour permet de dépasser l’appréhension monolithique du phénomène conformément aux souhaits de Snape, Redman et Chan (2000). Leur multidétermination et leur non-linéarité aboutissent à envisager les hypothèses explicatives disponibles dans la littérature en termes de complémentarité plutôt que d’exclusion. Ces conclusions sont développées et discutées après la présentation de la genèse de la problématique, des particularités du cas français et de la stratégie d’accès au réel retenue, à savoir la méthodologie des récits de pratique.

Genèse de la problématique

Dès 1999, plus d’une centaine de publications étaient consacrées à l’implication syndicale (Bamberger, Kluger et Suchard, 1999). La plupart de ces références sont issues du monde anglo-saxon qui présente des spécificités par rapport au contexte français[1].

Du fait de ces particularités, les recherches anglo-saxonnes dédiées à l’implication syndicale portent beaucoup plus souvent sur la participation à l’activité de l’unité que sur l’adhésion. Le cadre d’analyse présenté ci-dessous est en conséquence restreint aux travaux exclusivement dédiés soit à la souscription d’une carte avant l’accréditation, soit au vote. Ce dernier peut être rapproché d’une adhésion individuelle et spontanée dans le contexte français où l’élection n’existe pas, même s’il ne saurait y être totalement assimilé. Les conclusions concernées sont donc à considérer avec davantage de précautions. Dès lors, les hypothèses testées débouchent sur des résultats instables et hétérogènes. Ces recherches montrent des limites en effet.

Tableau 1

Les dispositifs légaux de syndicalisation en Amérique du Nord et en France

Amérique du Nord

France

Campagne de sollicitation

Ou démarchage par un ou plusieurs salariés d’une union locale affiliée à une confédération légalement représentative

Ou création d’une organisation autonome par plusieurs salariés

Établissement de la liste des salariés de l’unité de négociation

Nomination par l’union locale d’un délégué syndical

Sollicitation individuelle pour signer une carte syndicale

Canada

USA

Ou reconnaissance par l’employeur

Ou accréditation par la commission des relations du travail

Ou vote

Vote

Information de l’employeur par l’union locale

Ou reconnaissance par l’employeur

Ou contestation de la légitimité par l’employeur

Décision juridique (représentativité, ancienneté)

Représentativité exclusive, syndicalisation obligatoire

Pluralité possible des représentations syndicales, signature de cartes syndicales par les volontaires uniquement

Les résultats de la négociation profitent à l’ensemble des salariés de l’unité

Les résultats de la négociation profitent à l’ensemble des salariés de l’entreprise sans distinction

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Les théories de l’adhésion syndicale

Les trois dimensions de l’implication organisationnelle (Allen et Meyer, 1990) inspirent les explications non rejetées de l’adhésion syndicale. À ce titre, la thématique de l’instrumentalité du syndicalisme a donné naissance à une littérature foisonnante dans le but d’approfondir les travaux précurseurs de Olson (1978). DeCotiis et Le Louarn (1981), par exemple, ont contribué à formaliser la théorie de « l’action calculée » qui peut être définie comme la capacité perçue du syndicat à atteindre certains buts considérés comme importants par les acteurs (Sverke et Kuruvilla, 1995). La conception utilitariste est ici patente : la valence des conséquences de l’adhésion serait à l’origine d’un syndicalisme plus proche du prestataire de services (Rosanvallon, 1988) que du parti porteur d’un projet social. Ces retours sur investissement constituent la réponse apportée au célèbre paradoxe de Olson (1978) : ils compensent les efforts consentis et les risques supportés individuellement pour parvenir à la production d’un bien par nature collectif.

L’adhésion syndicale est expliquée, à un second niveau, sur la base d’une sensibilité a priori favorable au principe d’un contrepouvoir syndical par les tenants de la théorie de « l’intention » (Shore et al., 1994). Elle se fait ici plus affective. Elle relève d’une croyance dans le syndicalisme en tant qu’idéal collectif. Elle traduit une adhésion aux buts et valeurs. Elle donne naissance à un syndicalisme analysé en termes d’appareil de socialisation par Durkheim (cité in Paquet, Tremblay et Gosselin, 2004). Source d’identité et de déontologie, elle génère une régulation culturelle à l’intérieur du groupe des salariés qui met à cette occasion en pratique une solidarité.

La question de leur poids respectif se trouve dès lors posée. Newton et Shore (1992) affirment que la relation instrumentale est à la base de l’attitude prosyndicale et in fine de l’intention de souscrire une carte. Selon Sverke et Sjoberg (1995), elle déciderait de l’adhésion mais pas de la participation à la différence de l’implication affective. Kelloway, Catano et Southwell (1992) soutiennent quant à eux la thèse de l’indépendance entre ces deux dimensions.

La prise en compte de l’environnement relationnel du salarié aboutit à proposer une troisième théorie qualifiée de « micromobilisation contextuelle » (McAdam, 1988). Il s’agit d’une conception normative des choix individuels. On retrouve ici l’idée d’encastrement structurel dans des réseaux sociaux (Granovetter, 1985). Il serait impossible d’analyser les comportements indépendamment de cette sphère interpersonnelle tant les pressions de conformité les contraignent. La syndicalisation prendrait ses racines dans l’entourage auquel le sujet est sensible : la famille (Barling, Kelloway et Bremermann, 1991), les voisins, les amis, les collègues de travail. Ainsi, les individus ne se laisseraient pas recruter quand ils anticipent des réactions négatives de leur entourage. Le comportement du délégué syndical a fait l’objet d’une attention particulière dans cet ensemble. Le style « orienté service » – disponibilité, règlement des griefs personnels… – serait déterminant (Sverke et Sjoberg, 1994). La psychologie collective fournit quant à elle une explication de l’impact des qualités de leader en termes de fascination et de charisme.

Une dernière influence a été plus récemment observée : elle concerne l’image des syndicats, et plus particulièrement sa compatibilité avec l’identité professionnelle (Milton, 2003). Ainsi, trois revendications nuiraient à l’adhésion dans le secteur des technologies de pointe : les primes d’ancienneté, la rémunération à l’heure et l’égalité. Elles sont perçues comme sous performantes.

Si toutes ces explications ne semblent pas avoir fait l’objet d’une réfutation à ce jour, d’autres à l’image du rôle joué par la satisfaction, l’implication au travail, la qualité du climat social et les caractéristiques personnelles des salariés font l’objet de débats. Parmi les controverses les plus virulentes, le rôle de la satisfaction au travail occupe une place de choix. Le syndicalisme constituerait le symptôme d’une intégration incomplète des salariés dans l’entreprise selon la théorie de la « frustration agression ». Il se présenterait comme un moyen alternatif d’assouvissement du besoin de réalisation personnelle (Hochner et Goll, 1981; Wheeler, 1985). Maintes fois affirmé, ce déterminisme a été aussi souvent nuancé. Bamberger, Kluger et Suchard (1999) montrent, par exemple, que les contrariétés professionnelles donneraient au mieux naissance à une adhésion conjoncturelle à finalité cathartique. Elles ne constitueraient une condition ni nécessaire ni suffisante à la fidélité syndicale et seraient filtrées par l’instrumentalité et les pressions sociales (Klandermans, 1986). Au total, toutes ces recherches révèlent, malgré leurs grandes qualités générales, des limites qui tiennent à la fois à la population étudiée et à leur structure méthodologique.

Les limites des approches disponibles sur le sujet

Ces travaux révèlent de nombreux points communs. À de très rares exceptions près, ils traitent du modèle anglo-saxon ou rhénan du syndicalisme. La France, malgré ou à cause de ses particularités, est ignorée par la communauté scientifique. Cet « ethno centrisme » de la littérature conduit à ne prendre en considération que les militants du syndicalisme confédéré. Les organisations alternatives sont laissées pour compte. Elles pèsent pourtant de façon croissante sur le système de relations industrielles, tant au niveau international que local (Labbé et Landier, 2001).

Ces résultats sont obtenus, pour la plupart d’entre eux, par des mesures quantitatives réalisées en coupe transversale. Cette option méthodologique ne permet pas d’articuler les différents modèles explicatifs dans le temps. À cet égard, il n’est pas illégitime de penser avec Bamberger, Kluger et Suchard (1999) que l’incohérence de certains résultats pourrait bien résulter de l’étude isolée de chaque déterminant. Pour les mêmes raisons méthodologiques, la signification attribuée par les militants à leurs décisions et le sens même des relations causales demeurent impossibles à établir. Ces recherches dégagent finalement l’image du « syndicaliste moyen », c’est-à-dire d’un profil type d’adhésion. Le phénomène est pourtant à l’évidence complexe. Il tient du processus multidéterminé. Malgré cela, la modélisation à base d’équations structurelles n’est pas mobilisée sauf chez Barling, Kelloway et Bremermann (1991). Des enquêtes longitudinales et qualitatives seraient également les bienvenues pour comprendre les relations (Snape, Redman et Chan, 2000).

En l’état, la motivation instrumentale paraît dominer ce cadre d’analyse foisonnant si l’on en juge par le nombre de publications convergentes. L’origine affairiste du syndicalisme nord américain (Commons, 1918) n’y est probablement pas étrangère. Du fait des particularités du syndicalisme autonome, ces résultats doivent donc être considérés comme de simples repères pour sonder la dynamique propre à son développement. Ce sont elles qui, précisément, génèrent un intérêt renouvelé pour la problématique de l’adhésion syndicale. Il convient dès lors de les présenter dans leur contexte national ainsi que la méthodologie d’analyse déployée pour les étudier.

La stratégie d’accès au réel

Du fait de ses propriétés, l’étude du syndicalisme français peut concourir à identifier les variations de l’adhésion syndicale multicomposantes en fonction de la nature de la main-d’oeuvre et des caractéristiques environnementales. Une investigation qualitative à base de récits de pratique peut pour cela s’avérer pertinente.

L’intérêt du cas français

Les facteurs économiques, l’environnement politique et le système social dominant ont placé les relations industrielles françaises dans un jeu particulier (Lipset, 1983) désormais caractérisé par le côtoiement de deux scènes.

Sur l’officielle, l’arrêté du 31 mars 1966 a accordé la représentativité dans le secteur privé à cinq confédérations – CGT, CFDT, CGT-FO, CFTC, CFE-CGC – et, en conséquence, à toutes les sections d’entreprise qui y adhèrent. Cette qualité irréfragable donne naissance au principe de l’unicité de signature selon lequel le paraphe d’un seul délégué syndical peut engager l’ensemble des salariés d’une firme, adhérents ou non. Des organisations majoritaires en nombre – trois sur cinq – peuvent toutefois faire valoir leur droit d’opposition et contester l’application d’un accord. Ces délégués, désignés par leur union locale et non élus par le personnel, bénéficient pour ce faire d’une protection légale contre les licenciements et les discriminations ainsi que d’heures de délégation. Tous les sujets peuvent être discutés à tous moments aux strates locale, régionale ou nationale. Le niveau privilégié de pourparlers est, dans les faits, celui de l’entreprise. Les relations collectives françaises se rapprochent sur ce point du modèle américain. Ainsi, des grèves sont susceptibles d’être déclenchées en permanence, contrairement au voisin Allemand. Dans ce cadre, l’adhésion syndicale est toujours un acte volontaire car il n’existe en France ni système d’emplois réservés aux adhérents, ni prélèvement de la cotisation à la source.

Ce syndicalisme officiel a historiquement opté pour une stratégie d’opposition marquée par l’antagonisme de classes. Certaines organisations, à l’image de la CFDT, ont récemment tenté d’adopter un positionnement plus partenarial. Quoi qu’il en soit, le syndicalisme français n’est pas plus politisé qu’ailleurs (Rojot, 1989). Il n’existe pas, en effet, de lien institutionnel avec les partis politiques comme c’est le cas au Royaume-Uni ou en Suède. Ces particularités aboutissent à une atomisation du champ, la règle anglo-saxonne de la représentation exclusive n’ayant pas d’équivalent en France. Cette réalité se solde par un taux d’adhésion très faible. Toutes organisations confondues, il a diminué plus que de moitié – de 25 % à 8,5 % – pendant que la population active voyait ses effectifs doubler sur la période 1945–1990 (Bouffartigue, 2004).

Cette scène officielle est confrontée à une concurrence depuis la fin des années 1980, date à laquelle les politiques keynésiennes ont été remises en cause et les marchés publics ont été déréglementés du fait de la construction européenne. L’espace de la critique sociale ne peut plus être simplement représenté comme un jeu à trois incluant l’État, le patronat et les centrales représentatives : les résultats successifs enregistrés par les organisations qualifiées d’autonomes que Sud domine – 9 % et 13 % des voix aux dernières élections professionnelles respectivement dans le privé et dans le public (Amossé et Pignoni, 2006) – empêchent désormais de considérer cette réalité sociale comme une simple réaction conjoncturelle. Leurs effectifs annoncés dépassent désormais les petites centrales représentatives telles que la CFTC et la CFE-CGC (Labbé et Landier, 2001). Ces nouveaux acteurs bouleversent les normes jusque-là instituées dans le champ syndical (Biétry, 2005a, 2005b) en développant de nouvelles modalités d’actions collectives à base de victimisation, d’action directe, de médiatisation et d’intervention à la fois locale et internationale. Les strates de branche et nationale sont à l’inverse délaissées. Pour ce faire, une structuration sous forme de réseau adhocratique impliquant des partenariats avec les altermondialistes est mise sur pieds. Elle privilégie la démocratie participative à la représentative (Le Queux, 2005). Les super structures sont délaissées au profit de la subsidiarité. Le catalogue hétéroclite des revendications est quant à lui débarrassé de toute forme d’idéologie monolithique. La référence à la lutte des classes n’est plus prioritaire. Ces doléances dépassent les strictes frontières de l’entreprise pour inclure les problèmes de « malbouffe », de développement durable, la défense des sans droit, etc. Sud interpelle en ce sens le salarié en tant que citoyen. Il ne s’agit pas pour autant d’un syndicalisme de minorités, au sens de Nissen (2001), c’est-à-dire centré sur la reconnaissance des droits d’une communauté spécifique telle que les immigrés, les gays, etc. Même si les relations de causalité ne sont évidemment pas univoques, il est dès à présent légitime de penser que cette stratégie n’est pas étrangère au déclin des effectifs des grandes centrales et à la conquête de nouvelles « parts de marché » dans certains bastions confédérés tels que la Poste, les chemins de fer, les impôts ou la caisse d’épargne. L’accord de principe formulé par le conseil d’État et visant à attribuer à la fédération de rattachement un siège au conseil supérieur de la fonction publique d’État constitue une première marque de reconnaissance nationale. Ce sont précisément ces bouleversements introduits par Sud dans les normes du champ syndical jusque-là confédéré, mais aussi l’audience recueillie auprès du public des salariés, qui suscitent un intérêt renouvelé à la problématique de l’adhésion syndicale. Si cette dernière a été largement étudiée au sein des centrales (voir la revue de la littérature), l’attrait enregistré par ces innovations syndicales demeure quant à lui obscur. Il ressort en effet de cette situation que l’adhésion des salariés à un mouvement autonome constitue une pratique volontaire et surtout risquée. Elle peut conduire à une mise à l’index, voire au licenciement faute de protection légale. Dès lors, comment comprendre un tel choix alors que des alternatives institutionnalisées existent sous la forme de syndicats confédérés ? Comment expliquer, au niveau individuel, ces nouvelles partitions du champ là où les fusions auraient permis de réaliser des économies d’échelle et d’obtenir une meilleure couverture géographique et professionnelle (Amadieu, 1999) ? Une première réponse à ces interrogations peut être apportée grâce à la méthodologie des récits de pratique.

La pertinence des récits de pratique

Pour comprendre ces nouveaux comportements dans toute leur complexité, une approche longitudinale est plus adaptée que la coupe transversale. Les délais requis constituent toutefois un obstacle. La méthodologie des récits de pratique présente une solution pertinente à cet égard. Elle s’inscrit dans le cadre des approches qualitatives qui visent à répondre à la question du « pourquoi ? » plutôt qu’à celle du « combien ? » (Hlady Rispal, 2002).

Les récits de pratique permettent d’identifier les enchaînements chronologiques d’évènements et d’explorer les systèmes de représentation (De Coninck et Godard, 1989). Les informateurs ne font pas qu’énoncer. Ils pondèrent, interprètent, jugent (Bertaux, 1980) et se départissent ce faisant du simple énoncé monographique. Il devient possible, grâce à cela, d’accéder au sens accordé à chacune des grandes hypothèses explicatives précédemment évoquées : à quelles valeurs l’acteur adhère et pourquoi ? Pour quels coûts et quels bénéfices perçus ? Sous quelles pressions normatives ? Exercées par qui ? Sous quelle forme ? etc. Les contradictions et les tensions deviennent accessibles. Ce type d’investigation, fréquemment utilisé dans les sciences sociales, s’inscrit dans la tradition de la sociologie compréhensive. Contrairement aux « autobiographies », la profondeur de l’entretien est bornée par la pratique sociale étudiée (Rouleau, 2003), en l’occurrence le syndicalisme. Fidèle aux canons de cette méthodologie, nos interlocuteurs ont été retenus après un cours entretien préalable sur la base de cinq critères : la compréhension de notre problématique, l’adhésion volontaire et sans réserve au projet de recherche, les capacités d’élocution, la conscience réflexive, et enfin la réalité de leur adhésion à Sud. En ce sens, tous nous ont montré leur carte à jour avant que l’entretien de recherche débute au sein même de leurs locaux syndicaux, dans un espace isolé propice aux confidences. Le contact initial a été obtenu par opportunisme méthodique (Girin, 1990) en exploitant successivement les réseaux de connaissances des uns et des autres. À l’inverse, aucune contrainte sociodémographique, professionnelle ou d’ancienneté dans le syndicat n’a été imposée de façon à préserver au maximum les occasions de découvertes dans le respect des exigences de la théorie enracinée (Glaser et Strauss, 1967). Il en va de même de l’effectif de l’échantillon. C’est la théorie en voie de constitution qui guide le processus de sélection et non un idéal quantitatif. La collecte cesse au-delà du point de saturation, c’est-à-dire lorsque le rendement marginal devient négligeable.

Si le narrateur tente de prendre de la distance par rapport à ses pratiques pour formuler une théorie personnelle, le chercheur doit au contraire essayer de sortir de ses schémas conceptuels pour s’immiscer dans l’intimité de cette vie et en saisir la dynamique (Pineau et Le Grand, 2002). Sur cette base, le passage du « social » au « sociologique » est réalisé en articulant « les épisodes d’une histoire (ses séquences) avec la structure de ses “personnages” (ses actants) pour découvrir la logique du discours tenu à son destinataire (les arguments) » (Demazière et Dubar, 1997). Cette procédure a pour but de saisir le plus objectivement possible la logique discursive du témoin. Concrètement, les entretiens, tous intégralement retranscrits et validés par leurs auteurs, sont tout d’abord disséqués « verticalement » de façon à distinguer les séquences des actants. Sont considérées comme séquences toutes les unités qui décrivent des évènements, actions ou situations rencontrées par le locuteur et présentées comme des informations sur des faits. Les actants sont les personnages qui jouent un rôle dans le processus. Relèvent enfin des propositions argumentatives les relations de causalité permettant au locuteur de défendre son point de vue. La manière dont les évènements sont agencés révèle la logique sociale du discours (Demazière et Dubar, 1997). La seconde étape de l’analyse est celle de la condensation de chaque récit de façon à en dégager sa logique générale. Enfin, ces documents sont comparés aux représentations des autres locuteurs dans une perspective « horizontale ». La généralisation émerge d’une inférence pas à pas réalisée à partir de la fusion de ces schèmes spécifiques en un schème général.

Une validation collective de la construction finale, sous la forme d’une réunion de présentation de nos conclusions à tous les narrateurs, est finalement réalisée. Il s’agit de respecter l’exigence de complétude (Glaser et Strauss, 1967). Cette épreuve est réalisée au terme d’une démarche intégrée au sens de David (2001) couvrant l’année 2005. Elle comprend tout d’abord une phase exploratoire construite autour de deux cas « pilotes » (Hlady Rispal, 2002). Ils présentent, par définition, un intérêt en eux-mêmes dans la mesure où les deux sections auxquelles nos interlocuteurs appartiennent sont devenues majoritaires dans leurs entreprises respectives : un constructeur automobile privé et une administration française. Ces deux cas sont choisis pour leurs différences contextuelles selon les préconisations de Eisenhardt (1989), pour leur ouverture à une investigation en profondeur et parce qu’ils ont fait partie des pionniers de la nouvelle critique sociale. Les conjectures qui en sont issues sont dans un second temps testées auprès de cinq cas « instrumentaux » (Stake, 1994) dans le but de tendre vers la saturation théorique (Glaser et Strauss, 1967) : une entreprise de télécommunication, deux autres administrations publiques, un producteur d’électroménager et une collectivité territoriale. Ensemble, ces vérifications de la répétition – au sens de « réinterprétation originale » et non de « réplication à l’identique » – de la problématique (Moriceau, 2003) visent à accroître le domaine de validité des conclusions. L’échantillon questionné se répartit finalement de la manière présentée au tableau 2. Ce protocole de recherche conduit à distinguer trois processus d’adhésion à Sud.

Tableau 2

L’échantillon

Organisations

Exploration

Saturation théorique

Constructeur automobile

14 militants

Administration publique A

8 militants

Télécommunication

2 militants

Administration publique B

2 militants

Électroménager

6 militants

Administration publique C

2 militants

Collectivité territoriale

2 militants

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L’émergence de trois processus d’adhésion à Sud

Plusieurs analyses des récits de pratique sont tentées pour comprendre le processus d’adhésion. À un premier niveau, le traitement uniforme des deux cas pilotes conduit à une impasse. Les différences entre les acteurs sont trop nombreuses pour pouvoir donner naissance à un profil type. Une segmentation de la population sur la base des variables sociodémographiques proposées dans la littérature aboutit là aussi à un résultat insatisfaisant. Trois profils d’adhésions homogènes sont identifiés puis confirmés au terme d’un traitement différencié sur la base de l’expérience syndicale de chacun des acteurs : les « conjurés » des organisations représentatives, les « dégouttés » et les « primo adhérents ». Cette disjonction conduit à identifier des trajectoires harmonieuses d’adhésion à Sud sans pour autant avoir à sacrifier les nuances du phénomène social étudié.

Les « conjurés » des organisations représentatives

Cette catégorie est composée d’acteurs ayant quitté les syndicats confédérés pour créer une section Sud sans transition aucune entre ces deux adhésions. La scission succède à une période de dissidence interne puis de réflexions intenses à la hauteur de l’implication affective originelle dans la centrale. Si la décision de départ est individuelle, le choix de Sud est à l’inverse une oeuvre collective résultant d’une combinaison de pressions normatives et d’implication affective.

Les acteurs concernés développent tout d’abord une conscience politique forte en amont de leurs premières années d’activité professionnelle. « Dans mon histoire personnelle, on n’est pas une famille de militants mais la défense des salariés ça a toujours été un sujet de conversation chez nous » (Arnaud). Ils s’affilient à un syndicat dès l’obtention de leur premier contrat à durée indéterminée (CDI) : « Quand je suis arrivée, une de mes premières démarches a été de prendre une carte. Pour moi, un CDI c’était forcément se syndiquer » (Catherine). Ce choix est conçu comme un acte politique naturel. Il s’inscrit dans un véritable style de vie source d’encastrement structurel. « J’ai compris très rapidement que la seule solution pour se défendre c’est le collectif » (Gilbert). Il révèle davantage une volonté d’implication dans les relations collectives que dans une structure syndicale en particulier. « Je ne peux pas concevoir ne pas être syndiqué et, en même temps, je ne suis pas marié avec un syndicat » (Alain). Le centralisme observé ultérieurement dans les confédérations génère un sentiment de frustration syndicale et des batailles d’appareil. « J’ai essayé tout ce que j’ai pu pour faire entendre la CGT » (Denis). La socialisation syndicale devient progressivement aliénante. « L’aspect référendaire de la CFDT qui consultait ses syndicats pour vérifier si on était d’accord, était tombé en désuétude » (Bernard). La marginalisation consécutive à l’échec d’une motion minoritaire réduit l’adhésion aux buts et valeurs de la confédération. « Ça a été le congrès de 99 où la tendance “tous ensemble” a été marginalisée et où la ligne directrice a été imposée par la confédération » (Bernard). L’évènement est vécu comme un véritable traumatisme. L’émergence des premières alternatives syndicales Sud diminue le coût de sortie. « On voit apparaître à côté un champ d’expression à peu près libre dans lequel on pourrait s’identifier assez facilement » (Denis). La période de réflexion qui s’en suit aboutit à un choix mûrement raisonné. La résignation est longue et difficile car l’adhésion originelle dans la confédération était d’abord affective. « Au début, ça correspondait quand même à une certaine éthique : liberté, autogestion » (Catherine). Pour des syndicalistes ayant construit leur identité sur un idéal de solidarité, le départ vers une nouvelle organisation synonyme d’un éparpillement des forces est parfois très long à accepter. « Est-ce qu’on passe à la CGT ? Est-ce qu’on s’engage à l’extérieur dans le monde politique ? Est-ce qu’on arrête tout ou est-ce qu’on met en place une section Sud ? » (Catherine). Il faut un désaccord stratégique majeur au cours d’un conflit collectif global pour que le pas soit franchi. « Tant que l’union régionale tenait bon… et puis après quand le barrage s’est écroulé… » (Alain). La décision de démission est alors individuelle. « J’avais expliqué à la section : je ne peux plus rester à la CFDT, si vous voulez me suivre, vous me suivez » (Danielle M.). Le choix de Sud fait quant à lui l’objet d’un vote qui permet de préserver le réseau social. Ce consensus évite d’avoir à supporter les difficultés d’un processus de désencastrement – réencastrement social. La dynamique collective incarnée par la bande de bons copains est ici essentielle. « Le choix de quitter la CFDT, j’ai pris ma décision tout seul. Sud pas vraiment, parce que si j’avais été tout seul je serais peut être allé à la CGT. On voulait garder ce collectif parce qu’on a quelques faits d’armes à notre actif et on voulait faire perdurer ce mouvement là » (Michel). « J’ai toujours dit que j’avais lié mon sort à la décision de la section » (Bernard). La démocratie participative et la dimension interprofessionnelle, caractéristiques de cette mouvance, constituent des facteurs d’attractivité essentiels. Le rejet des autres structures confédérées relève autant d’un désaccord sur les buts et valeurs que sur les modalités de fonctionnement interne. « L’esprit d’autogestion de Sud, ça me paraît un des critères importants » (Catherine). Le coût de cette stratégie est pourtant conséquent. « On a non seulement la boîte contre soi, mais on a également tous les autres syndicats sans exception » (Gilbert). L’émulation collective, le challenge de l’innovation, l’accès immédiat aux mandats et surtout la possibilité de préserver l’identité collective lui sont toutefois supérieurs. Ensemble, ils permettent le développement d’une implication calculée visant selon les cas à se venger de la frustration vécue au sein des confédérations, à agir en cohérence avec ses valeurs, à se réaliser, à s’enorgueillir de voir ses idées avancer, à être respecté de la direction ou à s’épanouir intellectuellement.

Ce processus d’adhésion est original par rapport à celui observé auprès des « dégouttés du syndicalisme confédéré ».

Les « dégouttés » du syndicalisme confédéré

Ces acteurs ont tous connu une période de désengagement syndical total entre deux adhésions. Leur premier recrutement syndical est affectif. Le second, au profit de Sud, se complète d’une motivation instrumentale visant à réduire une dissonance cognitive. L’étape intermédiaire, étendue sur deux à dix ans dans notre échantillon, est caractérisée par un arrêt des cotisations.

Les récits de pratiques collectés montrent que l’adhésion originelle est le résultat de contacts avec de « vieux » militants charismatiques. Ces rencontres génèrent une attitude prosyndicale ainsi qu’une représentation stéréotypée de l’employeur. « J’ai pris conscience à travers les vieux militants du parti communiste. Leur combativité sur le terrain, leur intelligence aussi, ça m’avait impressionné » (Bernard B.). Le style autocratique des confédérations est à l’origine d’une socialisation syndicale incomplète. « J’ai toujours été plus ou moins un rebelle » (Yves). Cette déviance repose sur un désaccord stratégique et sur une impossibilité de faire entendre son opinion. « J’ai démissionné de la CGT quand elle a sorti un tract approuvant l’invasion de l’Afghanistan. Ce jour là, j’ai rendu ma carte » (Pascal). Ces divergences fondamentales initient une période « riendutoutiste » (François) sur le plan syndical. Une syndicalisation « au fil de l’eau » est ensuite relatée : l’inscription à Sud est une initiative personnelle sans qu’aucun démarchage des militants Sud ne soit rapporté par nos interlocuteurs. « Je ne connaissais pratiquement aucun des collègues Sud. C’est vraiment une démarche personnelle » (Yves). L’adhésion est poussée par un besoin de retrouver de nouvelles solidarités seules à même de réduire la mauvaise conscience ressentie du fait du défaut d’activité militante. « Voir ces chargés de famille dans une situation précaire, je ne supportais pas. Je ne savais pas quoi, mais il fallait que je fasse quelque chose » (Jean-Marc). Plus l’attitude prosyndicale est forte à l’origine, plus la dissonance cognitive résultant de l’absence de participation aux luttes sera ressentie. Dans certains cas, l’adhésion est également poussée par le refus de la réintégration enregistré auprès des confédérations : « La CGT me dit : non, pas question, on a eu trop de problèmes avec toi » (Bernard B.). Sud prend à ce niveau l’exact contre-pied des centrales en confiant des responsabilités à ces éléments qualifiés d’incontrôlables. « Très vite ceux qui sont rentrés à Sud ont eu des responsabilités » (François). L’adhésion est aussi tirée par l’émergence de Sud perçue comme une alternative compatible avec la conscience politique originelle et l’efficacité opérationnelle : « Je ne trahissais pas mes valeurs. Ils avaient une position assez pure et dure ici qui me convenait. Ça frappe bien. Je suis pour les syndicats de combat, mordants sur le terrain » (Yves). Les conflits collectifs locaux constituent les véritables catalyseurs de l’adhésion. Ils révèlent au grand jour les positionnements stratégiques des syndicats confédérés. « Il n’y avait qu’une seule façon de faire, c’était d’appeler à la grève générale. Moi j’ai adhéré à Sud suite au lâchage complet des salariés par la CFDT en 94 » (François). La convergence des valeurs, l’espoir de trouver dans Sud un espace d’expression et la neutralité de l’entourage proche sont à l’évidence des incitations plus puissantes que les réactions négatives de l’encadrement de proximité et des anciens camarades des structures représentatives. « On me considérait comme un fou, comme un extrémiste. Ça m’a empêché de dormir des fois mais ça ne m’a pas dissuadé » (Jean-Marc). Ces réactions négatives ont au contraire pour conséquence de renforcer l’intensité de l’implication. « Quand on a réussi une lutte, intérieurement, c’est extraordinaire. Si je n’ai pas ça qu’est-ce que c’est que la vie ? » (Pascal). Il en va de même de l’établissement de liens sociaux. « Quand on a réussi à avoir ce petit local, il y avait une ambiance extraordinaire » (Jean-Marc). Ce processus d’adhésion diffère de celui des militants sans aucun passé syndical avant l’adhésion à Sud.

« Les primo adhérents »

Pour ces acteurs, Sud est l’occasion d’un passage du fatalisme au projet. L’adhésion est poussée puis renforcée par un comportement patronal mais aussi par une dette morale à l’égard d’un délégué Sud. L’intérêt personnel et le programme politique paraissent à l’inverse très faiblement explicatifs a priori.

L’inscription syndicale se construit ici sur la base de déceptions consécutives à une insertion professionnelle ratée. « Le patron s’est servi de moi pendant les deux mois de la période d’essai après il m’a viré. Le suivant, il m’avait fait deux promesses. Le problème c’est qu’à 22 ans, on y croit à fond » (Gildas). Des risques d’atteinte à la santé sont fréquemment évoqués. « Quand j’ai vu que de plus en plus de conseillers financiers vivaient de médicaments, se dopaient pour pouvoir rester au travail, j’ai dit ça suffit » (Tony L.). Dans tous les cas, la réalité professionnelle vécue est en décalage avec les aspirations initiales. « Je suis rentrée aux usines pourtant, pour moi, les usines, c’était la perdition de la femme » (Danièle P.). Sur ces bases fondatrices, l’intérêt porté à Sud est le résultat d’une rencontre avec un délégué syndical. Son action apporte une réponse non sollicitée par l’acteur aux difficultés induites par le ou les échecs professionnels initiaux. « Danièle M. est venue me voir. Elle m’a informée de mes droits. Et là, j’ai été surprise parce qu’elle ne me parlait pas de timbre et quand j’ai eu mes problèmes, elle était là. » (Danièle P.). Dans un cas (Erik), Sud interprofessionnel apporte son soutien opérationnel à la création d’une nouvelle section. Des affinités se développent alors et aboutissent au paiement d’une première cotisation. « Et puis déjà, rien que pour le remerciement ! » (Tony R.). Cette adhésion s’accompagne parfois de quelques craintes. Elle est vécue comme une expérience de court terme. « Au départ, je n’étais pas très chaud pour me syndiquer. J’ai dit : je vais faire une expérience pendant un an pour voir » (Philippe). L’orientation repose également sur une connaissance très imprécise des organisations syndicales confédérées. Ces dernières sont jugées à l’aune d’une réalité quotidienne, et non pas à partir d’une conscience précise des programmes revendicatifs macroéconomiques : « Les autres, je ne connais pas bien, ça avait l’air très bureaucratique, très administratif » (Erik). La poursuite de l’engagement et l’implication dans des mandats sont ensuite le résultat à la fois d’une réaction de rejet de l’encadrement de proximité – « On a eu la guerre » (Philippe) – de l’expérience vécue de la démocratie participative au sein de Sud – « j’ai choisi Sud parce qu’il n’y a pas une tête pensante » (Tony R.) – et enfin de l’indifférence ou de l’absence de réactions négatives de la famille et des amis : « J’ai des amis qui ne pensent pas du tout comme moi. Mais en fait, ça passe ou ça casse, tant pis » (Erik). L’adhésion constitue une prise de risque assumée : « Je risque le licenciement. Je me suis investi naïvement sans trop réfléchir » (Tony L.). Les contreparties, au même titre que la reconnaissance dans le contenu du projet collectif, résultent de l’adhésion. Elles n’étaient pas anticipées. Oser montrer ses valeurs, être honnête avec soi-même, aider les autres, s’enrichir intellectuellement, échapper à l’acculturation de l’entreprise, se sentir plus fort en groupe, ne plus avoir peur du directeur constituent autant de « retours sur investissement » spontanément cités. Malgré cela, tous les acteurs relevant de cette troisième catégorie développent de nouveaux projets professionnels : reprise d’études supérieures, investissement dans l’humanitaire, reconversion, mutation professionnelle, etc. L’engagement paraît donc beaucoup moins profond que celui des deux autres catégories. Au total, chacun des trois profils combinent de façon originale les explications identifiées dans la littérature.

Pour une combinaison des théories disponibles

Le modèle des progressions multiples suggère qu’un processus peut suivre plus d’un chemin pour finalement converger vers un même résultat (Van de Ven, 1992). Ainsi, les conclusions auxquelles ces récits de pratiques nous amènent, s’inscrivent moins dans les théories téléologiques du cycle de vie ou de l’évolution que dans leur concurrente dialectique. Cette perspective permet de mieux comprendre le cas français et approfondit les analyses existantes de l’adhésion.

Les ressorts des trois schémas d’adhésion

La dialectique mise au jour montre que le processus d’inscription au syndicalisme autonome français est rarement linéaire. Les explications disponibles s’articulent de façon originale en fonction de l’expérience syndicale des acteurs questionnés. Des boucles de récursivité sont observées dans au moins deux des trois catégories.

Les « dégouttés » et les « conjurés » présentent plusieurs points communs. Même si les circonstances divergent – participations à des manifestations politiques pour les uns, rencontres de militants charismatiques pour les autres – ils expriment très tôt une conscience politique. Ce positionnement précoce a des implications fortes : il donne naissance à une conception stéréotypée de la direction qui ne se démentira plus par la suite. Le collectif est perçu comme l’unique solution. Le fossé ainsi creusé amène ces militants à renoncer à toute idée de carrière professionnelle et à s’impliquer affectivement dans le syndicalisme confédéré. La motivation instrumentale est tout à fait secondaire à ce stade. Les réorientations stratégiques des centrales et le dirigisme incarné par le délégué les conduisent ensuite à s’inscrire dans une dissidence. Les parcours divergent alors en fonction du degré d’encastrement structurel. Si les « conjurés » parviennent à consolider un réseau social puissant au sein de leur section locale et, par ce biais, à livrer des batailles d’appareil, l’intégration syndicale incomplète des « dégouttés » les amène à s’isoler puis finalement à démissionner faute de soutien. Ces derniers entament alors une période de gestation au cours de laquelle ils continuent à se tenir informés de l’actualité syndicale. L’observation extérieure de conflits locaux et des injustices sociales génère une dissonance cognitive qui devient progressivement insupportable. À l’inverse, les « conjurés » mûrissent une réflexion collective quand leur motion minoritaire est rejetée. Dès lors, cette forme originelle de syndicalisme ne constitue plus pour eux un appareil de socialisation valide. Le processus de désimplication affective est enclenché. La marginalisation se transforme en décision de départ au terme d’une étude rationnelle des contre-pouvoirs alternatifs. Dans les deux catégories, l’intérêt porté à Sud est moins impulsif que mûrement réfléchi à l’aune de la conscience politique initiale. Le coût de la démission est abaissé en conséquence chez les « conjurés ». La décision n’est pas facile à prendre pour autant. Les forces de rappel sont puissantes : difficultés à accepter un nouvel émiettement syndical, risque de trahison de la « famille », de contestation légale par l’employeur, etc. Il faudra un conflit collectif – national pour les « conjurés », local pour les « dégouttés » – pour que le saut soit effectué. La dimension normative joue un rôle au moins aussi important chez les « conjurés » que les lignes revendicatives : la possibilité de préserver les liens forts créés au sein de la section confédérée est décisive dans le choix de l’orientation Sud. À défaut, l’abandon du militantisme était parfois envisagé. La motivation est plus calculée chez les « dégouttés ». L’absence d’alternative à Sud pour réduire la dissonance cognitive née du défaut d’activité militante est déterminante. L’adhésion permet de reconstruire un réseau social et d’accéder rapidement à des mandats. Sud cherche en effet à valoriser les personnes pour ce qu’elles sont et à les encourager à s’investir plutôt qu’à s’assimiler. La dégradation du climat des relations collectives qui en découle et les pressions exercées par la direction sont contreproductives. Elles transforment plutôt ces partenaires sociaux en « adversaires sociaux ». La puissance du réseau social, combinée à une absence de réaction de l’entourage familial et amical, les confirment dans leur choix. Au total, les « conjurés » et les « dégouttés » révèlent des processus multidéterminés et non linéaires d’adhésion composés d’une boucle de récursivité combinant de façon originale adhésion, militantisme, dissidence ou démission puis retour au militantisme.

Les « primo » se différencient de ces schémas d’adhésion. L’antagonisme prend ses racines dans un conflit individuel. Aucune conscience politique ni même d’attitude prosyndicale ne sont rapportées à ce stade. L’agression ressentie lors de la première insertion du fait de conditions de travail désastreuses et la frustration issue de la confrontation du métier idéalisé à celui vécu, constituent le fondement de la syndicalisation. Contrairement aux autres, une ambition professionnelle est évoquée. Ce conflit individuel avec l’encadrement de proximité est à l’origine d’un sentiment de partition et d’isolement. Le soutien apporté par le militant Sud impulse la mutation de ce « eux contre moi » en « eux contre nous ». En fournissant une aide sans qu’elle soit sollicitée, le délégué déclenche une prise de conscience d’une communauté d’intérêts possible sur la base d’une motivation instrumentale. Le bénéfice de la solidarité est entr’aperçu. Ce don appelle quasi naturellement un contre don dans l’esprit de ces acteurs. Cette implication normative repose davantage sur une dette morale que sur une véritable pression sociale. Elle se concrétise par une adhésion à Sud vécue comme une expérimentation altruiste. La création de ce lien fort avec le délégué explique le choix de l’orientation Sud bien plus que les options stratégiques des confédérations qui sont largement ignorées. Cet encastrement rend vaines les tentatives de dissuasion émanant du cadre de proximité. Au contraire, elles renforcent là encore la perception stéréotypée de la direction et l’attitude prosyndicale. Une implication affective naît de ces évènements et de l’expérience de la démocratie participative. Pour autant, la relation créée paraît beaucoup moins solide qu’au sein des deux précédentes catégories faute de conscience politique durablement enracinée. Les « primo » développent tous en effet un projet visant à conformer l’activité professionnelle aux ambitions originelles. En ce sens, l’expérience syndicale acquise constitue parfois un véritable tremplin ouvrant de nouveaux horizons. L’enjeu pour Sud est dès lors de transformer ces « agents libres positifs », plus adhérents que réellement militants, en « identifiés » (Newton et Shore, 1992). La mise au jour de ces trois processus approfondit la connaissance du phénomène d’adhésion syndicale.

Un approfondissement théorique

L’étude qualitative permet de mieux cerner l’articulation des explications traditionnelles. La pluralité des processus confirme que les théories établies sont plus complémentaires que concurrentes. Elles se combinent de manières originales selon les expériences militantes. L’analyse fait ressortir la signification des relations préalablement objectivées de façon quantitative dans la littérature (voir le tableau 3).

Ces observations réaffirment tout d’abord la centralité du conflit dans les processus. Les décisions de syndicalisation et de désyndicalisation sont observées à ces occasions. La nature du catalyseur – individuel, collectif local, collectif national – diverge toutefois selon les expériences vécues. Cette réalité devient intelligible quand elle est contextualisée. L’écho enregistré sous forme d’encartement s’explique à la lumière des histoires personnelles. Cette rencontre donne naissance à des combinaisons originales de facteurs explicatifs. Toutes les variables identifiées dans les recherches ne sont pas systématiquement requises. Cette incomplétude confirme, pour l’adhésion, les résultats de Klandermans (1984) en matière de participation syndicale : la souscription d’une carte est le résultat d’une somme de motivations et non d’un produit. Des compensations sont possibles : si l’adhésion des « conjurés » et des « dégouttés » ne semble pas réellement répondre à un sentiment de « frustration agression » professionnelle ou de dette sociale, celle des « primo » montre à l’inverse que la conscience politique, la présence d’un délégué syndical charismatique et l’accès direct à l’employeur du fait des mandats ne sont pas indispensables. Les deux premières catégories sont plus sensibles à la dimension participative du syndicat, variable déjà identifiée par Hochner et Goll (1981) pour obtenir l’adhésion formelle. Ces récits confirment également la prégnance de l’orientation collectiviste définie comme « une identification à différents groupes sociaux dans l’environnement de travail, groupes avec lesquels l’acteur partage des valeurs qui fondent la motivation à l’égard des actions collectives » (Kelly et Kelly, 1994 : 91). La référence identitaire tient de l’option politique. Ces deux segments de militants sont toutefois différents l’un de l’autre. L’implication normative, exprimée au travers de pressions de conformité est essentielle chez les « conjurés » quand l’instrumentalité de Sud – réduction de la dissonance cognitive – exerce un pouvoir attractif déterminant auprès des « dégouttés ». Ces derniers s’inscrivent, en outre, dans le sens de la thèse de Barling, Kelloway et Bremermann (1991) : l’attitude a priori favorable au phénomène syndical est stable puisque la déception ressentie à l’égard des confédérations n’entame pas la légitimité des relations collectives dans leurs esprits. L’identification de la catégorie des « primo » permet quant à elle de remarquer que la « frustration agression » perçue et le style orienté service du délégué jouent ici un rôle essentiel. L’échec professionnel est décisif chez ces jeunes, insensibles a priori à l’action collective. La présence dans les discours de nouveaux projets professionnels laisse toutefois à penser que l’adhésion pourrait n’être que conjoncturelle confirmant en cela les résultats de Bamberger, Kluger et Suchard (1999). Au total, aucune des théories ne constitue une condition nécessaire et suffisante à elle seule. Il en va ainsi de la socialisation familiale qui relève plutôt de la circonstance facilitatrice.

Tableau 3

Le sens accordé aux relations

Variables motrices

Signification de la relation variable – adhésion Sud

Nature du conflit originel

Primo : conflit individuel, frustration, agression professionnelle

Dégouttés : conflit collectif local

Conjurés : conflit collectif national, frustration syndicale

Initiative de l’adhésion

Primo et dégouttés : démarche individuelle

Conjurés : démarche individuelle pour la démission, collective pour l’adhésion à Sud

Rôle de l’implication normative

Primo : remboursement de la dette morale puis encastrement structurel

Dégouttés : conséquence de l’adhésion (redécouverte d’un réseau social)

Conjurés : déterminante dans l’orientation

Motivation instrumentale

Primo : résolution du conflit individuel, alternative au besoin de réalisation

Dégouttés : réduction de la dissonance cognitive

Conjurés : échapper à l’acculturation syndicale confédérée

Connaissance des alternatives à Sud

Primo : uniquement sur la base d’observations locales

Dégouttés et conjurés : très forte (expériences vécues)

Rôle de l’implication affective

Primo : conséquence de l’adhésion

Dégouttés : détermine l’intensité de la dissonance cognitive

Conjurés : détermine l’attitude prosyndicale originelle

Rôle de la démocratie participative

Primo : détermine l’implication affective

Dégouttés et conjurés : désencastrement – réencastrement des structures confédérées

Rôle du cadre de proximité

Primo : déterminant puis confirmatoire de l’agression originelle

Dégouttés et conjurés : faible, éventuellement confirmatoire de la partition « eux contre nous »

Rôle du délégué syndical local

Primo : détermine la dette sociale

Dégouttés : incite au désencastrement

Conjurés : aucun, conflit interprofessionnel et non local

Rôle de l’entourage

Neutralité de la famille, réseau des amitiés susceptible d’être sacrifié

-> See the list of tables

Ces observations sont susceptibles de présenter plusieurs intérêts pour la recherche. Elles contribuent tout d’abord à améliorer la compréhension du choix de l’orientation syndicale lorsque l’offre est diversifiée comme c’est le cas en France mais aussi au Portugal, en Espagne, en Suisse, etc. Elles concourent également à mieux cerner le processus de démission syndicale. Elles renouvellent en troisième lieu l’analyse de l’adhésion dans une perspective processuelle non linéaire et multidéterminée. La mise au jour de ces trois profils affine les approches monolithiques. Elle contribue à expliquer les divergences observées dans les études qui cherchent des corrélations au sein d’un échantillon traité globalement. Le syndicaliste peut difficilement être résumé en effet en un être moyen au sens statistique du terme, sauf à sacrifier les nuances d’une réalité sociale hautement complexe. Même coalisé, il compose avec ses congénères un ensemble en partie hétérogène. Dans une perspective plus managériale, l’identification de la diversité des motivations éclaire les raisons pour lesquelles Sud est difficilement saisissable aux yeux des employeurs. Cette pluralité constitue à l’évidence un atout stratégique dans le rapport de force. La méthodologie des récits de pratique présente toutefois des limites qui peuvent fragiliser ces résultats. Les discours comportent inévitablement une part de rationalisation a posteriori. De plus, ils sont tributaires des capacités de verbalisation et, le cas échéant, d’un code social qui peut en standardiser le contenu. Ils dépendent enfin du degré d’émotivité qui peut gêner l’extériorisation, et amener plus ou moins inconsciemment à sélectionner les faits. En conséquence, la réalisation d’investigations quantitatives au sein des trois segments identifiés constitue une avenue prometteuse de recherches au même titre que les comparaisons internationales, là où des mouvements autonomes existent. Elles seules pourraient tester le degré de validité externe de ces observations même si la démarche intégrée retenue ici fournit déjà quelques assurances. Ce projet de recherche impliquerait au préalable la réalisation d’une opération de substruction des trois profils pour fournir, au bout du compte, une capacité d’abstraction accrue.