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Introduction

Que l’on pense à la prolifération des identités professionnelles ou des statuts d’emploi (Gagné, 2013; Noiseux, 2014), à la diversification de la main-d’oeuvre (Bryant-Anderson et Roby, 2012) ou à l’individualisation des pratiques de gestion (Cultiaux et Vendramin, 2011), les milieux de travail apparaissent aujourd’hui au confluent de multiples sources de transformations et de tensions. Dans ce contexte, le travail quotidien des représentants syndicaux locaux tend à se transformer et à se complexifier, ces derniers étant notamment appelés à interagir dans des environnements identitaires plus hétérogènes (Yates, 2010), à intervenir sur de nouvelles problématiques sociales (Dufour-Poirier et Le Capitaine, 2016) et à négocier sous le poids d’exigences de flexibilité devenues plus fortes (Camfield, 2011; Hennebert et Dupuis, 2016).

L’évolution des milieux de travail a ainsi contribué à transformer les réalités de la représentation syndicale, allant parfois jusqu’à remettre en cause, dans ses fondements mêmes, la capacité représentative des syndicats (Dufour et al., 2009; Murray et al., 2013; Noiseux, 2014). Dans l’optique de contribuer à la revitalisation syndicale, des études récentes se sont intéressées au travail des représentants syndicaux locaux et au renouvellement de leur leadership (Dufour et Hege, 2013; Gall et Fiorito, 2012; Le Capitaine et al., 2013; Plimmer et Blumenfeld, 2012). Ces études soutiennent, notamment, que le renouvellement de la capacité représentative des syndicats prend avant tout racine dans la relation qui unit les membres à leurs représentants, soit dans l’acte quotidien de représentation (Dufour et Hege, 2011). Elles interpellent, incidemment, les chercheurs à s’intéresser au « travail syndical » (Lhuilier et Meynaud, 2014), à mieux comprendre les différents rôles qu’occupent les représentants syndicaux au plan local, et, plus globalement, à cerner comment ces derniers s’acquittent désormais de leurs fonctions.

Cet article s’attaque à cette question en s’intéressant à l’influence des rôles perçus par les représentants syndicaux locaux et à la manière dont ces derniers affirment mobiliser les ressources à leurs dispositions pour assumer leurs fonctions de représentation. Bien que des littératures distinctes aient porté sur les rôles des représentants locaux (Batstone et al., 1977; Bryant-Anderson et Roby, 2012; Chang, 2005; Poole, 1974) et sur les ressources syndicales (Frege et Kelly, 2004; Frost, 2000; Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013; Lévesque et Murray, 2010), à notre connaissance, aucune recherche n’est jusqu’ici venue combiner empiriquement l’étude de ces deux aspects qui façonnent la représentation syndicale au plan local. Partant de ces littératures et du contexte de transformation des milieux de travail, l’objectif de notre étude est de construire une compréhension plus dynamique de la réalité de la représentation syndicale locale en tenant compte de l’interaction entre le représentant, qui interprète son rôle et entretient une vision et des objectifs personnels face à ses fonctions, et l’environnement sectoriel et syndical dans lequel il s’insère qui le confronte à des problématiques particulières et balise les ressources à sa disposition.

L’article se divise en quatre sections. La première propose une revue de la littérature qui retrace l’évolution des travaux sur les représentants syndicaux locaux. La deuxième section présente notre cadre conceptuel issu de la littérature sur les rôles et les ressources syndicales. Dans la troisième section, nous exposons notre démarche méthodologique et le travail de terrain réalisé. Finalement, la quatrième section présente l’analyse de nos données empiriques tandis que notre discussion et notre conclusion traitent respectivement les principaux constats qui s’en dégagent et des limites de notre étude.

Les recherches sur les représentants syndicaux locaux : des trajectoires variées

La représentation syndicale locale et l’étude de ses principaux protagonistes ne constituent pas, à proprement parler, un nouvel objet de recherche (Chang, 2005). Les études sur ces acteurs ont, d’ailleurs, fait l’objet de trajectoires variées (Hege et al., 2011), mais peuvent néanmoins être rassemblées autour de trois principales séries de travaux.

La première s’est pour l’essentiel employée à dresser un portrait détaillé du travail des représentants syndicaux et a permis de développer diverses typologies établissant des distinctions entre ces représentants aux niveaux, notamment, de la perception de leurs rôles (Nicholson, 1976; Poole, 1974; Sayles et Strauss, 1967), de leurs motivations (Chinoy, 1950; Miller et Form, 1951), de leurs orientations idéologiques (Sayles et Strauss, 1953) et de leurs comportements (Reshef, 1987). À cet égard, la typologie la plus classique demeure celle de Batsone et al. (1977) qui propose quatre catégories de représentants syndicaux (leader, cowboy, leader naissant et populiste) issues de l’intersection de deux dimensions : 1- le niveau d’engagement envers les idéologies syndicales; et 2- l’approche (proactive vs passive) privilégiée dans la défense des intérêts des membres. Cette première série de travaux a, néanmoins, fait l’objet de critiques; on lui reproche le caractère plutôt hermétique de ses classifications qui vient limiter leur capacité à reconnaître l’existence de variations intra-individuelles, soit le fait qu’un représentant puisse occuper différents rôles en fonction de la situation à laquelle il est confronté (Barling et al., 1992; Dufour et Hege, 2013).

Une deuxième série de travaux s’est intéressée aux habiletés requises pour assumer les fonctions de représentant syndical. Ces études ont montré que les aptitudes relationnelles de ces représentants, c’est-à-dire leur capacité à interagir avec les membres, à les conseiller et à les garder informés et impliqués dans les prises de décisions (Clark, 1988; Greene et al., 2000; Nicholson et al., 1981), étaient des habiletés valorisées par les membres et qu’elles pouvaient favoriser leur engagement syndical et leur participation (Kahn et Tannenbaum, 1957; Thacker et al., 1990). Ces travaux offrent, toutefois, une vision assez descriptive et statique des habiletés requises chez les représentants syndicaux et mériteraient, selon certains, qu’on évalue leur pertinence en regard des nouvelles réalités auxquelles ils sont confrontés (Bryant-Anderson et Roby, 2012).

La « crise du syndicalisme » observée au sein de nombreux pays industrialisés, tout comme l’abondante littérature sur le renouveau syndical qui s’en est suivi (notamment Camfield, 2011; Frege et Kelly, 2004) a suscité, au cours des dernières années, un regain d’intérêt pour l’objet de recherche que constituent les représentants syndicaux locaux. À cet égard, une troisième série de travaux s’est intéressée aux représentants syndicaux en tant qu’acteurs du renouveau syndical, et ce, à travers deux courants distincts. S’inspirant des théories issues de la psychologie du travail, des études ont d’abord cherché à modéliser les effets de certains comportements individuels de leadership chez les représentants syndicaux locaux (Metochi, 2002; Plimmer et Blumenfeld, 2012; Sadler, 2012). À cet égard, la théorie la plus utilisée est certainement celle du leadership transformationnel[1]; les études ayant généralement démontré un lien positif entre ces comportements et, entre autres, l’engagement et la participation des membres (Cregan et al., 2009; Fortin-Bergeron et al., 2013; Hammer et al., 2009; Twigg et al., 2007). Toutefois, la démarche d’analyse préconisée — soit la modélisation statistique — a limité la capacité de ces travaux à inscrire l’analyse du leadership syndical dans les différentes réalités locales. En parallèle, d’autres études, s’inscrivant plus directement dans le courant des relations industrielles, ont récemment amorcé une importante réflexion sur la contribution particulière des représentants syndicaux locaux au renouvellement syndical (Dufour et Hege, 2013; Hege et al., 2011; Le Capitaine et al., 2013; Murray et al., 2014). Une des principales hypothèses avancées par ce dernier courant repose sur l’idée que les défis amenés par la transformation des milieux de travail astreignent les syndicats et leurs représentants à devoir repenser leurs rôles au plan local (Le Capitaine et al., 2011).

Rôles et ressources syndicales : un cadre conceptuel

Pour Mintzberg (1973), le concept de rôle « est défini comme un ensemble organisé de comportements associés à une fonction ou une position particulière » [Traduction libre] (p. 54). Si cette définition laisse entendre que les rôles incombent généralement à une position hiérarchique définie et sont prescrits par l’organisation, il n’en demeure pas moins que « les individus peuvent les interpréter différemment » [Traduction libre] (ibid.). Mintzberg rejoint ainsi la perspective de l’acteur stratégique véhiculée dans de nombreuses recherches (Ashforth et al., 2000; Crozier et Friedberg, 1973; Katz et Khan, 1978) en reconnaissant aux acteurs une certaine marge de manoeuvre leur permettant de faire des choix quant aux comportements à déployer et à prioriser dans l’exercice de leurs fonctions. Ces choix seront influencés par l’environnement dans lequel l’acteur évolue, mais aussi par ses propres attentes et ses objectifs face à la position qu’il occupe dans son environnement organisationnel (Crozier et Friedberg, 1973; Katz et Khan, 1978). Appliquée à la réalité des représentants syndicaux au plan local, cette perspective soutient que ces représentants, malgré les pressions liées au contexte dans lequel ils évoluent, font des choix quant aux comportements qu’ils adoptent et aux actions qu’ils mettent en place dans l’exercice de leurs fonctions et que ces choix peuvent influencer leur propension à mobiliser les ressources syndicales à leur disposition.

Parallèlement, plusieurs auteurs ont cherché à identifier les ressources devant être mobilisées par les syndicats et leurs acteurs de façon à assurer le renouvellement de leur capacité représentative. À cet effet, le modèle de Lévesque et Murray (2010) offre une conceptualisation rassemblant les différentes ressources syndicales identifiées dans la littérature et qui peuvent être utilisées par les représentants pour atteindre leurs objectifs.

La première ressource, la « solidarité interne », fait référence aux différents mécanismes mis en place pour favoriser le sentiment d’appartenance au groupe, l’expression des membres et une participation active (vitalité délibérative) à la vie syndicale (Doellgast, 2008; Gall et Fiorito, 2016). Elle se rapporte, notamment, à la présence d’un réseau interne qui permet l’échange d’information entre les acteurs syndicaux de différents niveaux, mais également entre ces derniers et leurs membres (Frost, 2000).

Les « ressources narratives » regroupent, quant à elles, un « ensemble de valeurs, de croyances, d’histoires et d’idéologies partagées qui rassemblent les membres vers une identité et des intérêts communs et qui vont façonner et justifier les actions syndicales entreprises » [Traduction libre] (Lévesque et Murray, 2013 : 777). Ces ressources aussi appelées « communicatives » (Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013) concernent la capacité des acteurs syndicaux à développer un « cadre narratif » qui rassemble les membres autour de combats, de victoires antérieures ou qui offre une vision inspirante de l’avenir de façon à favoriser leur mobilisation (Molina et Barranco, 2016; Snow et al., 1986).

Les « ressources organisationnelles » sont à la fois financières, matérielles, humaines et techniques et rassemblent principalement les outils, les espaces de travail, ainsi que l’accès à différentes formations et expertises (p. ex. : juridiques, comptables) (Cultiaux et Vendramin, 2011; Dufour et al., 2009; Peetz et Alexander, 2013). Elles sont directement liées à la capacité des représentants syndicaux à générer, renforcer et mobiliser (Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013) leur personnel, ainsi que les services et structures mis en place par leur organisation syndicale.

Enfin, les « ressources externes » renvoient aux liens que tissent les syndicats avec divers acteurs sociaux ou communautaires et qui leur permettent d’intervenir sur d’autres sphères que les lieux de travail (Frege et Kelly, 2004; Snell et Fairbrother, 2010; Tattersall, 2005). Ces « nouvelles formes de solidarités » (Snell et Peetz, 2010 : 166) sont un moyen pour les syndicats et leurs représentants de générer des ressources financières et humaines additionnelles qui apportent de nouvelles expertises pouvant leur bénéficier au plan local (Doellgast, 2008; Frost, 2000).

Si ces différentes ressources peuvent offrir aux acteurs syndicaux autant d’opportunités pour renouveler leur capacité représentative au plan local, elles apparaissent, en pratique, difficilement mobilisables dans leur intégralité. Notre étude vise donc à mieux cerner l’utilisation effective que font les représentants syndicaux locaux de ces ressources. La proposition défendue dans cet article, et découlant de notre cadre conceptuel, suggère que la manière dont les dirigeants locaux perçoivent et interprètent leurs rôles influencera les ressources syndicales qu’ils mobilisent au plan local. Elle soutient, en corollaire, que l’appropriation de ces rôles découle de l’interaction entre le représentant syndical, qui dispose d’une marge de manoeuvre et qui interprète son rôle en fonction de ses objectifs et de la vision qu’il entretient de ses fonctions, et l’environnement sectoriel et syndical dans lequel il s’insère et qui le confronte à des problématiques particulières et balise les ressources à sa disposition.

Contexte de la recherche et approche méthodologique

Notre recherche repose sur une étude empirique menée entre les mois de juin 2014 et septembre 2015 auprès de vingt-neuf représentants syndicaux locaux (21 présidents et 8 vice-présidents), dont quinze oeuvraient au sein du secteur des télécommunications et quatorze au sein de celui de l’hôtellerie au Québec. Partant du postulat que les rôles auxquels s’identifient les dirigeants locaux sont influencés par l’environnement dans lequel ces acteurs évoluent, de même que par leurs propres attentes et leurs objectifs face à la position qu’ils occupent dans cet environnement (Crozier et Friedberg, 1973; Katz et Khan, 1978), nous cherchions à inscrire cette recherche dans des contextes variés. Cette démarche repose sur notre volonté à pouvoir apprécier les effets de l’environnement sectoriel et syndical sur la perception qu’entretiennent les dirigeants à l’égard de leurs rôles et des ressources qu’ils mobilisent. À cet effet, le devis qualitatif nous est apparu particulièrement adapté puisqu’il permet de prendre en compte la complexité et les particularités des contextes dans lesquels s’insèrent les répondants (Miles et Huberman, 2010; Quinn, 2002).

Contexte de l’étude

Autrefois occupé par un nombre assez limité de fournisseurs, le secteur des télécommunications, dont le taux de syndicalisation au Canada se situe autour de 29% (Unifor Québec, 2017), a connu, au cours des dernières décennies, une forte dérèglementation qui a conduit à une concurrence féroce dans l’offre de services au Québec et ailleurs au Canada (Wilson, 1999). Cette concurrence, jumelée au développement technologique accru, a soulevé des enjeux importants en matière de flexibilité organisationnelle. Au cours des dernières années, ce secteur a connu une baisse substantielle de ses effectifs, ce qui a entrainé des fusions entre différents syndicats locaux. Ces restructurations ont mené à la création de sections locales regroupant un membership plus important et, parfois, réparti dans des lieux de travail géographiquement éloignés. La grande majorité de ces sections locales sont affiliées à une organisation syndicale qui, elle-même, est affiliée à l’une des plus importantes centrales syndicales québécoises. Sur le plan de sa main-d’oeuvre, ce secteur se caractérise par une forte prédominance masculine au niveau des postes de techniciens, dont certains sont appelés à faire de la dépêche à domicile, alors que les femmes sont largement majoritaires parmi les employés de bureau.

Pour sa part, la syndicalisation dans le secteur des services d’hébergement et de la restauration demeure assez faible au Québec avec un taux de 9.5% (Institut de la statistique Québec, 2015); la présence syndicale étant plus importante au sein des grands établissements hôteliers. Depuis quelques années, cette industrie connaît des transformations majeures qui ont forcé les établissements d’hébergement à revoir leurs pratiques en matière d’offre de service (Larivière et Jussaume, 2004; Noreau, 2015). Elle accueille un certain nombre de grands centres d’hébergement reconnus, mais également plusieurs petits établissements regroupant une main-d’oeuvre fortement diversifiée sur le plan de ses origines ethniques et de ses fonctions. Deux syndicats, respectivement affiliés à deux centrales syndicales, chapeautent les centres hôteliers syndiqués au Québec. Notons, à cet effet, qu’un de ces deux syndicats est également celui qui est présent dans le secteur des télécommunications. Les conditions de travail dans le secteur hôtelier sont prescrites par des conventions collectives qui sont, pour un certain nombre d’hôtels, négociées de façon coordonnée au niveau d’une plate-forme sectorielle regroupant plusieurs établissements affiliés à la même organisation syndicale.

Répondants et analyse des données

Nos répondants, six femmes et vingt-trois hommes, exercent leur fonction de président(e) ou de vice-président(e) depuis en moyenne 8.5 années. Plusieurs d’entre eux cumulaient, toutefois, une expérience en matière de représentation ayant auparavant occupé des postes de délégué ou d’autres fonctions au sein du comité exécutif de leur syndicat local. Cette position spécifique au sein de la structure syndicale nous est apparue particulièrement intéressante pour envisager la contribution des acteurs locaux au renouvellement syndical. Étant tout aussi impliqués au niveau de l’orientation stratégique de leur syndicat local qu’au niveau de la représentation de leurs membres (Hammer et al., 2009), ces dirigeants locaux sont susceptibles de contribuer à plusieurs égards aux changements des pratiques syndicales locales.

Outre les questions relatives à leur travail quotidien en tant que représentant syndical local, la grille d’entretien utilisée abordait d’autres dimensions liées aux principaux changements survenus dans leur milieu de travail respectif, à leur parcours individuel ainsi qu’à la relation qu’ils entretiennent avec d’autres acteurs locaux (membres de l’exécutif, délégués, employeur) et leurs membres. Les entretiens, d’une durée moyenne de 90 minutes, ont été enregistrés et retranscrits intégralement afin d’analyser leur contenu à l’aide du logiciel ATLAS.ti.

Concernant l’analyse de nos données, nous avons principalement eu recours à ce que Saldana (2009) qualifie de « codage structurel », ce qui consiste à regrouper le matériel empirique en regard des principaux thèmes et questions soulevés dans la grille d’entrevue. Dans un premier temps, nous avons prédéterminé un certain nombre de codes de premier niveau correspondant, pour l’essentiel, aux différents thèmes abordés dans notre grille d’entrevue relatifs à la trajectoire militante de nos répondants, à leur travail quotidien, à la relation les liant à leurs membres, aux caractéristiques de leur milieu de travail, etc. (Quinn, 2002; Saldana, 2009). Des codes de deuxième niveau ont, ensuite, été établis afin d’analyser plus en profondeur la réalité de ces représentants. À titre d’exemple, nous avons regroupé les énoncés traitant de la trajectoire individuelle de nos répondants sous trois catégories (code de deuxième niveau), soit ceux faisant état de leur parcours individuel, ceux évoquant leur intérêt personnel et leur implication dans leur syndicat et ceux faisant état de leurs valeurs et des principes auxquels ils adhèrent. Cette démarche de codage nous a menés à relever des similarités et des divergences (Quin, 2002) dans la façon dont nos répondants réfèrent à leurs rôles et priorisent certaines actions et comportements dans l’exercice de leurs fonctions de représentation. À cet effet, certains codes de deuxième niveau sont apparus particulièrement révélateurs, surtout ceux faisant état des raisons de leur implication syndicale, de leurs valeurs, des rôles et des tâches qu’ils exercent quotidiennement, ainsi que de leurs objectifs personnels et organisationnels. L’analyse systématique de ces similarités et différences nous a donc permis de faire émerger nos catégories de rôle selon une démarche inductive (Quinn, 2002) qui s’appuie sur les rôles, les actions et les comportements récurrents exprimés par nos répondants lors des entretiens.

À la suite de ce processus de codage, nous avons réalisé des fiches individuelles détaillées pour chacun de nos répondants dans le but d’identifier les rôles auxquels chacun d’eux s’est spécifiquement référé, mais aussi les ressources mobilisées dans l’exercice de chacun de ces rôles. Le fruit de cette démarche est, en outre, présenté un peu plus loin dans un tableau juxtaposant nos différentes dimensions analytiques, soit les différentes catégories de rôle, leur opérationnalisation comportementale (comportements récurrents) et les ressources mobilisées, de même que certaines citations illustratives.

Présentation et analyse des données

L’analyse de nos données empiriques nous a permis d’identifier les rôles dans lesquels nos répondants se reconnaissent, mais aussi de jeter un regard sur la manière dont ils affirment se les approprier au quotidien. Au total, nos répondants se sont reconnus dans neuf différents rôles, de manière toutefois variable et non exclusive (Tableau 1), s’identifiant au minimum à deux différentes catégories de rôle et à un maximum de six, pour une moyenne de quatre.

Tableau 1

Ressources syndicales mobilisées selon les divers rôles

Ressources syndicales mobilisées selon les divers rôles

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Les sections suivantes font état de ces différents rôles, selon qu’ils se rattachent à une dimension organisationnelle (soit à leur syndicat en tant qu’entité organisationnelle) ou une dimension plutôt relationnelle (référant, cette fois, à la relation qu’ils entretiennent avec leurs membres).

Les rôles des représentants syndicaux associés à une dimension organisationnelle

La première dimension réfère aux responsabilités de nature organisationnelle qui peuvent être rassemblées autour de trois différents rôles, soit ceux « d’administrateur », de « bâtisseur organisationnel » et de « chef d’orchestre ».

Administrateur

Près de la moitié des représentants (14) rencontrés ont souligné que leurs fonctions incluaient un rôle d’administrateur de leur syndicat local, ce qui conduit ces derniers à percevoir leur organisation « comme une petite PME » (#4). Ce rôle inclut l’administration, la planification et la coordination du syndicat local. Il renvoie, plus spécifiquement, à la constitution et au suivi des différents dossiers de représentation, notamment des griefs, à la gestion des courriels avec les différentes parties prenantes, mais également à l’organisation des assemblées générales (#3) et des réunions exécutives (#1; #14). Ce rôle ressort comme particulièrement important pour plusieurs dirigeants du secteur des télécommunications qui oeuvrent auprès d’un membership local généralement plus nombreux que celui des syndicats de l’hôtellerie, ce qui entraîne davantage de suivis administratifs. Selon nos répondants, ce rôle est motivé par un souci d’assurer une allocation efficace et optimale des cotisations syndicales, dans un contexte où ils sont de plus en plus appelés à devoir légitimer la bonne gestion de leurs ressources financières auprès de leurs membres.

Les membres ont commencé à demander la vérification des livres. Comme moi, depuis un certain temps, ça fait 3 fois que les membres demandent que les livres soient vérifiés. C’est bien correct. (…) En même temps, ça me protège au niveau de la trésorerie; tout a été vérifié et tout balance.

#18

L’accomplissement de ce rôle est facilité par une mobilisation de ressources organisationnelles de nature à la fois humaine et matérielle. À titre d’exemple, l’accès à des formations syndicales et à un mentor au sein de l’organisation, l’existence d’une équipe exécutive formée qui permet le partage des tâches administratives et, finalement, l’accès à un espace de travail, ainsi qu’à des libérations syndicales suffisantes s’avèrent autant de ressources nécessaires à une bonne gestion administrative.

Chef d’orchestre

Certains de nos dirigeants (7) ont reconnu assumer un rôle de coordination de leur équipe locale qu’ils comparent le plus souvent à celui d’un « chef d’orchestre ». Ce rôle se caractérise par un souci d’assurer une synergie au sein de l’équipe locale qui réunit des représentants élus par les membres et qui ont parfois des expériences et des opinions passablement différentes. Toutefois, ce travail de coordination ne s’appuie pas sur des moyens coercitifs que leur position hiérarchique pourrait leur permettre d’exploiter : « Moi, le rôle de président, je vois ça comme un chef d’orchestre. Puis tous mes délégués, ce sont mes collaborateurs, ce sont les musiciens. » (#17).

Ces dirigeants ont révélé s’appuyer principalement sur les mécanismes existants de délibération démocratiques de façon à dégager des consensus au sein de leur équipe, en organisant notamment la tenue de votes sur des sujets pour lesquels ils n’ont pas nécessairement cette obligation procédurale. C’est également dans la manière dont ils mobilisent leurs ressources humaines et plus particulièrement par leur capacité à « exploiter les talents » (#1) au sein l’équipe locale que ces dirigeants vont se démarquer. Ils affirment, d’une part, chercher à tirer profit des visions et des opinions différentes au sein de leur équipe de façon à assurer une forte vitalité délibérative, un brassage des idées et une créativité au sein de leurs instances locales, et d’autre part, essayer d’identifier et tirer profit de la complémentarité des talents en tentant « d’utiliser chacun selon ses compétences » (#13) :

« Toi, tu es bon là-dedans; va-t’en là-dedans. Toi, tu as l’oeil ouvert, bien va-t’en en santé/sécurité, mais il faut que tu aimes ça aussi ». Donc, je me vois comme un exploiteur de talents. C’est d’essayer d’orchestrer toute l’équipe pour que ça fonctionne. Ce n’est pas toujours évident, mais je me vois plus dans ce rôle.

#1

Bâtisseur organisationnel

Une majorité des dirigeants syndicaux rencontrés (16) ont reconnu occuper un rôle qui peut être associé à celui de « bâtisseurs organisationnels » et qui se traduit par une volonté à développer, renforcer et « s’attarder à l’avenir » (#12) de leur syndicat local. Ce rôle se reflète de diverses manières, que ce soit à travers la volonté de certains représentants de s’assurer de la santé financière de leur organisation, ou, pour d’autres, de développer, améliorer et renforcer les services offerts aux membres. C’est toutefois dans le fait de chercher à « bâtir un exécutif solide » (#8) et une délégation compétente, tout en travaillant à assurer une relève du leadership pour leurs instances locales, que les dirigeants locaux liés à ce rôle se démarquent. Ils soutiennent jouer un rôle central dans l’identification, la sollicitation, la formation et le soutien de la relève au niveau local.

Les représentants associés à ce rôle affirment mobiliser des ressources matérielles et humaines visant à développer le capital intellectuel de leur équipe (Kumar et Schenk, 2006; Peetz et Alexander, 2013). À titre d’exemple, certains dirigeants locaux du secteur des télécommunications ont développé localement une expertise spécifique concernant les réclamations en matière de santé et sécurité afin de mieux répondre aux besoins de leurs membres. Le développement de telles expertises passe évidemment par l’accès à la formation syndicale offerte, notamment par les grandes organisations ou centrales syndicales, mais également, parfois, par la mise sur pied de formations internes (#6; #29) afin de mieux répondre à des besoins spécifiques :

Moi, j’ai des formations maison dans ma section locale qu’on a créées sur mesure pour nos gens. Parce que, parfois, on avait l’impression que la formation syndicale offerte par la centrale était trop générale. Donc, j’ai créé une formation avec mon vice-président.

#6

Certains dirigeants locaux interrogés ont également soulevé l’importance de tirer profit des différentes formations et structures pour assurer une relève au sein de leur équipe. Ils ont, à titre d’exemple, mentionné avoir créé des parcours de formation structurés, des programmes de mentorat (coaching) ou encore cherché à diversifier les tâches de leurs représentants. D’autres ont également affirmé chercher à intégrer ou familiariser les représentants et délégués aux différentes instances syndicales locales et nationales :

On implique les délégués dans d’autres activités. Par exemple, le délégué de l’entretien technique, il va être aussi impliqué au niveau de la santé et sécurité. Parce que les délégués, ça permet de renouveler l’exécutif. Au niveau des membres de l’exécutif, on va parfois les inviter aux réunions des autres instances syndicales.

#20

Les rôles des représentants syndicaux associés à une dimension relationnelle

La deuxième dimension touche aux rôles se focalisant sur la relation entretenue entre les représentants syndicaux locaux et leurs membres. L’ensemble de nos répondants s’est reconnu dans cette dimension qui se décline en six rôles distincts soit : défenseur des droits des salariés; intermédiaire; représentant/porte-parole; aidant/conseiller; sensibilisateur politique et social; et, enfin, mobilisateur/organisateur.

Défenseur des droits des salariés

Seize de nos répondants ont dit se sentir fortement investis par le rôle de « défenseur des droits des salariés », rôle étroitement lié à celui de « Contract Enforcer », identifié par Chang (2005), et à celui « Negociator/Protector », relevé par Poole (1974). Ils mettent l’accent sur l’importance de travailler quotidiennement à faire respecter la convention collective : « Un des mandats de mon emploi, c’est de protéger cette convention-là qui est bien montée » (#11). À plusieurs égards, ces représentants se réfèrent au travail d’un « policier » (#5) ou même d’un « avocat » (#8; #21), à savoir faire enquête, « bâtir une preuve » (#9), assurer une défense et faire respecter les droits des salariés en regard des dispositions conventionnées. Ce rôle s’inscrit dans un contexte où le travail de défense des membres devient, selon plusieurs, plus technique et exige un changement d’approche en matière de résolution de différends :

Pour maintenir mon taux de réussite de griefs, il a fallu que je change non seulement mon approche de résolution de grief, mais aussi celle de l’ensemble de mon équipe. La confrontation ne marche plus, du moins dans mon secteur. Maintenant, il faut être un chirurgien; il faut être précis et aller chercher vraiment ce que tu as de besoin pour gagner.

#6

Les représentants locaux associés à ce rôle se démarquent par un désir de mobiliser et de développer un ensemble de ressources visant à assurer la diffusion, le respect et l’appropriation au niveau local des dispositions conventionnées. Oeuvrant dans des structures locales qui sont relativement de grandes tailles, certains des dirigeants syndicaux du secteur des télécommunications s’identifiant à ce rôle ont révélé se faire un devoir de développer un vaste réseau de délégués formés et actifs dans la défense des droits des membres. Du côté du secteur de l’hôtellerie, la constitution de telles équipes de délégués devient particulièrement importante afin d’assurer une présence syndicale lors des différents quarts de travail. La formation syndicale devient aussi, selon nos répondants, une ressource pour mieux répondre à l’évolution et à la complexification des connaissances techniques et juridiques nécessaires à la protection des membres, mais elle représente également un moyen de créer des liens avec des dirigeants d’autres syndicats locaux du même secteur dans le but de pouvoir échanger sur des problématiques communes et sur les stratégies à déployer. D’autres dirigeants ont souligné être allés plus loin en sollicitant leurs membres de façon à disposer des ressources financières nécessaires afin de développer et offrir une plate-forme informatique qui permet aux représentants locaux de procéder au dépôt des griefs. Cette plate-forme a, par la suite, été reprise par plusieurs autres sections locales de cette organisation syndicale.

Intermédiaire

Le rôle « d’intermédiaire » rejoint plusieurs rôles identifiés précédemment dans la littérature (Chang, 2005; Cultiaux et Vendramin, 2011; Murray et al., 2014). À l’instar de travaux antérieurs, nos analyses ont révélé que ce rôle se décline suivant deux profils, soit celui d’informateur et de médiateur.

Intermédiaire-Informateur

Douze dirigeants ont mentionné assumer un rôle au niveau de la transmission de l’information et des valeurs syndicales auprès de leurs membres (Nicholson, 1976; Patridge, 1977). Envisageant l’information comme un moyen de susciter l’engagement de leurs membres, ils vont chercher, à travers divers moyens de communication, à les tenir informés sur leurs conditions de travail, les formations syndicales offertes, les dispositions et politiques en matière de santé et sécurité au travail ou, encore, sur certains enjeux socio-économiques plus larges.

À cet effet, la présence d’une structure de délégués sur les lieux de travail permet d’assurer une communication régulière avec la base et ces dirigeants se disent particulièrement habiles à mobiliser un tel réseau de façon à pouvoir relayer un contenu informationnel à leurs membres. Pour certains, la formation syndicale reçue devient également un moyen d’informer et de guider les membres sur des enjeux ou des problématiques pouvant les concerner : « Je viens de recevoir une formation sur l’assignation temporaire. Je vais donc préparer un article sur ce thème et le mettre dans le journal syndical. » (#28). Ces efforts de communication se traduisent également par une utilisation plus soutenue des technologies numériques, notamment lorsque les membres sont appelés à faire de la dépêche à domicile, comme c’est le cas dans le secteur des télécommunications. Enfin, dans le milieu hôtelier où les membres sont regroupés au sein d’un même établissement, ces efforts de communication se manifestent plus classiquement par la mise en place de pratiques locales, telles la création de babillards et la distribution périodique de journaux syndicaux, d’articles ou de billets à caractère informatif.

Intermédiaire-Médiateur

Une majorité de nos répondants (18) se sont reconnus dans un rôle d’intermédiaire-médiateur, à savoir être « un conciliateur, un négociateur, un arrangeur de situations » (#19). À cet égard, ces derniers s’entendent sur le fait que leur crédibilité à titre de représentant, ainsi que la proximité qu’ils entretiennent avec leurs membres (McBride, 2004) constituent des éléments déterminants dans leur capacité à endosser ce rôle. Si les différends les plus communs surviennent, à leurs dires, entre les employés et les représentants de l’employeur et se résolvent généralement de façon plus informelle, il peut aussi s’agir de « jouer l’arbitre » (#6) au sein même de la délégation syndicale ou entre salariés syndiqués. Dans ce dernier cas, les points de vue s’avèrent toutefois contrastés, certains considérants que les conflits entre membres sortent du champ de la représentation syndicale : « (…) s’il y a des problèmes personnels au travail, on sort un peu du champ de la représentation syndicale. (…) On ne peut pas se mêler des chicanes de tout le monde. » (#8).

La présence d’une délégation locale diversifiée et représentative du membership, s’avère, pour ces répondants, une ressource qui facilite le travail de rapprochement des points de vue, spécialement lorsqu’ils sont appelés à oeuvrer auprès de membres évoluant dans des contextes de travail diversifiés, notamment sur le plan des fonctions occupées, des origines ethniques et linguistiques (hôtellerie) ou des lieux géographiques de travail (télécommunications). Ce réseau peut, selon ces derniers, être mobilisé dans le cadre de discussions avec l’employeur afin de mieux cerner une problématique spécifique, mais également lorsqu’il s’avère nécessaire d’obtenir le soutien des membres et de détenir les informations nécessaires pour définir « une position ferme » (#13).

Représentant / Porte-parole

La représentation locale ne se limite pas à répondre aux requêtes adressées formellement par les membres (p. ex. : griefs), mais implique aussi, pour certains (10), d’être attentifs et proactifs afin d’identifier les problèmes vécus par ces derniers. Cette distinction entre les représentants syndicaux locaux qui assument surtout un rôle traditionnel d’agent de grief et ceux qui jouent un rôle plus actif de « représentant » de leurs membres rejoint d’ailleurs les conclusions d’autres travaux (Batstone et al., 1977; Chang, 2005; Le Capitaine et al., 2011; Murray al., 2014). Soucieux de « donner l’exemple » (#15), ces représentants disent agir dans l’intérêt du collectif, tout en cherchant à créer des espaces favorisant des interactions plus informelles avec leurs membres.

Les dirigeants qui se voient investis d’un tel rôle vont chercher à adapter les « mécanismes internes de base de la représentation locale » (Lévesque et Murray, 2010 : 47) et vont développer des pratiques de manière à faciliter l’expression des points de vue de leurs membres en dehors du mécanisme traditionnel de dépôt de grief. Dans des contextes où plusieurs syndicats locaux du secteur des télécommunications rassemblent des membres dispersés au sein de différents lieux de travail et où les syndicats de l’hôtellerie regroupent des membres aux fonctions et aux horaires variés, le réseau de délégués devient pour ces dirigeants une source d’information, ici surtout ascendante, qui permet de faire remonter les problématiques vécues par leurs membres. Des dirigeants locaux ont, également, réussi à rendre plus accessible l’assemblée syndicale en négociant, par exemple, sa tenue durant les heures de travail rémunérées par l’employeur ou à la pause du dîner. D’autres ont souligné avoir mis sur pied de nouvelles pratiques en négociant la tenue d’assemblées extraordinaires (#11) sur les heures de travail et financées par l’employeur; en mettant en place des réunions départementales; en organisant des journées de type « porte ouverte » (#20) au bureau syndical ou, encore, des « assemblées de jour » (#6; #7) où les dirigeants locaux se rendent accessibles pour écouter les revendications des membres réunis en plus petit groupe afin de faciliter la prise de parole :

Lorsqu’il y a beaucoup de problèmes dans un département en particulier, on organise des assemblées ouvertes pour les membres. On veut que les gens puissent venir ventiler et nous poser leurs questions de façon à rester prêts d’eux.

#1

Aidant et conseiller

Parmi les dirigeants locaux rencontrés, neuf ont reconnu occuper un rôle de confident, de soutien et de conseiller auprès de leurs membres qui vivent des situations personnelles difficiles. Plusieurs nous ont confié avoir remarqué dans leur milieu de travail une augmentation de la souffrance et de la détresse psychologique, de même que des problèmes tels l’endettement, la violence conjugale ou la dépendance aux drogues et à l’alcool. Ils voient donc ce rôle d’aidant comme une évolution nécessaire de leurs fonctions et soutiennent être parfois appelés à jouer un rôle qui s’apparente à celui d’un « travailleur social » (#3) ou d’un « psychologue » (#3; #24). En revanche, certains de nos répondants montrent une réticence à occuper ce type de rôle, soulignant ne pas posséder les expertises professionnelles nécessaires :

J’avais une formation pour être délégué social, mais mon empathie à ses limites. Je suis là pour gérer des problèmes, mais lorsque c’est une question d’empathie, je me suis aperçu que je n’étais pas la personne idéale. J’ai formé quelqu’un qui s’occupe de nos problèmes sociaux et qui est délégué social. Tu ne peux pas être bon dans tout.

#11

Seulement trois dirigeants syndicaux parmi les neuf identifiés ont suivi une formation de délégué social et occupent formellement ce rôle au sein de leur organisation locale. Selon leurs dires, une telle formation devient une voie utile pour développer les habiletés d’écoute nécessaires, mais également pour connaître les différentes ressources d’aides publiques et privées (Dufour-Poirier et Le Capitaine, 2016; Dufour-Poirier et Bourque, 2013) et, incidemment, pouvoir « diriger les membres » (#7; #26; #28) vers les ressources appropriées. Par ailleurs, une présence active au sein d’autres instances organisationnelles, dont certains comités paritaires, leur permet d’exposer certaines problématiques locales et proposer des mesures préventives adaptées à leur milieu de travail.

Sensibilisateur politique et social

Neuf de nos répondants ont souligné occuper un rôle d’information, d’éducation et de sensibilisation auprès de leurs membres sur des questions d’ordre politique et social. Plusieurs ont confié se sentir concernés par la montée des idéologies et des politiques néolibérales, ainsi que leurs impacts directs sur l’acteur syndical et la représentation des salariés. Ils ont incidemment reconnu chercher à jouer un rôle de sensibilisateur politique et social auprès de leurs membres. L’action politique des dirigeants locaux se concrétise, entre autres, par le fait de « passer son message politique » (#28) en cherchant à conscientiser les membres quant à l’importance d’aller voter et prendre position sur les réformes politiques et législatives touchant au monde du travail : « On ne peut dire à nos membres pour qui voter, mais je crois que notre rôle est de leur transmettre l’information pour qu’ils comprennent qu’ils ont un rôle important à jouer en allant voter […] » (#12).

À cet égard, les dirigeants associés à ce rôle ont affirmé chercher à développer auprès de leurs membres un narratif où la mission syndicale ne se limite pas aux intérêts locaux, mais s’inscrit dans une logique plus large de changements politiques et sociétaux (Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013; Snow et al., 1986). Soulignons, par ailleurs, que la majorité des dirigeants associés à ce rôle cumulent des fonctions syndicales au sein d’autres structures régionales et/ou nationales. Pour ces derniers, l’intégration à des structures externes (p. ex. : conseils et comités régionaux ou nationaux) de nature parfois plus politique devient un moyen d’élargir leur rôle et de s’investir personnellement dans la communauté :

Bien, les valeurs, je pense que c’est relié directement au côté social. (…) C’est d’aider les gens et de les défendre (…) il y a, par exemple, certains syndicats qui sont davantage impliqués au niveau des problèmes sociaux de la région. Je vois un peu plus ce niveau d’implication au conseil régional où je siège.

#12

Cette intégration à différentes instances horizontales devient également une ressource externe importante qui alimentera les réflexions et le travail amorcés au niveau local et permettra de faire « des rapprochements entre certains aspects » (#23) et « d’élargir ou agrandir » (#13) sa vision des choses. Des exemples de jonction entre l’action plus politique et la représentation locale prennent notamment forme lorsque les dirigeants locaux mobilisent les campagnes de sensibilisation politique et les activités communautaires déployées par les instances nationales de leur syndicat ou, encore, organisent des « forums » (#25) et des rencontres pour conscientiser leurs membres.

Mobilisateur/Organisateur

Dix des dirigeants locaux interrogés se sentent fortement investis d’un rôle de « mobilisateur/organisateur » qui consiste à solidifier le sentiment d’appartenance des membres, mais permet également de créer et maintenir une solidarité au niveau local. Pour pallier à ce que certains qualifient de « montée de l’individualisme » (#12; #17; #24) au sein de leur milieu de travail, ces dirigeants soutiennent se faire un devoir de rallier leurs membres autour de causes communes : « Je pense que le syndicalisme est là — moi, je suis là en tous cas — pour réunir les gens, les mettre ensemble, voir s’ils ont des problèmes communs et [pour permettre d’élaborer ensemble] des solutions communes. » (# 11).

Les dirigeants locaux associés à ce rôle ont affirmé chercher à développer une solidarité interne dans des milieux où cohabite une multiplicité d’identités et d’intérêts. À ce propos, le secteur de l’hôtellerie se démarque par son membership fortement diversifié. Certains dirigeants locaux de ce secteur ont, d’ailleurs, rapporté qu’ils cherchent à valoriser cette diversité à travers la participation de certains de leurs membres au sein des structures locales existantes. Plus concrètement, l’implantation de divers comités locaux — concernant les jeunes, la condition féminine, les enjeux environnementaux ou encore l’action politique — est envisagé comme un moyen de permettre l’expression de ces nouvelles identités collectives au sein d’espaces militants locaux : « Pour moi, la pierre angulaire, c’est vraiment les comités parce que tu peux aller chercher les intérêts de chaque membre […] » (#1). Le renforcement de la cohésion du groupe et du sentiment d’appartenance au syndicat passe également, pour certains, par la création d’activités sociales ou d’activités d’informations sur les services et les activités offerts par le syndicat. Dans d’autres cas, la mobilisation d’objets promotionnels à l’effigie du syndicat national en tant que symbole d’une identité partagée permet de renforcer le lien qui unit les membres au syndicat local. Enfin, le narratif déployé par ces dirigeants locaux devient aussi source de cohésion, même s’il s’appuie sur des cadres narratifs plutôt traditionnels (Lévesque et Murray, 2013), sans pour cela s’inscrire dans un rapport de confrontation à l’endroit de l’employeur.

Discussion

Cette étude s’est intéressée aux perceptions des dirigeants syndicaux quant à leurs rôles au plan local et aux ressources mobilisées dans leurs fonctions de représentation. Notre proposition découlant de notre cadre théorique suggérait que la manière dont les dirigeants locaux perçoivent et interprètent leurs rôles influence les ressources syndicales qu’ils mobilisent au plan local. En inscrivant cette recherche dans des contextes variés et en adoptant une approche qui admet la coexistence de plusieurs rôles chez un même dirigeant, notre démarche contribue à une meilleure compréhension de la représentation syndicale au plan local, faisant, à la fois, ressortir tant l’importante marge de manoeuvre dont disposent ces représentants dans l’interprétation de leurs rôles, tout comme l’effet de l’environnement sectoriel et syndical dans lequel il s’insère et qui délimite en partie leur champ d’action. En ce sens, trois principaux constats peuvent être tirés de l’analyse de nos données.

Un premier constat suggère que l’environnement sectoriel et syndical dans lequel évoluent les dirigeants syndicaux peut influencer leur propension à occuper certains rôles au plan local. Bien qu’elles ne soient pas majeures, des différences intersectorielles relatives à l’importance de certaines catégories de rôle spécifique ressortent des données collectées. À titre d’exemple, un plus grand nombre de représentants du secteur de l’hôtellerie (11/14) ont reconnu jouer un rôle important « d’intermédiaire-médiateur », en visant le rapprochement des points de vue et des intérêts entre différents acteurs locaux. Ce résultat peut être interprété à la lumière de la réalité sectorielle de l’hôtellerie qui rallie généralement un membership fortement hétérogène sur le plan ethnique, mais aussi sur celui des types d’emplois et des fonctions occupés. De la même façon, les rôles « d’administrateur » (9/15) et « d’intermédiaire-informateur » (8/15) semblent plus courants auprès des dirigeants syndicaux issus du secteur des télécommunications. Encore ici, ce résultat peut être le reflet d’une réalité spécifique au secteur des télécommunications, secteur marquée par une baisse substantielle d’effectifs qui a entrainé la fusion de plusieurs syndicats locaux au cours des dernières années. Pour les syndicats locaux de ce secteur, les fusions et les restructurations organisationnelles se veulent souvent une stratégie visant à maintenir leur rapport de force au niveau local, mais qui entraine toutefois des charges administratives plus importantes pour leurs dirigeants (Frege et Kelly, 2004). L’accroissement de la taille des nouvelles entités syndicales qui en découle (Clark et Gray, 2008) exige également parfois une stratégie communicationnelle plus élaborée et une gestion plus étroite de cette dernière de la part des représentants syndicaux de ce secteur.

Parallèlement, nos résultats suggèrent que les structures syndicales dans lesquelles les représentants syndicaux s’insèrent peuvent faciliter l’endossement de certains rôles et, par ricochet, contribuer à baliser de manière plus ou moins large leur champ d’intervention. À cet égard, rappelons que nos données ont été collectées auprès de représentants syndicaux issus de deux grandes organisations syndicales, dont l’une est présente au sein des deux secteurs étudiés. Ces deux organisations, ainsi que les deux centrales syndicales à laquelle elles sont respectivement affiliées, se sont dotées de structures et de politiques qui encouragent certaines pratiques au sein de leurs syndicats locaux et qui mettent à la disposition de leurs représentants des ressources spécifiques qui, à leur tour, peuvent influencer les rôles occupés par ces représentants. Soulignons qu’un de ces grands syndicats a cherché, à travers ses statuts et règlements, à encourager la formation de divers comités (p. ex. : environnement, condition féminine, action politique) au sein de ses syndicats locaux affiliés. Nos analyses montrent en ce sens que la mise sur pied de tels comités locaux s’est avérée une ressource organisationnelle qui a permis à certains représentants de mieux exercer leur rôle de « mobilisateur » en s’appropriant ces plateformes d’expression de façon à favoriser l’implication de leurs membres. De la même manière, nos résultats laissent entrevoir que l’affiliation à une grande organisation syndicale dotée de multiples instances sectorielles, régionales et nationales offre aux dirigeants locaux plusieurs possibilités d’implication qui leur permettent de développer des liens externes importants et de traduire certains enjeux politiques et sociaux plus larges en revendications et en actions au plan local. Nos résultats suggèrent ainsi que l’exercice du rôle de « sensibilisateur politique et social » est facilité par l’accès à de telles ressources externes.

Un deuxième grand constat suggère que malgré le fait que l’environnement sectoriel et syndical dans lequel s’insèrent les dirigeants syndicaux peut avoir une influence sur les rôles occupés par ces derniers, cet environnement n’a pas nécessairement d’effet surdéterminant sur l’appropriation de ces rôles (Lévesque et Murray, 2010). En effet, nos résultats montrent qu’au sein d’un même secteur et d’une même affiliation syndicale, les dirigeants locaux ne vont pas forcément prioriser les mêmes rôles, venant ainsi renforcer l’idée que ces derniers détiennent une importante marge de manoeuvre dans l’accomplissement de leur travail (Crozier et Friedberg, 1977; Katz et Khan, 1978). C’est d’ailleurs cette marge de manoeuvre — dont l’utilisation se veut relative aux objectifs et à la vision qu’entretienne les dirigeants syndicaux face à leurs fonctions — qui a permis à certains dirigeants d’élargir leur champ d’action au plan local en assumant certains rôles qui « débord[ent] du cadre traditionnel de l’action syndicale axée sur la négociation et l’application des conventions collectives » (Jalette et al., 2008 dans Dufour-Poirier et Bourque, 2013 : 44). À cet effet, les rôles de « bâtisseur organisationnel », « d’aidant et conseiller », ainsi que de « sensibilisateur politique et social » apparaissent comme les expressions concrètes de cette capacité de certains dirigeants interrogés à revisiter et à élargir leurs champs d’intervention au plan local. N’étant pas envisagés par la majorité de nos répondants ou prescrits par une politique formelle de la part de leur organisation syndicale, ces rôles apparaissent comme le résultat d’un choix raisonné ou stratégique (Crozier et Friedber, 1977) orienté par la volonté de certains dirigeants locaux à élargir leur capacité représentative au regard du contexte dans lequel ils interviennent. Un tel constat rejoint en partie le diagnostic posé par plusieurs qui suggère une diversification du travail syndical au plan local (Cultiaux et Vendramin, 2011; Hege et al., 2011; Simms, 2011), tout en montrant que cette diversité peut varier en fonction de la vision et des objectifs que les dirigeants locaux ont face à leurs propres fonctions.

Enfin, un troisième constat suggère que les rôles que les dirigeants syndicaux cherchent à assumer vont, non seulement influencer leur propension à mobiliser certaines ressources syndicales, mais vont également influer sur la manière dont ils utilisent concrètement ces ressources. À titre d’exemple, l’équipe de délégués syndicaux peut être utilisée par les dirigeants locaux comme une ressource pour aider à la défense des droits des salariés, mais également pour relayer l’information et les valeurs syndicales (intermédiaire-information), pour développer une position ferme face à l’employeur (intermédiaire-médiation) et/ou pour faire remonter les problématiques vécues localement (représentant-porte-parole). Qui plus est, la présence d’une équipe de délégués peut faciliter l’identification et la formation d’une relève syndicale (bâtisseur organisationnel) pour les dirigeants syndicaux qui cherchent à assurer le renouvellement du leadership local. De la même façon, les rôles investis par les dirigeants locaux vont influencer leurs usages des ressources organisationnelles disponibles (p. ex. : pratiques, programmes et structures) pour renforcer leur capacité représentative au plan local. Ainsi, les programmes de formation offerts par le syndicat peuvent être envisagés comme une ressource pour maîtriser certaines connaissances spécifiques (administrateur et défenseur des droits des salariés) ou habiletés personnelles (aidant/conseiller), mais aussi comme un moyen d’étendre son réseau de contacts (défenseur des droits des salariés), d’éduquer les membres sur des problématiques spécifiques en leur relayant les connaissances apprises (intermédiaire-information), ou de développer des expertises spécifiques ou une relève au sein des instances locales (bâtisseur organisationnel). Finalement, la mise sur pied de divers comités (p. ex. : environnement, condition féminine, action politique) au niveau local devient, pour certains dirigeants locaux (mobilisateurs), des plateformes d’expression qui leur permettent de favoriser la socialisation et l’implication de leurs membres au sein du syndicat. Ce faisant, nos résultats tendent à démontrer qu’une même ressource syndicale peut être mobilisée à différents escients et que la mobilisation de ces ressources, tout comme la manière dont celles-ci sont utilisées, dépend largement de l’appropriation par les dirigeants syndicaux de certains rôles spécifiques.

Conclusion

Cette étude réalisée auprès de président(e)s et vice-président(e)s de syndicats locaux actifs dans les secteurs de l’hôtellerie et des télécommunications au Québec nous amène à dégager quatre principaux constats : 1- ces dirigeants locaux perçoivent jouer des rôles multiples — liés autant à une dimension organisationnelle que relationnelle — témoignant de la diversité qui caractérise la représentation syndicale au plan local; 2- que ce soit en confrontant les représentants à des problématiques particulières ou en mettant à leur disposition des ressources spécifiques, le contexte sectoriel et syndical dans lequel s’insèrent les dirigeants locaux a un effet sur l’exercice de cette représentation en contraignant ou facilitant l’endossement de certains rôles; 3- les représentants syndicaux locaux disposent néanmoins d’une marge de manoeuvre appréciable qui les amène à privilégier certains rôles en fonction des objectifs et de la vision qu’ils entretiennent de leurs fonctions; et 4- les rôles assumés par les dirigeants locaux vont non seulement influencer leur propension à mobiliser certaines ressources syndicales, mais vont également orienter la manière dont certaines ressources seront utilisées.

Bien entendu, cette recherche comporte certaines limites. Premièrement, il faut souligner que nos données empiriques sont issues d’entretiens semi-dirigés qui reflètent les perceptions qu’entretiennent certains dirigeants syndicaux quant aux rôles qu’ils occupent au plan local et quant aux ressources qu’ils mobilisent pour s’en acquitter. Il est tout à fait possible d’envisager un décalage entre ces perceptions et la pratique réelle de représentation de nos répondants. À cet égard, des recherches futures utilisant d’autres approches méthodologiques et s’intéressant non seulement aux représentants syndicaux, mais également aux individus représentés pourraient permettre de développer davantage notre compréhension de la représentation syndicale au plan local. Deuxièmement, il faut noter que notre démarche analytique ne nous permettait pas, à l’intérieur d’une même catégorie de rôle, de tenir compte des différences individuelles en termes de mobilisation des ressources. À cet effet, certains représentants rencontrés sont apparus plus innovateurs dans la mobilisation des ressources et dans le développement de nouvelles pratiques, alors que d’autres semblaient en faire un usage plus conventionnel. Dans le cadre de recherches ultérieures, il serait donc intéressant de s’attarder aux diverses manières dont ces ressources syndicales peuvent être mobilisées, et d’analyser de manière plus approfondie les capacités d’innovation des représentants syndicaux dans leur travail de représentation au plan local.

Au final, l’identification potentielle d’agglomérations de rôles pourrait éventuellement raffiner notre compréhension des diverses formes que peut prendre la représentation syndicale locale. En effet, il est possible d’envisager que certaines catégories de rôles soient plus interconnectées que d’autres. Toutefois, bien que notre étude mette en lumière des catégories de rôles partagées par certains dirigeants locaux, nos données empiriques ne nous permettent pas d’établir clairement des recoupements spécifiques entre catégories de rôles. Certaines recherches récentes qui s’emploient à une telle tâche mobilisent d’ailleurs un devis de recherche quantitatif (Doucet et al., 2015; O’Shea et al., 2009) qui leur permet, à partir d’échantillon beaucoup plus important, d’identifier des recoupements entre les différents rôles ou comportements de leurs répondants, pour l’essentiel des gestionnaires en entreprise, et d’établir des profils de leader. La pertinence d’une telle approche réside dans le fait qu’elle admet la coexistence de plusieurs rôles au niveau individuel, tout en examinant les recoupements possibles entre les individus. En adoptant un devis de recherche et une démarche similaires, il sera intéressant, dans le cadre de recherches futures, de tenter de voir si de tels profils se dégagent chez les représentants syndicaux locaux et de mesurer leurs effets respectifs sur la participation et l’engagement syndical.