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1. Introduction

Depuis le début des années 1980, l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) ne cesse de croître en milieu de travail. Au cours de cette période, les employeurs ont eu de plus en plus recours au télétravail ou au travail à distance et une myriade d’auteurs ont analysé ses incidences sur les organisations, les personnes et la société (voir la revue de Allen et al., 2015). La pandémie a toutefois accéléré le recours au travail à distance. Par exemple, au Canada, le travail à distance a été imposé au début de la crise à près de 40 % des travailleurs oeuvrant principalement dans les industries des services professionnels, scientifiques et techniques, de l’enseignement, de l’administration publique ainsi que des services financiers et des assurances (Deng et coll., 2020). Depuis la fin de la pandémie, le travail à distance reste très fréquent dans bien des pays sous une variété de formes qualifiées comme « hybrides » qui devraient perdurer dans le futur (Abord de Châtillon, 2022 ; Haas, 2022). Les modes hybrides couvrent diverses modalités d’organisation du travail qui varient a) selon le temps de travail (une journée à tous les jours de la semaine) effectué sur un lieu donné (l’organisation ou hors organisation) ainsi que b) selon la possibilité ou la volonté des employés de plus ou moins travailler intensivement sur les lieux de l’entreprise ou ailleurs (St-Onge et coll., 2022). Ainsi, le travail hybride couvre diverses formes de modalités de travail (horaire, jour, lieu, etc.) qui s’exercent partiellement ou totalement à distance (du domicile ou d’un autre endroit) et en présentiel (sur un lieu de travail officiel) selon des balises définies par l’employeur ou les volontés des employés. Avec les progrès technologiques, on peut penser que bien des emplois qui ne peuvent pas se faire à distance aujourd’hui pourront évoluer et être admissibles à des modalités de travail hybride.

Cette virtualisation accrue des milieux de travail, à travers les modes de travail hybrides, brise les frontières physiques et temporelles comme les tâches et les interrelations sont de plus en plus faites à travers les TIC. Toutefois, une métanalyse a montré que le recours au travail à distance (télétravail) de manière intensive (soit plus de 2,5 jours par semaine) accentuait les effets positifs sur la conciliation entre les sphères de vie des employés, mais nuisait à leurs relations interpersonnelles (Gajendran & Harrison, 2007). Dans la foulée de ce résultat, on peut penser que des contextes de travail hybride, davantage virtuel, peuvent avoir des incidences négatives sur les relations interpersonnelles (St-Onge et coll., 2022) à travers des formes de conduites hostiles plus fréquentes et différentes. Au Québec (Canada), par exemple, une enquête menée auprès des professionnels en RH montre que respectivement 20 % et 36 % d’entre eux estiment que le recours accru au travail à distance augmente les risques de harcèlement et rend sa prévention et sa gestion plus difficiles (Ordre des CRHA, 2020) en raison des défis qu’il entraîne sur le plan des communications. Toutefois, à notre connaissance, aucune étude n’a exploré jusqu’à quel point la virtualisation des milieux de travail, à travers l’adoption de modes de travail hybride, a des incidences sur les comportements hostiles au travail. On sait toutefois que l’environnement de travail, y compris les changements organisationnels, influence les comportements de bullying ou de harcèlement au travail (Baillien et coll., 2019 ; Salin et Hoel, 2020), ces derniers étant liés au stress occasionné par une surcharge de travail, des conflits de rôles, de l’insécurité et des conflits interpersonnels (Vranjes et coll., 2020). Dans la foulée de ces derniers travaux et des recherches ayant porté sur divers arrangements de travail qualifiés d’alternatifs (Spreitzer et coll., 2017), cette étude vise à explorer (1) les liens entre l’adoption brusque du travail hybride au sein des organisations (un changement d’organisation du travail important qui a modifié, entre autres, les lieux, les heures et la charge de travail) et diverses formes de comportement hostiles parmi le personnel ; (2) les moyens que les employeurs peuvent utiliser pour prévenir et contrer l’émergence de comportements hostiles dans un contexte de travail hybride qui devrait perdurer sous diverses formes. Ce faisant, elle répond au besoin de mieux comprendre les sources, le contexte et les mécanismes entourant les comportements hostiles au travail (Keashy et coll., 2020) et plus précisément, ceux perpétrés à travers les TIC (le cyberbullying) (Schimmel & Nicholls, 2014 ; Vranjes et coll., 2020). Les résultats de cette étude devraient aider les employeurs, les cadres, les professionnels RH, les syndicats, les employés tout comme le législateur, à mieux comprendre les particularités de la problématique des hostilités en contexte de travail hybride appelé à perdurer, et ce, afin de mieux de le prévenir et intervenir.

2. Revue des écrits

2.1. Définition de concepts

L’intérêt des chercheurs pour comprendre ce que des auteurs ont regroupé sous le qualificatif de « relations hostiles au travail » (Keashly et coll., 2020) s’est accru au cours des dernières années en recourant à un grand nombre de construits interreliés, notamment : déviance (Robinson et Bennett, 1995), mauvais comportements (Fritz, 2014), agression (Baron & Neuman 1996; Hershcovis, 2011; O’Leary-Kelly et coll., 1996), violence (Neuman & Baron, 1998), bullying ou mobbing (Leymann, 1990, 1996; Lipinski & Crothers, 2014), incivilité (Fritz, 2014), abus émotionnel (Keasly, 1998), ainsi que harcèlement de nature sexuelle ou psychologique (Galanaki & Papalexandris, 2013) perpétué par les TIC qu’on qualifie de cyberagression, cyberbullying ou cyberharcèlement (Schimmel & Nicholls, 2014; Vranjes et coll., 2020).

L’ensemble de ces concepts liés aux hostilités ou à l’agressivité au travail ont des éléments en commun ou interreliés et leurs mesures respectives comptent des items semblables. Par exemple, des auteurs reconnaissent que des différences mineures existent entre les concepts de harcèlement, bullying et mobbbing au travail (Zapf et Einarsen, 2005). Aux fins de ce texte, nous les considérerons comme synonymes tout en tentant de respecter le concept retenu par les auteurs. À la base, ils correspondent tous à un recours systémique de comportements agressifs et d’exclusion (de stigmatisation) envers une ou des personnes au travail (subordonnés, collègues ou supérieurs), tout autant qu’aux perceptions d’être systématiquement exposé à ces mauvais traitements au travail, qui, s’ils persistent dans le temps, peuvent causer plusieurs problèmes sociaux, psychologiques et psychosomatiques aux personnes ciblées (Einarsen et coll., 2020 ; Leyman, 1990, 1996). Les auteurs s’entendent pour dire que les comportements agressifs doivent être répétés, perdurer et s’avérer hostiles (ou perçus comme tels) pour la ou les personnes ciblées (Leyman, 1990 ; Zapf et coll., 2020) ; ce ne sont normalement pas des gestes uniques et isolés, mais plutôt des gestes négatifs répétés et persistants qui sont non désirés et forment une trame (pattern) d’hostilité (sans considérer l’intention du présumé harceleur) qui rend le milieu de travail négatif et affecte la dignité et la santé des personnes victimes ou qui en sont la cible. Ces derniers comportements sont suffisamment fréquents et coûteux pour faire l’objet de lois dans bien des pays qui rendent les employeurs responsables de les prévenir et d’intervenir pour qu’ils cessent. Par exemple, la Loi sur les normes du travail de la province de Québec au Canada propose une définition du harcèlement psychologique très similaire à ce qu’on retrouve dans plusieurs pays développés (OIT, 2021), soit : « Une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel. Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié. » (art. 81.18)

Par ailleurs, si bien des situations peuvent s’avérer difficiles à vivre, elles ne peuvent pas être considérées comme étant du bullying ou du harcèlement si elles ne satisfont pas tous les critères mis de l’avant précédemment par les auteurs et la plupart des lois sur le sujet. C’est le cas des comportements d’incivilité, que Andersson et Pearson (1999) définissent comme ceux qui violent les normes organisationnelles de respect mutuel. Des comportements d’incivilité s’écartent des normes ou règles de vie au travail en matière de respect, collaboration, politesse, courtoisie et savoir-vivre et nuisent au climat de travail. L’incivilité (Lim & Cortina, 2005) tout comme un leadership abusif, destructeur ou agressif (Hoel et coll., 2010) ne mène pas automatiquement à du harcèlement ou du bullying, mais ils peuvent en paver la route et en devenir un élément (Fritz, 2014 ; Hershcovis, 2011). Évidemment, les normes ou la culture organisationnelle doivent prescrire formellement ou informellement qu’un style de supervision « brutale » ou très abusive viole des normes de décence et de civilité, sinon, en devenant courant et donc, accepté, sera jugé conforme, voire reconnu, par la culture qui favorise l’émergence de bullying ou harcèlement (Tepper, 2000).

C’est aussi le cas des conflitsinterpersonnels. Si la plupart des conflits dans les organisations n’escaladent pas jusqu’au bullying, leur persistance sans intervention ou une mauvaise intervention fait en sorte qu’ils s’aggravent et peuvent engendrer du bullying ou du harcèlement (Ägotnes et coll., 2018 ; Andersson & Pearson, 1999). Le modèle de l’escalade des conflits (Glasl, 1982) est considéré comme pertinent pour comprendre l’amplification des conflits vers le bullying (Keashly & Nowell, 2003 ; Leymann, 1990 ; Zapf et Gross, 2001).

Finalement, des décisions en lien avec le droit de gérance de l’employeur (discipline, rendement, organisation du travail, horaires, etc.) pour assurer la bonne gestion et exécution du travail ne constituent pas du harcèlement ou du bullying même si elles peuvent être difficiles à accepter et à vivre pour des employés. Évidemment, le cadre doit agir de manière légitime, juste et égalitaire et ne pas prendre de décisions arbitraires, abusives, discriminatoires, biaisées ou non respectueuses à l’égard des conditions normales de travail d’un ou de l’ensemble des membres de son équipe.

2.2. Les formes et les particularités des hostilités pouvant survenir par le biais des TIC

Les comportements hostiles exprimés virtuellement font l’objet de différents construits (Vranjes et coll., 2020). La cyberincivilité correspond à des comportements grossiers ou discourtois survenant par le biais des TIC qui violent les normes de respect mutuel sur le lieu de travail (Lim et Teo, 2009). Le harcèlement textuel correspond à l’envoi de messages virtuels (p.ex., courriels, SMS) inappropriés ou hostiles à des collègues de travail sous la forme d’un texte en présumant qu’ils relèvent d’échanges privés (Mainiero et Jones, 2013). La cyberagression correspond à un comportement intentionnel nuisible commis par des moyens électroniques envers une personne ou à un groupe de personnes qui le perçoivent comme offensant, désobligeant, nuisible ou indésirable (Grigg, 2010). D’autres auteurs traitent de cyberharcèlement (cyberstalking) pour qualifier la poursuite répétée d’une personne par les TIC soit directement (proférant des menaces ou la harcelant) ou indirectement (en exerçant un contrôle électronique sur elle). De manière plus précise, certains auteurs ont traité d’incendie (flamings) pour qualifier l’expression par le biais des TICS d’opinions fortes ou d’émotions négatives et antagonistes sous forme d’insultes, de jurons, d’offenses ou de commentaires hostiles (Siegel et coll., 1986), ou encore, un troll (trolling) pour qualifier une provocation ou le lancement de polémiques ou conflits par le biais des TICS sur un sujet associé à une personne ou un groupe pour attirer l’attention ou pour s’amuser (Sest et March, 2017). On peut aussi associer l’usage des TIC à l’adoption de pratiques de travail dites « oppressives » (Liefoogle, 2003) en faisant un usage excessif de suivis de statistiques, de contrôle de temps, de pénalités ou de retrait de reconnaissance en lien avec l’atteinte de mesures, etc.

Avec les modes de travail hybride, les travailleurs doivent utiliser davantage les outils technologiques pour accomplir leurs tâches et communiquer avec leurs pairs. Ces interactions plus virtuelles et rapides rendent les employés plus vulnérables aux dérives sur le plan des communications. En effet, la distanciation du collectif de travail qu’entraînent les modes de travail hybrides peut contribuer à isoler les employés et rendre plus difficile leur refus face aux sollicitations répétées et insistantes de leur superviseur, aux nouvelles tâches, à une surcharge de travail et à un non-respect des horaires normaux de travail prévalant en présentiel. Une enquête menée aux États-Unis montre que 65 % du cyberbullying est fait par des supérieurs (top-down) (Namie, 2021). Les études révèlent aussi que le bullying (harcèlement) virtuel ou non virtuel (online ou offline) au travail apparaît avoir des déterminants, formes et incidences similaires (voir la revue de Vranjes et coll., 2020). Toutefois, le cyberbullying n’est pas seulement une extension du bullying en présentiel : si les comportements de harcèlement dits « traditionnels » persistent lorsque la personne travaille sur les lieux de l’entreprise, l’usage des TICS au travail offre donc un moyen ou un contexte supplémentaire d’adopter des comportements hostiles. Vranjes et coll. (2020) expliquent que le cyberbullying se distingue par le fait que l’harceleur peut rester anonyme (caché derrière l’écran), ses gestes peuvent avoir une portée sur une large audience et il peut être très intrusif. Comme les employés ont maintenant accès à divers réseaux sociaux où des propos personnels et professionnels sont partagés (LinkedIn, Facebook, Twitter, blogues, forum en ligne, site web personnel, etc.), le harcèlement virtuel va bien au-delà du lieu de travail et il peut s’exercer en tout temps et de partout. De l’information personnelle communiquée par un employé ou piratée (hacked) peut être partagée virtuellement avec une interprétation faussée et hors contexte, ce qui s’avère particulièrement intrusif pour la personne cible. En ligne, l’absence ou le peu de rétroaction émotionnelle nuit au développement de l’empathie et de la prise en compte des dommages causés par des propos, favorisant le maintien des propos hostiles. En effet, se croyant protégés par la distance et ne pouvant pas toujours voir les réactions de leurs interlocuteurs, les employés peuvent adopter plus de comportements et de mots nocifs pouvant mener à des formes de harcèlement ou d’intimidation par le biais de divers canaux (p. ex., messages texte, visioconférence, courriel, clavardage). Ainsi, les TIC peuvent amener des personnes à partager virtuellement des propos hostiles qu’elles n’auraient pas exprimés physiquement sur les lieux du travail tout comme elles peuvent inciter les personnes ciblées à répliquer et se venger virtuellement, alimentant ainsi une chaîne d’hostilité à laquelle plusieurs autres personnes vont intervenir et alimenter une foudre. Les messages hostiles virtuels peuvent être privés ou publics selon qu’ils sont transmis directement à la personne cible (SMS, courriel, etc.) ou communiqués dans un espace public par l’entremise des réseaux sociaux, d’un site web personnel, d’un blogue ou d’un forum, etc. Ainsi, le cyberharcèlement peut survenir dans le milieu de travail et s’étendre virtuellement au pays et à l’international, causant des dommages importants aux personnes impliquées. Par conséquent, partager virtuellement un contenu négatif ou une rumeur est particulièrement dommageable, douloureux et humiliant pour les personnes cibles comme cela se fait instantanément, mais reste relativement permanent et peut être vu par plusieurs personnes (et même un large auditoire) qui peuvent le partager. En contrepartie, certains actes en ligne laissent des traces que la personne ciblée peut demander de retracer afin de faire reconnaître le problème. Sur la base des écrits académiques précédents ainsi que d’écrits de nature professionnelle récents (p. ex., Elsesser, 2020 ; Génot, 2021 ; Wolters Kluwer, 2021), le tableau 1 liste des exemples d’incidences négatives des modes de travail hybrides sur les communications électroniques et la gestion du personnel à distance.

Tableau 1

Exemples d’incidences négatives des modes de travail hybride sur les communications et la gestion à distance

Exemples d’incidences négatives des modes de travail hybride sur les communications et la gestion à distance

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3. Méthodologie

Pour mener cette étude, nous avons retenu les entretiens semi-dirigés qui sont pertinents pour explorer un phénomène afin de mieux le décrire, et non pas tester un modèle ni généraliser des résultats. Nous avons utilisé un échantillonnage délibéré et de type boule de neige pour convier des participants (Creswell & Creswell, 2017). Nous voulions interroger des spécialistes sur le sujet occupant différents postes, soit un mixte d’avocats en droit du travail, de responsables RH, de consultants et d’enquêteurs certifiés en matière de harcèlement (ECH), une certification que l’Ordre des CRHA du Québec octroie conditionnellement à une formation et la réussite d’un examen. Pour trouver ces experts, nous avons consulté la plateforme LinkedIn, le bottin du Barreau du Québec ainsi les répertoires des membres CRHA et ECH de l’Ordre des CRHA. Pour être conviée ou invitée virtuellement à participer, une personne devait cumuler des expertises et plusieurs années d’expériences dans le domaine des relations hostiles ou du harcèlement et travailler au sein ou pour des organisations oeuvrant en territoire québécois et de grande taille. Nous avons aussi affiné la recherche de participants en invitant chaque personne interrogée à donner le nom d’au moins un autre participant potentiel.

Au total, 34 personnes expertes ont été contactées par courriel pour prendre part à la recherche. Parmi celles-ci, certaines ont décliné l’invitation en disant ne pas avoir assez de connaissances sur le sujet, d’autres n’avaient simplement pas le temps de s’entretenir avec nous en raison de leurs horaires chargés et certaines n’ont tout simplement pas répondu à l’invitation. Nous avons mené des entretiens auprès de neuf personnes expertes par visioconférence Teams ou Zoom. Avant la réunion, les participants ont reçu un courriel décrivant le but de l’étude et fournissant la grille d’entrevue semi-structurée. Nous avons amorcé tous les entretiens en rappelant aux participants que leurs réponses resteraient confidentielles, qu’ils étaient libres de refuser de participer et qu’ils pouvaient en tout temps décider d’arrêter de répondre aux questions. Tous les participants ont accepté d’être enregistrés. Parmi les neuf spécialistes figurent sept femmes et deux hommes, ayant le profil suivant : trois avocat(e)s en droit du travail reconnu(e)s pour leurs expertises sur le sujet de la violence au travail : une femme (avocat 1) et deux hommes (avocat 2 et 3) ; deux expertes à l’emploi d’un organisme spécialisé sur la prévention et la gestion des cas de harcèlements au travail (ExpOrg 1 et 2) ; deux responsables RH (RRH 1 et 2) ayant d’importantes responsabilités et expertises sur le sujet ; une consultante RH faisant des mandats touchant les problèmes de relations interpersonnelles au travail (Consultante RH) et une enquêtrice certifiée en matière de harcèlement (ECH).

Conformément aux principes de la technique du codage ouvert (Glaser et Strauss, 2017), une analyse préliminaire des données après chaque entretien a été menée pour s’assurer que les principaux thèmes y étaient abordés. Nous avons utilisé le logiciel d’analyse qualitative N’Vivo pour analyser les entrevues transcrites, en identifiant et en codant les thèmes dominants par un processus inductif sur la base de la revue des écrits (Thomas, 2006). À la lecture des verbatim, nous avons révisé les termes de la grille de codage pour les modifier et y ajouter ceux privilégiés par les participants en utilisant un codage descriptif (Miles & Huberman, 1994).

4. Résultats

4.1. Les incidences mitigées de la virtualisation accrue de communications sur les comportements hostiles

Les propos des participants montrent que l’usage accru des TIC avec l’adoption de modes de travail hybrides peut avoir un effet à la fois, atténuant et aggravant, sur les comportements hostiles. D’une part, les participants s’accordent pour dire que les situations de harcèlement sexuel sont moins fréquentes, étant donné la plus grande distanciation physique, mais que le harcèlement psychologique n’est pas vraiment plus fréquent : « Le harcèlement sexuel peut-être moins facile ou accessible comme il y a moins de proximité physique. Le harcèlement psychologique est tout aussi fréquent ou même moins comme il y a moins d’occasions de discuter en personne. » (Consultant RH1, femme) La distance peut aussi réduire la portée des cas de harcèlement psychologique puisque la conclusion d’un échange en mode virtuel fait en sorte que la victime n’est plus en présence de son agresseur et n’a donc plus à subir ses comportements.

« En télétravail, on rencontre virtuellement ou parle au téléphone avec la personne pendant trente minutes planifiées à l’agenda. Une fois la rencontre terminée ou le combiné raccroché, la personne ne peut plus faire de dommages. »

RRH1, femme

« Dans certains dossiers, le télétravail est considéré par les plaignants comme une mesure d’apaisement d’une situation où on allègue du harcèlement psychologique. Il permet à la personne plaignante d’être éloignée de la présumée personne qui fait du harcèlement. Sans être complètement protégé des communications entre elles, il y a au moins un éloignement physique. »

Avocat 3, homme

D’autre part, les communications virtuelles peuvent inciter la victime à poursuivre les échanges avec son agresseur, ce qui peut permettre de confirmer des cas de harcèlement. Dans ses interactions virtuelles avec la victime, la personne présumée comme harcelante qui maintient des propos violents facilite l’enquête : « Ce qui a changé ? En présentiel, les échanges verbaux s’arrêtaient souvent comme la personne présumée victime s’isolait ou partait en congé de maladie. Les messages textes favorisent une discussion ou des échanges entre les deux parties impliquées, ce qu’on voyait moins avant.La victime présumée peut alors répondre et continuer à échanger électroniquement avec son harceleur, ce qui peut aider à cerner s’il s’agit de blagues et de harcèlement. » (Avocat 2, homme)

Certains participants ont aussi insisté sur l’augmentation de la détresse psychologique liée au contexte d’instabilité engendré par la pandémie. Selon certains, les cas de souffrance psychologique ont été plus fréquents que ceux de harcèlement au cours de la crise sanitaire. Cependant, les répondants estiment que ce climat de stress favorise l’émergence de comportements hostiles. La détresse psychologique et l’insécurité durant la période d’éloignement social durant la pandémie ont contribué à rendre les personnes plus irritables et moins patientes.

« Les personnes ont vécu des enjeux de santé psychologique, une surcharge ou une charge mentale accrue durant la pandémie. Cela les a rendues plus irritables, plus impatientes, moins bienveillantes. Certaines normes sociales ont été sous-utilisées ou sous-considérées dans les relations virtuelles. »

ExpOrg 1, femme

« Le contexte de détresse et d’insécurité durant la pandémie a exacerbé des comportements d’incivilité qu’on ne sait pas gérer et qu’on laisse aller et ça devient du n’importe quoi. »

ECH, femme

« Il y a eu des burnout, des épuisements professionnels à cause du manque de personnel. Les gens étaient débordés avec plus de travail à faire en étant isolés à la maison. Tout cela, pas juste le travail, a augmenté les lésions de nature psychologique. »

Avocat 1, femme

4.2. Des incidences claires sur les dénonciations, surtout en matière d’incivilité ou de supervision abusive

Dans un contexte de travail à distance, des répondants estiment qu’il devient plus facile d’obtenir des preuves matérielles pour constituer un dossier de plainte, ce qui peut être fait au détriment des efforts réalisés pour résoudre la situation. Donc, sans que les cas avérés de harcèlement psychologique ne soient nécessairement plus élevés, la dénonciation des comportements hostiles est plus facile puisqu’il ne s’agit plus de la parole de la victime contre celle de son agresseur. « J’ai de la documentation pour appuyer ma perception lorsqu’on me texte ou m’envoie un courriel. Je peux maintenant enregistrer une conversation avec un collègue avec les outils technologiques pour prouver que je vis une situation de harcèlement. Les efforts des présumées victimes sont alors plus dirigés à constituer leur preuve plutôt qu’à essayer de rétablir la relation. » (ECH, femme) D’autres répondants font état de la subtilité accrue des comportements hostiles en virtuel, rendant plus difficile d’identifier si elles constituent du harcèlement ou non. « Je pense qu’il y a plus de subtilités qu’avant dans le harcèlement ou les comportements indésirables. Commeil est possible d’enregistrer leurs conversations, les personnes y pensent deux fois avant d’être très claires dans leurs propos. C’est devenu tellement subtil ou flou que c’est difficile d’identifier si les propos et gestes sont volontaires ou non. » (RRH1, femme)

Tous les participants constatent que c’est plutôt le nombre de dénonciations qui a augmenté en raison de problèmes de perception, de compréhension ou d’interprétation des propos exprimés électroniquement ou virtuellement, sans pouvoir observer ou entendre l’interlocuteur. Les modes virtuels de communication ouvrent la voie à diverses incivilités : « Il y a beaucoup d’incivilités qui apparaissent avec l’usage de médias » (ExpOrg2, femme). Ces dernières sont très rapidement dénoncées comme constituant du harcèlement. Il semble que le sentiment de sécurité que procure la distance physique ait entraîné l’adoption de comportements ne respectant pas les règles de vie sociale. Plusieurs participants ont traité des effets pervers de l’usage de forums de discussions, tels que les chats sur les applications Teams ou Zoom, qui ont laissé place à l’émergence de comportements ou propos inadéquats et incivils : Les « chat » et les réseaux informels, surtout s’ils ne sont pas sauvegardés par les systèmes informatiques de l’employeur, incitent des personnes à exprimer des commentaires ou de traiter de sujets qui ne seraient pas mis de l’avant par écrit (avocat 2). Dans un contexte virtuel, une simple blague peut être davantage interprétée comme une attaque personnelle et mener à une dénonciation. On se retrouve donc avec plus d’allégations de harcèlement qui relèvent plutôt, après enquête, de l’incivilité.

« Le virtuel augmente les moyens de manquer de civilité. Les mots peuvent plus facilement dépasser les pensées des personnes lors de leurs interactions en ligne en comparaison à des relations en présentiel […] La distance réduit l’empathie envers la personne à l’écran. On se permet d’aller au-delà de ce qu’on ferait si on était en face à face. Les personnes se sentent protégées derrière leur écran, surtout quand leur caméra n’est pas ouverte. Elles ont beaucoup moins de difficultés à dire ce qu’elles pensent, et elles craignent moins la réaction des autres. Elles peuvent fermer rapidement leur caméra pour fuir lorsqu’elles ne se sentent pas confortables. »

ExpOrg1, femme

« On échange de plus en plus par l’entremise de courriels. Quand on ne voit pas la personne, c’est difficile de bien cerner son intention et cela ouvre la porte à des interprétations. »)

Avocat3, homme

« Il y a plus d’incivilité et de plaintes de harcèlement comme il devient difficile de bien comprendre ce que l’interlocuteur veut dire avec les échanges virtuels informels. Par téléphone ou dans le cadre d’un lunch entre collègues, c’est une chose, mais le faire à travers les réseaux informels de travail mène à des dénonciations. »

Avocat2, homme

Aux dires de certains participants, le nombre de dénonciations ayant trait à des incivilités a tellement augmenté que bon nombre d’employeurs ont dû adopter un mécanisme de traitement des plaintes particulier à cet égard (distinct de celui prévu pour les cas de harcèlement) :

« Je refuse cinq plaintes par semaine au minimum parce qu’elles ne traitent pas de harcèlement, mais plutôt des incivilités : des courriels où on ne dit pas bonjour, qu’on n’en signe ou ne termine pas avec des salutations d’usage, qui sont écrits de manière expéditive ou avec des majuscules peuvent être des irritants qui s’accumulent sans que la personne puisse valider ses perceptions. Je n’ai jamais eu à faire cela avant. Les personnes ne se parlent pas toujours via la caméra. Elles ne se parlent pas et ne se rencontrent pas. Dans ce contexte, les perceptions deviennent la vérité et les personnes se sentent en devoir de dénoncer. Les employeurs ont dû traiter un nombre accru de dénonciations liées à des incivilités avec leurs procédures liées au harcèlement, ce qui les a incités à adopter une autre procédure particulière de traitement. »

ECH, femme

Des participants insistent aussi sur la fréquence accrue d’un contrôle excessif de la part de certains cadres sur leurs subordonnés allant jusqu’à empiéter sur leur vie personnelle. Comme ils ne sont pas capables de surveiller directement l’exécution des tâches, plusieurs d’entre eux tombent dans le piège de l’excès de contrôle, sans nécessairement être de mauvaise foi. Cette surveillance déraisonnable, qualifiée de micromanagement, nuit au bien-être des travailleurs, et peut souvent conduire à des dénonciations et même s’avérer constituer du harcèlement.

« On voit del’abus à travers un micromanagement des employés à distance. Par exemple, le cadre qui exerce un suivi constant sur les tâches effectuées. Un tel abus peut aussi être exercé par un collègue. Si vous êtes la seule personne envers qui il fait ça alors que vous n’avez pas de problème ou de manquements disciplinaires, on peut s’interroger comme le harcèlement c’est cela : un abus de pouvoir sur une autre personne. »

ExpOrg2, femme

« Comme les employeurs ont moins de contrôle sur les tâches à distance, ils peuvent être tentés d’exercer une surveillance démesurée. On veut alors contrôler ce que la personne fait, par exemple, en la conviant souvent à une rencontre dans son calendrier Outlook. »

Avocat3, homme

4.3. Comment prévenir et contrôler les comportements hostiles dans un contexte de virtualisation accrue des communications au travail ?

Adopter ou réviser les règles ou politiques Plusieurs répondants indiquent qu’il importe de clarifier les attentes à l’égard des employés en contexte hybride, et plus particulièrement en ce qui concerne le volet à distance à travers les TIC. Il s’agit notamment de préciser les règles à suivre et les comportements civils à adopter dans un contexte social virtuel.

« Il importe de déterminer avec l’employé les livrables, les délais à respecter et les attentes à l’égard du travail à distance. »

Avocat1, femme

« En mode de travail hybride, il faut se réserver des plages horaires, que ce soit aux deux semaines ou autre, pour se rencontrer en personne sur les lieux de travail. C’est fondamental que les personnes comprennent qu’il y aura des moments où il faut obligatoirement aller sur les lieux du travail parce que c’est important de se rencontrer en équipe pour échanger et avoir la possibilité d’exprimer ses préoccupations. Il est important de bien préciser les attentes de l’organisation aux employés. »

Avocat2, homme

Des participants expriment également l’importance d’adopter une politique de télétravail ou de travail hybride pour clarifier les attentes envers les employés.

« Il faut établir une politique balisant comment ça fonctionne en mode hybride autant pour l’employé que pour le gestionnaire, afin d’éviter des échanges de courriels à répétition. Par exemple, il faut prévoir des moments où on s’attend qu’une personne soit joignable. Évidemment, il peut y avoir des ententes particulières entre gestionnaire et employé selon leur situation. »

Avocat1, femme

« Il faut adopter une politique sur le travail à distance comme il est là pour de bon. Il faut rassurer le personnel en communiquant une vision sur la façon dont le travail va s’effectuer dans le futur, à court et à moyen terme. Il faut exprimer les attentes et les responsabilités, ce qui va être fait et mis en place afin de donner plus d’outils pour faire le travail. »

ExpOrg2, femme

Des participants expriment le besoin de mettre à jour la politique de prévention du harcèlement pour y introduire un code de conduite et de s’assurer que les employés comprennent l’importance de s’y conformer. Les employés doivent comprendre que l’obligation de civilité vaut autant en présentiel que dans les échanges par le biais des TIC à l’interne comme à l’externe : « La politique de prévention du harcèlement devra être modifiée et bien comprise par l’équipe. Le gestionnaire doit leur expliquer : “on est dans une nouvelle réalité, mais vos obligations de civilité, de ne pas faire de harcèlement continue de s’appliquer”. Il faut s’assurer que les employés comprennent que même s’il y a des chats, de nouveaux modes de communication, il faut continuer de se comporter d’une façon acceptable. » (Avocat2, H)

4.3.1. Réviser les modes de direction et supervision 

Pour s’adapter à la réalité virtuelle du mode hybride et mieux la gérer, des participants expriment que les cadres doivent changer d’attitudes ou de mentalité : « Le gestionnaire qui veut que tout le monde soit au bureau cinq jours par semaine va devoir s’adapter à ce qui se passe aujourd’hui dans notre société. Sinon, il va perdre son personnel. Il doit plutôt faire preuve de souplesse et s’assurer que tout le monde travaille ensemble harmonieusement. » (RRH2, femme) Par ailleurs, pour aider les employeurs et les gestionnaires à s’acquitter de leurs obligations de prévention du harcèlement en mode de travail hybride, les participants insistent sur l’importance de la communication quotidienne, notamment des attentes, ainsi que d’exercer une vigie et d’intervenir rapidement face aux incivilités, conflits et expressions de mal-être.

4.3.2. Maintenir la communication et clarifier les attentes 

Les participants insistent aussi sur l’importance de la communication qui alimente un lien de confiance et témoigne de l’appui de l’organisation et des cadres. Il faut aussi créer des occasions d’échanger lors de rencontres informelles, en dehors du travail, pour renforcer la cohésion au sein des équipes. Les gestionnaires doivent se montrer vigilants et adopter des moments pour rencontrer physiquement leurs employés, afin de favoriser un climat de confiance mutuelle propice aux échanges où la participation active de tout un chacun est préconisée comme moyen de prévention efficace des situations de harcèlement.

« Il faut adopter de nouveaux modes de communication et faire des suivis plus fréquemment. Il faut que les personnes trouvent leurs repères même si elles ne se parlent pas et ne se voient pas. L’organisation et les gestionnaires doivent transmettre un message d’appui et de collaboration. »

ECH, femme

« Ce qui important : que les employés sachent que leur gestionnaire est présent, qu’il fait des rencontres et s’assure de parler avec ses employés régulièrement. La clé c’est la communication comme les échanges alimentent le lien de confiance. Au début, cela a été un défi d’inciter les gestionnaires à contacter leurs employés au moins une fois aux deux semaines pour maintenir un lien malgré la distance. »

RRH1, femme

« Même si on ne se voit plus en personne, il faut maintenir une communication saine et s’assurer d’avoir les bons outils de communication. »

ExpOrg 2, femme

Comme les modes hybrides entraînent plus de recours aux TIC entre le personnel à distance et d’autres sur les lieux du travail, les participants estiment qu’il est important que les gestionnaires précisent davantage les consignes et leurs attentes. S’ils communiquent clairement leurs attentes, ils peuvent alors donner plus d’autonomie à leurs employés et réduire, par la même occasion, le risque de faire l’objet d’une plainte de harcèlement psychologique résultant d’une surveillance excessive. En outre, ils doivent faire davantage confiance à leurs employés et en être tenus imputables : « Les gestionnaires doivent clarifier leurs attentes envers leurs employés. Cela peut être aussi simple que de dire : “Je m’entends à ce que les caméras soient ouvertes lors des réunions d’équipe.” Ils doivent être tenus responsables de développer la confiance interpersonnelle au sein de leur équipe. » (ExpOrg1, femme)

4.3.3. Exercer une vigie et intervenir face aux incivilités, conflits et mal-être

Les employeurs et les gestionnaires doivent sonder le climat de travail pour intervenir en cas de conflit, malgré leur difficulté à observer à distance ce qui se passe entre leurs employés et à contrôler le climat de travail. Pour les participants, il s’agit d’un défi important pour les gestionnaires comme ils ont la responsabilité de prévenir le harcèlement et d’intervenir dès qu’un conflit se pointe : « On a peut-être moins une vue d’ensemble sur ce qui se passe entre les employés lorsqu’on ne les voit pas. Si les employés ont des réunions entre eux, se parlent entre eux, ont des échanges écrits ou sur Teams, ils ont moins la “vibe” ou l’intuition pour se dire que “hey cela ne semble pas bien aller entre ces deux-là”, ce qui est plus le cas lors de rencontres autour de la machine à café. » (ExpOrg1, femme) Comme le harcèlement est souvent le résultat d’une escalade de situations d’incivilités ou de conflits, plusieurs répondants ont exprimé l’importance, pour les gestionnaires, d’intervenir dès que ceux-ci surgissent, à distance comme en présentiel. Pour prévenir l’effet boule de neige, ils doivent miser sur des actions administratives formelles, mais surtout sur des interventions informelles au quotidien.

« L’incivilité peut mener éventuellement au harcèlement. Il faut intervenir à l’égard des incivilités au quotidien pour diminuer le nombre de plaintes et les situations réelles de harcèlement. Essayons de déconstruire cela à la base pour ne pas se rendre en haut de la pyramide. »

Avocat1, femme

« Il faut que le gestionnaire ait le courage d’intervenir rapidement dès qu’il observe des incivilités ou une tension entre deux employés. »

ExpOrg1, femme

« Il faut désamorcer les conflits et intervenir face aux incivilités comme ils sont souvent à la base des plaintes ou des situations de harcèlement. On parle alors de la gestion quotidienne de petits conflits ou d’incivilités, des relations humaines en général. Dieu sait que c’est humain d’avoir des conflits, de pas toujours se comprendre et bien communiquer. Je mise beaucoup sur le volet de la prévention qui passe par l’informel. »

ExpOrg2, femme

Finalement, selon nos participants, l’obligation de prévention des gestionnaires exige qu’ils veillent à la santé mentale de leurs employés. Puisque la fragilité psychologique peut être la conséquence d’une situation de harcèlement, ou encore un précurseur, les gestionnaires ont donc l’obligation de prendre les moyens nécessaires pour protéger l’équilibre mental de leurs travailleurs et de se montrer vigilants pour repérer des signes de détresse.

« Les employeurs doivent sonder les équipes, s’assurer du bien-être des employés et se rendre disponibles. »

ExpOrg2, femme

« Il faut s’intéresser vraiment à la personne en lui disant “comment ça va le télétravail ? As-tu besoin de quelque chose ?” en l’appelant ou en prenant des nouvelles sur le plan personnel. Même si on ne fait pas nécessairement cela toutes les semaines, cela donne à la personne la possibilité d’exprimer qu’elle ne sait pas trop comment réagir dans une situation. Selon la loi, l’employeur a l’obligation d’assurer de la santé et la sécurité de ses employés. Mais pourquoi ne cherche-t-on pas aussi à préserver la santé mentale ? Je pense que ça doit l’inclure aussi. »

Avocat3, homme

5. Discussion

La revue des écrits et les résultats de cette étude exploratoire montrent que les modes de travail hybride, avec la virtualisation accrue des relations de travail, ont des incidences mitigées sur les comportements hostiles : ils peuvent agir comme un accélérateur tout autant que comme un inhibiteur selon les facteurs pris en compte.

D’une part, la virtualisation accrue des relations entre le personnel augmenterait la portée des cas de harcèlement psychologique comme les gestes hostiles peuvent se poursuivre et s’étendre pour la victime en dehors de la présence physique de l’agresseur. Les comportements hostiles peuvent se produire à tout moment. En outre, l’anonymat, la dépersonnalisation, la rapidité et l’instantanéité accrus des communications à travers les TIC peuvent inciter des personnes à exprimer des propos rudes ou perçus comme tels comme il y a plus de place à interprétation qu’en personne. Avec l’évolution des outils technologiques, des supérieurs peuvent aussi être plus tentés d’exercer un contrôle étroit, voire abusif et agressif ou perçu comme tel, afin de s’assurer que le travail est bien fait, laissant la place à l’accélération vers le harcèlement ou le bullying. Il semble aussi que le sentiment de sécurité que procure la distance physique ait entraîné l’adoption de comportements relevant plus de l’incivilité à travers l’usage de forums de discussions, tels les chats sur les applications Teams ou Zoom. Lorsque les employés se connectent sur les réseaux sociaux et échangent entre eux, cela peut augmenter les commérages, le bullying ou le harcèlement de toute sorte sur une base interpersonnelle, de groupe, organisationnel et même à l’externe comme une traînée de poudre. Il devient aussi plus difficile pour les cadres d’être au courant de la nature et du ton des relations virtuelles qu’entretiennent entre eux leurs subordonnés, laissant plus de chance à des abus de s’installer et perdurer tant qu’un employé lui en parle. En outre, les TICS peuvent inciter la victime à poursuivre les échanges virtuels avec son agresseur, ce qui peut alimenter une escalade et même s’étendre à plusieurs employés qui peuvent prendre parti des échanges et alimenter une certaine foudre. De plus, plusieurs répondants parlent de la subtilité accrue des agressions dans un contexte hybride : virtuellement, la personne harcelante adopte une approche des plus respectueuses, tandis qu’elle se montre, en personne, humiliante ou hostile.

D’autre part, la distanciation physique qu’entraîne une virtualisation accrue des relations interpersonnelles peut aussi avoir un effet réducteur sur les rapports hostiles au travail. En outre, il réduirait le nombre de situations de harcèlement de type sexuel. Les TIC peuvent aussi inciter des personnes à se soucier davantage du ton et le contenu de leurs paroles et textes transmis virtuellement comme il devient possible d’enregistrer ou de retracer des messages hostiles. Les TIC permettent aussi de faciliter les enquêtes ou encore, le cumul de la preuve pour appuyer des allégations ou des plaintes de la présumée victime si des propos vexatoires et non désirés se maintiennent en ligne et s’ajoutent à des comportements agressifs ou humiliants non désirés lors des passages sur les lieux de l’entreprise. L’analyse des échanges virtuels et traditionnels permet alors de mieux distinguer des cas de harcèlement réels des plaisanteries de mauvais goût, incivilités et conflits de manière à intervenir plus rapidement. Les rapports virtuels peuvent aussi mieux se gérer et permettre à la victime de prendre une distance psychologique, de refaire ses forces ou de mieux se prémunir ou planifier ses réactions.

Cependant, le contexte de travail à distance a des incidences claires sur l’augmentation du nombre de dénonciations ou de plaintes, puisqu’il est plus facile d’obtenir des preuves matérielles. Ce nombre augmente aussi en raison de problèmes de perception, de compréhension ou d’interprétation des propos exprimés virtuellement sans pouvoir observer ou entendre l’interlocuteur. Le nombre de dénonciations à propos d’agissements qui relèvent de conflits, d’incivilités ou d’inactions pour faire cesser des comportements hostiles a tellement augmenté que bon nombre d’employeurs ont modifié leur politique et adopté un mécanisme de traitement des plaintes particulier. Des participants insistent aussi sur la fréquence accrue d’un contrôle virtuel excessif de la part de certains cadres qui peut mener à de l’empiétement sur la vie personnelle, nuire au bien-être, motiver des dénonciations et constituer du harcèlement.

5.1. Implications théoriques

Les effets potentiels, à la fois accélérateurs ou inhibiteurs, de la virtualisation accrue des milieux de travail hybride ouvrent la voie à des recherches. Il serait intéressant de les mener à la lumière du modèle de réaction émotionnelle (ERM) proposé par Vranjes et coll. (2017) qui explique comment le cyberbullying émerge d’un environnement de travail stressant, caractérisé par l’insécurité du travail, l’ambiguïté de rôle et le changement organisationnel, qui mène des employés à devenir des cibles (victimes) ou des agresseurs. Selon ce modèle, le cyberbullying se distinguerait du bullying en personne (ou traditionnel) parce qu’il serait principalement émotionnellement induit dans un environnement virtuel qui rend davantage possible l’expression ouverte et décomplexée d’émotions, qui augmente la possibilité de rester anonyme et la perception que le comportement virtuel a peu de répercussions. En somme, un contexte plus virtuel peut faire en sorte que les émotions prennent le dessus sur les comportements rationnels.

En ce qui a trait aux moyens à prioriser pour améliorer l’efficience de la prévention et de l’intervention à l’égard du harcèlement dans un contexte de travail hybride, les participants insistent sur les appuis offerts par l’employeur et le supérieur immédiat. Tout en étant alignées sur nos résultats et les études ayant porté sur le télétravail (Allen et coll., 2015 ; St-Onge et coll., 2000), les recherches futures gagneraient donc à privilégier la théorie de la conservation des ressources (COR) pour analyser l’adoption et la prévention de comportements hostiles comme elle implique que le soutien social fourni aux employés constitue une ressource multidimensionnelle tant par ses sources (organisation, superviseur, collègues, famille et amis) que par sa nature (émotionnelle, instrumentale, informationnelle, disposition personnelle, temporelle, technologique, physique, évaluative, etc.).

En effet, cette théorie postule que les personnes doivent obtenir, entretenir et protéger ce à quoi elles accordent de la valeur pour optimiser leur bien-être (Hobfoll, 1989). En effet, elles sont plus préoccupées par la perte de ressources comme elle les affecte plus qu’un gain de ressources et elles puisent dans leurs ressources pour limiter le risque de leur perte. Plus les personnes ont de ressources, plus elles se sentent capables de faire face à leurs obligations, contraintes et responsabilités. À l’inverse, lorsque des personnes manquent de ressources, en perdent ou anticipent d’en perdre, elles éprouvent des émotions négatives, ce qui provoque une spirale de pertes de ressources menant au stress, à la fatigue, à l’insatisfaction et à l’épuisement tout en alimentant des comportements hostiles. Le bullying ou le harcèlement agirait ici comme une source extrême de stress social (Zapf et coll., 2020) qui entraîne une perte de ressources pour la personne cible, y compris la perte d’appui social et de compétences pour contrôler sa propre situation. En effet, la persistance des comportements hostiles ou destructeurs épuise les ressources d’autorégulation (de coping) de la victime comme elle fait généralement bien des tentatives futiles répétées pour les arrêter, mais ni le management ni les collègues ne tentent d’interférer et d’intervenir pour l’appuyer malgré la sévérité croissante de sa situation allant jusqu’à la traiter comme étant à la source du problème (Einarsen, 1999 ; Leymann, 1990 ; Zapf & Einersen, 2005 ; Zapf & Gross, 2001). Selon COR théorie, une supervision abusive épuise aussi les ressources des employés, a un effet négatif sur leur santé et leur bien-être et peut les inciter à se défendre pour se protéger en adoptant des comportements agressifs, contre-productifs, déviants, dysfonctionnels, de mauvais citoyen et de représailles (Hobfoll et coll., 2018 ; Hobfoll, 1989, 2001 ; Liu et coll., 2010).

5.2. Implications pour la pratique

Les résultats de cette étude montrent l’importance de l’appui des employeurs et des cadres pour prévenir l’apparition ou l’escalade des comportements hostiles. Il importe que les employeurs se dotent ou révisent leurs politiques sur le harcèlement et sur le travail à distance (Rayner & Lewis, 2020) en précisant divers éléments : règles ou code de civilité numérique et en présentiel, droit à la déconnexion, mécanismes de plaintes accessibles à distance, interventions dans les cas de cyberharcèlement, etc. En outre, l’employeur doit préciser la définition du harcèlement (souvent celle prévue à la Loi) pour éviter des interprétations divergentes et l’illustrer par des exemples de comportements concrets. Il importe aussi de donner des exemples de gestes et paroles incivils qui, s’ils sont tolérés et répétitifs, peuvent avoir un effet boule de neige et mener à une situation de harcèlement. L’employeur doit indiquer clairement que le harcèlement virtuel n’est pas plus toléré que celui exercé sur les lieux du travail ou encore, hors des lieux physiques de travail, mais en lien avec les responsabilités professionnelles. Considérant que les échanges textuels virtuels peuvent porter à interprétation, les employés doivent être sensibilisés et formés à être plus prudents et polis dans leur rédaction et le « ton » de leurs propos tout autant qu’à s’interroger si le virtuel est le bon médium pour le sujet qu’ils veulent aborder. À distance comme en présentiel, l’employeur ne peut pas exiger de son employé de travailler plus que le nombre d’heures de travail hebdomadaire prévu à la loi sans lui payer des heures supplémentaires. L’employeur ne peut pas non plus empiéter sur la vie privée des employés. Malheureusement, même s’il protège la santé au travail, le droit à la déconnexion des travailleurs ne fait pas l’objet d’un encadrement législatif dans bien des pays et lorsqu’il y a une loi, sa portée est jugée encore limitée.

Nos résultats confirment aussi l’importance de donner une formation obligatoire pour tout le personnel (surtout les cadres) sur le contenu des politiques de prévention du harcèlement, sur les inactivités et la gestion des conflits. Il importe de réviser les modes de direction et de supervision pour s’adapter à la réalité du mode hybride. Les gestionnaires doivent s’assurer de cultiver et de maintenir des relations de qualités avec leurs employés — qui travaillent à distance comme en présentiel — et veiller à intervenir dès l’apparition de conflits. Pour des sujets délicats ou complexes, la communication verbale doit être privilégiée, puisque les messages numériques sont plus sujets à interprétation. Au quotidien, les superviseurs peuvent fournir une aide instrumentale (p. ex., horaires flexibles, réduction de la charge de travail et des heures de travail) et un soutien émotionnel (empathie, écoute active, etc.) pour faciliter la résolution des problèmes, en particulier ceux liés au stress. Ils doivent comprendre l’importance de la communication au quotidien, notamment des attentes, ainsi que d’exercer une vigie et d’intervenir face aux incivilités, conflits et mal-être par des actions administratives formelles, mais surtout par des interventions informelles au quotidien. Il importe qu’ils ne versent pas dans l’abus de contrôle qui entraîne divers effets négatifs, notamment des manifestations de diverses formes de comportements hostiles. Comme la fragilité psychologique peut être la conséquence d’une situation de harcèlement, ou encore un précurseur, les employeurs comme les gestionnaires doivent prendre les moyens nécessaires pour protéger l’équilibre mental de leurs travailleurs et se montrer vigilants pour repérer des signes de détresse. Sur la base d’une enquête menée auprès de plus de 11 000 salariés, Abord de Chatillon et coll. (2022) traitent des modalités d’un management composite, qui combine à la fois des compétences tangibles mobilisables pour traiter des questions techniques, et des compétences relationnelles permettant d’accompagner au mieux le travail en présentiel et à distance.

Nos résultats ouvrent la voie à des avenues de recherche porteuses. Si nos résultats sont alignés sur la théorie de la conservation des ressources, ils peuvent aussi être explorés en recourant à la théorie de l’échange social (Blau, 1964) qui postule que lorsque des personnes sont bien traitées, une norme d’échange les amène à redonner et à exprimer de meilleures attitudes et de meilleurs comportements. Comme mis de l’avant dans l’étude de Laborde (2016), nos résultats montrent que les TIC donnent aux employés de nouveaux moyens ou de nouvelles occasions pour mettre en oeuvre des formes particulières de comportements hostiles au travail qui gagnent à être étudiées dans un monde du travail de plus en plus virtuel. Les chercheurs devraient adopter des approches interdisciplinaires et un large éventail de méthodes et de designs pour approfondir comment les progrès technologiques font évoluer les modalités de travail et modifient la dynamique victime-agresseur. En outre, il importe que les mesures du harcèlement au travail tiennent comptent de leurs formes traditionnelles non virtuelles (offline), mais aussi et davantage de leur forme virtuelle (online) en explorant les effets encourageants de l’anonymat et celui non encourageant de « l’empreinte électronique » sur le harcèlement virtuel (Vranjes et coll., 2020). Il serait aussi intéressant d’explorer l’influence du soutien des collègues sur la prévention des situations de harcèlement en contexte de travail hybride. Par ailleurs, alors que cette étude a analysé les opinions d’experts, il importe d’analyser la perception des employés, principaux concernés dans la problématique des comportements hostiles en contexte de travail davantage virtuel, et d’explorer les effets de diverses caractéristiques individuelles comme l’âge, l’origine ethnique, mais surtout le genre, comme les femmes sont significativement plus désireuses de travailler de la maison que les hommes (Bloom, 2021).

Il importe de reconnaître les limites de cette étude. Notre échantillon composé d’un petit nombre d’experts sur le sujet ne permet pas une généralisation des résultats. De plus, puisque les entretiens ont eu lieu à la fin de l’automne 2021, les propos des experts recueillis sont susceptibles d’avoir évolué alors que l’expérience avec le travail hybride s’est accrue. La sortie de crise et la mise en place plus formelle et expérimentée du mode hybride permettraient notamment de préciser d’autres incidences sur les comportements hostiles et les moyens de prévention.

En conclusion, la déviance au sein du personnel continue de poser un défi aux employeurs (Malik et coll., 2021). Les résultats de cette étude ont permis de mieux comprendre le processus dynamique du développement des hostilités en contexte de virtualisation accrue des communications et les moyens de mieux les prévenir et les contrôler.