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1. Introduction

Extrait du carnet de terrain, 25 mai 2022, dans une grande ville de l’Ouest de la France :

Une réunion, prévue depuis quelques semaines dans les locaux d’une union départementale, est organisée entre une équipe syndicale et un collectif de livreurs. Le secrétaire général a pris soin de choisir le créneau entre 15h et 16h pendant lequel les livreurs sont plus disponibles. Il correspond à la « pause » de l’après-midi après les livraisons du déjeuner et avant celles du soir. Néanmoins, les membres du collectif se font attendre et le syndicaliste s’inquiète de ne pas avoir reçu de leurs nouvelles via le groupe WhatsApp qu’il a créé pour accompagner les actions. Il fait beau et finalement nous décidons d’aller à leur rencontre dans la zone piétonnière du centre-ville où ils ont l’habitude de se regrouper. L’élu nous fait remarquer que la zone est étrangement désertée par les livreurs. Mais, on finit par rencontrer un trio originaire de Côte d’Ivoire. Ils nous racontent que, la veille, quatre d’entre eux ont été interpellés par la police et qu’ils risquent de recevoir une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Cela explique, selon eux, que les membres du collectif ont préféré ne pas venir à notre rendez-vous : « ils ont peur, ils se cachent ».

Cet incident évoque un nouvel enjeu pour l’accompagnement syndical des travailleur·es[1] de plateforme et, plus largement, pour les recherches en relations industrielles et de travail. Longtemps focalisé sur les rapports de classe, ce champ d’études se renouvelle en intégrant la perspective de l’intersectionnalité (Briskin, 2008 ; Foley et Baker, 2009 ; Yerochewski et Gagné, 2017 ; Rubery et Hebson, 2018). La surreprésentation des travailleur·es migrant·es et/ou racisé·es dans les emplois précaires a des conséquences importantes sur les formes d’action syndicale (Tapia et Alberti, 2019). Encore peu explorées dans les recherches, la racialisation et la sexuation de la précarité représentent un enjeu majeur du travail de plateforme tant il « reste profondément encastré dans un monde façonné par la valeur capitaliste, qui repose sur la subordination sexuée et racialisée des travailleurs à faible revenu, des chômeurs et des personnes inemployables »[2] (Van Doorn, 2017, p. 907). Le développement des plateformes numériques de travail ne repose pas seulement sur la mobilisation d’une armée de réserve de travailleur·es, par l’externalisation des coûts du travail et en partie de production vers des travailleur·es indépendant·es ; il s’inscrit aussi dans une division racialisée et sexuée du travail à la base de laquelle les hommes racisés sont désormais majoritaires (Bernard, 2023). Cette catégorie hétérogène désigne les populations primo-arrivantes et descendantes de l’immigration postcoloniale (principalement les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne) ainsi qu’ultra-marines qui subissent des discriminations systémiques, notamment dans l’accès au marché du travail en France[3]. Toutes les personnes racisées ne sont pas de nationalité étrangère, certaines ayant la nationalité française et d’autres étant binationales. Par rapport aux hommes non racisés avec ou sans ascendance migratoire, les descendants de l’immigration postcoloniale ont en moyenne un taux de chômage plus élevé, une insertion moindre dans l’emploi salarié stable et une orientation plus marquée vers le travail indépendant, ce qui reflète un moyen de contourner les discriminations qu’ils rencontrent pour accéder à l’emploi salarié et qualifié (Brinbaum, 2022). Cette dynamique vers le travail indépendant, que l’on n’observe pas autant chez les femmes racisées, est au coeur de la constitution de l’identité des chauffeurs VTC (Voiture de transport avec chauffeur) dont une partie a travaillé auparavant comme indépendant et/ou dont les parents étaient dans l’artisanat ou le petit commerce. Quant aux livreurs de repas, ils sont très majoritairement des hommes primo-arrivants racisés. Dans une enquête réalisée à Paris, 92,5 % des répondant·es sont des hommes dont 85 % sont des ressortissants d’un pays africain : 54 % d’un pays d’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal) et 31 % d’un pays du Maghreb (Dablanc et al., 2021). Cette situation invite à dépasser une approche de la segmentation du travail centrée sur la classe et à prendre en compte les différentes inégalités structurelles qui sont amplifiées par l’usage généralisé des algorithmes dans le cadre d’un capitalisme racial de plateforme (Gebrial, 2022).

Ce renouvellement de perspective interroge le cadre de l’action syndicale et des relations professionnelles alors que des mobilisations de travailleurs de plateforme émergent au tournant des années 2010 dans différents contextes nationaux. Celles-ci se déploient de façon hétérogène depuis des collectifs autonomes jusqu’au soutien d’organisations syndicales déjà implantées dans les segments protégés du salariat en passant par l’émergence de nouveaux syndicats (Cini et al., 2022). Ces derniers partagent des aspects de l’organizing des syndicats de travailleur·es indépendant·es qui se caractérise par la défense des intérêts de travailleur·es précaires, notamment migrant·es et racisé·es (Però, 2020). En France, ces mobilisations s’inscrivent principalement dans une logique de concurrence entre des collectifs autonomes et d’autres qui se sont développés avec les syndicats de salarié·es (Cini et al. ; 2022, Jan, 2022). La CGT (Confédération générale du travail) et la CFDT (Confédération française démocratique du travail) ont progressivement fait évoluer leur stratégie en direction des travailleurs de plateforme qui exercent majoritairement avec le statut d’autoentrepreneur créé en 2008. Alors que la CGT a surtout attiré des collectifs de livreur de repas, la CFDT a adopté une approche plus transversale visant à reconnaître les travailleurs indépendants avec la création d’une structure confédérée autonome, Union indépendants, en 2020. Celle-ci regroupe des chauffeurs VTC, des livreurs et d’autres catégories d’autoentrepreneur·es et de « freelances ». Dans les deux confédérations, ces initiatives relèvent davantage de l’expérimentation et de l’accompagnement que d’une campagne de syndicalisation. Elles se développent à la marge des organisations en articulant des logiques d’organizing et de servicing qui génèrent des tensions entre les différents niveaux (confédéral, fédéral et local) de l’action syndicale (Kesselman et Sauviat, 2017). En outre, le cadre des relations professionnelles qui s’applique aux travailleurs de plateforme s’inscrit à la marge du droit commun de la négociation collective avec des dispositions spécifiques comme les procédures d’homologation placées sous la tutelle de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), à la suite de l’ordonnance d’avril 2022 (Dirringer, 2022). Enfin, le roulement élevé et les contraintes temporelles qui caractérisent les conditions de travail sur les plateformes rendent très incertaine la pérennité des collectifs, qui est en décalage avec la temporalité plus longue de la structuration syndicale. Malgré des différences stratégiques, la CFDT et la CGT partagent le constat de la fragilité des collectifs de travailleurs de plateforme sans pour autant articuler leur position marginalisée dans les relations professionnelles avec la segmentation racialisée et sexuée du travail.

Au croisement de la sociologie des relations professionnelles et de la sociologie de l’action collective, cet article questionne les enjeux de l’accompagnement syndical des chauffeurs VTC et des livreurs de repas en France suivant une perspective comparative et intersectionnelle. L’enquête de terrain offre un intérêt heuristique en comparant les approches mobilisées par la CFDT et la CGT ainsi que les dynamiques de mobilisation dans deux segments du travail de plateforme sur lesquels se focalise l’attention des pouvoirs publics (voir encadré). Au-delà de fondements idéologiques distincts, la comparaison de l’accompagnement syndical réalisé dans les deux organisations fait ressortir des similitudes quant aux capacités à mobiliser hors des bastions syndicaux traditionnels du salariat. La perspective intersectionnelle permet d’analyser les effets croisés de la précarité, du genre et de la racialisation sur l’accompagnement syndical des travailleurs de plateforme. Elle invite à dépasser les différences organisationnelles, qu’elles soient de nature historique, idéologique ou stratégique, pour mieux saisir les défis et les obstacles communs auxquels les syndicats sont aujourd’hui confrontés pour approcher et suivre les mobilisations de travailleur·es précaires, migrant·es et/ou racisé·es en France.

La première partie identifie les effets croisés de la race et du genre sur l’accompagnement syndical de ces travailleurs précaires. Ils s’inscrivent dans un décentrement par rapport au salariat, une approche syndicale du travail de plateforme et la gestion de relations professionnelles à deux vitesses. Dans un second temps, nous verrons comment cet accompagnement produit des dynamiques conflictuelles dans les mobilisations des chauffeurs VTC et des livreurs qui utilisent le droit, se réapproprient le répertoire d’action syndicale et mobilisent des ressources communautaires. Il en résulte des logiques d’action collective hybrides et fragiles.

2. Le genre et la race dans l’accompagnement syndical de travailleurs précaires

Les activités de transport et de livraison sont traversées par un rapport sexué à l’espace public qui a été reconfiguré avec leur plateformisation. Outre la sous-représentation persistante des femmes dans ces activités, la plupart des livreurs déploient une stratégie défensive visant à lutter contre l’incertitude économique, à renforcer le sentiment d’invulnérabilité masculine face aux risques liés à la circulation et à reproduire un imaginaire viriliste du corps (Le Lay et Lemozy, 2022). Également prégnantes chez les chauffeurs VTC, les performances masculines ont surtout été étudiées chez les livreurs non racisés, souvent jeunes et issus des classes moyennes. Or, elles n’exposent pas les travailleurs racisés des quartiers populaires à des risques de mêmes nature et ampleur en raison des contrôles d’identité dont ils font davantage l’objet[5]. Par ailleurs, les nouvelles normes de masculinité produisent d’autres injonctions qui permettent de nuancer les contraintes associées systématiquement à la jeunesse et/ou à la virilité.

L’enchevêtrement de la race et du genre avec la précarité du travail de plateforme s’opère dans le sillage du retour de la figure du « travailleur » dans les syndicats et du décentrement vis-à-vis du salariat. Ce changement permet de développer une approche syndicale des travailleurs de plateforme, précaires et racisés, qui doit composer avec les limites de relations professionnelles à deux vitesses.

2.1. Se décentrer du salariat : de la figure du « travailleur » aux travailleur·es précaires

L’accompagnement syndical des travailleurs de plateforme s’inscrit dans un mouvement de retour aux sources historiques du syndicalisme. Lors du congrès de Rennes en 2018, une résolution en faveur de la syndicalisation des indépendant·es est adoptée à l’initiative d’un syndicat de La Poste (F3C-CFDT) qui suit des livreurs de Stuart. Comme le rappelle l’un des coauteurs du texte, l’argumentaire vise à réhabiliter le vocable de « travailleur » qui avait été progressivement évacué du discours syndical depuis les années 1970 :

« si on laisse s’installer un monde à deux vitesses, on aura du dumping social et donc on va détricoter les protections des salariés. Donc, il faut aider au contraire les indépendants à revendiquer et à obtenir des protections suffisantes pour éviter l’effet de détricotage. (…) à partir du moment où on se posait la question d’accompagner toutes les personnes en situation de domination économique et/ou souhaitant s’organiser pour peser, un terme plus générique avait plus de sens. Après, il y a un travail de relecture de l’histoire de la CFDT, on reparle d’auto-organisation avec un retour vers une tradition de filiation [avec] les bourses du travail. »

Un mouvement similaire s’observe à la CGT où il est question d’intégrer les travailleur·es de plateforme dans un salariat élargi à la dépendance économique. Cette orientation s’inspire des travaux du Groupe de recherche pour un autre Code du travail (GR-Pact) et du rapport dirigé par Emmanuel Dockès en 2017. Ce renouvellement idéologique reflète aussi une préoccupation stratégique dans un contexte de stagnation et de vieillissement des effectifs syndicaux. Le recentrage vers la défense des intérêts de l’ensemble des travailleur·es ne va, cependant, pas de soi et il fait ressortir des divergences internes. A la CFDT, les résistances à l’intégration des VTC au sein de la FGTE sont, par exemple, liées à l’ancienneté des syndicats de taxis qui voient d’un mauvais oeil l’arrivée de ces travailleurs avant tout perçus comme des concurrents. De même à la CGT, le rattachement des livreurs à la Fédération des transports résulte de luttes internes. Des tensions ont ensuite émergé autour du « nouveau statut du travail » présenté au congrès de Dijon en 2019. L’adoption du document d’orientation du congrès, qui revient à une conception marxiste du travail comme rapport social d’exploitation, fait ressortir les craintes que ce nouveau statut ne remette en cause celui des fonctionnaires.

Toutefois, l’élargissement de l’action syndicale vers les travailleur·es indépendant·es peine à construire un discours alternatif à celui que les plateformes ont déployé au travers de la double promesse d’émancipation des contraintes du salariat et de non-discrimination dans les relations de travail et de service. Aux Etats-Unis, Uber a d’abord capitalisé sur le refus des chauffeurs de taxis de servir les client·es africain·es-américain·es afin de vanter les atouts de son outil numérique pour réduire les barrières d’accès à l’emploi et au service dans le transport de personnes (Schor et Vallas, 2021). Cette rhétorique inclusive a été réutilisée dans les campagnes de recrutement d’Uber en France et par des décideurs qui ont ouvertement ciblé les hommes racisés des quartiers populaires au travers de stéréotypes sur leur appartenance supposée à un territoire et à un groupe d’âge, comme le rappelle Oliver[6] :

« La construction d’Uber sur le territoire français s’est faite sur l’utilisation de la détresse de l’accès à l’emploi d’une catégorie de jeunes qui était montrée du doigt par le monde du travail, c’était les jeunes des cités. En 2016, Pôle emploi 93 organise des bus de recrutement pour Uber dans les quartiers défavorisés pour dire, vous allez retrouver une place dans la société, le rêve américain, conduire une belle voiture, costume, cravate. Tout ça avec un minimum de formation, on leur explique qu’on peut gagner beaucoup d’argent sans faire la différence entre revenu et chiffre d’affaires. Macron [leur] dit « il vaut mieux être VTC que tenir le mur de la cité. »

Toutefois, au lieu de contrebalancer les effets illusoires de cette rhétorique par une approche antidiscriminatoire, les syndicats ont davantage misé sur la lutte contre la précarité au travail. Ils ont alors développé une approche syndicale du travail de plateforme dans le cadre d’actions menées plus largement en direction des travailleur·es précaires et éloigné·es du syndicalisme.

2.2. Développer une approche syndicale en direction des travailleurs de plateforme

L’opération « #Réponses à emporter », impulsée à l’échelle nationale par la CFDT en septembre 2020, trouve un écho favorable dans l’UD dont Vincent est secrétaire général. Elle est interprétée comme une incitation à sortir des sentiers battus pour approcher des publics éloignés du syndicalisme. L’attention de l’UD se porte sur les livreurs de repas et le développement syndical vise, au départ, à réduire la distance sociale qui sépare ce milieu de travail de l’univers dans lequel est immergée l’équipe syndicale. Vincent éprouve d’emblée un sentiment mêlé d’appartenance à un « monde un peu bisounours [de] salariés » et d’étrangeté par rapport à celui des livreurs « tellement inconnu qu’on ne savait pas par quel bout prendre le truc ». Ce décalage est également ressenti par Bernard, un permanent de la CGT qui a accompagné la constitution de plusieurs syndicats de coursiers. Alors qu’il participe à une opération co-organisée avec le CLAP (Collectifs des livreurs autonomes de Paris), dont la logistique est prise en charge par la CGT en 2019, il pointe l’écart entre son image des livreurs, qu’il perçoit comme des « prolos », et leur propre discours mettant à distance le salariat.

Pour réduire la distance sociale entre l’univers syndical et les collectifs de travailleurs, les organisations sélectionnent des leaders qui sont des quasi-permanents (Abdelnour et Bernard, 2019a). Ces syndicalistes souvent racisés continuent à travailler sur les plateformes comme Marwan qui coordonne une section VTC-CFDT ou encore Djibril qui dispose d’un mandat avec la CGT sur une plateforme de livraison. Fils de petits commerçants maghrébins et éloigné du syndicalisme, le premier est devenu chauffeur VTC après avoir dirigé une petite entreprise de sous-traitance qui a fait faillite. Le second a grandi dans une famille monoparentale plus modeste d’un pays d’Afrique de l’Ouest, où il a eu une expérience dans le syndicalisme étudiant. Il a ensuite émigré pour poursuivre ses études supérieures en France, où il a été contraint de devenir livreur en attendant d’être régularisé. Malgré cette stratégie de sélection sociale des leaders, d’autres obstacles se dressent dans l’accompagnement syndical pour arriver à construire des solidarités collectives : la sous-location de compte liée à l’absence de titre de séjour et l’endettement pour louer une voiture ou un vélo. Pour les syndicats, cela relève d’abord de formes de concurrence et d’exploitation entre les travailleurs. Par ailleurs, le taux de roulement élevé a un impact sur les organisations selon Éric, membre de la commission confédérale de la CGT :

« le premier enjeu, c’est certes de se développer, mais c’est de pérenniser, d’arriver à maintenir le syndicat. (…) il faut sans cesse qu’il y ait des adhésions pour pouvoir renouveler les mandats et faire perdurer le syndicat. »

Le problème de la disponibilité temporelle pour l’engagement syndical se pose de façon aiguë avec des travailleurs dont la précarité relève aussi d’un brouillage des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle, amplifié par l’outil numérique. Le genre et la race façonnent ici le rapport au travail précaire sur lequel se focalisent les syndicats. Malgré l’accumulation des heures travaillées, les rémunérations diminuent suivant la tarification des courses à la baisse. Les travailleurs sont donc pris dans des injonctions contradictoires : accumuler des heures de connexion pour assurer des revenus pour soi-même ou envoyer de l’argent au pays, incarner le rôle traditionnel du breadwinner ou répondre aux nouvelles normes d’engagement dans la paternité (Benvegnù et Kampouri, 2021).

L’incertitude qui entoure l’accompagnement syndical de travailleurs précaires et racisés se reflète dans les relations professionnelles dégradées qui encadrent aujourd’hui le travail de plateforme en France.

2.3. Faire avec les limites de relations professionnelles à deux vitesses

Le système polarisé entre salarié·es et indépendant·es qui structure la précarité des travailleurs de plateforme s’enracine dans leur accès moindre ou inexistant à la protection sociale, un choix politique du gouvernement français (Daugareilh, 2021). Cette logique se décline, dans les relations de travail, par l’absence de monopole syndical de leur représentation permettant à des organisations patronales de participer aux élections professionnelles, par la mise à l’écart de l’inspection du travail au profit de l’ARPE ainsi que par la fragilité des mandats des représentant·es syndicaux qui ne disposent d’aucune prérogative vis-à-vis des plateformes (Dirringer, 2022).

Ces relations professionnelles à deux vitesses se matérialisent dans le rapport déséquilibré entre les gestionnaires de plateforme et les représentant·es syndicaux. Ainsi, il n’existe pas de cadre de recours collectif en cas de déconnexion, une sanction appliquée aux chauffeurs et aux livreurs après une évaluation négative des client·es. La médiation des syndicalistes auprès des plateformes est aléatoire et très limitée. Elle dépend souvent de leur propre initiative. Par exemple, Vincent a négocié, de façon très informelle, avec le gestionnaire régional d’Uber Eats, la réintégration de quelques livreurs dont le compte avait été désactivé. Marwan a identifié un système de commissions de discipline, mises en place par Uber (VTC) sans la participation de représentant·es syndicaux pour arbitrer les cas de litige :

« ils prennent cinq chauffeurs qu’ils trient sur le volet, soi-disant les meilleurs chauffeurs. Mais le dossier est à charge, ils donnent que les mauvaises déclarations des clients sur [le chauffeur désactivé]. C’est un vote à la majorité des cinq. »

Ce rapport de force inégal est également alimenté par les déconnexions massives et sans préavis de livreurs racisés en situation irrégulière sous couvert de lutter contre la sous-location des comptes et les fraudes. En septembre 2022, Uber Eats a déconnecté environ 2500 comptes, suscitant alors des manifestations soutenues par les syndicats. Cette relation déséquilibrée ressort enfin des conflits du travail. Depuis la loi de 2016, la participation à une déconnexion concertée ne peut, certes, pas constituer un motif de sanction, mais, à la différence des salarié·es, aucun dispositif ne garantit la protection réelle des travailleurs contestataires. En outre, il n’existe aucune interdiction du « lock-out numérique » qui représente une menace constante sur le déroulement des « grèves » des travailleurs de plateforme. Les relations professionnelles dans lesquelles s’inscrit leur accompagnement syndical sont d’autant plus dégradées qu’ils sont doublement marginalisés comme travailleurs précaires et racisés. Les effets croisés de la race, du genre et de la précarité se traduisent dans leurs mobilisations au travers de dynamiques conflictuelles.

3. Les dynamiques conflictuelles dans l’accompagnement syndical des mobilisations

Les mobilisations des chauffeurs VTC et des livreurs de repas reposent sur un ensemble hétérogène de pratiques qui relèvent d’un répertoire d’action collective hybride entre dispositifs classiques et nouvelles modalités : blocus d’un aéroport international, opération escargot pendant le Festival de Cannes, piquet de grève devant l’accueil d’Uber à Aubervilliers, déconnexion concertée de livreurs un vendredi soir, rassemblement devant une mairie pour demander l’aménagement de l’espace urbain pour les vélos, action judiciaire pour obtenir une requalification ou encore appel intersyndical au boycott des plateformes[7]. Au-delà des différents modes d’action, la baisse de la tarification des courses est souvent à l’origine des mécontentements. La négociation d’un tarif minimal est l’une des principales revendications des collectifs qui est reprise et soutenue par les syndicalistes.

Le soutien syndical vise également à accompagner ces travailleurs dans des démarches administratives (demande de subvention pour l’achat d’un vélo électrique, etc.). Ces mobilisations s’inscrivent, en outre, dans un espace d’interactions à la fois informelles et institutionnalisées entre les collectifs de travailleurs précaires, les organisations syndicales, le monde associatif, les pouvoirs publics et les plateformes.

Dans ce contexte, l’accompagnement syndical des mobilisations se déploie au travers de trois dynamiques conflictuelles. La première émerge dans les conflits de priorité liés aux usages du droit. La seconde correspond à une réappropriation du répertoire d’action syndicale par les travailleurs de plateforme. La troisième relève de la difficile mobilisation syndicale de leurs ressources communautaires.

3.1. Les conflits de priorité dans les usages du droit

Le recours au droit dans les conflits du travail correspond généralement au contentieux et à la place croissante du droit dans les relations d’emploi (Pélisse, 2009). Le premier a surtout été développé à la CGT tandis que la CFDT y est plus réticente. Celle-ci a davantage privilégié une stratégie de lobbying politique et d’action législative pour répondre aux mécontentements des VTC et des livreurs.

L’approche judiciaire adoptée à la CGT s’inscrit dans le sillage de nombreuses procédures, menées en Europe et en France ces dernières années[8], visant à requalifier la relation entre les plateformes et leurs travailleurs à partir du constat de leur « allégeance dans l’indépendance » (Supiot, 2000). Lors du procès contre Deliveroo en 2022, la confédération se constitue partie civile aux côtés de livreurs, d’autres syndicats (Solidaires, CNT-SO) et de groupes autonomes comme le CLAP. Outre les procès de requalification du contrat commercial en contrat de travail et/ou de condamnation des plateformes, la stratégie judiciaire s’appuie aussi sur la saisine du conseil des prud’hommes. Toutefois, une stratégie concurrente se développe à la CGT dans le sillage des mobilisations pour la régularisation des travailleur·es sans-papiers. Elle émerge avec le soutien syndical, à partir de 2008, de nombreuses grèves parmi cette population et avec la circulaire Valls de 2012. L’accompagnement syndical de la régularisation du titre de séjour dans plusieurs conflits du travail conduit, au cours de cette période, plusieurs organisations, comme l’UD de Paris, à mettre en place une logique de guichet (Zougbédé, 2021). Ce savoir-faire est réinvesti dans un conflit, au printemps 2020, qui oppose un collectif de livreurs racisés sans-papiers à la plateforme Frichti. Le collectif est d’abord approché par le CLAP, qui souhaite l’engager dans une procédure prud’homale. Or, cette stratégie entre en conflit avec la priorité donnée à la régularisation par l’UD de Paris, qui sollicite Laura pour accompagner le collectif :

« ce qui montait de la part des livreurs, c’était la question de la régul, ils avaient pas en tête d’aller aux prud’hommes et la requalif, c’était pas du tout la demande (…) le problème qu’on a, c’est le temps. Eux, l’urgence, le mandat prioritaire était la régul. »

Djibril, l’un des leaders du collectif, confirme ce conflit de priorités avec le CLAP :

« notre idéal, c’était d’avoir le document, d’être libres de circuler et tout. Et à un moment donné, nous nous sommes rendus compte qu’on n’avait pas le même objectif [que le CLAP], parce qu’il était plus argent, prud’hommes. Et moi et tous les autres, on leur disait bien, la priorité, ce sont les documents pour nous. Les prud’hommes, ça peut attendre. »

Cette stratégie de mobilisation débouche sur la régularisation de plus de la moitié des livreurs dont la plupart obtiennent un récépissé « Sacko » leur permettant d’obtenir un titre de séjour et de travail en France, valide durant six mois et renouvelable pendant deux ans (Gomes et Isidro, 2020). L’approche judiciaire apparaît ici déconnectée de la logique de l’urgence, qui caractérise la mobilisation de livreurs racisés sans-papiers.

Malgré leurs effets de médiatisation, l’impact des procès reste limité pour les travailleurs encore en activité, ce que rappelle stratégiquement la CFDT. Son approche s’est tournée vers le contre-lobbying auprès des pouvoirs publics pour obtenir davantage d’encadrement du travail de plateforme. C’est dans ce but qu’Oliver suit, au sein de la FGTE, la préparation de la loi Grandguillaume qui met en place l’obligation de la carte professionnelle VTC à partir de 2018. De même, Marwan et des membres de la section VTC sont consultés, à l’initiative de la FGTE, par le ministère des Transports dans le cadre de réunions des acteurs de la T3P, afin de préparer la loi d’orientation des mobilités (LOM) en 2019. Celle-ci oblige désormais les plateformes à informer le chauffeur de la destination et du prix avant le démarrage de la course. Cette stratégie a permis d’obtenir quelques résultats, comme la négociation d’un numerus clausus pour les VTC avec la mairie de Paris pour éviter leur vidéo-verbalisation dans l’accès aux abords des gares. Néanmoins, la négociation d’une tarification minimale des courses est, pour l’instant, en suspens. Le 18 janvier 2023, l’accord négocié avec les organisations représentatives sous l’égide de l’ARPE fixe le tarif minimal à 7,65 € la course. Cependant, il n’a été signé ni par Union-CFDT ni par la CGT, qui le jugent trop bas et qui défendent une tarification minimale horaire.

Alors que l’approche judiciaire portée à la CGT est confrontée aux conditions réelles d’accès à la justice de travailleurs précaires et racisés, la stratégie suivie à la CFDT est elle-même imprégnée par la croyance dans la possibilité d’un dialogue social avec les plateformes grâce à l’intervention de l’État. Malgré ces divergences, les deux organisations ont en commun de sous-estimer les obstacles dans l’accès au droit de travailleurs précaires et racisés, dont l’expérience des discriminations systémiques est centrale. Celles-ci se reflètent dans leur rapport à l’action syndicale.

3.2. La réappropriation du répertoire d’action syndicale

Si leur recours au droit s’avère limité et rare, les travailleurs de plateforme expriment régulièrement leur mécontentement au travers du répertoire de la grève. Alors que des « grèves » de livreurs se déclenchent dans plusieurs villes françaises à l’automne 2020, les membres du collectif suivi par Vincent lui font savoir qu’ils souhaitent organiser leur propre déconnexion concertée. L’accompagnement syndical se focalise sur l’appui administratif et technique de l’action prévue le 5 décembre : préparation de la banderole avec les revendications, rédaction d’un tract, sonorisation, contact avec la presse. Néanmoins, le retour d’expérience du syndicaliste sur cette mobilisation d’une soixantaine de livreurs pointe le décalage entre la préoccupation syndicale de l’inscrire dans un cadre légal, notamment pour éviter la désactivation du compte des « grévistes », et la mise en place de piquets devant les restaurants au risque d’affrontements avec les livreurs « non-grévistes ». Or, une autre source de conflit provient des plateformes elles-mêmes. Outre le fait que le « lock-out numérique » n’est pas interdit, elles ont les moyens de briser les mouvements de déconnexion collective en augmentant temporairement le tarif des courses. Selon Marwan, cette variation a eu un effet de démobilisation, en raison de l’affichage sur les réseaux sociaux des chiffres d’affaires des « non-grévistes » gonflés par la baisse temporaire de l’offre de chauffeurs.

Au-delà de la « grève », un droit imparfaitement reconnu pour les travailleur·es indépendant·es, la réappropriation conflictuelle du répertoire syndical emprunte d’autres formes d’action comme la manifestation, notamment le Premier mai. En 2021, le collectif de livreurs suivi par Vincent organise un rassemblement qui contraint l’accompagnement syndical à se déployer à la limite de la légalité. Après plusieurs relances du syndicaliste auprès des leaders du groupe, l’action est confirmée seulement deux jours avant le Premier mai. La déclaration en préfecture hors délai est refusée. Pendant le rassemblement sans cortège devant la mairie, le cédétiste organise une rencontre entre les leaders et l’adjoint municipal au commerce aussi pour éviter les contrôles policiers. L’accès à l’espace public est encore limité par les règles du confinement et plusieurs livreurs sont en situation irrégulière. Les risques encourus par ces livreurs pour participer à une manifestation ou à un rassemblement représentent aussi une source de tensions dans les collectifs suivis par la CGT. Celle-ci les incite à utiliser stratégiquement le répertoire de la grève pour protéger les travailleurs sans-papiers dans le cadre d’un conflit du travail.

Outre la déconnexion concertée, les chauffeurs VTC lancent régulièrement des appels à manifester, comme en témoigne celui du 16 janvier 2017 sur la place de la Bastille, diffusé par des syndicalistes, autour du slogan « #Uberusé ? Retrouve ta dignité ». La réappropriation produit néanmoins des tensions entre les organisations syndicales et les chauffeurs mobilisés. Par exemple, la participation de la section VTC-CFDT coordonnée par Marwan au mouvement des Gilets jaunes, le 17 novembre 2018, est décidée contre l’orientation de la direction confédérale. L’opposition au projet gouvernemental d’augmenter la taxe sur les carburants rencontre l’adhésion de la majorité des chauffeurs et la section dépose un préavis de manifestation dans le quartier de Bercy. Cet épisode reflète le décalage entre une culture syndicale fondée sur la structuration des conflits et le respect de procédures formelles, et la réappropriation plus conflictuelle et directe du répertoire d’action syndicale chez les VTC et les livreurs. Les débouchés incertains de leurs mobilisations font ressortir des tensions internes entre des tendances à les radicaliser et d’autres, souvent proches des syndicats, orientées vers une demande de régulation des pouvoirs publics (Abdelnour et Bernard, 2020). Toutefois, les ressources communautaires dans lesquelles s’enracinent souvent ces mobilisations représentent une troisième dynamique conflictuelle dans l’accompagnement syndical des travailleurs de plateforme.

3.3. L’action syndicale face aux ressources communautaires des travailleurs

Malgré les discriminations systémiques auxquelles ils sont confrontés, les chauffeurs et les livreurs ne sont pas pour autant dépourvus de ressources pour l’action collective. Les réseaux de solidarité fondés sur leur appartenance à un groupe ethnoracial et/ou territorial produisent des ressources communautaires. Au-delà des formes de domination internes au groupe liées notamment aux pratiques d’endettement et d’exploitation qu’elles produisent, ces ressources génèrent simultanément des formes d’identification et des liens informels entre les travailleurs qui s’avèrent déterminants pour les mobiliser (Abdelnour et Bernard, 2019b).

La section VTC-CFDT trouve son origine dans un collectif de chauffeurs, dont Marwan, qui est confronté à la pénurie de zones pour stationner entre deux courses ou pendant une pause. L’Île-de-France est la région où la distribution des autorisations individuelles de stationnement est la plus restreinte (Commissariat, 2020). Le collectif se forme autour d’un stationnement informel situé sur le parking d’un cimetière à proximité d’un aéroport francilien. L’initiative en partie illégale suscite un contrôle policier à la suite de pétitions adressées à la mairie : « on se faisait harceler, on se prenait tout le temps des amendes ». En dehors des radars syndicaux, l’action se déploie sous l’angle de la discrétion sur laquelle insiste Marwan afin de protéger ce collectif de travailleurs précaires racisés : « on voulait pas être des parasites », une allusion à leur position doublement marginalisée dans l’espace public et dans le monde du travail. Le collectif renforce également la frontière morale entre les « bons » et les « mauvais » chauffeurs, qui stationnent hors du parking ou qui en dégradent l’image publique. Cette expérience autogérée a préparé le terrain à la création d’une section syndicale. Toutefois, la structuration génère des tensions entre le groupe de chauffeurs et leurs porte-paroles, d’autant plus que les ressources communautaires font l’objet d’une suspicion dans le cadre syndical traditionnel. Alors qu’elles alimentent les mobilisations, notamment dans leur phase initiale, les organisations syndicales peinent à reconnaître leur légitimité et les travailleurs de plateforme eux-mêmes ne les mentionnent qu’en creux dans les récits. Par exemple, avant de rejoindre le collectif de la CGT, Djibril a commencé à livrer par l’intermédiaire d’un compatriote, qu’il appelle son « bienfaiteur », une connaissance d’un ami d’enfance. Il lui a donné accès à une colocation alors qu’il était sans domicile fixe et lui a sous-loué un compte de plateforme moyennant cent euros la semaine.

Pourtant, la mobilisation de ressources communautaires influence directement le suivi syndical comme le constate Vincent :

« Je me balade dans la ville, j’en vois plein qui sont d’origine maghrébine. Il y en a pas un seul qui est dans le collectif. Et, quand on fait une manifestation, il y en a pas un seul qui vient. Ils me disent, les Arabes, on a été les voir, on leur a distribué [les tracts], mais ils veulent pas venir parce que, comme il y a plus de Noirs, ils veulent pas être dans notre collectif, ils veulent pas être en minorité et que ce soit les Noirs qui prennent l’ascendant sur les Arabes. Ce que moi, j’avais pas du tout identifié comme étant une problématique (…), j’avais pas compris à quel point c’était cloisonné. Et les petites solidarités qu’il y a, c’est par communauté. »

Vincent a alors mis en place deux groupes WhatsApp différents pour gérer ce cloisonnement entre les groupes de livreurs. En tenant compte des affinités communautaires, il a réussi à élargir le périmètre initial de l’accompagnement. Toutefois, une telle approche est rarement assumée par les syndicalistes qui tendent plutôt à évacuer le sujet.

Malgré les dynamiques conflictuelles dans lesquelles se déploie l’accompagnement syndical des mobilisations, il produit une hybridation entre des routines syndicales, fondées sur des modes de négociation, de contestation et des usages différenciés du droit, et leur réappropriation par des travailleurs situés aux marges des organisations. En dépit de cette marginalisation, leur appartenance ethnoraciale représente une source à la fois de solidarité et de domination.

Conclusion : le paradoxe de mobilisations hybrides et fragiles

Les mobilisations des travailleurs de plateforme en France font ressortir les défis et les obstacles communs auxquels la CFDT et la CGT sont confrontées pour soutenir l’action collective de travailleur·es précaires et racisé·es. Cet accompagnement syndical se décline au travers d’une hybridation entre des formes classiques et de nouvelles modalités d’action collective. Il est alimenté par l’impulsion stratégique des directions confédérales et surtout par la mobilisation d’une minorité de syndicalistes qui ont investi le sujet aux marges des instances, souvent au niveau local ou au sein de structures confédérées comme Union indépendants.

Toutefois, ces mobilisations hybrides n’en sont pas moins fragiles. Leur temporalité est souvent courte et elle occasionne une rotation élevée des leaders et membres des collectifs ou des sections. Le soutien financier et logistique des instances demeure ponctuel et les équipes syndicales doivent aménager leur propre agenda pour assurer la continuité d’actions qui sont loin d’être prioritaires. En outre, l’accès à la formation, notamment syndicale, des travailleurs de plateforme ne fait l’objet d’aucun suivi. Alors qu’il constitue un droit pour les salarié·es, ces travailleurs indépendants doivent aménager leur temps personnel pour se former. De même, l’alphabétisation et les services de traduction pour les primo-arrivants restent un angle mort de l’action syndicale. Les formes de médiation avec les plateformes représentent un autre point de fragilité. Les liens informels entre les syndicalistes et les gestionnaires régionaux permettent de répondre ponctuellement aux plaintes de livreurs ou de chauffeurs, mais cette relation demeure aléatoire, limitée et très déséquilibrée. Dès lors, l’accompagnement syndical s’inscrit dans une logique de l’urgence qui prend la forme d’une « logique syndicale élargie » visant à négocier des conditions minimales de travail et de rémunération (D’Amours, 2010).

L’hybridation et la fragilité de ces mobilisations invitent, finalement, à dépasser le cadre d’analyse classique des relations industrielles en prenant au sérieux les rapports sociaux de genre et de race qui structurent l’action collective de travailleur·es qui ont été marginalisé·es dans l’institutionnalisation des relations de travail (Lee et Tapia, 2021). Cette perspective demande de mieux tenir compte des différentes formes de contrôle, à la fois managérial et policier, qui affectent directement les conditions de travail précaires de travailleurs majoritairement masculins et racisés. La racialisation et la sexuation de la précarité au travail s’avèrent donc indissociables de la condition de travailleurs susceptibles de recevoir une OQTF ou encore de subir plus fréquemment des contrôles d’identité que les travailleur·es non racisé·es. Si les mobilisations de chauffeurs VTC et de livreurs diffèrent par leur structuration et leurs propriétés sociales, les travailleurs sans-papiers étant beaucoup plus représentés chez les seconds, la comparaison entre les deux secteurs met en évidence une similitude encore peu étudiée dans les recherches sur le travail de plateforme. La racialisation représente une dimension centrale de la trajectoire socioprofessionnelle de ces travailleurs qui ont majoritairement des liens avec l’immigration postcoloniale en France.

L’approche intersectionnelle des mobilisations des travailleurs de plateforme fait enfin ressortir plusieurs points aveugles dans leur accompagnement syndical. Outre le manque de savoir-faire sur les sujets d’immigration et de discrimination, qui ont été marginalisés dans l’univers syndical, les tensions entre la vie personnelle et la vie professionnelle de ces travailleurs ne sont pas abordées sous l’angle de l’articulation des temps sociaux comme chez les travailleuses. L’accompagnement syndical vu sous le prisme de l’intersectionnalité met ainsi en lumière un paradoxe. D’un côté, il permet la reconnaissance de travailleurs marginalisés dans les relations professionnelles. De l’autre, il renforce une division racialisée et sexuée du travail qui est liée aux discriminations systémiques dans le travail de plateforme et le travail militant. Alors que les syndicalistes qui les accompagnent sont majoritairement blanc.hes, la promotion de permanent·es et d’élu·es racisé·es dans les instances syndicales représente encore un défi.