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ASPECTS THÉORIQUES ET PROBLÉMATIQUES

La culture est l’ensemble des éléments réels et symboliques, construits et définis par l’homme, qui permettent l’organisation et la structuration de la réalité sociale et individuelle. Cuche (2002, p. 204) soutient que « la culture, au lieu d’être la cause de l’identité collective, devient sa conséquence et son produit, elle n’est pas un système clos ni une tradition à conserver, mais une construction sociale en constant renouvellement ». Elle évoque aussi selon Durkheim cité par Desouches (2014), les manières de penser, de sentir et d'agir, et s’adresse à toute activité humaine, qu'elle soit cognitive, affective ou conative ou même sensori-motrice. Conçue ainsi, cela suggère que d’une part, la culture joue un rôle essentiel dans la manière dont l’individu s’ « affirme » et que d’autre part, elle impacte les activités cognitives. D’ailleurs, selon Retschitzki (2011), la culture est un facteur indéniable du développement cognitif.

Bien que Troadec (2007) souligne qu’il est rare que la culture soit au centre de la démarche dans les travaux en lien avec la cognition, la question en rapport avec la culture et l’intérêt du présent travail sont relatifs à la psychologie cognitive et précisément, au processus de compréhension. En effet, la psychologie cognitive du traitement du texte n’a pas accordé une attention suffisante à l'influence des contextes culturels et linguistiques dans les études sur le rappel, et par hypothèse, sur la compréhension de textes. Or, il semble que le contexte et ses effets prennent aujourd’hui une toute autre importance, en raison notamment du développement des nouvelles technologies et de l’internationalisation des échanges. Cet aspect devient d'autant plus important qu'avec ces nouvelles technologies, le texte est devenu un vecteur privilégié de l'échange et de la construction des connaissances (Acuña, Maître de Pembroke et Legros, 2006; Mbengone Ekouma, 2006). Ainsi, bien que restreintes, comment les études portant sur les aspects culturels ont-elles été étudiées en lien avec la cognition et précisément, la compréhension de textes?

Globalement, si de nombreuses études, dès le début du XXe siècle, avaient déjà montré l’influence drastique de la culture sur le fonctionnement cognitif y compris sur la cognition de bas niveau (Caparos, 2017), et les travaux de psychologie interculturelle (Retschitzki, 2011; Segall et al., 1999), d’autres études (Acuña et al., 2006; Anderson et Barnitz, 1984; Boudechiche et Hana, 2015; Hoareau et Legros, 2006; Kintsch et Greene, 1978; Marin et al., 2006, 2007; Maître de Pembroke et al., 2001; Steffensen et al., 1978; Yilmaz Güngor, 2015), ont montré que la compréhension de textes relève d’un niveau cognitif, mais également d’une dimension culturelle, qui facilite la compréhension et contribue donc à la construction de la signification du texte.

Ainsi, Steffensen et al. (1978) ont testé la compréhension des lecteurs en fonction de leurs références culturelles. Ils ont, à cet effet, montré que des Indiens et des Américains lisaient plus rapidement des textes issus de leur culture, rappelaient plus d’informations et produisaient plus d’inférences correctes que lorsque les textes n’étaient pas en rapport avec leurs cultures. Dans le même sens, Anderson et Barnitz (1984) ont montré que les lecteurs qui possédaient des représentations cohérentes de la culture évoquée dans les textes étaient capables de produire plus d’inférences, contrairement à ceux dont les représentations en rapport avec la culture n’étaient pas cohérentes. C’est d’ailleurs pourquoi Bower et Cirilo (1985) conseillent la prudence dans l’interprétation des études interculturelles comparatives, dans la mesure où la compréhension d’un texte dépend des connaissances initiales du lecteur façonnées dans sa culture et son milieu d’origine, et construites selon les modalités de communication des informations propres à cette culture. Aussi, en résonance avec la théorie des schémas, abandonnée depuis, car elle risquait de limiter la modélisation de l’activité de compréhension; Kintsch et Greene (1978) ont montré que les mythes du folklore eskimo avaient une grammaire de récit spécifique. Précisons toutefois que cette théorie suppose que la dimension du lecteur, avec toute la complexité due à ses propres représentations construites dans le cadre de son environnement et du contexte culturel dans lequel il vit, doit être prise en compte. Ces travaux vont dans le sens de ceux réalisés par Hoareau et Legros (2006). Pour ces derniers, lorsque le sujet possède des connaissances sur le domaine évoqué par le texte, notamment lorsque ces connaissances sont d’ordre culturel, les structures de rappel élaborées et/ou activées permettent un fonctionnement optimal de la mémoire à long terme et donc, une meilleure compréhension du texte.

Par ailleurs, dans une étude qui portait sur le rôle de l’idéologie de l’enseignant dans l’enseignement des textes à valeur culturelle, s’appuyant sur des textes bibliques, Shkedi et Horenczyk (1995) ont montré une influence nette de l’idéologie, de la valeur culturelle des textes sur l’enseignement des professeurs. Ils avancent que la congruence ou l’incongruence entre les approches des textes et les opinions des enseignants était déterminante. Autrement dit, les données culturelles véhiculées par les textes modulaient les enseignements.

Plus récemment, Boudechiche et Hana (2015), se sont posé la question suivante : La variabilité de la dimension culturelle du conte affecte-t-elle la compréhension de la morale de l’histoire? S’appuyant également sur la théorie des schémas pour formuler l’hypothèse selon laquelle la compréhension de la morale du conte, varierait selon l’empreinte culturelle du texte support de lecture, elles ont collecté des données auprès de lycéens algériens de 1ère année secondaire âgés de 16 ans. Trois contes culturellement différents : arabe, français et haïtien ont été proposés aux lecteurs. Les participants devaient lire les contes et produire un rappel de texte. Les résultats ont montré que l’éclairage culturel en rapport avec le conte arabe a conduit les apprenants à verbaliser le nombre de morales, en dépassant les mots directement dérivables du texte et en les reformulant avec leur lexique. Globalement, les extraits des écrits produits par les lycéens témoignent d’une compréhension de l’explicite et de l’implicite des contes, quels que soient les éléments socioculturels qui s’y inscrivent.

Loin des problèmes de morale, Marin et al. (2006) s’étaient pour leur part, intéressés au rôle du contexte culturel dans la production d'inférences en lecture de textes narratifs. Pour eux, l’oralisation est considérée comme un mode de transmission de l’information et l’oral comme une dimension culturelle. Pour cela, un conte africain de tradition orale était raconté à des élèves de 11 ans appartenant à trois espaces culturels différents, constituant chacun un groupe expérimental (Le groupe 1 constitué d’élèves plurilingues provenant de la forêt gabonaise, vivant en zone rurale dans le nord du Gabon, parlant uniquement la langue maternelle (Fang) à la maison et le français comme langue de scolarisation; le groupe 2 regroupait des élèves plurilingues du centre-ville de Libreville, scolarisés en français et parlant le français et la (les) langue(s) maternelle(s) à la maison et le groupe 3 comprenant des élèves français monolingues vivant dans la banlieue parisienne). Les sujets étaient soumis à une épreuve de rappel immédiat, puis à une épreuve de rappel différé. S’ils ont montré l’effet de la culture sur les performances de compréhension, ils ont toutefois précisé que le passage de l’oral à l’écrit chez les élèves issus de tradition orale n’est pas favorable au rappel écrit du contenu sémantique du récit, et ne permet pas d’évaluer la compréhension du texte entendu. L’écrit qui ne fait pas partie de la culture des élèves issus de la tradition orale constitue un obstacle à la restitution sous forme écrite d’un récit présenté oralement. Cette étude est en résonance avec celle de Yilmaz Güngor (2015), pour qui les pratiques de lecture exigent non seulement une compétence linguistique, mais aussi une compétence culturelle et intertextuelle.

Maître de Pembroke et al. (2001) ont quant à eux, mené une étude sur les invariants cognitifs et les facteurs culturels de variabilité dans la compréhension de textes. Leur but était d’étudier, d’une part l’effet de l’origine culturelle des enfants et d’autre part, l’effet de l’origine des récits sur l’activité de compréhension de textes. Ils ont soutenu que le lecteur est caractérisé par ses connaissances et ses croyances, variables en fonction de ses apprentissages et de sa culture. Le résultat le plus frappant qu’ils ont obtenu est l’extraordinaire différence entre les performances des enfants africains et celles des enfants français. La supériorité des performances des enfants africains s’explique par les modalités de transmission de l’information. Les élèves communiquent peu par écrit. L’ensemble des résultats doit en tout cas nous mettre en garde contre les modèles de traitement du texte conçus dans la perspective d’une psychologie cognitive générale, c’est-à-dire orientée vers l’étude des invariants cognitifs. Si certains auteurs parlent d’une approche méthodologique éthnocentrée, c’est que la modélisation du traitement cognitif des textes a toujours été conçue à partir de l’écrit. Cette étude rejoint celle de Marin et al. de 2006, quant au fait que bien que la culture soit déterminante dans les performances, le mode transmission (écrit ou oral) des informations impacte également ces dernières.

En définitive, nous partageons l’idée de Tait et Mills (2003), qui imposent de prendre en compte dans le cadre des situations de lecture, de nombreux contextes, dont le contexte culturel pour la construction du sens. Il ressort également qu’une place capitale doit être attribuée aux éclairages culturels pour comprendre un discours. Ces derniers comportent des informations relatives aux espaces, aux valeurs sociales, aux idéologies et visions du monde. Cela nous mène à supposer que si le texte lu fait référence à des composantes de la culture du lecteur, le modèle mental, la représentation construite (Blanc et Brouillet, 2003; Marin et Legros, 2008) n’en sera que plus riche et la compréhension que plus juste et plus élaborée (Boudechiche et Hana, 2015). Cependant, à la lecture de tous ces travaux, les cultures qui ont été testées sont en général toujours différentes. On compare des Africains aux Occidentaux, des Américains aux Asiatiques, des Français aux Belges, des Algériens aux Français, des Blancs aux Noirs, des Citadins aux Ruraux, ... Or, nous savons qu’à l’intérieur d’une culture, peut coexister de nombreuses autres, qui sont dans ce sens considérées comme des sous-cultures et qui, c’est l’hypothèse que nous allons tester, peuvent fonctionner comme des cultures à part entière. C’est le cas avec le Gabon où, la culture gabonaise est bel et bien une réalité, mais constitue une culture au sein de laquelle existent conjointement de nombreuses sous-cultures a priori également distinctes. C’est donc dans ce cadre général que s’inscrit cette étude. Elle porte sur l’influence de la culture sur le processus de compréhension de textes. Il s’agit précisément de tester l’effet de deux sous-cultures gabonaises bien distinctes, car situées respectivement au nord et au sud du Gabon, sur les performances en compréhension.

Selon Dejean et al. (2009), la culture gabonaise se définit par de nombreux et principaux traits. En général, on fait référence à la musique, aux chants, aux danses, aux pratiques religieuses et même à des épopées. Pour ce travail, parmi plus d’une cinquantaine de sous-cultures, ont été retenues les ethnies ou sous-cultures Fang et Punu, qui sont deux ethnies représentatives du Gabon et assez distinctes par leurs pratiques (Mabik-ma-Kombil, 2001; Moukaga, 2010). En effet, si d'autres ethnies ou sous-cultures ne comptent guère que quelques centaines d'individus et soient, sur le plan de la culture, contraints de se fondre progressivement dans la masse et à perdre leur langue et leurs particularités, les Fang et les Punu sont les deux sous-cultures les plus denses (majoritaires) au Gabon. S’agissant des Punu, ils forment une ethnie principalement répartie dans le sud du Gabon. Ils vivent dans des villages indépendants divisés en clans et en familles. La cohésion sociale est assurée par la société Moukouji, dont le rôle essentiel est de subjuguer les esprits malfaisants de la forêt. Leur langue est le yipunu. En nombre de locuteurs, le yipunu se classe en seconde position, après la langue Fang (Kouenzi-Mikala, 1980; Mabik-ma-Kombil, 2001; Moukaga, 2010; Raponda-Walker, 1967).

Quant aux Fang, venus les derniers sur la côte, ils forment la tribu, l’ethnie la plus considérable du Gabon. Aujourd’hui, après de nombreux exodes, les Fang occupent presque totalement les terres du Gabon situées au nord de l’Équateur. Guerriers et hardis chasseurs, les Fang portaient leur industrie principalement vers la fabrication des armes. Ils forgeaient des outils de travail pour les femmes et d’autres objets en fer et en cuivre. (Mbengone Ekouma, 2010; Ndong Ndoutoume, 1993; Raponda-Walker, 1967).

Par ailleurs, les cultures, pratiques culturelles des ethnies du Gabon et principalement des Fang et des Punu, se caractérisent par des pratiques ésotérico-religieuses. Ainsi, à mi-chemin entre ésotérisme et réseau d'influence, on peut mentionner l'existence du « Mvett » chez les Fang, qui est considéré comme une épopée traditionnelle et du « Ikokhou » chez les Punu. Les danses typiques gabonaises sont en l'occurrence l'Ingwala née de l'ethnie Nzebi et Eko de l'ethnie Fang, l'Ikokou et le Mbouanda des Punu. Les masques traditionnels ont une part importante dans la culture gabonaise. Chaque ethnie a ses propres masques aux significations et utilisations variées. Ils sont fréquemment utilisés dans les cérémonies traditionnelles telles que les mariages, les naissances, les deuils, etc. (Moukaga, 2010; Raponda-Walker, 1967).

A cet effet, nous avons choisi comme matériel des contes. En effet, en compréhension orale et pas seulement d’ailleurs, la dimension culturelle est considérée comme une modalité particulière de construction de la signification des textes et d’activation des connaissances (Hoareau et Legros, 2006; Marin et al., 2005). Elle conditionne en quelque sorte la compréhension de textes à travers les processus et mécanismes qu’elle permet de mobiliser. Pour van Dijk et Kintsch (1983), les stratégies culturelles impactent considérablement la compréhension d’un énoncé. En effet, elles permettent et correspondent à la sélection d’informations culturelles pertinentes pour la compréhension. La compréhension dont il est question est la compréhension de textes. Elle peut être définie comme « un processus dynamique de construction en mémoire d’une représentation cohérente de la situation, à laquelle viennent s’ajouter les inférences générales, dans la limite des ressources attentionnelles de l’individu » (Blanc et Brouillet, 2005, p. 30).

Pourquoi avoir fait le choix des contes au lieu de textes classiques? D’abord, la compréhension de l’écrit est incontournable, car elle est un domaine multidimensionnel de traitements linguistiques, didactiques, sociaux et culturels, qui se reflète au niveau du processus dynamique de construction et/ou reconstruction de niveaux variés de représentations du contenu sémantique et culturel du texte, en mobilisant des connaissances linguistiques et d’autres données, issues de l’expérience humaine (Boudechiche et Hana, 2015). Ensuite, le conte est selon Reuter (2009, p. 109), « un patrimoine culturel, puisque tout récit s’inscrit dans une culture », et bien qu’ils soient considérés ici comme des textes (voir la procédure expérimentale), le conte représente de façon générale dans le contexte africain, un élément des plus représentatifs de la tradition africaine.

Dans cette tradition orale, il est non seulement question de construire les connaissances de l’enfant, de l’individu, mais aussi de participer à son apprentissage et à son éducation (Mbengone Ekouma, 2010). En outre, de nombreuses études aujourd’hui (Blanc, 2009, 2010; Boudechiche et Hana, 2015; Mbengone Ekouma, 2010), tendent à utiliser les contes comme matériel pour comprendre et décrire davantage l’activité de compréhension. Le conte via les aspects culturels auxquels il fait ou peut faire allusion, participe de façon significative au processus de compréhension. En effet, comme le précisent Boudechiche et Hana (2015), le texte narratif, notamment le conte, convoque une activité cognitive intense qui est fortement tributaire de la charge culturelle qui le caractérise ainsi que celle du lecteur. Ainsi, dans le cadre du contexte culturel gabonais, qui consiste à considérer qu’il est constitué de nombreuses autres cultures (sous-cultures), le but est de tester l’effet de l’origine culturelle sur l’activité de compréhension à travers deux cultures représentatives de la culture gabonaise. Autrement dit, la variabilité de la dimension culturelle du conte, qui peut être cohérente ou incohérente avec le lecteur, n’affecte-t-elle pas l’activité de compréhension?

L’hypothèse principale que nous formulons est que l’origine culturelle des lecteurs influence la compréhension des contes. Pour cela, les participants de culture Fang auraient « une meilleure compréhension » du conte relatif à leur culture par comparaison au conte de culture Punu; et les participants de culture Punu quant à eux, auraient également « une meilleure compréhension » du conte relatif à leur culture également par comparaison au conte de culture Fang. La cohérence ou l’incohérence entre la culture du lecteur et la nature du texte est donc essentielle. Il faut, ainsi, comprendre la cohérence comme l’adéquation, la « non contradiction » entre la culture du lecteur et la nature du texte. Par exemple, un lecteur Fang qui lit le conte culturellement Fang est dans une situation cohérente. A contrario, l’incohérence serait l’inadéquation, l’espèce de hiatus qui existerait entre la culture du lecteur et la nature du texte lu. Un lecteur Fang qui lit le conte de culture Punu serait dans une situation d’incohérence.

MÉTHODOLOGIE

Participants

Cent cinquante (150) étudiants dont l’âge moyen est de 22 ans et 3 mois, d’ethnie Fang et Punu de l’Université Omar Bongo, inscrits en Licence de Psychologie, ont participé à cette expérience. Ils ont été sélectionnés suite à leur réussite au questionnaire portant sur la connaissance et la maîtrise de leur culture d’appartenance, puis repartis en deux groupes :

  • Le groupe de « culture Fang », composé de 75 participants (29 hommes et 46 femmes),

  • Le groupe de « culture Punu », composé de 75 participants (34 hommes et 41 femmes).

Matériel expérimental

Nous avons utilisé comme matériel expérimental trois (3) textes parmi lesquels deux (2) contes : « Les trois fils d’Ada », conte Fang déjà utilisé par Mbengone Ekouma (2010), « Didi et Yibingitibingiti », conte Punu tiré de la thèse de Doctorat de Kouenzi-Mikala (1980), et un texte neutre intitulé la pêche aux requins.

À partir de ce matériel, nous avons construit des épreuves nous permettant d’évaluer la compréhension desdits textes. Pour les contes, il s’agissait de voir l’effet de la culture et pour le texte neutre, l’idée était de voir si indépendamment de leur culture, leur compréhension d’un texte pouvait également différer. Ainsi, pour chaque texte ou conte, nous testions la production d’une inférence, la reconnaissance des phrases et demandions aux participants de rappeler librement le texte qu’ils avaient lu.

Procédure expérimentale

L’expérience avait lieu dans une salle au sein de l’Université. Elle était individuelle et se déroulait en plusieurs étapes. Elle durait en moyenne une vingtaine de minutes. La procédure consistait pour les participants à lire les textes et à répondre aux épreuves de compréhension. D’abord, chaque participant lisait les textes (le texte neutre et les deux contes). La consigne donnée était : « Vous allez prendre part à une étude sur la compréhension de textes. Vous devez lire des textes à votre rythme. Sachez que pour chaque texte, vous devez après la lecture, répondre à des questions ». Ensuite, ils commençaient la lecture, toujours par le texte neutre pour s’habituer à la procédure, puis soit par le conte Punu ou le conte Fang. Après la lecture de chaque texte, ils passaient donc les épreuves de compréhension de textes :

  • En premier lieu, aussitôt après la lecture, ils devaient à travers une épreuve de rappel libre, rappeler librement les textes qu’ils venaient de lire;

  • Puis, ils devaient à partir de la tâche de reconnaissance de phrases, dire si oui ou non les cinq phrases qui leur étaient présentées appartenaient également aux textes qu’ils avaient lus;

  • Enfin, ils devaient via la tâche de vérification d’inférences, à partir d’une phrase que nous avions construite selon les textes et qui était différente de la phrase inférence pour la reconnaissance de phrases, dire le plus rapidement possible si les faits évoqués par cette dernière étaient vrais ou faux selon les textes qu’ils avaient lus.

RÉSULTATS

Les facteurs manipulés étaient la culture d’appartenance des lecteurs (Fang ou Punu) et cohérence entre cette dernière, avec le texte selon qu’il faisait allusion à des faits culturellement connotés Fang ou Punu. L’ordre de présentation des textes était contrebalancé pour chaque groupe expérimental. Pour analyser les données, les indicateurs mesurés sont les temps de lecture (en secondes) et les performances aux tâches de compréhension. Nous avons à cet effet effectué des tests Anova selon le plan expérimental suivant : S75 <A2> * B2 * C3, où S correspond aux participants, A aux deux conditions expérimentales, B aux deux contes culturels et C aux performances mesurées.

Effets de la culture d’appartenance sur les performances de compréhension

Le Tableau 1 présente un résumé des performances moyennes des participants en fonction de leur culture d’appartenance et selon les mesures effectuées. L’analyse globale des résultats qu’il présente, indique un effet significatif du facteur culture d’appartenance sur les performances des lecteurs [F(5, 294) = 100,35, p < 0,05]. Autrement dit, selon que les lecteurs soient de culture Fang ou Punu, ils lisent et comprennent différemment les contes. Toutefois, les performances ne semblent pas être univoques.

D’abord, les résultats montrent qu’il n’y a pas d’effet significatif de la variable culture d’appartenance sur les temps de lecture des contes [F(1, 298) = 0,32, p = 0,57]. Ainsi, bien que le temps moyen de lecture chez les lecteurs Punu (M = 291,40) soit moins important que celui des lecteurs Fang (M = 296,68), nous pouvons affirmer que l’origine culturelle des lecteurs n’impacte pas les traitements en lien avec les temps de lecture. Ensuite, les résultats montrent également qu’il n’y a pas d’effet significatif de la variable culture d’appartenance sur la capacité des lecteurs à inférer des informations via la lecture des contes [F(1, 298) = 0,07, p = 0,78]. En effet, ici, la proximité ou la quasi-similarité entre les moyennes des informations inférées chez les lecteurs Punu (M = 0,77) et les lecteurs Fang (M = 0,76), témoigne du fait que l’origine culturelle des lecteurs n’influence pas la production des inférences.

En outre, les résultats montrent aussi qu’il n’y a pas d’effet significatif de la variable culture d’appartenance sur la reconnaissance des phrases [F(1, 298) = 2,85, p = 0,09]. En effet, la proximité ou la quasi-similarité entre les moyennes des informations inférées chez les lecteurs Punu (M = 0,77) et les lecteurs Fang (M = 0,76), témoigne du fait que l’origine culturelle des lecteurs n’influence pas la production des inférences. Par ailleurs, bien que les résultats indiquent qu’il n’y a également pas d’effet significatif de la variable culture d’appartenance des participants sur les idées générales contenues dans les rappels [F(1, 298) = 0,55, p = 0,45]; ils montrent toutefois un effet significatif de la culture d’appartenance sur la densité (nombre de mots) des rappels [F(1, 298) = 496,38, p < 0,05]. Autrement dit, la culture des lecteurs, qu’ils soient Fang ou Punu, influence la capacité que ces derniers ont de rappeler les contes. Ainsi, lorsqu’ils sont de culture Fang, leurs rappels sont plus denses (M = 47,02) que lorsqu’ils sont de culture Punu (M = 33,96).

Tableau 1

Performances moyennes et écart-types des participants selon leur culture d’appartenance

Performances moyennes et écart-types des participants selon leur culture d’appartenance

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Effets de la cohérence entre la culture d’appartenance et les textes sur les performances de compréhension

Le Tableau 2 présente les performances moyennes des participants selon la cohérence entre leur culture d’appartenance et les textes lus. L’analyse globale des résultats indique également un effet significatif du facteur cohérence sur les performances des lecteurs [F(5, 294) = 11,15, p < 0,05]. En d’autres termes, selon que les lecteurs de culture Fang ou Punu lisent des contes qui font allusion à des faits en lien avec leur culture d’appartenance, ils lisent et comprennent différemment ces contes. Qu’en est-il exactement au niveau de chaque performance mesurée?

Premièrement, les résultats indiquent un effet significatif du facteur cohérence sur les temps de lecture des contes [F(1, 298) = 4,95, p < 0,05]. Ainsi, lorsqu’il y a cohérence entre les contes lus et l’appartenance culturelle des lecteurs, ces derniers lisent plus rapidement (M = 283,78) que lorsque cette cohérence n’est pas effective (M = 304,30). Autrement dit, la cohérence ici facilite la lecture. Deuxièmement, les résultats montrent qu’il n’y a pas d’effet significatif du facteur cohérence sur la capacité des lecteurs à inférer des informations [F(1, 298) = 0,29, p = 0,58]. Bien que la performance moyenne lorsqu’il y a cohérence soit plus importante (M = 0,78) que lorsqu’il n’y a pas de cohérence (M = 0,75), cette différence n’est pas significative. En d’autres termes, la capacité que les participants ont à inférer des informations, via la lecture des contes, n’est pas influencée par la cohérence entre les faits culturels auxquels font allusion ces contes et l’appartenance culturelle des lecteurs. Troisièmement, les résultats montrent en revanche un effet significatif de la variable cohérence sur la reconnaissance des phrases [F(1, 298) = 21,83, p < 0,05]. Autrement dit, la cohérence entre l’appartenance culturelle des lecteurs et les faits culturels évoqués par les contes influencent de façon positive la reconnaissance des phrases. Ainsi, lorsqu’il y a cohérence, les participants reconnaissent mieux les phrases (M = 4,5) que lorsqu’il n’y a pas cohérence (M = 4,16). Enfin, bien que les résultats indiquent qu’il n’y a pas d’effet significatif de la variable cohérence sur les idées générales contenues dans les rappels [F(1, 298) = 0,19, p = 0,65]; ils montrent toutefois un effet significatif de la cohérence sur la densité (nombre de mots) des rappels [F(1, 298) = 28,96, p < 0,05]. La cohérence impacte également de façon positive la densité des rappels effectués. Pour cela, lorsqu’il y a cohérence, les participants produisent des rappels qui sont plus denses (M = 42,95) que lorsqu’il n’y a pas cohérence (M = 38,03).

Tableau 2

Performances moyennes et écart-types des participants selon la cohérence entre leur culture d’appartenance et les textes (orientation ou connotation culturelle)

Performances moyennes et écart-types des participants selon la cohérence entre leur culture d’appartenance et les textes (orientation ou connotation culturelle)

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DISCUSSION

Cette étude avait pour objectif de tester si la culture, précisément les sous-cultures Fang et Punu influaient sur la compréhension de textes. Nous avons, pour cela, à partir d’une expérience menée avec deux groupes (Fang et Punu) qui lisaient des textes soit cohérent ou incohérent avec leur culture, mesuré les performances de ces derniers aux épreuves de compréhension de texte. L’hypothèse formulée était que l’origine culturelle des lecteurs influence la compréhension des contes. Globalement, les résultats de cette recherche indiquent une influence de la culture, donc des sous-cultures sur les performances en compréhension. Il a été question tout au long de la présente étude, d’examiner l’effet de la culture à travers les sous-cultures sur la compréhension de textes. Ainsi, à partir de deux contes de culture Fang et Punu, nous avons évalué les performances en compréhension chez des participants qui eux-mêmes étaient de culture Fang ou Punu. Nos attentes étaient que la sous-culture impacte le processus de compréhension avec de meilleures performances, lorsqu’il y aurait cohérence entre l’origine culturelle du lecteur et la nature du conte.

Au terme des investigations menées, les résultats obtenus permettent de confirmer nos attentes quant à l’effet des sous-cultures sur l’activité de compréhension. Bien que la macro-culture soit la même, c’est-à-dire la culture gabonaise, le fait d’appartenir à des microcultures distinctes entendues par-là, les sous-cultures, l’origine ethnique, donne lieu à des traitements différents. Dans ce sens, deux faits importants sont à noter : D’abord, les sous-cultures sont déterminantes. En effet, indépendamment des contes qu’ils lisent (De culture Fang ou Punu), les participants réalisent des performances qui sont significativement différentes selon leurs sous-cultures d’origine. Autrement dit, les lecteurs Fang lisent différemment des lecteurs Punu. Les sous-cultures Fang et Punu impliquent alors des fonctionnements au niveau cognitif qui sont différents et qui amènent à concevoir les sous-cultures comme des cultures autonomes, des cultures à part entière. Ce résultat; qui montre l’effet de la culture ici, par le biais des sous-cultures sur le processus de compréhension; vient corroborer de nombreux travaux (Acuña et al., 2006; Anderson et Barnitz, 1984; Boudechiche et Hana, 2015; Hoareau et Legros, 2006; Kintsch et Greene, 1978; Marin et al., 2006, 2007; Maître de Pembroke et al., 2001; Steffensen et al., 1978; Yilmaz Güngor, 2015) qui ont mis en exergue cet effet sur l’activité de compréhension de textes.

Pour cela, les connaissances culturelles des lecteurs relatives à leurs cultures d’origine sont celles qui font la différence. En effet, lorsque les locuteurs construisent leurs énoncés, lorsqu’ils doivent comprendre, ils sont contraints selon Acuña et al. (2006) d’« encastrer » leurs pensées dans les cadres linguistiques et/ou culturelles disponibles dans leur langue. Il est donc plus aisé et moins couteux au niveau cognitif pour un lecteur Punu, de comprendre un conte de sa culture qu’un conte de culture Fang et inversement, pour le lecteur Fang. Nous sommes à cet effet, totalement en accord avec Adams et Bruce (1982), lorsqu’ils conçoivent la compréhension comme l’utilisation des connaissances antérieures pour créer une nouvelle connaissance. Les informations, que chaque lecteur a sur sa sous-culture, constituent des connaissances déterminantes. Ainsi, sans connaissances antérieures, un objet complexe comme un texte en l’occurrence un conte pour notre part, n’est pas seulement difficile à interpréter, il est à strictement parler sans signification. Les lecteurs qui lisent des contes d’origine culturelle, différente de la leur, présentent davantage de difficulté à comprendre. On considère donc les acquisitions propres à la culture (sous-culture) de chacun comme des connaissances antérieures sur lesquelles, chaque lecteur s’appuie pour interpréter et comprendre le conte lorsqu’il en a besoin.

Aussi, en résonance avec ce résultat, Hoareau et Legros (2006), ont montré que l’activation de connaissances disponibles du fait de la culture et également de la langue maternelle rend congruents les contextes linguistiques d’encodage et d’activation des connaissances, et permet une meilleure activation et disponibilité des connaissances en mémoire à long terme. Les performances des lecteurs qui s’expliquent par le facteur sous-culture indiquent que le lecteur possède des connaissances sur le domaine évoqué par le conte et les structures de connaissances déjà construites qui sont facilement activées, permettent un fonctionnement optimal de la mémoire et donc une meilleure compréhension des contes. Nous pouvons d’ailleurs évoquer pour cela le modèle « construction-intégration » de Kintsch (1988) qui explique clairement ces résultats et les traitements qui les justifient. Pour ce dernier, l’interaction entre le conte et les structures mémorielles rend compte de l’effet de l’expérience du lecteur, de ses connaissances antérieures et de son niveau d’expertise sur la compréhension.

Ensuite, le second fait remarquable concerne l’effet des sous-cultures qui est renforcé par la cohérence entre l’origine culturelle du lecteur et la nature du conte. En effet, lorsque les participants lisent des contes cohérents avec leurs sous-cultures Fang ou Punu, ils sont plus performants que lorsqu’ils lisent des contes de l’autre culture. Pour décrire cette situation, Boudechiche et Hana (2015), parlent de « dissonances culturelles ». Il s’agit de l’incohérence entre l’origine culturelle du lecteur et la nature du conte : un Punu lisant et essayant de comprendre un conte Fang. Il existerait une sorte de contraste au niveau des mécanismes de compréhension chez le lecteur, et qui traduit ainsi des performances moins bonnes, avec par exemple, des temps de lecture des contes qui sont plus longs. La lecture des textes, pour cette étude des contes avec diverses empreintes culturelles, favorise la saisie des spécificités de sa culture et la découverte de celles des autres pour chaque lecteur. Toutefois, cette découverte est plus coûteuse sur le plan cognitif.

En outre, Boudechiche et Hana (2015) évoquent l’expression « illettrisme culturel » pour expliquer la distinction des résultats liés à des connaissances culturelles différentes. Elles l’entendent comme la difficulté ou l’incapacité à comprendre des écrits culturellement marqués. Les performances qui sont ainsi moins bonnes, du fait que l’incohérence entre la culture d’origine du lecteur (Sa sous-culture) et l’orientation culturelle du conte serait une incapacité à dépasser les dissonances culturelles. Sans être des blocages au sens premier du terme, ces dissonances freinent donc l’activité cognitive de compréhension. La sous-culture fonctionnerait alors comme une culture à part entière.

De ce fait, cette étude montre que la culture peut à la fois s’entendre dans un sens général, il est alors question de culture gabonaise, mais aussi dans un sens plus restreint, qui lui, est caractéristique des sous-cultures (Fang et Punu) qui composent la culture générale. Lorsque l’on met ainsi en relation ces réalités avec le processus de compréhension, cela cadre avec le fait qu’il n’existe pas de processus unique de compréhension, mais des processus variables, dans des situations différentes, chez différents usagers du langage et pour différents types de discours (Van Dijk et Kintsch, 1983). Aussi, dans ce même sens, Dasen (2011), bien que faisant l’hypothèse que la cognition est un universel pour l’espèce humaine, il précise cependant que son organisation dépend de mémoires externes, et sa nature est donc à la fois neurale et contextuelle et/ou culturelle. Aucune connaissance objective ou non, ne pourrait se construire en dehors de la culture du lecteur. D’ailleurs, de nombreuses autres études portant sur des questions culturelles (Maître de Pembroke et al., 2001; Mbengone Ekouma, 2010) ont mis en exergue la différence dans les processus sous-jacents à la compréhension lorsque la présentation d’un conte est écrite ou orale.

Par ailleurs, cette idée de Dasen (2011), qui consiste à assimiler la cognition à un universel pour l’espèce humaine, avait déjà été avancée par Lévi-Strauss dans ses travaux. Ainsi, traitant des problématiques pluriculturelles, Lévi-Strauss (1987, p. 21), avance qu’« il n’est nullement certain que la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, soit établie à l’abri des équivoques ». C’est dire que l’on ne saurait parler de « culture mondiale » ou au sens de Lévi-Strauss de civilisation mondiale qui serait autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. Pour cela, s’agissant de la culture gabonaise, son originalité réside dans le fait que les résultats de cette étude montrent bien que les sous-cultures sont des réalités bien distinctes, mais qui participent toutes à la construction de la culture globale. Un lecteur Punu n’a pas les mêmes connaissances qu’un lecteur Fang bien qu’appartenant tous à la culture gabonaise. Cela nous rassure quelque peu quand on sait qu’aujourd’hui, les identités se noient, on se conforme, on parle de mondialisation. La culture gabonaise constitue un tout au sein duquel coexistent de nombreuses sous-cultures possédant chacune, sa propre expression.

En définitive, cette étude nous éclaire davantage sur les effets de la culture sur la compréhension de textes. Certes, nous avions comme acquis le fait que la culture soit une donnée déterminante dans l’activité cognitive de compréhension, à travers ce travail, nous avons montré que les réalités comprises dans une culture, c’est-à-dire celles qui fondent les sous-cultures, peuvent également avoir des effets sur la compréhension de textes. De ce fait, la compréhension relève donc d’un niveau cognitif, mais également d’une dimension culturelle, celle du lecteur et celle du soubassement culturel du conte, du texte à lire, contenu pouvant être la source d’inférences facilitant cette compréhension, ou au contraire, un écueil à l’activation d’autres informations susceptibles de contribuer à construire la signification du texte (Boudechiche et Hana, 2015). Il semble que même lorsqu’on appartient à une même culture, qui elle est alors générale, certaines données propres à chaque sous-culture de cette culture générale, modifient, impactent le fonctionnement cognitif en lien avec les processus impliqués dans la compréhension de textes.