Article body

1. Introduction

Le fleuve Sénégal draine un bassin versant transfrontalier partagé entre la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. C’est le deuxième cours d’eau le plus important de l’Afrique de l’Ouest après le Niger. Il prend sa source en région guinéenne dans le massif du Fouta Djalon (plus de 1 400 mm de pluie annuelle), transverse la zone soudanienne (de 1 400 à 700 mm de pluie annuelle), explore une vaste région sahélienne, sur plus de la moitié de son bassin versant, avant de se jeter dans l’océan Atlantique à Saint-Louis au Sénégal. La volonté de maîtriser les ressources en eau a incité les états riverains à mettre en place un cadre de gestion concertée à travers un organisme sous-régional appelé Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS), créé en 1972. De nombreuses études ont permis à l’OMVS de définir un programme de développement axé sur trois secteurs : irrigation, production d’énergie hydroélectrique et navigation. Deux barrages ont ainsi été réalisés sur le fleuve : Diama dans l’estuaire (barrage anti-sel), à environ 26 km de l’embouchure et Manantali (barrage à buts multiples), sur le Bafing qui est le principal affluent du bief amont. La gestion de ces deux ouvrages influence toute la dynamique des écoulements dans la vallée, de Bakel à Saint-Louis (l’embouchure). De plus, leur réalisation a entraîné, dans la vallée du fleuve, un changement de l’occupation du sol avec une augmentation des périmètres irrigués et un développement des villes riveraines.

Par ailleurs, le régime hydrologique du fleuve Sénégal, à l’instar de celui des cours d’eau soudano-sahéliens, est marqué par une alternance de périodes humides et de période sèches. Des décennies humides de 1950 et de 1960, suivies des périodes de sécheresse des années 1970 et 1980, qui ont été mises en évidence par plusieurs auteurs (DEMAREE, 1990; HUBERT ET CARBONNEL, 1987, 1989; SIRCOULON, 1987), on assiste aujourd’hui à une recrudescence des inondations, surtout dans le bassin aval (vallée du fleuve). Ce retour des années humides, en général, dans le Sahel et, en particulier, dans le bassin du fleuve Sénégal, démontré par certains auteurs dont HUBERT et al. (2007), reste toujours à confirmer et à être précisé. Cette question est d’actualité et fait l’objet d’un débat controversé au sein de la communauté scientifique. L’HOTE et al. (2002a; 2002b) soutiennent que la sécheresse persiste dans le Sahel en général. Selon OZER et al. (2003), cette conclusion est prématurée et des travaux complémentaires seraient nécessaires. HUBERT et al. (2007) affirment que la sécheresse est terminée, et que le bassin versant du fleuve Sénégal est entré depuis dix ans dans une nouvelle phase climatique plus humide. Néanmoins, LEBEL et ALI (2009) montrent que la dernière décennie est caractérisée par un maintien des conditions sèches dans la partie Ouest du Sahel (dans laquelle se trouve le bassin du fleuve Sénégal), et un retour à des conditions plus pluvieuses dans la partie Est.

Ailleurs, plusieurs auteurs constatent une augmentation des écoulements dans les zones sahéliennes malgré la diminution de la pluviométrie (paradoxe hydrologique du Sahel), tandis qu’en régions soudaniennes, les écoulements diminuent en même temps que la pluviométrie (ALBERGEL, 1987; AMANI et NGUETORA, 2002; DESCROIX et al., 2009; DESCROIX et AMOGU, 2012; MAHE et al. 2003, 2010; POUYAUD, 1987). Pour tous ces auteurs, ce paradoxe s’explique par l’augmentation des coefficients de ruissellement suite aux modifications de l’occupation ou de la couverture du sol. Cependant, selon MAHE et PATUREL (2009), il est difficile de définir la part de l’augmentation des coefficients de ruissellement due aux changements climatiques (dégradation du couvert végétal, désertification, etc.) et celle due à l’action anthropique (augmentation des périmètres agricoles, déboisement, etc.).

Notons cependant que les travaux qui remettent en cause le retour des années humides dans le bassin du fleuve Sénégal sont basés sur l’analyse de la pluviométrie régionale (e.g., LEBEL et ALI, 2009; L’HOTE et al., 2002). D’autre part, l’analyse des débits qui affirme la fin de la sécheresse sur le bassin du fleuve Sénégal (HUBERT et al., 2007) ne porte que sur les données mesurées à une seule station (la station de Bakel). En outre, les travaux sur le paradoxe du Sahel ont concerné dans leur quasi-totalité le Burkina Faso et le bassin versant du fleuve Niger. Les travaux sur l’évolution des coefficients de ruissellement dans le bassin versant du fleuve Sénégal sont rares. Néanmoins, ce phénomène étant observé à toutes les échelles, locale comme régionale, (AMOGU et al., 2010) le bassin versant du fleuve Sénégal ne devrait faire l’exception.

Dans ce contexte, une étude de l’hydrologie du fleuve Sénégal au niveau de plusieurs stations est nécessaire pour mieux caractériser l’effet de la variabilité climatique et de l’action anthropique (les barrages) sur son régime et, par la suite, apporter un éclairage sur la récente évolution des écoulements dans le bassin versant du fleuve Sénégal. Et en conséquence, si la fin de la sécheresse hydrologique se confirme, il serait judicieux d’en expliquer la cause. Serait-elle provoquée par les changements climatiques et à un retour des années humides comme l’ont constaté ALI et al. (2008) dans la partie Est du Sahel ? Serait-elle une conséquence des grands barrages réalisés par l’OMVS ? Ou l’effet cumulé des changements climatiques et de l’action anthropique ? Et enfin, quelle est la composante de l’écoulement concernée par le changement (l’écoulement moyen, les crues ou les étiages) ? L’objet de notre étude est de répondre à ces différentes interrogations.

L’analyse statistique des séries chronologiques hydrologiques apparaît, ainsi, comme l’outil devant permettre d’atteindre ce but. C’est dans ce sens que KENDALL et STUART (1943) affirmaient que l'analyse d'une série temporelle a pour but d'améliorer la compréhension des mécanismes statistiques générateurs de cette série d'observations. Toutefois, l’objectif de l’étude ne peut être atteint en considérant une seule série de données. En effet, toute série chronologique n’est qu'une représentation partielle d'un phénomène complexe générant un nombre substantiel de séries différentes (LUBES-NIEL et al., 1994). Ainsi, nous aurons à travailler sur trois stations dans le bassin aval (la vallée, influencée par les barrages) et trois stations dans le bassin amont non influencé par les ouvrages.

Une réponse fiable à cette problématique est capitale pour une gestion concrète et rigoureuse de la ressource en eau. Elle permettra de savoir si le régime hydrologique actuel du fleuve est artificiel (entièrement maîtrisé par les barrages) ou naturel. Elle permettra ainsi de définir la distribution des séries hydrologiques caractéristiques qui sont le soubassement du dimensionnement et du calcul de rentabilité des ouvrages hydrauliques en projet ou en construction. Ainsi, la modification d’une distribution supposée constante dans le temps aurait des impacts socio-économiques démesurés.

2. Matériel et méthodes

2.1 Zone de l’étude

Le fleuve Sénégal draine un bassin versant d’environ 340 000 km2, réparti entre quatre pays ouest-africains : Sénégal, Mali, Mauritanie et Guinée. Il est formé par la rencontre de trois rivières qui prennent toutes leurs sources dans le massif du Fouta Djalon en Guinée. Il s’agit du Bafing et du Bakoye au Mali et la Falémé, tantôt frontalière entre Sénégal et Mali, tantôt coulant en territoire sénégalais. Dans cette étude, nous analyserons, d’une part, une station sur chacun des ces trois grands affluents, entièrement situés en zone soudanienne (entre 700 et 1 400 mm de pluviométrie annuelle). Ces stations sont dites témoins car ne sont pas influencées par les barrages. Il s’agit des stations de Dakka Saïdou sur le Bafing, de Oulia sur le Bakoye et de Gourbassi sur la Falémé. D’autre part, nous analyserons trois stations dans la vallée du fleuve (en zone sahélienne), situées sur le cours même du fleuve entre les deux barrages, c'est-à-dire la station de Bakel, celle de Matam et celle de Podor (Tableau 1, Figure 1). De toutes ces stations, seule celle de Podor se situe dans la zone concernée par les remous du barrage de Diama.

Tableau 1

Caractérisation des stations hydrométriques du bassin du fleuve Sénégal.

Characterization of the hydrometric stations of the Senegal River Basin.

Caractérisation des stations hydrométriques du bassin du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Figure 1

Réseau de suivi hydrologique du fleuve Sénégal

Hydrological monitoring network of the Senegal River.

Réseau de suivi hydrologique du fleuve Sénégal

-> See the list of figures

Les données utilisées sont essentiellement des hauteurs d’eau journalières mesurées entre 1960 et 2008. Ces données proviennent de la base de l’OMVS et de la DGPRE (Direction de la Gestion et de la Planification des Ressources en Eau du Sénégal). Le choix des séries de hauteurs d’eau au lieu de celles de débits est justifié par un souci d’homogénéité dans le traitement des données car les débits ne sont pas disponibles dans toutes les stations, parce qu’elles ne sont pas toutes jaugées. Toutefois, nous assumons qu’en analyse hydrologique, ce sont les débits qui traduisent mieux l’écoulement. Néanmoins, supposant que les sections mouillées des stations n’ont pas évolué dans le temps, nous utiliserons les cotes pour uniformiser le traitement statistique entre les stations. Sachant que les cotes sont liées au débit par une relation biunivoque, déterminée à partir de la courbe de tarage, et avec l’hypothèse d’une stabilité des sections mouillées, nous utiliserons invariablement, dans la suite du texte, écoulement et cote bien que ce sont des cotes qui ont servi à l’analyse. Ainsi, à partir des données journalières, les séries des valeurs moyennes annuelles et celles des valeurs extrêmes (maximun et minimum annuel) ont été constituées et analysées.

2.2 Méthodes d’analyse

Les stations du bassin amont ne sont influencées par aucun aménagement hydraulique; leur distribution temporelle traduit la variabilité climatique et ses conséquences (dégradation du couvert végétal, par exemple). Cependant, les stations du bassin aval (la vallée du fleuve) sont à la fois sous l’influence de la variabilité climatique et des barrages avec leurs impacts sur l’occupation du sol. La démarche méthodologique utilisée devra permettre à la fois d’appréhender l’effet de la variabilité climatique et celui des barrages sur l’écoulement. Par conséquent, notre approche sera fondée sur une double analyse. Celle-ci sera, d’une part, axée sur les stations du bassin amont, pour faire ressortir l’effet de la variabilité climatique et, d’autre part, elle sera comparative, entre stations amont et aval, pour mettre en exergue l’action anthropique. Cette analyse sera faite en fonction de la période et selon les paramètres de l’écoulement (valeurs moyennes et extrêmes).

Selon ASSANI et al. (2007), trois méthodes sont couramment utilisées pour analyser l’effet des barrages :

  • la méthode « station témoin » qui consiste à comparer les données mesurées à la même station avant et après la construction d’un barrage (MAGILLIGAN et NISLOW, 2005).

  • La méthode de « reconstitution » qui consiste à comparer les débits reconstitués en condition naturelle et les débits lâchés en aval d’un barrage (MAHESHWARI et al., 1995; PETERS et PROWSE, 2001).

  • La méthode de « station de contrôle » fondée sur la comparaison des débits mesurés en amont et en aval d’un barrage (ASSANI et al., 2002) ou sur la comparaison des débits mesurés sur une rivière non influencée par un barrage et en aval d’un barrage (BENN et ERSKINE, 1994).

La première et la deuxième méthode supposent l’inexistence d’une variabilité climatique et considèrent le barrage comme unique paramètre influent. De ce fait, elles ne pourront pas être utilisées pour notre étude. Nous utiliserons la troisième méthode en considérant trois stations de contrôle dans le bassin amont (sur des affluents non influencés) et trois stations dans la vallée du fleuve (influencée par les barrages).

Le changement de régime d’écoulement se manifeste par une non-stationnarité des séries d’événements hydrologiques, ce qui se traduit par des ruptures de distribution se produisant à des années hydrologiques bien indiquées. Pour détecter ce changement, nous procéderons tout d’abord par une analyse graphique exploratoire basée sur la représentation des indices centrés et réduits des valeurs moyennes et extrêmes de l’écoulement. Ensuite, nous utiliserons des tests statistiques pour étudier l’homogénéité des séries afin de mettre en évidence l’existence de ruptures, de déterminer leurs années d’occurrence et, enfin, de calculer leur ampleur.

2.2.1 Les indices centrés et réduits : méthode graphique

La méthode des indices centrés et réduits ou indices standardisés est couramment utilisée dans l’analyse de la variabilité interannuelle de la pluviométrie (LE BARBE et LEBEL, 1997; L’HOTE et al., 2002; NICHOLSON, 1983, entre autres). Elle est populaire du fait de sa simplicité et de son interprétation facile. Le graphique des indices met nettement en exergue les années de régimes humides, normaux et secs. L’indice est donné par la formule :

  • avec Ii : Indice des débits de l’année i, Xi le module de l’année i, equation: 5027561n.jpgmoyenne interannuelle du module, σ l’écart-type de la série des modules.

Cependant, l’analyse de la distribution des indices standardisés est subjective car la méthode n’est associée à aucun test statistique qui indique un niveau de signification attestant un changement de régime d’écoulement. D’où l’importance de la compléter par des tests statistiques.

2.2.2 Les tests statistiques

La détection des ruptures des moyennes dans les séries est effectuée à l’aide de tests d’homogénéité disponibles dans le logiciel KHRONOSTAT développé par l’IRD en 2002. Ce logiciel est conçu pour analyser la variabilité climatique à partir de la statistique des séries hydrométéorologiques (DESCROIX et al., 2011). Les tests qu’ils utilisent reprennent les travaux de KENDALL et STUART (1943) et sont recommandés par l’OMM (WMO, 1966). La pertinence de ces tests dans l’étude des ruptures des moyennes des séries a été démontrée par BONNEAUD (1994) et par LUBES-NIEL et al., (1998) à partir de simulations de séries aléatoires artificiellement perturbées.

Nous utiliserons ainsi :

  • le test non paramétrique de PETTITT (1979) et la méthode bayésienne de LEE et HEGHINIAN (1977) pour déceler les années d’occurrence des éventuelles ruptures. Signalons toutefois que ces tests ne peuvent détecter à la fois deux ruptures sur une même série. Entre la rupture climatique et celle due à l’effet anthropique, il ne sera détecté que celle qui est la plus importante. Par conséquent, nous appliquerons deux fois ces tests sur chaque série afin de détecter la première et la deuxième rupture, si toutefois elles existent. La première application des tests sera faite globalement sur toute la série pour détecter une première rupture, la plus importante. Ensuite, la deuxième application sera faite respectivement avant ou après l’année de la première rupture selon que cette dernière soit en fin (période récente année 1990 et 2000) ou en début de série (années 1960 et 1970).

  • la procédure de segmentation des séries de HUBERT et al. (1989) pour détecter à la fois, en une seule application, toutes les ruptures de la moyenne dans chaque série, connaître leur sens et calculer leur amplitude.

Ces méthodes courantes en analyse de séries hydrométéorologiques ont largement fait la preuve de leur efficacité (AKA et al., 1996; CALLEDE et al., 2004; GAUTIER et al., 1998; PATUREL et al., 1995; SAMBOU et al., 2009).

Ces tests statistiques ont tous comme hypothèse nulle (Ho) l’absence de rupture des moyenne dans la série étudiée.

2.2.2.1 Le Test de PETTITT (1979)

Si l’on considère une série de distribution de variables aléatoires, la méthode de Pettitt considère qu’il y a rupture des moyennes à tout point de rang t si les xi avec i = 1, …,t suivent une distribution F1(x) et les xj avec j = t + 1, …,N suivent une autre distribution F2(x) différent de F1(x). L’hypothèse nulle (absence de rupture) est testée par une formulation du test non paramétrique de Mann-Whitney (DAGNELIE, 1970). La variable U suivante est calculée :

  • avec Dij = signe (xi - xj) or signe (x) =1 si x > 0; signe (x) = -1 si x < 0 et signe (x) = 0 si x = 0.

Le test se fait sur le maximum KN en valeur absolue de la variable U :

Par la théorie du rang, Pettitt donne la probabilité de dépassement d’une valeur k de KN par la formule :

L’hypothèse nulle est rejetée si la probabilité est inférieure au risque de première espèce α.

2.2.2.2 La méthode bayésienne de LEE et HEGHINIAN (1977)

La méthode de LEE et HEGHINIAN (1977) est un test paramétrique qui requiert une distribution normale de la variable étudiée. L’hypothèse consiste à supposer une rupture dans la moyenne de la série à une date quelconque. Le principe de la méthode est le suivant :

  • Les εi suivent une distribution normale;

  • t représente la date de rupture;

  • σ correspond à l’amplitude du changement sur la moyenne.

Le test basé sur la méthode de Bayes se veut la détermination de la probabilité a posteriori des paramètres t et en supposant une distribution a priori. Ainsi, la date de rupture t est supposée suivre une distribution uniforme, c'est-à-dire que la probabilité de rupture est identique à tout instant. La nouvelle distribution dite a posteriori est donnée par les formules suivantes :

La date de rupture est estimée être le mode de la distribution si elle est unimodale ou le mode maximum si elle est multimodale.

2.2.2.3 La procédure de segmentation des séries de Hubert (HUBERT et al., 1989)

Le test non paramétrique de PETTITT (1979) et la méthode bayésienne de LEE et HEGHINIAN (1977) décrits ci-dessus renseignent sur l’existence et la date des ruptures des moyennes dans la série. Par contre, la procédure de segmentation de Hubert permet, en plus de la détection des ruptures, de connaître leurs sens et leur amplitudes.

La procédure de segmentation consiste à découper la série en un certain nombre de sous-séries ou segments, suivant la technique des moindres carrés, de telle sorte que les moyennes de deux segments contigus soient significativement différentes selon le principe de Scheffé (DAGNELIE, 1970). Toute décomposition de la série initiale en m sous-séries est une segmentation d’ordre m.

L’ensemble des tests appliqués sur les stations précitées donne des résultats complémentaires et concordants.

3. Résultats de l'étude

3.1 Analyse des indices standardisés

3.1.1 Variabilité interannuelle des indices standardisés des cotes moyennes annuelles

La distribution des indices centrés et réduits des cotes moyennes annuelles met en évidence la succession de trois périodes de régimes hydrologiques bien différents dans le bassin du fleuve Sénégal (Figure 2). En début de série, de 1960 au début des années 1970, l’ensemble des stations présente un régime d’écoulement marqué par une succession d’années humides. Cette période est suivie par une succession d’années sèches, sur plus de vingt ans, du début des années 1970 au milieu des années 1990. Enfin, dans les années 1990, on note sur l’ensemble des stations le retour des années humides. Les premières années humides de cette période sont enregistrées sur toutes les stations étudiées, durant l’année hydrologique 1994-1995, sauf pour la station de Podor où l’on note le retour des années humides dès l’année 1992-1993 (Figure 2e).

Figure 2

Distribution des indices standardisés des cotes moyennes annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée et le haut bassin.

Distribution of the standardized indices of the annual average water levels in the Senegal River Valley and the upper basin.

Distribution des indices standardisés des cotes moyennes annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée et le haut bassin.

-> See the list of figures

Signalons cependant que la période 1995 à 2008 laisse apparaître une différence notable entre les stations non influencées et celles influencées par les barrages. Dans le bassin amont, on note une alternance d’années humides et d’années sèches tandis que dans la vallée, cette période est globalement marquée par une succession d’années humides à excédentaires.

3.1.2 Variabilité interannuelle des indices standardisés des cotes maximales et minimales annuelles

L’étude de la distribution des indices des cotes maximales annuelles montre que, durant les années 1960, les crues ont été normales à excédentaires dans tout le bassin du fleuve Sénégal (Figure 3). Cette période de grandes crues se poursuit jusqu’aux environs des années hydrologiques 1972-1973, où l’on enregistre les premières années de crue déficitaire. Depuis, le régime du fleuve Sénégal est marqué par une alternance d’années à cotes maximales faibles et d’années à cotes maximales élevées à moyennes. Sur cette période, aucune différence significative n’est notée sur la distribution des hauteurs maximales annuelles entre les stations non influencées et celles influencées par les barrages.

Figure 3

Distribution des indices standardisés des cotes maximales annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée et le haut bassin.

Distribution of the standardized indices of the annual maximum water levels in the Senegal River Valley and the upper basin.

Distribution des indices standardisés des cotes maximales annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée et le haut bassin.

-> See the list of figures

Dans le bassin du fleuve Sénégal, la distribution des indices des cotes minimales annuelles laisse entrevoir une différence notable entre les stations influencées par les barrages et celles non influencées (Figure 4). Dans la vallée du fleuve, de 1960 au début des années 1990, les cotes minimales annuelles enregistrées sont dans la globalité déficitaires (Figure 4a, 4c et 4e), à l’exception de quelques années à la station de Matam (Figure 4c). Par contre, dans le bassin amont, on note dès 1960 une succession de cotes minimales annuelles excédentaires jusqu’au début des années 1970 où l’on remarque les premières années déficitaires.

Figure 4

Distribution des indices standardisés des cotes minimales annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée etle haut bassin.

Distribution of the standardized indices of the annual minimum water levels in the Senegal River Valley and the upper basin.

Distribution des indices standardisés des cotes minimales annuelles du fleuve Sénégal dans la vallée etle haut bassin.

-> See the list of figures

En outre, à partir des années 1990, les stations influencées par les barrages enregistrent une succession de valeurs normales à excédentaires alors qu’on note, sur les stations non influencées, une longue série de minimums annuels déficitaires ayant débuté depuis au moins 1980 selon les stations (Figure 4).

Les conclusions tirées des méthodes graphiques sont subjectives. Elles gagneraient à être confirmées par des tests statistiques. Nous allons dans ce qui suit utiliser une approche statistique pour appréhender le niveau de signification des changements ainsi constatés.

3.2 Analyse de la stationnarité des séries hydrologiques

3.2.1 Méthode de PETTITT (1979) et de LEE et HEGHINIAN (1977)

Les tests de PETTITT (1979) et de LEE et HEGHINIAN (1977) ont été appliqués aux séries de cotes moyennes, maximales et minimales annuelles. Ils ont conduit à des résultats concordants (Tableaux 2 et 3). Toutefois, il y a toujours un léger décalage entre les dates de ruptures des moyennes des séries entre les deux tests.

Tableau 2

Détection de la première rupture : Test de Pettitt (1979) et Lee et Heghinian (1977) des séries de cotes des stations du bassin du fleuve Sénégal.

Detection of the first break: Tests of Pettitt (1979) and Lee and Heghinian (1977) on the series of water levels at the stations of Senegal River Basin.

Détection de la première rupture : Test de Pettitt (1979) et Lee et Heghinian (1977) des séries de cotes des stations du bassin du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Tableau 3

Détection de la deuxième rupture : Test de rupture de Pettitt (1979) et Lee et Heghinian (1977) des séries de cotes des stations du bassin du fleuve Sénégal.

Detection of the second break: Tests of Pettitt (1979) and Lee and Heghinian (1977) on the series of water levels at the stations of Senegal River Basin.

Détection de la deuxième rupture : Test de rupture de Pettitt (1979) et Lee et Heghinian (1977) des séries de cotes des stations du bassin du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Les tests détectent une première rupture sur toutes les stations étudiées. Sur les cotes moyennes annuelles et maximales annuelles, la première rupture a eu lieu à la fin des années 1960 et au début des années 1970 sur l’ensemble des stations, à l’exception de la station de Podor où elle est détectée, sur les cotes moyennes, en 1991 pour le test de Pettitt, et 1993 pour celui de Lee et Heghinian. Au niveau des cotes minimales annuelles, on note une différence sur la date de la première rupture entre les stations non influencées et celles influencées par les barrages. Dans le bassin amont (non influencé par les barrages) toutes les premières ruptures des moyennes des séries sont enregistrées au début des années 1970, tandis que dans la vallée (influencée par les barrages), elles sont notées à la fin des années 1980 et au début des années 1990, selon la station (Tableau 2).

Une deuxième rupture est détectée sur les séries des cotes moyennes annuelles au niveau de toutes les stations (Tableau 3). Cette rupture est enregistrée dans tout le bassin du fleuve en 1993, à l’exception de la station de Podor où elle est notée en 1971. Au niveau des cotes minimales annuelles, une deuxième rupture est notée dans la vallée au début des années 1970 ou à la fin des années 1960. Toutefois, dans le bassin amont, au niveau des cotes minimales annuelles, la deuxième rupture est absente à Oualia, détectée en 1982 à Gourbassi et aux environs de 1995 à Dakka Saïdou. Par ailleurs, sur les séries des cotes maximales annuelles, aucune deuxième rupture n’est enregistrée (Tableau 3).

Toutefois, les tests ne permettent pas de déterminer ni l’ampleur des ruptures (des années 1970 et des années 1990) ni de connaître la contribution de l’impact des barrages sur la reprise des écoulements. D’où la nécessité d’appliquer la procédure de segmentation des séries de Hubert qui, au-delà de détecter à la fois toutes les ruptures, permet de calculer leur amplitude et de quantifier l’effet anthropique.

3.2.2 Méthode de la Segmentation des séries (HUBERT et al., 1989)

3.2.2.1 Segmentation des séries des cotes moyennes annuelles

La procédure de segmentation des séries de HUBERT et al. (1989) appliquée sur les séries des cotes moyennes annuelles du bassin du fleuve Sénégal décèle, sur l’ensemble des stations, deux ruptures : une première au cours des années 1970 et une deuxième autour de l’année 1994.

Sur toutes les stations, la première rupture correspond à une baisse de l’écoulement moyen annuel, par rapport à la normale interannuelle des cotes moyennes. Elle est globalement de l’ordre de 57 % dans le bassin amont, non influencé par les barrages (Tableau 4) et 54 % dans la vallée du fleuve, influencée par les barrages (Tableau 5).

Tableau 4

Segmentation des séries des cotes moyennes annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual mean water levels in the upstream part of the Senegal River Basin.

Segmentation des séries des cotes moyennes annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Tableau 5

Segmentation des séries des cotes moyennes annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual mean water levels in the Senegal River Valley.

Segmentation des séries des cotes moyennes annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

La seconde rupture recèle une hausse des cotes moyennes dans tout le bassin du fleuve Sénégal depuis 1992 pour la station de Podor, et entre 1994 et 1995 pour toutes les autres stations étudiées (Tableaux 4 et 5). On note cependant que cette hausse est deux fois plus importante au niveau des stations influencées par les barrages qu’au niveau de celles non influencées; elle est en moyenne respectivement de l’ordre de 45 % et de 22 % par rapport à la normale interannuelle des cotes moyennes annuelles.

3.2.2.2 Segmentation des séries des cotes maximales annuelles

Sur l’ensemble des stations étudiées, la segmentation des séries des cotes maximales annuelles ne révèle qu’une seule rupture de distribution, sauf pour la station de Bakel où deux ruptures ont été enregistrées. La première rupture ou seule rupture enregistrée sur toutes les stations coïncide avec la baisse des cotes ainsi notée sur les séries des cotes moyennes. Elle est toujours constatée à la fin des années 1960 ou durant les années 1970 (Tableaux 6 et 7). Cette baisse de l’écoulement de pointe annuel se traduit par une diminution, par rapport à la moyenne interannuelle des cotes maximales, de l’ordre de 40 % dans le bassin amont et de 35 % dans la vallée du fleuve (Tableaux 6 et 7).

Tableau 6

Segmentation des séries des cotes maximums annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual maximum water levels in the upstream part of the Senegal River Basin.

Segmentation des séries des cotes maximums annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Tableau 7

Segmentation des séries des cotes maximums annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual maximum water levels in the Senegal River Valley.

Segmentation des séries des cotes maximums annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

À la station de Bakel, on constate une deuxième rupture, enregistrée en 1994 et correspondant à une augmentation de 21 % de la moyenne des cotes maximales annuelles par rapport à la moyenne interannuelle des cotes maximales annuelles de la station (Tableau 7).

3.2.2.3 Segmentation des séries des cotes minimales annuelles

Le test de segmentation des séries de cotes minimales annuelles indique deux niveaux de rupture sur l’ensemble des stations étudiées, à l’exception de la station de Dakka Saïdou où l’on note une seule rupture (Tableau 8). Toutefois, on observe une différence remarquable entre les stations non influencées et celles influencées par les barrages.

Tableau 8

Segmentation des séries des cotes minimums annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual minimum water levels in the upstream part of the Senegal River Basin.

Segmentation des séries des cotes minimums annuelles dans le bassin amont du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

Dans le bassin amont, non influencé par les barrages, les ruptures sont toutes enregistrées au plus tard en 1982 (station de Gourbassi). Elles ont eu lieu, pour la plupart, à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 (Tableau 8). Ces ruptures se matérialisent globalement par une baisse des écoulements minimums annuels. Par rapport aux normales interannuelles, cette baisse est de l’ordre de 90 % à la station de Dakka Saïdou, 94 % à Gourbassi et 62 % à la station de Oualia.

Dans la vallée, influencée par les barrages, la première rupture est observée à la fin des années 1980 (station de Bakel) et au début des années 1990 (station de Matam et Podor) (Tableau 9). Quant à la deuxième rupture, on l’enregistre en 1998 aux stations de Matam et Podor et en 2002 à la station de Bakel (Tableau 9). À la différence avec le bassin amont, toutes ces deux ruptures correspondent à une augmentation des cotes minimales annuelles. Comparée aux normales interannuelles des séries de cotes minimales annuelles, cette hausse est en moyenne de l’ordre de 79 % dans toute la vallée du fleuve.

Tableau 9

Segmentation des séries des cotes minimums annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

Segmentation of the time series of annual minimum water levels in the Senegal River Valley.

Segmentation des séries des cotes minimums annuelles dans la vallée du fleuve Sénégal.

-> See the list of tables

4. Discussion

L’étude de la distribution des indices standardisés des hauteurs d’eau dans le bassin du fleuve Sénégal laisse apparaître une variabilité temporelle et spatiale.

L’analyse de l’évolution temporelle des indices met en évidence, sur l’ensemble du bassin, la persistante de la sécheresse dans la zone soudano-sahélienne. Cette sécheresse a débuté vers les années 1970 (ARDOIN-BARDIN et al., 2003; DHONNEUR, 1981; LAMB, 1982 et 1985; Le BARBE et LEBEL, 1997; L’HOTE et al., 2002; NICHOLSON, 1983 et 1985; NICHOLSON, 2000; ROCHE et al., 1976; RODIER et ROCHE, 1973; SIRCOULON, 1976). Cette analyse nous a, d’une part, permis de montrer que cette sécheresse a affecté aussi bien les cotes moyennes que les cotes extrêmes annuelles (maximum et minimum). D’autre part, nous notons la fin de la persistance de cette sécheresse dans le bassin du fleuve Sénégal aux alentours de 1994. Ce constat général sur toutes les stations étudiées, et en particulier sur celles du bassin amont, non influencées par les barrages, suggère une nouvelle ère climatique plus humide que celle des années 1970 et ayant débuté au milieu des années 1990 dans le bassin du fleuve Sénégal. Ce résultat concorde avec ceux de AMOGU et al. (2010) qui constatent une augmentation de l’indice du débit durant la période 1994 à 2006 sur les affluents du fleuve Sénégal, c'est-à-dire sur le bassin amont. Notons toutefois que les signaux de cette nouvelle phase climatique ne sont perceptibles qu’au niveau de l’écoulement moyen. Une telle thèse est soutenue par NOUACEUR (2009) avec la même méthode d’analyse, complétée par celle des moyennes mobiles, à travers une étude de la pluviométrie en Mauritanie.

La comparaison entre le régime hydrologique de la vallée et celui du bassin amont n’est pertinente qu’au niveau des minimums annuels. Elle laisse ainsi apparaître le rôle des barrages dans le soutien des étiages. À partir de 1990, c'est-à-dire un et deux ans après la réception définitive des barrages, les étiages sont devenus normaux à excédentaires dans la vallée (zone influencée par les barrages) alors qu’ils demeurent toujours déficitaires dans le bassin amont, non contrôlé par les barrages. Ces résultats concordent avec ceux des études menées dans le cadre du Programme d’Optimisation de la Gestion des Retenues (POGR) initiées par l’Organisation pour la Mise en valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) de 1997 à 2003 (PGIRE, 2009; POGR, 1998, 2000, 2001).

Notons par ailleurs que depuis les années 1990, la distribution des indices des cotes moyennes indique globalement une succession d’années humides à excédentaires au niveau des stations influencées par les barrages alors que, dans le bassin amont, non influencé, on assiste à une alternance d’années sèches et humides. L’étude des remous du barrage de Diama, conduite toujours par le POGR avec l’utilisation du modèle COREDIAM, indique que la station de Podor est la seule, parmi celles étudiées, qui se situe dans la zone concernée par les courbes de remous du barrage. Ce résultat explique ainsi la succession d’années humides à excédentaires observées à Podor tant sur les cotes moyennes annuelles (Figure 1e) que sur les cotes minimales annuelles (Figure 3e).

L’analyse de la stationnarité des séries hydrologiques, par l’application de tests statistiques, nous a permis de confirmer et de valider les déductions faites de l’analyse des indices standardisées.

Sur le bassin amont du fleuve Sénégal, la première application des tests donne un résultat homogène sur toutes les séries (moyennes, maximums et minimums). La rupture climatique des années 1970 est bien mise en évidence, comme on a pu le constater avec l’analyse des indices standardisés qui, au-delà du constat d’occurrence d’une rupture, nous indique qu’il s’agit d’une baisse des écoulements. Par ailleurs, dans la vallée du fleuve Sénégal, la première rupture des séries des cotes moyennes annuelles et maximales annuelles concorde avec celle observée sur le bassin amont. On note toujours la rupture climatique des années 1970. Ce résultat est certifié par plusieurs études antérieures menées dans la même zone, et utilisant partiellement ou intégralement les mêmes méthodes statistiques. Nous pouvons en citer les travaux de : SIRCOULON (1987) qui va jusqu’à évaluer le déficit d’écoulement à Bakel; OLIVRY et al. (1993) qui caractérisent la diminution de l’hydraulicité des cours d’eau soudano-sahéliens; SERVAT et al. (1998) qui détectent la même baisse des écoulements à Bakel et Ouala; SAMBOU et al. (2009) font le même constat au niveau des stations de Bafing Makana, Kayes et Bakel; BODIAN et al. (2011) mettent en exergue cette même rupture climatique à travers une analyse de la pluviométrie du bassin amont du fleuve Sénégal. Cette étude nous montre, en outre, que la rupture climatique des années 1970 a aussi bien affecté l’écoulement moyen que les maximums et minimums annuels.

Cependant, les cotes minimales annuelles, dans la vallée influencée par les barrages, ont fait l’exception en matérialisant une première rupture à la fin des années 1980 ou au début des années 1990 (Tableau 2). Ce résultat est en accord avec l’analyse des indices des cotes minimales annuelles dans la vallée. Les barrages de Diama et de Manantali ayant été respectivement mis en service en 1986 et 1987, la hausse des écoulements minimums ainsi constatée est leur conséquence directe, telle que prévue par toutes les études de gestion des barrages (POGR, 1998, 2000, 2001). Le relèvement des débits minimaux du fleuve Sénégal par les barrages a été évoqué par BADER (1992) et constaté SAMBOU et al. (2009). Le même constat est fait par ASSANI et al. (2002) sur la rivière de Matawin au Canada. Néanmoins, ce constat n’est pas général pour tous les barrages. ASSANI et al. (2005) montrent qu’au Québec, l’impact de certains barrages sur les débits minimums annuels se traduit par une diminution.

Au-delà de cette première rupture, les tests ont mis en évidence une deuxième rupture sur l’ensemble des séries des cotes moyennes annuelles. Cette deuxième rupture, observée au début des années 1990 sur toutes les stations (influencées et non influencées), témoigne une reprise des écoulements dans le bassin du fleuve Sénégal. Le bassin amont, se situant en zone soudanienne, ne serait pas concerné par les modifications de coefficient de ruissellement (MAHE et PATUREL, 2009), on peut ainsi attribuer cette reprise des écoulements à la variabilité climatique. Une seule et unique application des tests ne permettrait de la mettre en évidence. Les tests de Pettitt et de Lee et Heghinian ne peuvent détecter à la fois deux ruptures sur une même série. Ainsi, dans la vallée, entre rupture climatique et rupture due aux impacts des barrages, il ne sera d’abord mise en évidence que celle qui affecte le plus les écoulements. Dans le bassin amont, non influencé par les barrages, la deuxième rupture climatique n’est détectée que si elle est plus importante que la première (des années 1970) ou bien que si les années humides de 1960 sont éliminées de la série. Le poids des années humides masque la reprise climatique.

Dans la vallée (influencée par les barrages), la deuxième rupture observée sur les séries des minimums annuels correspond à celle climatique des années 1970. Dans le bassin amont (non influencé par les barrages), la deuxième rupture détectée sur les séries des minimums annuels aux environs de 1994 à Dakka Saïdou et 1982 à Gourbassi, traduit une diminution plus sévère des étiages après la sécheresse des années 1970.

Notons qu’à la station de Podor, tout comme au niveau des cotes minimales annuelles des stations influencées par les barrages, la récente rupture des années 1990 est plus importante que la rupture climatique des années 1970, ce qui explique qu’elle soit détectée lors de la première application des tests.

La segmentation des séries, d’une part, confirme les résultats obtenus de l’analyse des indices standardisés et des tests statistiques et, d’autre part, elle complète ces résultats en ce qu’elle permet la détermination de l’ampleur des changements observés. La rupture climatique des années 1970 est observée sur toutes les stations (influencées et non influencées) et sur toutes les séries sauf sur celles des minimums annuels de la vallée, influencée par les barrages. Le déficit d’écoulement dépasse les 50 % au niveau de l’écoulement moyen, atteint les 40 % pour les cotes maximales (bassin amont) et demeure plus sévère au niveau des cotes minimales annuelles où il atteint 90 % (station de Dakka Saïdou). Ces résultats concordent avec le constat global fait par plusieurs auteurs dans la zone soudano-sahélienne, en général, et en particulier sur le fleuve Sénégal. ROCHE et al. (1976) calculent le déficit d’écoulement du fleuve Sénégal à Bakel depuis 1968 et montrent qu’il atteint son maximum en 1972 avec un taux de variation de 66 %, tandis que SIRCOULON (1987) évalue le même déficit à 44 % durant la période de 1968 à 1985. SERVAT et al. (1998) observent un déficit sur l’écoulement moyen à Bakel de 50 % en 1967. OLIVRY et al. (1993) montrent une diminution de l’hydraulicité des cours d’eau de la zone soudano-sahélienne (fleuve Sénégal, la Gambie et le Niger) de 40 % sur la période de 1970 à 1990. Sur le fleuve Niger, GUILLAUMIE et al. (2005) constatent une réduction des débits d’écoulement de 50 à 60 %, alors que sur la même période, la pluviométrie de la zone baisse de 20 à 30 %. Toujours dans la zone soudano-sahélienne, MAHE et al. (2000) évaluent à 68 % la diminution des débits du Bani à Douna au Mali suite à la rupture climatique de 1970.

La segmentation des séries appliquée aux cotes moyennes annuelles confirme la reprise des écoulements déjà mise en évidence sur l’ensemble du bassin par l’analyse des indices standardisés. Cette augmentation des écoulements observée en particulier sur le bassin amont, non influencé par les barrages, ne peut être attribuée qu’à une nouvelle phase climatique, plus humide que celle des décennies 1970 et 1980 et qui a débuté dans le bassin du fleuve Sénégal autour de l’année 1994. Les stations du bassin amont étant situées en zone soudanienne (plus de 700 mm de pluie annuelle), elles ne seraient pas concernées par l’augmentation des coefficients de ruissellement. Selon MAHE et PATUREL (2009), l’augmentation des coefficients de ruissellement ne concerne que les régions au nord de l’isohyète 700 mm. De plus, DESCROIX et al. (2009) soutiennent que le paradoxe du Sahel concerne les régions au nord de l’isohyète 750 mm. Par conséquent, MAHE et al. (2003) affirment qu’au sud de l’isohyète 700 mm, la variation des écoulements suit celle des pluies. Cette nouvelle phase climatique s’est traduite dans le bassin amont par une hausse des écoulements de l’ordre de 21 %. Ce constat concorde ainsi avec les résultats de divers auteurs ayant travaillé sur la variabilité climatique dans le Sahel. OZER et al. (2003) soutiennent l’hypothèse d’une fin de la sécheresse au Sahel durant les années 1990. GOMMES et PETRASSI (1996) attestent le retour d’années humides dans le Sahel depuis 1988 et l’entrée dans une période alternant années sèches et années de bonne pluviométrie. Selon BROOKS (2004), une amélioration de la pluviométrie dans le Sahel a débuté vers les années 1990. OLSSON et al. (2005) montrent que l’augmentation de la couverture végétale dans le Sahel est en partie due à la récente hausse de la pluviométrie. OZER et al. (2009) affirment que l’est du Niger est sorti de la grande sécheresse au début des années 1990. À partir de l’analyse de pluies annuelles observées au Sénégal, SENE et OZER (2002) arrivent à la conclusion que pour certaines stations, notamment Podor et Saint-Louis (dans la vallée du fleuve Sénégal), la phase de sécheresse est terminée. NOUACEUR (2009), en caractérisant l’évolution des précipitations de la Mauritanie, montre que la pluviométrie sur deux stations (Rosso et Kaédi) situées dans la vallée du fleuve Sénégal, en rive droite, est en hausse. AMOGU et al. (2010) constatent une augmentation de l’indice de pluie dans le bassin amont du fleuve Sénégal (Falémé, Bafing et Bakoye) durant la période 1994 à 2006. Ces résultats sont aussi en accord avec ceux obtenus par HUBERT et al. (2007) à travers une analyse d’un siècle de débits de la station de Bakel où ils constatent une augmentation des écoulements depuis 1993 ou 1994.

En comparant les cotes moyennes au niveau des stations influencées par les barrages et celles non influencées, on note que leur hausse est deux fois plus importante au niveau des stations influencées qu’au niveau de celles non influencées (45 % contre 21 %). Ce constat met en évidence l’importance de l’influence des barrages, c'est-à-dire l’impact (sur l’hydrologie) des changements qu’ils ont engendrés sur l’occupation du sol. Dans la vallée du fleuve, sur la rive gauche, les superficies cultivées sont passées d’environ 22 000 ha en 1986, juste avant la réalisation des barrages, à plus de 40 000 dans les années 2000 (Le ROY et al., 2004). Dans toute la vallée, les superficies cultivées en hivernage ont passé de 27 885 ha en 1980 à 55 759 en 2008 alors que la culture de décrue s’estime actuellement à 50 000 ha (PGIRE, 2009). Cet accroissement des superficies cultivées favorise le ruissellement et ainsi augmente l’ampleur de la crue locale formée au niveau de ce sous-bassin aval. Un constat similaire est fait par DESCROIX et al. (2012) sur le fleuve Niger, à Niamey, où le changement de l’occupation du sol a entraîné la prédominance de la crue locale. L’augmentation du ruissellement, en zone sahélienne, par l’activité agricole, est démontrée par plusieurs auteurs. MAHE et al. (2003) soutiennent que l’amplitude de l’augmentation des débits observés au nord de l’isohyète 700 mm est en partie liée au niveau d’activité agricole. MAHE et PATUREL (2009) observent les valeurs les plus élevées de coefficients de ruissellement au niveau des zones cultivées. ALBERGEL (1987) affirme que l’effet conjugué de la modification climatique et de l’extension des surfaces cultivées ont favorisé le ruissellement. L’augmentation des écoulements et les inondations observées actuellement dans la vallée du fleuve Sénégal sont dues à l’effet cumulé des barrages (par leurs modifications sur l’occupation du sol) et de la reprise climatique.

Alors que la rupture des années 1970 se traduisait par une diminution de l’ensemble des écoulements (minimaux, maximaux et moyens), la reprise climatique n’est observée de manière franche que sur l’écoulement moyen annuel. La station de Bakel constitue une exception : on y enregistre une augmentation des cotes maximales annuelles d’environ 21 % à partir de 1994 qui s’explique par les lâchers du barrage de Manantali en période de crue pour assurer la sécurité du barrage. La procédure de segmentation des séries confirme encore les résultats des tests de Pettit et de Lee Heghinian sur les séries des cotes minimales annuelles. Quelques années après la mise en service des barrages, leur rôle de soutien des étiages est perceptible dans toute la vallée du fleuve Sénégal. Ce soutien est continu et assez soutenu pour matérialiser une deuxième rupture à la fin de la décennie 1990 ou au début des années 2000, selon les stations. La hausse des cotes minimales annuelles correspondantes s’estime à environ 79 % en moyenne dans toute la vallée influencée par les barrages.

5. Conclusion

Cet article apparaît comme une contribution à la compréhension des effets de la variabilité climatique et de l’action anthropique sur les écoulements en région soudano-sahélienne. Nos analyses nous ont permis de mieux cerner l’impact de la rupture climatique des décennies 1970 et 1980 dans le bassin du fleuve Sénégal. Cette rupture s’est traduite par une baisse des écoulements moyens annuels mais aussi de l’amplitude des crues maximales annuelles et des cotes minimales annuelles. Le déficit correspondant s’évalue à environ 50 % des cotes moyennes annuelles, 40 % des cotes maximales annuelles et 90 % des cotes minimales annuelles. En outre, dans un contexte d’avis controversés sur la récente évolution du climat au Sahel (années 1990 et années 2000), les résultats de cette étude confirment, à l’échelle du bassin du fleuve Sénégal, l’entrée dans une ère climatique plus humide que celle des décennies 1970 et 1980 depuis les environs de 1994. L’augmentation des écoulements du fleuve Sénégal durant ces dernières années est environ de 21 % de l’écoulement moyen interannuel. Toutefois, cette nouvelle évolution du climat n’est perceptible qu’au niveau de l’écoulement moyen, la distribution des cotes annuelles extrêmes n’enregistre pas de nouvelle rupture depuis celle des années 1970.

Par ailleurs, dans la vallée du fleuve Sénégal, la hausse des écoulements ou les inondations aujourd’hui constatées est due à l’effet cumulé de la variabilité climatique et des barrages par les modifications qu’ils ont engendrées sur l’occupation du sol. Cette situation entraîne, dans la vallée, une hausse de l’écoulement moyen de l’ordre de 45 % depuis 1994, donc deux fois plus importante que celle constatée sur le bassin amont, non influencé par les barrages. L’effet des barrages sur les cotes maximales annuelles ne s’observe qu’au niveau de la station de Bakel, et correspond à une augmentation de l’amplitude des crues maximales annuelles de l’ordre 21 % depuis 1994. En outre, dans toute la vallée du fleuve Sénégal, les étiages sont largement soutenus par les barrages, dès leur mise en service (1989 à Bakel et début des années 1990 à Matam et Podor). L’influence des barrages sur les cotes minimales annuelles s’estime en moyenne à environ 79 % dans toute la vallée de Bakel à Podor.

Cette caractérisation de l’évolution des ressources en eau du fleuve Sénégal et de ses grands affluents est indispensable pour la compréhension des effets de la variabilité climatique et de l’action anthropique dans la zone soudano-sahélienne. Le fleuve Sénégal draine, après le fleuve Niger, le plus grand bassin versant de la zone soudano-sahélienne. N’eut été la disparité constatée dans le Sahel par ALI et al. (2008), ce bassin serait une zone pilote suffisante pour toute étude hydroclimatique dans cette région.