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À travers le monde, de nombreux changements démographiques, sociaux, économiques et politiques ainsi que des avancées scientifiques (psychopharmacologiques et psychosociales) ont conduit à une transformation des modes de prise en charge des personnes présentant des problèmes de santé mentale. La prise en charge hospitalière traditionnelle est remise en question, voire désinvestie au profit d’une logique de soutien et d’accompagnement, orientée vers le citoyen à part entière et le rétablissement (Commission de la santé mentale du Canada, 2012 ; gouvernement du Québec, 2015 ; Office des personnes handicapées du Québec, 2009). En l’absence de ressources communautaires appropriées et significatives, ces transformations se sont toutefois accompagnées d’un recours accru au système de justice, pour la prise en charge des personnes ayant des problèmes de santé mentale associés à des comportements déviants. Les personnes vivant des problèmes santé mentale, leurs proches et les intervenants qui les accompagnent, doivent ainsi composer avec de multiples dispositifs et procédures judiciaires, tant civils (régime de protection, autorisation judiciaire de soins, garde en établissement) que pénaux (évaluation de la responsabilité criminelle, aptitude à subir son procès, évaluation du risque de récidive, etc.).

Même si au Canada, par exemple, le Bureau d’enquêteur correctionnel (Sapers, 2014), le Protecteur du Citoyen du Québec (2019), le ministère de la Santé et les Services sociaux (gouvernement du Québec, 2021, 2022) identifient, de plus en plus, les lacunes des systèmes judiciaires, correctionnels, de santé et sociaux en matière de prise en charge des personnes ayant des problèmes de santé mentale, et qui sont judiciarisées, des manques persistent et des défis sont à relever. Ils sont relatifs à l’insuffisance de services psychosociaux et médicaux adaptés aux besoins des personnes présentant des comportements « dérangeants » et parfois violents et au manque de prévention individualisée de ces comportements ; mais aussi au manque de prise en compte des victimisations vécues au sein des services judiciaires, de sécurité publique, de santé et services sociaux, ces dernières pouvant impacter les trajectoires des personnes suivies.

L’évolution des politiques pénales centrées sur le risque, ici de récidive, a introduit une logique de rétention sécuritaire, parfois difficilement compatible avec une évolution favorable des troubles psychiques présentés par les personnes ; le manque de continuité entre les différents systèmes et services (sanitaires, sociaux, judiciaires) accentue les difficultés dans le parcours des personnes présentant des problèmes de santé mentale et des comportements violents. Autant de situations et d’obstacles à une réelle prévention de la violence et à une dynamique de judiciarisation.

De plus, une tendance collective à la polarisation autour de la question des risques s’est dessinée ces dernières années, ainsi que des réponses institutionnelles plutôt que communautaires, ce qui peut majorer la stigmatisation. Cette stigmatisation peut aussi être associée à une approche déterministe du lien entre troubles mentaux et risque de violence. Ce dernier point crée une fausse dichotomie entre le rétablissement d’un côté, et la sécurité publique de l’autre, alors que l’intégration dans la collectivité diminue le risque de violence et de récidive (Dvoskin et coll., 2011) et que les interventions punitives d’une intensité disproportionnée au risque tendent plutôt à l’augmenter (Andrews et Bonta, 2010 ; Andrews et coll., 2011), nuisant à la sécurité publique. La stigmatisation peut aussi être liée à une méconnaissance tant des caractéristiques des personnes que des facteurs de risque et de protection de comportements violents, ainsi que des méthodes d’évaluation et de gestion du risque de violence.

Des incidents médiatisés mettent régulièrement en lumière la complexité des situations et le caractère parfois tragique des tensions entre intérêts thérapeutiques, intérêts sécuritaires et publics et le respect des droits et des libertés. Ils posent également la question du manque d’initiatives et de programmes de prévention de la violence ou de la judiciarisation.

Nous profitons du 50e anniversaire de l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel, le plus important hôpital de psychiatrie légale au Canada, et de nos collaborations dans la francophonie, pour interroger l’état des connaissances à l’interface de la santé mentale, de la justice et de la sécurité publique. Les services de santé mentale forensiques ont connu une augmentation des demandes qui leur sont adressées (Jansman-Hart et coll., 2011). La recherche dans ce champ a parallèlement subi d’importantes transformations et s’est enrichie de l’apport et de l’intégration de multiples disciplines (psychologie, psychiatrie, addictologie, criminologie, travail social, soins infirmiers, droit, sociologie) ; elle bénéficie aujourd’hui de diverses perspectives, approches et connaissances, tant empiriques que théoriques.

Dans ce numéro thématique sur la santé mentale et la justice, nous proposons d’explorer l’état des connaissances scientifiques sur le sujet et les avenues de recherche et d’interventions prometteuses. Dans un premier temps, au travers de quatre articles, les trajectoires cliniques, criminologiques et sociales des personnes judiciarisées avec des problèmes de santé mentale et des pistes potentielles d’intervention sont explorées. Puis, dans un deuxième temps, quatre articles abordent successivement la régulation des comportements agressifs et criminels des personnes ayant des troubles mentaux graves et l’organisation des services.

La section relative aux trajectoires des personnes judiciarisées avec des problèmes de santé mentale aborde dans un premier article la question des traumas complexes. Roy et coll. notent que les recherches réalisées ces vingt dernières années montrent que l’exposition à des événements traumatiques répétés pendant l’enfance et l’adolescence est associée à une prévalence accrue de troubles mentaux, de dépendances, de problèmes de santé physique et de difficultés psychosociales. La conséquence la plus fréquente de l’exposition à des événements traumatiques est la violence envers soi et les autres. Après avoir défini la notion de trauma complexe, les autrices abordent leurs implications dans les trajectoires de soins et dans l’accompagnement des personnes. Les services psycholégaux, avant tout conçus et formés à l’accueil des auteurs, sont encore peu sensibles aux traumas vécus par ces derniers et à leurs implications dans les suivis. Au regard de la prévalence élevée des traumas complexes, les services psycholégaux doivent pouvoir adapter leurs pratiques, la formation des professionnels, leurs politiques organisationnelles et leur offre de services.

Les personnes vivant avec un problème de santé mentale qui sont en situation d’itinérance ne sont pas étrangères à des contacts fréquents avec le système de justice. Le cumul de ces situations influence inévitablement les trajectoires de soins et judiciaires futures. Dans leur article, Leclair et coll. font état d’une analyse des personnes les plus susceptibles de bénéficier du programme Logement d’abord pour les personnes en situation d’itinérance ayant un problème de santé mentale, dans la réduction des comportements criminels et violents. En effet, les études ont tendance à montrer que le programme Logement d’abord en soi a peu d’effet sur la récidive criminelle. Les auteurs ont alors porté une attention particulière à l’étude de sous-groupes de personnes ayant des antécédents judiciaires en analysant les données des sites de Montréal, Toronto et Vancouver du projet de démonstration Chez Soi (Goering et coll., 2011) et démontrent qu’une attention particulière doit être portée à l’intégration d’intervention portant sur la réduction des facteurs criminogènes à travers le programme Logement d’abord.

À ce sujet, l’évaluation du risque de comportement violent et de récidive étant devenu une pratique incontournable dans les services judiciaires, pénitentiaires et de psychiatrie légale, Guay et coll. abordent cette question en présentant les différents types de méthodes et d’outils d’évaluation des facteurs de risque et de protection, mais aussi leurs similitudes, différences et complémentarités. Ils présentent également l’intérêt de la formulation du risque, telle que développée par Douglas et coll. (2013) nécessitant la prise en compte des dynamiques criminelles et des besoins des personnes qui font l’objet de l’évaluation du risque. Les auteurs terminent par les enjeux conceptuels, méthodologiques, de fidélité, et d’agencement des différents types d’évaluation.

L’article de Hodgins et Moulin, présente les résultats d’études afin d’inciter les services de santé mentale, destinés aux personnes présentant un premier épisode de psychose, à évaluer le risque d’agression physique et à intervenir rapidement pour prévenir ces comportements, à côté du traitement des troubles psychotiques. Après avoir présenté les différents profils de patients violents et leurs spécificités, les auteurs abordent les facteurs liés aux comportements violents tels que l’abus de substances (notamment la consommation de cannabis), les difficultés à reconnaître les émotions sur le visage d’autrui, l’impulsivité et la victimisation physique. À côté des interventions qui ont montré leur efficacité pour la prise en charge des troubles psychotiques et les habiletés sociales, des programmes de traitement conçus pour prévenir les comportements violents apparaissent nécessaires, ainsi que des interventions visant à réduire les victimisations. Les auteurs proposent également de travailler l’engagement et l’adhésion des patients dans les interventions (cognitivo-comportementales) afin de prévenir les comportements violents.

La section relative à la régulation des comportements agressifs et criminels des personnes ayant des troubles mentaux graves et l’organisation des services débute par un regard critique sur la question du consentement aux soins dans le cadre du fonctionnement des Commissions d’examen des troubles mentaux responsables des dispositions auprès de personnes déclarées non criminellement responsables pour cause de troubles mentaux. Par le biais d’une étude ethnographique, Bernheim et coll. soulèvent l’ambiguïté quant aux conditions d’imposition des traitements dans les dispositions des commissions d’examen qui doivent plutôt gérer le risque à la sécurité publique des accusés. La question du traitement et de l’adhésion au traitement représente un thème récurrent au cours des audiences menant à des discussions sur le style de vie des accusés et donc ce que les auteurs suggèrent à un processus de surveillance plus général. Les auteurs soulèvent des questions importantes quant à la compréhension des limites d’interprétation et d’utilisation des dispositions des Commissions d’examen pour des fins d’intervention thérapeutiques.

Dans son article sur les mesures d’enfermement « thérapeutique » en Suisse, Queloz propose d’abord un rappel historique des mesures pénales de traitement en Suisse et de leur place dans le système des sanctions pénales. L’auteur conduit ensuite une analyse critique des mesures thérapeutiques institutionnelles de durée indéterminée, ordonnées à l’égard de délinquants considérés comme souffrant d’un « grave trouble mental ». Après avoir décrit leur augmentation au cours de ces 20 dernières années, il montre comment dans le cadre de ces mesures pénales, les objectifs de soins sont supplantés par des objectifs sécuritaires, dans une logique avant tout centrée sur le contrôle.

Ensuite, Goulet et Lessard-Deschênes se penchent sur la question de la prévention ou la réduction de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale à partir d’une revue intégrative. Les mesures de contrôle, que ce soit l’isolement ou la contention, bien que devant être des mesures d’exception ou de dernier recours, font encore partie prévalente des services en santé mentale. Ces mesures posent des dilemmes éthiques importants pour les intervenants et une atteinte aux droits de la personne pour plusieurs. Les autrices présentent les résultats de leur revue et proposent un Modèle de Prévention de l’utilisation des mesures de contrôle en santé mentale.

Finalement nous (Crocker et coll.) réalisons un survol international de l’organisation des services de santé mentale forensique qui sont élaborés en fonction des cadres légaux des différents pays comme ceux de la Common Law, ceux de droit civil et des anciens pays communistes par exemple. Les niveaux de centralisation varient significativement également. De ce survol nous identifions une série d’indicateurs de qualité ou d’efficacité potentielle des services et proposons un modèle de services qui serait équilibré (institutionnel et communautaire) et hiérarchisé en fonction des niveaux de complexité, des profils cliniques, des besoins et des risques.

Le domaine d’intervention et de recherche qui se situe à l’interface de la santé mentale et de la justice a évolué au cours des dernières années et force est de constater que les futures recherches devront se centrer sur les programmes de prévention et d’intervention dans la collectivité, tout en posant notamment la question du désistement des comportements violents ou criminels à partir des milieux institutionnels.

Si le nombre de manuscrits dans un tel numéro ne permet pas de représenter l’ensemble du domaine, nous espérons que ce numéro thématique constituera un levier pour susciter la soumission et la publication d’autres travaux dans le domaine ; en particulier ce qui a trait aux programmes de prévention de la violence chez les personnes vivant avec un trouble mental grave, aux programmes d’alternatives à l’incarcération, aux interventions postinstitutionnalisation carcérales et psychiatriques, aux directives anticipées en santé mentale et aux modèles d’hébergements en santé mentale forensique, pour ne citer que ces derniers.