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L’abandon officiel du discours assimilationniste en Amérique latine dans les années 1990 fait place à une reconnaissance constitutionnelle des différences ethniques et culturelles. Ce qui peut être compris comme une réponse à la crise de légitimité causée par les changements structurels des années 1980 dans la région ainsi qu’une réponse aux importantes mobilisations du mouvement autochtone (Sieder, 2002). De plus, l’importance que prennent les demandes identitaires et culturelles rend nécessaire leur prise en considération par l’État à travers l’adoption d’une perspective multiculturaliste où se conjuguent reconnaissance de la diversité et libéralisation de l’économie (Díaz-Polanco, 2006).

Tout comme dans plusieurs pays latino-américains, les années 1990 marquent un tournant important dans le discours de l’État mexicain sur la nation (Speed, Blackwell, Hernández Castillo, Sieder, Sierra, Ramirez, Macleod et Herrera, 2009). Dans un contexte de fortes mobilisations autochtones, l’État mexicain se voit obligé à revoir sa politique indigéniste — assimilationniste — qui repose sur l’idéal du métissage comme symbole même de l’identité nationale pour faire place à un nouveau discours sur le caractère multiculturel de la nation mexicaine. Comme nous le verrons dans ce qui suit, les dynamiques nationales (mouvement autochtone, soulèvement armé zapatiste) et internationales (impacts de la libéralisation, influence des instruments internationaux sur les droits autochtones) créent un contexte favorable pour une reformulation de la relation entre les peuples autochtones et l’État dans les années 1990 au Mexique. La force du mouvement autochtone a obligé l’État à entreprendre des négociations sur les droits à l’autonomie des peuples autochtones, allant des réformes constitutionnelles de 1992 jusqu’aux Accords de San Andrés de 1996 et la Ley Indígena (loi sur les indigènes) de 2001, qui traite des droits et de la culture des autochtones.

Toutefois, la reconnaissance d’un Mexique multiculturel est limitée et ce sont les débats sur l’autonomie des peuples autochtones qui mettent à l’épreuve ce discours officiel. Ce processus de négociation a soulevé d’importants débats quant à la transformation de l’État-nation qu’implique la reconnaissance de l’autodétermination des peuples autochtones. En effet, les demandes d’autonomie des peuples autochtones ont fait surgir la question de l’unité nationale et des implications potentielles de la reconnaissance de l’autonomie pour le contrôle du territoire et des ressources naturelles. Aussi, des voix critiques ont fait valoir leurs inquiétudes quant aux impacts de la reconnaissance des droits collectifs pour les droits humains, et en particulier pour les droits des femmes.

Cet article se penche sur ce dernier aspect du débat, la question des droits des femmes autochtones relativement aux droits collectifs des peuples autochtones. À ce jour, encore peu de place a été accordée à la perspective des femmes autochtones sur la question, à l’exception des travaux en anthropologie de Hernández Castillo (2003), Sierra (2007), Speed et al. (2009) et Stephen (2007), principalement. Ces dernières s’intéressent aux formes dont les relations de genre sont transformées par des femmes autochtones à travers une plus grande participation de celles-ci dans différents espaces de mobilisation mais aussi dans des espaces ayant une incidence directe sur leurs droits, comme dans le système de droit autochtone. Cherchant à contribuer à cet effort, nous proposons de porter une plus grande attention aux perspectives construites depuis le mouvement de femmes autochtones au Mexique en ce qui concerne l’articulation des droits individuels et collectifs. Selon nous, ceci peut contribuer aux réflexions théoriques sur la possibilité d’articuler ces deux types de droits entendus généralement comme incompatibles.

À cette fin, l’article se penche tout d’abord sur le contexte politique dans lequel prend place la négociation entre l’État et le mouvement autochtone au Mexique durant les années 1990. Par la suite nous analysons la manière dont a été abordée la question du droit des femmes autochtones par le mouvement autochtone et par l’État. Nous adoptons une perspective articulant genre et ethnicité pour illustrer comment la notion de droits individuels (droits des femmes) a été présentée comme incompatible avec les droits collectifs des peuples autochtones, faisant écho aux débats sur les particularismes et universalismes. À partir de cet examen, nous analysons les propositions des femmes autochtones et leur contribution aux débats. Pour ce faire, nous avons recours à du matériel recueilli lors d’une recherche de terrain réalisée durant la première moitié de l’année 2011 au Mexique, dans les États de Oaxaca, Chiapas et Guerrero[1] ainsi qu’à des mémoires de rencontres de femmes autochtones. Les entrevues permettent d’illustrer une voix alternative au débat qui oppose bien souvent les droits collectifs et les droits individuels. Finalement, nous concluons avec une réflexion théorique qui va dans le sens des récentes propositions faites par Deveaux (2006) sur la problématique des minorités internes et les voies possibles d’articulation entre les droits individuels et les droits collectifs.

1. Du discours assimilationniste à celui du multiculturalisme

1.1. Le discours et les politiques indigénistes avant 1970

Dans le Mexique postrévolutionnaire, les élites du pays percevaient l’hétérogénéité ethnique et la population autochtone comme un obstacle à la conformation de la nation mexicaine. C’est dans ce contexte qu’est mis de l’avant un nationalisme intégrationniste cherchant une homogénéité nationale à travers le métissage et l’unification linguistique, culturelle et économique. En effet, l’État a présenté le métissage comme symbole de la « mexicanité », soit la « rencontre » entre les colonisateurs européens et les autochtones vivant sur le territoire (Hernández, 2003 ; De la Peña, 2006). Ce faisant l’État remplit deux fonctions : d’une part, il impose le mythe d’une origine commune entre des groupes antagoniques et d’autre part, il devient un outil « d’intégration » des populations autochtones (Gutiérrez, 2001). Mais, en tant que symbole fondateur de l’identité mexicaine, le métissage a plutôt été déployé dans une négation des autochtones par l’État qui vise à poser le métis comme seul porteur de la « mexicanité ». Sous la façade d’un mélange inclusif de deux origines diverses, le métissage traduit plutôt un idéal assimilationniste des populations autochtones (De la Peña, 2006 ; Blackwell, 2007).

C’est sur ces bases que l’État mexicain a développé sa politique indigéniste[2] à partir des années 1920 puis l’a renforcée après la création en 1948 de l’Institut national indigéniste (INI). L’indigénisme visait : 1) l’uniformisation linguistique et culturelle par la mise sur pied d’un système scolaire unilingue ; 2) une citoyenneté basée sur les droits individuels cherchant la dissolution des systèmes socioculturels et politiques traditionnels des communautés autochtones[3], en encourageant notamment la participation dans les organisations sectorielles du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) ; et finalement 3) une réforme agraire et la création de programmes de crédit agricole (Sánchez, 1999). Par ces différents moyens, l’État cherchait une assimilation des autochtones pour favoriser la « modernisation » économique et sociale du pays à travers l’acculturation ou la mexicanisation des peuples autochtones (De la Peña, 2006).

1.2. Contexte politique d’émergence du mouvement autochtone

Dans les années 1970 émerge une critique importante de cette politique indigéniste avec la naissance du mouvement paysan et autochtone sur l’arène nationale. Dans un premier temps, les paysans et les autochtones se mobilisent contre les politiques agraires des années 1940-1970 qui sont caractérisées par la privatisation des terres, la production extensive pour l’exportation et la transformation de terres cultivables pour la grande production bovine. Par la suite, la crise économique ainsi que les pressions internationales amènent l’implantation des programmes d’ajustement structurel et la désintégration de l’État-providence, ce qui approfondit la crise économique et sociale et intensifie la réaction au système politique et aux politiques néolibérales (Sieder, 2002).

C’est en réaction aux effets de ces politiques favorisant la bourgeoisie agricole et agro-industrielle que les paysans et les autochtones se mobilisent et créent des organisations paysannes autonomes face à la structure corporatiste établie par le PRI (Sánchez, 1999 ; Sieder, 2002[4]). Au début ces organisations priorisent surtout l’identité paysanne et la lutte agraire sur l’identité autochtone et les demandes culturelles. Toutefois, après le Congrès autochtone de 1974 organisé à San Cristobal de Las Casas, surgit un discours caractérisé par une critique de la discrimination et la demande de reconnaissance des cultures, langues et formes d’organisation sociale des autochtones (Beaucage, 1996 ; Leyva Solano, 2005). Des organisations avec une identité clairement autochtone émergent alors dans les années 1980, comme c’est le cas de l’Assemblée des autorités mixes de Oaxaca en 1984. En effet, tout au long de cette décennie, les revendications identitaires et culturelles sont intégrées dans le discours du mouvement paysan et autochtone. À ce moment, le mouvement demande la reconnaissance de la composition multiethnique du Mexique, la révision de la politique indigéniste et l’établissement d’une véritable éducation bilingue et biculturelle (Beaucage, 1996)[5]. Ces deux types de demandes, tant économiques (paysannes) que socioculturelles (autochtones) se consolident dans le discours du mouvement autochtone à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Ce sont les mobilisations de cette décennie qui positionnent le mouvement autochtone comme un acteur central de la scène politique mexicaine. D’une part, de nombreux groupes autochtones à travers le continent se mobilisent pour souligner en 1992 les 500 ans de la Résistance autochtone noire et populaire[6]. D’autre part, l’émergence du mouvement zapatiste en 1994 a un impact majeur pour la visibilisation et la consolidation du mouvement autochtone à l’échelle nationale.[7]

1.3. Le nouveau discours multiculturel

L’importante mobilisation du mouvement autochtone ainsi que la contestation grandissante du nationalisme intégrationniste et la crise de légitimité politique qui se vit à l’intérieur du PRI[8] sont des éléments qui peuvent expliquer le changement de discours de l’État. En 1992, l’État modifie l’article 4 de la Constitution afin d’y inscrire la reconnaissance de la composition multiculturelle de la nation mexicaine et ses peuples autochtones (Forbis, 2003 ; Zárate, 2007). Toutefois, cette reconnaissance est limitée à plusieurs égards.

Premièrement, elle reconnaît seulement la diversité culturelle et non pas ethnique et, par le fait même, exclut la possibilité d’une reconnaissance politique et juridique[9]. Deuxièmement, cette reconnaissance culturelle est mise de l’avant en même temps qu’une libéralisation de l’économie mexicaine, à travers différentes réformes constitutionnelles dans le cadre des négociations entourant l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Ces réformes, et tout particulièrement celle de l’article 27, en 1992, qui modifie la structure agraire en libéralisant les terres et en mettant fin à la propriété collective de la terre (Nadal, 2001)[10], représentent un recul important pour les paysans et les peuples autochtones. Alors, bien que l’on assiste à la fin d’un discours assimilationniste, le projet d’intégration des autochtones à l’économie nationale n’est pas quant à lui abandonné, au contraire. Comme le soutient Burguete Cal y Mayor (2008), cette libéralisation cherche plutôt l’intégration des territoires, des ressources et savoirs des peuples autochtones au marché.

Dans ce contexte, au moment même de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA en 1994, fait surface le mouvement zapatiste avec l’insurrection de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) portant des demandes économiques, culturelles, politiques et sociales. Ce soulèvement met en évidence les limites de la reconnaissance des droits culturels de 1992 et s’oppose aux politiques néolibérales. Tout en appelant à une mobilisation contre le néolibéralisme, le mouvement met de l’avant des demandes de reconnaissance principalement à travers la revendication de la dignité des peuples autochtones. Le soulèvement de l’EZLN, en révélant un état de crise sociale, appelle à une reconnaissance des autochtones comme sujets politiques, mais aussi à la fin des oppressions et discriminations sociales et économiques auxquelles ils font face. Ce mouvement autochtone joue pour la première fois dans l’histoire du pays un rôle de premier plan sur la scène politique. C’est dans ce contexte que la demande d’autodétermination et d’autonomie devient centrale dans le mouvement autochtone et c’est à travers celle-ci que s’établit la négociation entre l’État et les peuples autochtones tout au long des années 1990.

2. le processus de négociation des demandes d’autonomie

2.1. Des Accords de San Andrés à la loi de 2001

Après une courte période d’insurrection armée de l’EZLN, suivie d’une forte répression militaire, des négociations ont été entamées avec l’État mexicain et ont abouti aux Accords de San Andrés, signés en février 1996. Allant dans le sens de la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT)[11], les Accords sont historiques car ils reconnaissent le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, ce qui implique la reconnaissance de l’exercice de leurs droits collectifs (politiques, sociaux, économiques et culturels) et le besoin d’apporter des changements législatifs afin de concrétiser cette reconnaissance (Nadal, 2005). Toutefois, quelques mois après la signature des Accords le gouvernement s’est empressé de les rejeter.

Face à la rupture du dialogue, le Congrès mexicain crée la Commission de concorde et de pacification (Cocopa), commission multipartite qui présente une initiative de loi sur la base des Accords, cherchant à éliminer certains points de tension entre les deux partis. Bien que favorablement accueillie par l’EZLN, le gouvernement Zedillo s’y oppose et en fait une contre-proposition qui ne correspond plus aux aspects centraux des Accords et met encore une fois fin au dialogue (Nadal, 2005). Peu après l’élection présidentielle de Vicente Fox, celui-ci fait adopter la Ley Indígena, excluant les aspects les plus importants qui figuraient dans les Accords (Sariego Rodríguez, 2005). Pour cette raison, cette loi est « qualifiée par les organisations indiennes et le mouvement zapatiste de véritable contre-réforme par rapport à l’esprit des Accords de San Andrés » (Sánchez Néstor, 2005 : 54).

2.2. Limites de la nouvelle loi sur l’autonomie des peuples autochtones

C’est particulièrement sur la question de l’autonomie ainsi que sur les droits liés au territoire que la réforme de 2001 s’éloigne considérablement de la Convention 169 de l’OIT ainsi que des Accords de San Andrés (Sieder, 2002). Tel que le stipule cette convention, c’est à travers les différents régimes d’autonomie que l’autodétermination des peuples autochtones peut être matérialisée. Notamment à travers la reconnaissance des droits collectifs, des droits au territoire et de la reconnaissance des structures et compétences politico-administratives traditionnelles des communautés (Sieder, 2002 : 3). Toutefois, la loi de 2001 restreint la portée du principe d’autodétermination de différentes manières, entre autres car elle ne garantit pas les bases matérielles pour assurer aux peuples un contrôle sur leur développement économique, social et politique (Sariego Rodríguez, 2005). Aussi, la loi de 2001 ne fait aucune référence à la création d’un nouveau cadre normatif qui est pourtant vue comme une condition pour la reconnaissance de l’autonomie par les Accords ainsi que la Convention 169. Au contraire, il y est clairement mentionné que l’autonomie sera reconnue sous le cadre constitutionnel actuel, dans le respect de l’unité nationale. De plus, si en principe ces changements devaient se faire sur le plan de la Constitution fédérale, la responsabilité d’établir les formes spécifiques de reconnaissance de l’autonomie serait transférée aux Constitutions des États du Mexique à travers l’article 2. L’argument est utilisé afin de refuser la reconnaissance de l’autonomie comme une menace potentielle pour l’unité nationale. Toutefois, la question de la menace à l’unité nationale ne se pose pas légalement. Comme le spécifie Sieder (2002), selon la Convention 169 de l’OIT, les peuples autochtones ont droit à une autodétermination interne (contrairement à l’externe donnant droit à un État), qui se traduit notamment par différentes formes d’autonomie au sein même des États[12].

Un autre aspect qui limite la reconnaissance des droits des peuples autochtones est la terminologie adoptée dans la Réforme de 2001, qui vide de son sens plusieurs droits établis par les instruments internationaux. Si la Convention 169 de l’OIT tout comme la proposition de loi Cocopa définissent clairement les notions de peuples et de territoire, la réforme se réfère aux « communautés autochtones » au lieu de « peuples autochtones » et aux « endroits habités par les communautés » au lieu de « territoires autochtones ». Ceci réduit considérablement la portée des droits reconnus car ils sont restreints à une sphère locale et communautaire. De plus, les communautés sont considérées comme des entités d’« intérêt » public et non pas de « droit » public (Sariego Rodríguez, 2005). En effet, les droits collectifs sont seulement reconnus sur le plan municipal (Article 2 et 115), et non pas à l’échelle régionale[13].

Les différences entre les termes des Accords de San Andrés et la Ley Indígena de 2001 rendent visibles les limites de la reconnaissance par l’État mexicain des droits des peuples autochtones. Si la loi de 2001 reconnaît les droits culturels des peuples autochtones, la reconnaissance des droits politiques, sociaux et économiques, demeure quant à elle nettement plus limitée. Comme le soutient De la Peña (2006), il semblerait que les droits culturels soient acceptables tant et aussi longtemps qu’ils n’impliquent pas une pleine reconnaissance des droits collectifs dans d’autres sphères.

Les réformes législatives opérées dans cette décennie correspondent à ce que Fraser identifie comme un multiculturalisme officiel, qui implique seulement des remèdes correctifs et non pas transformateurs. La reconnaissance sur le plan culturel est un remède correctif car elle : « se propose de mettre fin au non-respect en revalorisant des identités collectives injustement dévalorisées, laissant intacts à la fois le contenu de ces identités et le système de différenciation identitaire sur lequel elles reposent » (Fraser, 2005 : 31). Sur le plan économique (redistribution), les remèdes correctifs se traduisent par des mesures palliatives qui n’affectent pas la structure économique. Dans le cas du multiculturalisme officiel, « les politiques correctives de redistribution de l’État-providence libéral semblent compatibles avec les politiques correctives de la reconnaissance [car] toutes deux tendent à favoriser la différenciation sociale » (ibid. : 36). C’est dans cette perspective que se situe le multiculturalisme mexicain.

La stratégie gouvernementale a consisté en l’adoption d’une politique de reconnaissance limitée qui exclut les changements nécessaires pour rendre possible une redistribution économique (reconnaissance du territoire et de l’accès aux ressources naturelles, participation des peuples dans l’élaboration des projets de développement). Ainsi, la reconnaissance qu’implique la Ley Indígena de 2001 est partielle puisque demeurant non accompagnée d’une politique de redistribution qui se traduirait entre autres par une référence aux concepts tels que reconnus dans la législation internationale (peuples, territoire) et des lois réglementaires à l’échelle nationale pour matérialiser cette reconnaissance de droits. Ce qui nous amène à conclure que le discours multiculturaliste de l’État mexicain est bien loin de ce qui signifierait pour les peuples autochtones une reconnaissance réelle (De la Peña, 2006). Plus encore, si le processus de négociation des années 1990 représentait une possibilité de marquer une rupture avec les politiques antérieures et de redéfinir les relations entre l’État et les peuples autochtones, la Réforme de 2001 au Mexique s’inscrit plutôt en continuité des politiques assimiliationistes. En effet, bon nombre d’auteurs s’entendent pour dire que le nouveau discours multiculturel du Mexique est une reformulation de sa politique indigéniste et représente une reformulation des mécanismes de contrôle et de cooptation par l’État (Hernández et Ortiz, 1996 ; Sieder, 2002).

Dans ce contexte, pour comprendre l’impact concret de la Ley Indígena il est nécessaire de porter attention aux changements législatifs qui seront apportés par les différents États de la république mexicaine. Ce qui nous oblige à passer a un niveau d’analyse plus local. C’est justement à ce niveau que l’on peut constater quelle forme prend l’autonomie pour les peuples autochtones. C’est entre autres par des études sur l’inter-légalité que des recherches actuelles sont menées pour voir les impacts de la reconnaissance, bien que limitée, de certaines formes d’autorité politique et juridique des communautés autochtones (Speed et al., 2009). À ce niveau, on retrouve la tension entre droits collectifs et individuels, droits qui doivent être négociés au quotidien dans ces communautés, et qui ont constitué un enjeu important lors de la négociation entre l’État et les peuples autochtones. Cette négociation à l’échelle locale a rendu visible l’émergence de différentes perspectives cherchant une manière d’articuler les deux systèmes de droit. Parmi ces perspectives, on trouve celle des femmes autochtones, qui articulent dans leur discours des demandes collectives sur les droits autochtones mais aussi des demandes de genre basées sur les droits des femmes.

3. L’enjeu des droits collectifs et droits individuels

La tension autour de la demande des droits collectifs face aux droits individuels est un thème des plus controversés quant aux demandes des peuples autochtones. Un des enjeux majeurs de ce débat au Mexique a été la tension entre le respect des droits des femmes et les droits collectifs des peuples autochtones. Ceci nous ramène aux discussions en théorie politique sur le multiculturalisme et les implications de la reconnaissance des droits des groupes sur les droits individuels. En d’autres mots, ce qui est en jeu est la question des « minorités internes » ou des « minorités au sein des minorités » (Eisenberg et Spinner-Halev, 2005).

En effet, pour bon nombre de penseurs libéraux, la reconnaissance multiculturelle soulève le problème des limites de la reconnaissance des droits des minorités culturelles afin d’assurer le respect des « minorités internes » de ces groupes. Ce qui implique par exemple de restreindre les droits collectifs qui limitent la liberté et le plein exercice des droits de certains membres internes, comme les femmes. Dans cette perspective, nous trouvons une bonne part des penseurs du multiculturalisme qui cherchent la reconnaissance de la diversité et de certains droits de groupes culturels dans les limites d’une approche libérale des droits, comme dans les travaux de Will Kymlicka ou Susan Moller Okin. Aussi, dans cette perspective, on retrouve les travaux de ceux qui se penchent sur les approches délibératives dans la représentation des différences et en ce cas des groupes culturels, comme c’est le cas de Charles Taylor ou Iris Marion Young. La question de comment délimiter la portée de la reconnaissance des droits culturels a fait place à bon nombre de critiques. Dans cette perspective, on trouve des auteurs qui insistent sur une reconnaissance des droits collectifs qui laisse entre les mains des groupes culturels l’arrangement interne des différences, comme le soutiennent Spinner-Halev (2005) ainsi que généralement le mouvement autochtone sur la scène nationale et internationale. D’autres argumentent que les droits individuels ne peuvent être pleinement exercés sans la reconnaissance des droits collectifs ayant été historiquement niés à certains groupes et qui les affectent tant collectivement qu’individuellement (Stavenhagen, 2002 ; Sieder, 2002). Dans cette voie, les défenseurs des droits autochtones soutiennent que les droits individuels peuvent être difficilement accessibles pour ceux qui sont systématiquement exclus et discriminés par le système social (Stavenhagen, 2002[14]).

Cette distinction des approches est bien entendue simplificatrice car il existe différentes perspectives pour aborder la tension entre droits individuels et droits collectifs. Ces débats sont toutefois trop vastes et dépassent les objectifs de cet article. Ce qui nous intéresse ici ce sont plutôt les perspectives qui se proposent de dépasser la dichotomie qui traverse ces débats théoriques, à savoir quels droits ont préséance sur les autres (individuels ou collectifs). Nous croyons à l’instar de Deveaux (2006) qu’un des principaux problèmes des différentes perspectives théoriques sur la question (approches libérales ou délibératives) est la non-prise en considération de la contestation au sein même des groupes en question. Au centre de l’approche de Deveaux se trouve l’importance d’analyser la tension entre droits de groupes et individuels à partir des débats internes à ces groupes pour mieux comprendre comment les « minorités internes » contestent les normes et pratiques qu’elles jugent comme portant atteinte à leurs droits spécifiques.

Deveaux (2006) reprend les bases des approches délibératives comme point de départ pour négocier les tensions entre les droits de groupes et les droits des femmes. Toutefois, elle se distancie de ces approches en proposant d’analyser la contestation par les minorités internes (comme les femmes au sein de groupes minoritaires ethniques) à travers les moyens formels et informels de cette participation, par exemple sur le plan culturel et aussi dans la sphère privée. Aussi, elle insiste sur le besoin de voir cette contestation comme fondamentalement politique et contextuelle.

L’approche théorique de Deveaux (2006) rejoint les positions d’auteures comme Speed, Blackwell, Hernández Castillo, Sieder, Sierra, Ramirez, Macleod, et Herrera (2009). Ces dernières se penchent sur les différentes situations où les femmes négocient leurs droits, notamment dans les espaces d’inter-légalité où le droit coutumier et le droit positif se superposent[15]. Ces pratiques nous invitent à considérer la complexité des tensions que soulèvent les droits collectifs face aux droits individuels tels que perçus et débattus par les minorités internes des groupes porteurs de ces demandes face à l’État.

3.1. Le genre dans le débat sur les droits individuels et les droits collectifs au Mexique

Le thème des droits humains et, plus particulièrement, des droits des femmes a été central dans le débat sur les droits individuels et collectifs au Mexique[16]. En effet, la question des us et coutumes devint vite un terrain de bataille où l’État cherchait à délégitimer les demandes d’autonomie des peuples autochtones, sous prétexte que ces dernières mettent en danger les droits des femmes. L’argument mis de l’avant par l’État reposait sur l’idée que les traditions des communautés autochtones sont patriarcales et que leur concéder l’autonomie contribuerait à perpétuer l’oppression des femmes (Forbis, 2003). Ce faisant, l’État inscrit une opposition entre tradition (us et coutumes) et modernité (droit positif et droits humains) (Blackwell, 2007). Cette instrumentalisation des droits des femmes cherche à délégitimer les droits collectifs des peuples autochtones, d’une part en posant la tradition comme nécessairement incompatible avec le respect des droits humains et d’autre part en assumant que ces droits sont garantis par le système de droit de l’État (Sierra, 2004a).

Il semble opportun de se demander pourquoi la discrimination historique des droits individuels des femmes, et plus encore des femmes autochtones, n’avait pas constitué avant ces débats une problématique publique majeure. Par exemple, l’analyse de Stephen (1997) sur l’accès à la terre par les femmes autochtones illustre comment les réformes législatives de 1992 sur l’agriculture leur nuisent tout particulièrement. Ces réformes mettent fin à la propriété familiale de la terre, garantie par l’ejido et ouvrent la possibilité de vendre les terres. Ceci vulnérabilise les femmes car elles n’ont plus un accès garanti à la terre et les règles internes des ejidos posent des obstacles majeurs au pouvoir décisionnel des femmes en restreignant leur participation aux assemblées auxquelles seul le propriétaire « officiel » participe. Cet aspect est dénoncé par une des femmes rencontrées, membre d’un groupe travaillant pour l’autonomie et la défense des ressources des communautés autochtones, qui dit : « parmi toutes les injustices et violences que l’on vit, les femmes, nous n’avons pas accès à la terre ni des droits sur celle-ci, que ce soit dans notre culture ou dans ledit droit positif car ces droits ne nous sont pas reconnus ni dans la réforme ni dans les lois agraires » (Entrevue avec Silvia, 2011). La récente préoccupation de l’État de garantir les droits individuels des femmes autochtones paraît plutôt instrumentale étant donné que cet enjeu était tout simplement absent dans les réformes néolibérales précédentes.

Aussi, les problèmes auxquels font face les femmes autochtones dans l’accès à la justice dans le droit positif sont nombreux et rendent compte que ce système ne garantit pas nécessairement leurs droits. En effet, lorsque les femmes autochtones choisissent de porter leurs plaintes dans le système de droit positif, elles confrontent des obstacles importants et la négociation de leurs droits est plus limitée en raison de plusieurs facteurs. Dans cette perspective, Sierra (2007) explique que, dans les cours municipales de droit positif, des juges ont parfois justifié la violence sur la base que les autochtones vivent dans la promiscuité et qu’en raison de cela, les femmes et les hommes manquent à leurs devoirs et responsabilités. De plus, Flora Gutiérrez, avocate d’un groupe qui fait de l’accompagnement juridique pour les femmes qui vivent de la violence, a rapporté quelques problèmes rencontrés par les femmes dans leur processus de plainte dans les instances officielles de l’État, dont, entre autres : le manque de « sensibilité et capacité » pour répondre aux femmes ; le refus des plaintes lorsque les femmes n’ont pas d’identification officielle ; la mise en question des décisions des femmes de porter plainte (Cimacnoticias, 2006). Si ces obstacles ne sont pas uniquement le lot des femmes autochtones, ces dernières font face à une discrimination sur la base du genre mais aussi sur le fait d’être autochtones. Les femmes autochtones sont structurellement désavantagées dans l’accès à la justice, comme le démontrent les abus commis par des représentants légaux sur des femmes autochtones documentées par Sierra (2004a, 2007[17]).

La position du mouvement autochtone sur la relation entre droits collectifs et droits individuels est quant à elle plus complexe étant donné les différentes interprétations des droits collectifs. En effet, dans le mouvement, on trouve des positions différentes entre les plus conservateurs cherchant la protection et la perpétuation des traditions et coutumes qu’ils considèrent millénaires, et ceux qui considèrent que celles-ci évoluent historiquement et contextuellement, autorisant ainsi une intégration des droits des femmes dans leurs pratiques internes. C’est donc chez ceux qui conçoivent les traditions et la culture comme une donnée statique qu’on retrouve une forte résistance à reconnaître les droits humains et en particulier les droits des femmes, car perçus comme une imposition externe du système occidental (Sierra, 2004a[18]).

Aura Cumes (2009) a notamment identifié quatre formes que prennent les critiques de certains hommes autochtones à l’égard de l’utilisation par les femmes autochtones des demandes de genre et féministes, dont deux de celles-ci correspondent à ce que les femmes rencontrées rapportent[19]. Premièrement, le genre et le féminisme sont considérés comme occidentaux. Comme le raconte Edita, membre d’un groupe de femmes autochtones travaillant sur les droits des femmes dans les communautés autochtones, les hommes des communautés où elle a fait des ateliers dans une perspective de genre lui ont dit : « les droits humains viennent de l’extérieur, le féminisme vient de l’extérieur et tout ce qui a rapport au genre vient de l’extérieur, et ici nous ne voulons rien qui vienne de l’extérieur car pour nous la chose principale sont les us et coutumes » (entrevue avec Edita, 2011). À cette perspective du genre comme quelque chose d’externe, les hommes proposent plutôt les concepts de complémentarité et dualité. Comme le rapporte une autre femme, membre de l’Assemblée des femmes autochtones de Oaxaca (AMIO) : « certains compagnons, qui sont des leaders autochtones, ont utilisé le terme de complémentarité et je crois qu’ils le préfèrent au genre, mais ils ne le mettent pas en pratique, ils restent dans le discours » (entrevue avec Carolina, 2011). Deuxièmement, le genre et le féminisme sont critiqués car ils mettent en danger le tissu social communautaire qui est présenté comme harmonique. Flora rapporte notamment que l’un de ses compagnons lui a dit : « si tu introduis la question de genre dans les communautés autochtones, tu vas les déstabiliser et tu transgresses la culture autochtone. » Comme le rappelle Cumes (2009), les femmes tout comme les hommes autochtones ont des positions divergentes sur ces questions. Sur ce point, les femmes reconnaissent qu’elles ont des alliés au sein du mouvement même s’ils ne sont pas majoritaires : « je ne dis pas qu’il n’y a pas de compagnons solidaires avec le thème des droits des femmes autochtones mais ils sont peu nombreux » (entrevues avec Flora, 2011).

Il appert donc que les deux positions soutenues par l’État et le mouvement autochtone posent comme incompatibles les droits individuels et les droits collectifs. Mais, si ces deux positions divergent quant à leurs conclusions, elles ont tendance à exclure la voix des femmes autochtones et à parler en leur nom sous prétexte de protéger leurs intérêts d’une part ou de protéger l’harmonie interne des communautés d’autre part. Comme le soutiennent Hernández et Garza, ces « deux formes d’impartition de la justice partagent certaines prémisses de base sur la position de la femme à l’intérieur de la communauté et de la société » (traduction, 1994 : 217). Ces prémisses se traduisent par exemple dans les idées véhiculées de part et d’autre sur le besoin de protéger l’unité familiale avant tout et renvoient les problèmes (généralement de violence domestique) à un manquement aux rôles de genre. Par exemple, dans le cas du système de droit autochtone, la résolution de conflits dans des cas de violence se fait surtout par la conciliation des partis à travers notamment le renforcement des responsabilités et rôles de genre selon les normes de la communauté (Sierra, 2007). Cette auteure observe que dans le système de droit positif on retrouve aussi une tendance similaire lorsque les autorités concernées minimisent les accusations d’abus pour chercher une conciliation entre les partis. Dans ces deux systèmes de droit, les femmes qui présentent des dénonciations de violence se font souvent conseiller de mieux remplir leurs rôles de genre pour résoudre les conflits.

Tenant compte des obstacles que rencontrent les femmes dans les deux systèmes de justice, on constate qu’il est nécessaire de considérer la position des femmes autochtones sur cette question pour comprendre les stratégies que celles-ci utilisent pour faire reconnaître leurs droits. L’analyse de cette tension à la lumière des propositions des femmes autochtones peut apporter des éléments intéressants de réflexion sur cette problématique. Ceci afin de mieux comprendre comment les femmes autochtones abordent cette tension entre droits collectifs et individuels et comment elles font une articulation entre ces deux systèmes de droit tout en ayant recours au discours des droits des femmes pour faire valoir leurs demandes particulières.

3.2. Les demandes des femmes autochtones

La participation des femmes autochtones aux débats sur l’autonomie, par exemple lors des Dialogues de San Andrés, a amené celles-ci à s’organiser et à développer des propositions spécifiques concernant le genre en rapport avec la question de l’autonomie[20]. Ceci a été le cas lors des rencontres des femmes de l’Assemblée nationale autochtone plurielle pour l’autonomie (ANIPA) ainsi que des femmes du Congrès national autochtone (CNI). Également, à partir de 1997, la Coordination nationale des femmes autochtones (CONAMI) devient l’instance de coordination et de représentation d’une importante partie des groupes de femmes autochtones sur le plan national. Le point de vue des femmes autochtones sur ces débats est intéressant puisqu’il présente les demandes d’autonomie dans une perspective de genre[21]. La compréhension de l’autonomie telle que formulée par les femmes autochtones doit être entrevue comme une demande intégrale qui porte sur les différentes dimensions, tant collectives qu’individuelles, de la vie politique, économique, sociale, culturelle et juridique des femmes. Ce qui a comme conséquence une redéfinition du rôle que jouent les femmes sur différents plans (familial, communautaire, national), et donc dans les rapports de genre, ainsi que dans les relations entre les peuples autochtones et l’État. C’est à travers des demandes bien spécifiques sur l’autonomie et une mobilisation de plus en plus importante des femmes autochtones que celles-ci mettent de l’avant leurs critiques et consolident une vision qui leur est propre. Par cette relecture, les femmes autochtones contestent la dichotomie exposée par l’indigénisme et certains courants dans le mouvement autochtone selon laquelle il y aurait uniquement deux options : rester dans la tradition ou changer à travers la modernité (Forbis, 2003).

Au centre du discours du mouvement des femmes autochtone, on trouve la revendication de pouvoir décider quelles sont les coutumes qu’elles considèrent bonnes ou mauvaises, en d’autres termes, qui respectent ou non les droits des femmes. Cette revendication s’appuie amplement sur l’intégration par les femmes autochtones d’un discours de droits humains tout en l’articulant aux droits collectifs d’autonomie. Ce discours représente donc une position critique qui émerge de l’intérieur du mouvement autochtone et qui est particulièrement adressée à la définition des us et coutumes[22].

Tout d’abord, la revendication de droits spécifiques amène les femmes à questionner certaines traditions autochtones et, par le fait même, ouvre la porte à une critique des visions statiques de la culture : « Nous savons quelles sont les pratiques et coutumes qui sont bonnes et celles qui ne le sont pas » (discours de la commandante Esther devant le Congrès de l’Union à Mexico, 2001)[23]. Lorsqu’elles affirment la possibilité de refuser les traditions qui ne respectent pas les droits des femmes, on perçoit un refus de considérer la culture comme une donnée statique et donc la possibilité de la reformuler. Dans cette perspective les femmes mettent de l’avant différentes stratégies pour effectuer des changements en ce qui a trait aux us et coutumes. Ceci peut prendre la forme de campagnes d’information et de sensibilisation comme un projet de radio de l’organisation Mujeres organizadas Yubani qui a diffusé des capsules radio pour dénoncer que « les communautés où il existe de la violence ne sont pas des communautés de bons us et coutumes » (entrevue avec Edita, 2011). Ce projet est motivé par la nécessité de délégitimer la violence envers les femmes sous prétexte que cela fait partie des coutumes : « les us et coutumes et la violence sont confondus et la violence, ce n’est pas des us et coutumes, il faut donc les séparer mais la question est de savoir comment les séparer si c’est quelque chose [la violence] qui continue d’être considérée, comme une coutume et qu’en plus n’est pas remise en question, n’est pas punie et est permise » (ibid.).

Ensuite, pour effectuer cette distinction entre mauvaises et bonnes coutumes, les femmes ont recours au discours des droits humains, particulièrement des droits des femmes ainsi qu’au genre comme catégorie d’analyse. Premièrement, les femmes autochtones se mobilisent de plus en plus dans des groupes de défense des droits humains et droits des femmes autochtones, comme c’est le cas de groupes tels que Ixmucane A.C. (formation, conseil juridique et promotion de l’égalité), Centro Integral Jurídico Pro Derechos A.C (l’accompagnement juridique pour les femmes en situation de violence), Centro por los Derechos de la Mujer Nääxwiin (défense et promotions des droits des femmes autochtones). Un autre exemple est le Comité des femmes au sein de la Coordination régionale des autorités communautaires de Guerrero (CRAC). La CRAC est un système d’impartition de justice communautaire créé en 1995 par des communautés de la Montagne et la Côte de l’État de Guerrero où la création du groupe des femmes de la CRAC a permis que des femmes soient élues pour impartir justice et agir en tant que conseillères (entrevue avec Felicitas, 2011). Les femmes de ces organisations que nous avons eu l’occasion de rencontrer se réfèrent au droit des femmes tel qu’entendu dans les instruments internationaux comme la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) mais en le mettant constamment en relation avec les droits collectifs référés dans la Convention 169 de l’OIT.

Dans ces espaces, les femmes intègrent le discours sur les droits individuels mais avec une préoccupation constante de les articuler aux droits autochtones (entrevue avec Elvira, 2011). Il est important de ne pas perdre de vue que les femmes autochtones revendiquent leurs droits au sein du mouvement autochtone et que leur identité collective pose comme inséparables l’identification ethnique et l’identification de genre (Hernández Castillo 2001). Cette préoccupation d’articuler les deux types de droit peut être comprise du fait que c’est tout d’abord dans les communautés régies par des us et coutumes que les femmes négocient les situations de conflit mais aussi parce que les femmes revendiquent le droit d’exercer les droits collectifs garantis par le droit à l’autonomie. Ce qui rejoint l’opinion d’un membre de l’un de ces centres qui dit : « il y a des choses qui sont incorrectes dans le système des us et coutumes, que l’on doit changer, mais cela à partir de notre réalité, non pas depuis l’extérieur » (entrevue avec Flora, 2011). L’intégration des droits individuels implique, compte tenu des résistances exposées plus haut, que les femmes doivent établir clairement ce qu’elles entendent par droits individuels et collectifs afin de justifier leur articulation. Cet enjeu est exposé par Flora :

Je perçois les droits individuels comme ceux qui ont à voir avec les droits en tant que personnes, comme femme, comme homme, comme individu qui doit être important et cette dimension doit prévaloir pour la coexistence harmonieuse interne. Les droits collectifs ont à voir avec l’ensemble des hommes et des femmes vers l’extérieur, envers celui qui veut porter atteinte à la communauté, la terre, le territoire, les ressources naturelles. Mais parfois on pense que les droits individuels et les droits collectifs sont en opposition. Ce n’est pas ainsi. Et cette confusion erronée a généré qu’on n’avance pas sur la question des droits des femmes.

entrevue avec Flora, 2011

Dans cette compréhension des droits individuels et collectifs, nous pouvons observer que les droits des femmes ne s’opposent pas aux droits collectifs. Ce qui rejoint ce que dit Sofía, membre d’une organisation autochtone mixte, à ce sujet : « Je ne pense pas qu’ils [droits individuels et droits collectifs] s’opposent tant que ça, plutôt tant les hommes que les femmes devons savoir que nous avons les mêmes droits » (entrevue avec Sofía, 2011).

L’intégration des droits des femmes comme un enjeu pour repenser les relations internes à la communauté implique le recours au genre comme catégorie d’analyse : « nous devons faire une analyse de genre, se demander pourquoi les choses sont comme elles le sont, comprendre la situation, pourquoi les femmes ne sont pas dans le sistema de cargos[24], pourquoi nous sommes plus à la maison, pourquoi nous éduquons différemment nos enfants » (ibid.). C’est à travers la confrontation et le questionnement des rôles de genre dans les différents espaces de participation que les femmes négocient à l’interne leurs droits individuels. Ce qui implique, par exemple, de confronter les normes et traditions sur la base des rôles de genre lorsque les femmes font appel aux tribunaux de paix de leurs communautés (tribunaux locaux de résolution de conflits) pour faire valoir leurs droits[25].

Comme le soutient Sierra (2007), bien que les femmes privilégient le système de droit autochtone comme espace de résolution des conflits, elles font appel au système de droit positif quand elles ne trouvent pas une issue sur le plan local. À l’égard des autres espaces de participation, ces tribunaux ne sont pas exempts de relations de pouvoir. Ce qui implique qu’une négociation n’est pas toujours simple ou possible. Toutefois, la plus grande participation des femmes dans ces espaces ainsi que l’intégration du discours des droits des femmes amèneront probablement des changements sur le plan des relations de genre. Cette situation explique qu’elles choisissent davantage de se mobiliser au sein d’espaces autonomes locaux, reconnus ou non par l’État, pour négocier leurs droits spécifiques en relation aux droits collectifs.

Comme le soulève Stephen (1997) pour le cas de l’accès à la terre, c’est à travers la participation des femmes dans les systèmes de droit local (comme les Juntas de Buen Gobierno dans les zones zapatistes ou la Police communautaire dans l’État de Guerrero) que les droits individuels et collectifs sont intégrés : « les communautés au Chiapas offrent de nouveaux modèles de genre pour créer une plus grande flexibilité dans le droit autochtone sur le plan local et dans les structures de gouvernance qui peuvent donner aux femmes autochtones des droits sur la terre plus complets que ceux accordés par la législation actuelle sur le plan national »(Stephen, 1997 : 96). C’est notamment le cas dans la façon dont les communautés zapatistes, avec une participation active des femmes, ont mis en pratique un système hybride de droit sur la terre qui intègre des éléments de l’ejido avec la loi révolutionnaire agraire de l’EZLN. Cette dernière incorpore la production collective et reconnaît les droits des femmes à la terre et, en ce sens, « ce système de droit peut être vu à la fois comme une reformulation du système de droit autochtone et comme un système légal populaire émergent qui est lié au droit national (à travers le système des ejidos) » (Stephen, 2007 : 101). Dans cette perspective, l’autonomie comme droit collectif, tel que formulé dans les Accords de San Andrés, constitue un espace de négociation entre droits collectifs et droits individuels si l’on accepte que le droit coutumier est, tout comme le droit positif, en constante redéfinition.

Le fait que les femmes autochtones aient recours aux deux systèmes de droit, tant dans le discours que dans la pratique, peut signifier qu’une utilisation stratégique et conjoncturelle s’applique dépendamment des cas et des situations auxquelles elles font face. La mobilisation des femmes autochtones à travers différents groupes travaillant pour la défense de leurs droits les amène à négocier directement leurs droits dans les communautés autochtones et aussi dans les organisations mixtes auxquelles elles participent. Dans cet effort elles rencontrent de la résistance à traiter du thème des droits des femmes : « La grande majorité ne veut pas que l’on aborde ce sujet, et passe sous silence la violence que vivent les femmes dans les communautés » (entrevue avec Flora, 2011). Face à la difficulté d’aborder la question des droits individuels, les femmes font preuve de différentes stratégies. Ceci peut expliquer pourquoi les femmes circulent entre ces différents systèmes lorsqu’elles rencontrent des obstacles à leurs demandes.

Or, à travers l’utilisation du discours des droits des femmes et du genre, ainsi qu’une plus grande mobilisation, les femmes prennent position dans le débat sur les droits en revendiquant la liberté de définir les pratiques internes. Ce faisant, elles confrontent les résistances au sein même des communautés autochtones mais aussi, à l’externe, face à l’État qui les voit comme des sujets vulnérables ayant besoin d’être protégés (Guitérrez et Palomo, 2000). Elles font ainsi valoir leur droit de « reconstruire, confronter et reproduire cette culture, non pas dans les termes établis par l’État mais par ceux définis par les peuples autochtones dans le cadre de leurs propres pluralismes internes » (Hernández, 2001 : 13). En cela, les femmes confrontent ces deux systèmes de droit qu’elles considèrent issus tous deux d’un contexte historique, culturel et social spécifique et en aucun cas exempts de particularismes (Hernández et Garza, 1994). Les femmes autochtones considèrent ainsi que le droit autochtone tout comme le droit positif sont le résultat de dynamiques historiques et des relations de pouvoir coloniales et, en ce sens, ne sont pas exempts de hiérarchies normatives, résultant de relations de pouvoir conjoncturelles et structurelles. À travers ces expériences, les femmes « contribuent à enrichir une vision critique du droit autochtone, ce qui sans doute constitue un des apports les plus importants pour rompre avec les visions homogénéisantes du droit et de la culture » (traduction Sierra, 2004a : 114). En d’autres termes, comme le soutient Sierra (2004a), les demandes des femmes autochtones ont le même impact sur le droit autochtone que les demandes des peuples autochtones ont sur le droit positif. Ceci est un élément intéressant car il rend compte de la possibilité de négociation existante au sein du droit autochtone et, par le fait même, remet en question la perception qu’une critique des droits collectifs constitue nécessairement un danger pour les droits individuels.

En effet, les critiques et négociations internes au sein des demandes de droits collectifs sont un élément souvent ignoré dans les débats opposant droits individuels et droits collectifs. La dernière section expose certains éléments de réflexion théorique sur la base des critiques et apports des femmes autochtones aux débats sur la question des minorités internes, tels que présentés par Deveaux (2006).

4. Apports des femmes autochtones au débat sur les droits individuels et collectifs

Tels que présentés plus haut, les actions et discours des femmes autochtones dans la négociation constante de leurs droits individuels versus leurs droits collectifs rendent compte d’une possible articulation entre ces derniers. Allant à l’encontre du discours voulant que les droits des femmes soient en danger si les droits collectifs de groupe étaient reconnus, les femmes autochtones investissent de plus en plus d’espaces où elles négocient leurs droits, contribuant ainsi à la transformation des normes sur lesquelles est construit leur système d’us et coutumes.

Leur discours sur les droits des femmes est constamment articulé aux demandes des peuples autochtones en conservant une préoccupation pour la reconnaissance de la différence, qui est évacuée par les discours universalistes. En ceci, malgré le recours à des droits universels, les droits humains dans ce cas, les femmes prennent comme stratégie la négociation entre ces deux systèmes de droit. Sans hiérarchiser ces deux types de droit, tel qu’entendu dans les fondements des principes universalistes, les femmes les mettent en dialogue. Par les pratiques qui en découlent, elles confrontent de nombreux obstacles mais par le fait même contribuent à une reconfiguration constante des us et coutumes. En cela, leurs demandes s’éloignent d’une position pluraliste acritique de la culture et des systèmes normatifs. Elles cherchent une reconnaissance de droits spécifiques tout en se distanciant du risque d’essentialiser la différence et d’en évacuer les rapports historiques et contextuels de pouvoir qui y sont intrinsèques (Hollinger, 2001 ; Sierra, 2004b). Face à ce rejet d’une position universaliste qui se base uniquement sur les droits individuels, mais au rejet également d’une position pluraliste qui tend à réifier la différence, les femmes autochtones se trouvent à négocier une position articulant les deux dans leurs pratiques quotidiennes.

Comme le montre donc la perspective des femmes autochtones, une négociation constante entre droits collectifs et droits individuels est possible et nécessaire dans l’autonomie à l’échelle locale. Les femmes autochtones organisées et actives au sein de leurs communautés construisent dans leur pratique quotidienne cette articulation. Tout le travail que ces femmes font pour transformer les relations sociales sur le plan local contribue à une plus grande démocratisation des organisations communautaires. Notamment par leur critique des perspectives qui tendent à décrire les systèmes normatifs autochtones comme nécessairement harmoniques et exempts de conflits internes, mais aussi des perspectives qui perçoivent les femmes autochtones comme des sujets passifs ayant besoin de protection externe.

Toutefois, il est important de considérer l’impact des normes et espaces internationaux dans cette transformation. La participation des femmes à différents espaces de mobilisation à l’échelle internationale (Rencontres continentales des femmes autochtones, Forum permanent pour les peuples autochtones aux Nations Unies, formations de l’Alliance des femmes autochtones d’Amérique centrale et du Mexique) est importante afin d’expliquer l’appropriation par les femmes de différents instruments de droits humains, comme la C169 de l’OIT et la Convention contre toute forme de violence faite aux femmes (CEDAW). Leur participation sur le plan local doit donc être comprise dans l’expérience que celles-ci construisent dans d’autres espaces organisationnels à différents niveaux (régional, continental et international). Ce va-et-vient entre le local et le global que font les femmes autochtones est d’une importance majeure pour le processus de démocratisation des pratiques internes vers un plus grand respect des droits des femmes dans les termes définis par ces dernières. Face à l’échec de la transformation réelle des relations entre peuples autochtones et État, ce dernier continue de maintenir un contrôle sur le développement même de leurs communautés. Comme analysées plus haut, les restrictions inhérentes à la structure politique et économique de l’État-nation limitent les possibilités de négociation des femmes autochtones au sein même de l’espace national. Toutefois, le fait que les femmes autochtones participent de plus en plus localement dans les espaces décisionnels au sein de leurs organisations et de leurs communautés permet qu’elles y intègrent ces normes et discours internationaux dans leurs propres termes.