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Présentation

Le dossier Langues & Normes est le fruit d’une série d’études réalisée par des spécialistes, linguistes ou juristes, sur la question des rapports entre la langue, le droit et la politique. Initialement présentés sous forme de conférences au cours d’une journée d’études organisée par le Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes (CESICE) de l’Université de Grenoble-Alpes en 2013, les travaux en question sont ici publiés sous une forme actualisée et définitive.

Le sujet abordé a acquis au cours de la période récente une dimension tout à fait nouvelle, et ce à plusieurs titres.

Au sein de l’Union européenne, le phénomène est incontestable. Avec la montée du nationalisme catalan, en partie fondée sur la langue, et conjuguée à celle, d’inspiration différente, du nationalisme flamand, il apparaît ainsi que la question des langues n’est plus un problème anecdotique cantonné à la traduction, et qui intéresseraient les seuls interprètes ou linguistes spécialisés. La langue, ou plutôt les langues, pourraient bien devenir l’une des données fondamentales de la géopolitique du continent. Si une partie des langues minoritaires viennent à fonder, pour les besoins de leur préservation, une pensée politique qui bouleverse les frontières intérieures de l’UE et aboutit à la création de nouveaux États, dont nul ne sait si ou plutôt comment ils seront membres de l’Union, ou, différemment, au rattachement d’une province à un autre État, alors manifestement les locuteurs de celles-ci auront fait, littéralement, « bouger les lignes ». Bien sûr, ceci n’est pour l’instant qu’un scénario et le but, ici, n’est pas de faire de la politique-fiction. Mais le phénomène est désormais suffisamment important pour être étudié, en tant qu’hypothèse tout au moins. Pour reprendre l’expression du linguiste Jean Louis Calvet, le XXIe siècle pourrait bien être celui de la Guerre des langues[1]. Par ailleurs, et au-delà de la question des langues minoritaires et du nationalisme linguistique, il semble aujourd’hui admis que le fonctionnement de l’UE repose tout entier sur un système de traduction efficace, qui revient cher et qui pose surtout le problème fondamental de l’efficacité réelle en la matière de la traduction. Les juristes anglais peuvent-ils réellement communiquer avec leurs homologues allemands ou français et parvenir à un réel accord substantiel dans l’élaboration d’un projet où chacun emploie sa langue et s’en remet à sa propre version linguistique ?

C’est toute la question du rapport du droit à la langue qui l’exprime qui est ici posé. Et ce problème n’est pas un détail. Il est le cœur même du système, car l’une des différences majeures qui opposent structurellement les États-Unis à l’Union européenne réside précisément dans le fait qu’un Américain peut voyager de New-York à San Francisco sans changer de langue, et ainsi chercher du travail de la côte atlantique à la côte pacifique. Le citoyen européen, quant à lui, ne peut que difficilement quitter Madrid, Rome ou La Valette pour aller travailler en Finlande ou au Luxembourg sans changer de langue et sans, au minimum, une excellente maîtrise de la langue anglaise, laquelle ne le dispensera pas de toute façon, sur le long terme, s’il veut réellement s’intégrer, de devoir parler la langue du pays. S’il y a bien liberté de circulation sur le plan économique, les frontières linguistiques sont toujours là, et personne ne songe ne serait-ce qu’un seul instant à y renoncer. D’où la question de leur coexistence, de leur apprentissage et de la traduction.

Au-delà de l’Europe, la question des langues est toute aussi sensible. L’acuité du problème est perceptible à plusieurs niveaux.

Le premier niveau de gravité est celui de la destruction des langues à laquelle l’humanité assiste aujourd’hui. Il existe à ce jour environ 6 000 langues dans le monde. Mais la majorité d’entre elles sont confrontées à l’inquiétant phénomène de la mort des langues, selon l’expression de Claude Hagège[2]. Or ce phénomène n’est nullement un progrès. C’est même plutôt un désastre culturel. Une illustration simple permet de s’en persuader. Le romaïka, par exemple, est une langue menacée parlée en Turquie dans les zones frontalières avec la Grèce. Parlée par une minorité musulmane vivant dans des villages de montagne proche de la frontière, cette langue s’avère aujourd’hui être issue du grec ancien, dont elle conserve étonnamment nombre de structures syntaxiques et d’éléments de grammaire. Ioanna Sitaridou, de l’Université de Cambridge, a ainsi mis en évidence la valeur immense de ce patrimoine linguistique menacé[3]. Le romaika est peut-être le dernier vestige vivant de la langue d’Homère, de Platon et d’Aristote, telle qu’on pouvait la pratiquer à leur époque, et donc le meilleur vecteur pour « entendre » l’Iliade et l’Odyssée pour ce qu’ils étaient : des poèmes chantés, puisant dans la sonorité et la rythme toute leur puissance d’expression. Inutile dans de telles conditions de souligner le trésor que constitue cette langue, qui offre un accès privilégié au patrimoine littéraire de l’humanité. Or de par sa situation de langue menacée, le romaïka ne peut être sauvé que par une politique volontaire destinée à le protéger, à en diffuser l’usage et à en assurer la transmission. On voit ici l’importance du paramètre juridique : sans norme pour leur insuffler une force contemporaine par la définition d’un espace d’usage suffisant et digne, les langues meurent. Et tout le savoir qu’elles véhiculent avec. Détruire ou laisser mourir les langues, c’est tuer la pensée. Il y a maintenant quelques années, l’éminent linguiste Joshua Fishman a mis en évidence les capacités de revitalisation des langues menacées ou éteintes dans un ouvrage devenu célèbre : Reversing Language Shift [4]. Mais si les exemples de revitalisation réussie sont connus, et on pense notamment à l’hébreu, au gallois, au catalan ou encore au français du Québec, leur réussite ne doit pas occulter la difficulté de l’entreprise ni l’ensemble des moyens juridiques qu’elle implique de mobiliser. Ils ne doivent pas non plus occulter toutes les implications à la fois administratives et constitutionnelles que cela implique. Le cas récent des programmes de revitalisation des langues indiennes en Amérique du Sud est là pour le montrer. Entre l’officialisation et la revitalisation réelle, l’écart peut être grand, car le législateur est à lui seul impuissant par ses seules déclarations à faire renaître une langue à sa juste place et à assurer sa pérennité.

Le second niveau d’analyse est celui de la traduction des textes internationaux portant notamment sur la brevetabilité et les savoir-faire traditionnels. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle travaille actuellement, depuis le début des années 2000, à la protection des techniques ancestrales des peuples autochtones, dont certaines, et l’on songe notamment aux remèdes médicinaux traditionnels, sont susceptibles d’ouvrir la voie à des dépôts de brevet sur des obtentions végétales ou des molécules par des laboratoires pharmaceutiques. Ce souci de protection n’est ni utopique, ni anecdotique, car de grandes découvertes de la médecine contemporaine sont parfois issues des savoirs traditionnels. La compression thoracique, autrefois appelée massage cardiaque, est par exemple éloquente à ce titre. Officiellement découverte par Kouwenhoven, Jude et Knickerbocker en 1960[5], cette technique pourrait bien en réalité être directement issue de la médecine des guerres des samouraïs[6]. De la même façon, une plante du Gabon, l’Iboga, utilisée comme un remède traditionnel au cours de cérémonies religieuses tribales, contient en effet une substance psychoactive, l’ibogaïne, qui pourrait peut-être présenter des capacités à soigner la dépendance à des substances telles que la morphine, l’héroïne, la cocaïne, la nicotine ou l’alcool, et ouvrir ainsi la voie à de nouveaux traitements de la toxicomanie, sous réserve d’une expérimentation[7]. Or toute la question qui se pose, eu égard aux enjeux financiers colossaux de la brevetabilité d’une telle connaissance d’une part, et à l’absence d’un inventeur au sens strict d’autre part, est ici précisément de s’accorder sur l’entrée ou non dans le domaine public de ces savoir-faire. Et c’est alors que le facteur linguistique intervient, car l’expression de domaine public n’est pas traduisible aisément dans les langues des peuples détenteurs desdits savoirs. Comment prévoir dès lors une protection efficace du savoir et de la langue qui y donne accès si l’on doit formuler celle-ci dans un langage issu de notre conception moderne de la propriété intellectuelle ? C’est tout l’enjeu de la traduction et de ses implications économiques et politiques, que l’on retrouve ici sous un autre angle.

Si la variété des thèmes abordés dans ce dossier interdit à l’évidence de tendre à l’exhaustivité, elle a en revanche pour mérite d’offrir un panorama large des rapports qu’entretient le droit et la langue, et par là, nous l’espérons, de fournir une base de réflexion pour des recherches futures plus approfondies. Si le droit et la langue ne sont pas une seule et même chose, ils entretiennent en effet une relation étroite de dépendance que tant le linguiste que le juriste gagnerait à étudier de plus près.