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En hommage à René Depestre

À la mémoire de Georges Castera

Introduction

La République d’Haïti (en créole haïtien Repiblik Dayiti) est un pays des Grandes Antilles occupant le tiers occidental de l’île d’Hispaniola (soit 27 750 km2 environ), les deux tiers orientaux étant occupés par la République Dominicaine. La population d’Haïti est actuellement estimée à ce jour à 11 344 337 habitants, dont 56.9 % vivent en milieu urbain (Worldometer 2020). Haïti est le deuxième pays le plus peuplé des Caraïbes, juste derrière Cuba.

Haïti est le pays le plus pauvre d’Amérique Latine et celui où l’inégalité sociale est la plus grande : les personnes fortunées d’Haïti ne représentent que 20 % de la population, mais possèdent à elles seules 63 % de la richesse du pays, alors que les 20 % les plus pauvres en détiennent à peine 1 % (UNICEF 2017). Selon Thomas (2019), l’investissement public dans le secteur de l’éducation ne représente que 10 % du budget en moyenne, et seulement 20 % de l’offre éducative vient du secteur public, le reste étant entre les mains du secteur non-public, la plupart du temps géré sans réglementation et opérant en dessous des normes minimales de qualité. La part du budget de l’État consacrée à la santé est quant à elle passée de 16,6 % en 2004 à 4,3 % en 2018.

L’histoire d’Haïti est pourtant faite de dignité, de révolte et de solidarité. Au XVIIIe siècle, Haïti, qu’on appelait alors « la perle des Antilles », prospère, brillante, avec son demi-million d’habitants, est le joyau de l’empire colonial français. Premier pays indépendant d’Amérique Latine, Haïti est aussi le premier pays à infliger une défaite militaire au futur Napoléon 1er, à Vertières en 1803, bien avant la bataille de Trafalgar (1805), la retraite de Russie (1812) ou Waterloo (1815). Haïti a, par ailleurs, participé activement à la lutte pour l’indépendance d’autres pays. De nombreux Haïtiens ont combattu lors de la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique (1774-1783) et sont morts pour défendre l’existence de ce nouveau pays. Le rôle d’Haïti fut également fondamental dans l’indépendance de plusieurs pays d’Amérique latine (Bohôrquez 2003). C’est à Jacmel (au sud-est de l’île d’Haïti) que le général Francisco Miranda conçoit en 1806 le drapeau qui devient celui de la Grande-Colombie et dont allaient naître, entre autres, ceux du Pérou et de la Bolivie. C’est à Port-au-Prince que Bolivar vient chercher et obtient du président Pétion de l’aide pour poursuivre sa lutte contre les forces espagnoles : un millier d’Haïtiens, soit la moitié de l’effectif inital, participent en 1815 à l’expédition de Los Cayos, qui joue un rôle essentiel dans l’indépendance du Venezuela (Pérez Tenreiro 1972). Enfin, Pétion accorde en 1816 un appui moral et matériel au général Martín Xavier Mina Larrea, qui avait embrassé la cause des insurgés mexicains soulevés contre l’Espagne. C’est donc à juste titre qu’Haïti a été décrit comme « le berceau du Panaméricanisme » (Chaumette 1944)[1] ! Ce passé glorieux explique bien des choses, comme la dignité et la fierté des Haïtiens et la capacité de ce petit pays aussi pauvre à produire autant de penseurs et d’artistes. L’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé (1977) ne se trompe pas en écrivant que, malgré la misère et l’analphabétisme, « la littérature haïtienne est la plus riche et la plus achevée des Caraïbes ».

« L’histoire d’un peuple est souvent couvée à même sa poésie » écrit James Noël (2015), faisant référence à Haïti. Sa littérature et sa vie politique ont en effet toujours été fortement imbriquées, à toutes les époques de son histoire. Cette dernière, avec ses héros et ses soulèvements populaires, a toujours constitué un matériau riche d’inspiration pour la création littéraire. En retour, la poésie a souvent annoncé, voire inspiré, les grands changements politiques. Il nous est donc apparu utile de faire précéder cet essai sur la poésie haïtienne d’un bref rappel de l’histoire de ce pays.

Une brève histoire d’Haïti

La période précolombienne

L’île d’Hispaniola (en langue taïno, Quisqueya) est, avant l’arrivée des Espagnols, peuplée successivement par les Ciboneys, les Taïnos et les Caraïbes. Les Ciboneys (nom venant de la langue arawak[2] et signifiant « ceux qui habitent des grottes ») semblent avoir été les premiers habitants d’Hispaniola et de Cuba. Ce peuple aurait abordé ces deux îles plusieurs milliers d’années avant notre ère, depuis la Floride ou l’Amérique centrale (Stannard 1992). Les Taïnos arrivent quant à eux quelques siècles seulement avant notre ère. Leur langue est d’origine arawak mais leur symbolique et leur mythologie semblent liées à celles des Mayas. Ils pratiquent l’agriculture sur brûlis, la pêche et la cueillette, et produisent une céramique typique, extrêmement décorée (Sale 1990). Leur société se divise en naborias (agriculteurs), nitaínos (nobles) et bohiques (chamans). Chaque tribu est dirigée par un cacique connu sous le nom de guare. Les Caraïbes (qui se désignaient eux-mêmes comme Kalinagos, « hommes forts »), aussi appelés cannibales (d’après un mot caraïbe qui signifie hardi), seraient arrivés de Guyane, probablement au XIIIe ou XIVe siècle. La société kalinago est égalitaire. Le pouvoir, réparti selon différents domaines (guerre, religion), est non héréditaire et limité dans le temps. Hommes et femmes ne parlent pas la même langue, les femmes employant l’arawak, et les hommes le caraïbe[3] .

À l’arrivée de Christophe Colomb, l’île comprend cinq territoires indépendants ou caciquats, chacun gouverné par un cacique. Le cacique est assisté d’un conseil d’anciens, dépositaires des traditions. Les limites de chaque caciquat sont claires et précises, les habitants de l’île utilisant les éléments naturels comme les grands cours d’eau, les montagnes, les vallées et les plaines comme références. Chaque caciquat est divisé en nitaínos, subdivisions dirigées par des assistants du cacique.

La colonisation

Bientôt le souffle des malheurs

Avait flétri les douces fleurs

Qui couronnaient leurs têtes,

Et la tristesse et les douleurs

Avaient remplacé par les pleurs

Le rire harmonieux des beaux matins de fête.

(Frédéric Burr-Reynaud et Dominique Hippolyte, Anacaona : poème dramatique, en vers, en trois actes et un tableau, 1931)

Christophe Colomb débarque sur l’île le 5 décembre 1492, lui donne le nom d’Hispaniola, et les espagnols commencent à s’y installer pour exploiter son or. Anacaona (Fleur d’Or, en langue taïno) qui gouverne alors le caciquat du Xaragua, fait preuve à l’égard de ceux-ci de curiosité et d’admiration. Toutefois, les abus que certains d’entre eux commettent la poussent rapidement à les voir comme une menace. Elle parvient alors à convaincre son époux Caonabo, chef du caciquat voisin de Maguana, de les chasser de l’île. À son retour le 28 novembre 1493, lors de son deuxième voyage, Colomb trouve le fort de La Navidad (« La Nativité ») détruit, et ses 39 occupants assassinés (Taviani 1991). En 1502, à son arrivée sur l’île comme gouverneur, Nicolás de Ovando apprend qu’Anacaona est en train d’élaborer un plan pour attaquer la colonie espagnole. Il lui annonce alors qu’il va se rendre au caciquat de Xaragua pour lui rendre une visite amicale. Il arrive avec plus de trois cent cinquante hommes et il est reçu par de grandes festivités. Une fois la fête commencée, les hommes d’Ovando mettent le feu à la demeure d’Anacaona qui réussit toutefois à s’enfuir (Crone 1969). Nicolás de Ovando se lance à sa poursuite et parvient à la capturer. Il lui offre de l’épargner si elle accepte de devenir sa concubine. Elle refuse et Nicolás de Ovando la condamne à la pendaison (Wilford 1991).

L’esclavage et la traite

Quand la sueur de l’Indien se trouva brusquement tarie par le soleil

Quand la frénésie de l’or draina au marché la dernière goutte de sang indien

De sorte qu’il ne resta plus un seul Indien aux alentours des mines d’or

On se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique

Pour assurer la relève du désespoir

(René Despestre, Minerai noir, 1956)

Les Amérindiens refusant de travailler dans les mines sont massacrés et réduits en esclavage. Ceux qui réussissent à s’échapper trouvent refuge dans les montagnes et sont marginalisés et paupérisés. Les maladies infectieuses arrivées avec les Européens font des ravages. Les mauvais traitements, la dénutrition et les épidémies exterminent les autochtones en quelques décennies. La population d’Hispaniola, estimée à 500 000 personnes en 1492 (Anderson-Córdova 1990), tombe à 60 000 individus en 1507 (Bennassar 2001) et à 28 000 en 1522 (Harman et Guerlin 2015).

Dès son arrivée sur l’ile, Nicolás de Ovando avait ordonné la première importation d’esclaves d’origine africaine. En 1517, Charles Quint autorise officiellement la traite. En 1522, l’île connaît sa première révolte d’esclaves. De nombreux insurgés parviennent à s’échapper et trouvent refuge dans les montagnes où ils forment des communautés « marron[4] » indépendantes. La partie occidentale d’Hispaniola, dépourvue de minerai, est toutefois négligée par les colons, qui la laissent vide. La production sucrière devient la première richesse de l’île. En 1535, la Capitainerie générale de Saint-Domingue est créée. La fièvre sucrière commence toutefois rapidement à tomber, et de nombreux colons espagnols quittent l’île pour d’autres colonies alors en pleine expansion : Cuba, Pérou ou Mexique.

L’île de la Tortue, au nord-ouest d’Hispaniola, devient alors le refuge de flibustiers français, qui s’installent peu à peu sur la « Grande terre ». En 1606, afin de contrer les pillages des pirates, le roi d’Espagne Philippe III décide alors de mener une politique de la terre brûlée sur la partie occidentale de l’île. Cette politique a toutefois l’effet inverse au résultat escompté : la moitié occidentale de l’île revient peu à peu aux boucaniers qui ravitaillent en viande les flibustiers. Ceux-ci commencent, à partir de 1630, une « colonisation sauvage » durant laquelle les Français s’imposent face aux Anglais. En 1640 le commandeur de Poincy, gouverneur des Îles de l’Amérique, envoie François Levasseur prendre le commandement des flibustiers français et chasse les Anglais de l’île de la Tortue. Les flibustiers fondent en 1654 la ville de Petit-Goâve et donnent à la partie occidentale de l’île le nom de Saint-Domingue, francisation de Santo Domingo, ville fondée par les Espagnols dans la partie orientale de l’île. En 1664, Jean-Baptiste Colbert incorpore la « colonie de Saint-Domingue » à la Compagnie française des Indes occidentales et l’installation française s’institutionnalise. Le premier gouverneur de la colonie est Bertrand d’Ogeron, nommé en 1665. Il organise la colonisation par la venue de Français qui s’engagent à travailler trois ans avant de devenir propriétaires de terres (on les appelait les « 36 mois ») et de « filles à marier ». Il attire aussi des colons de Martinique et de Guadeloupe, et développe la culture du tabac. Dans les années 1670-1690, cette culture entre en crise. Les rangs de la flibuste grossissent et les pillages se multiplient. Il transfère alors le gouvernement à Port-de-Paix (au Nord-Ouest de l’île) et encourage la création de plantations d’indigo et de canne à sucre. Le premier moulin à sucre est créé en 1685. À partir des années 1700, le sucre prend son essor avec le développement de la traite d’esclaves amenés d’Afrique par la Compagnie du Sénégal, dirigée par l’amiral Jean-Baptiste Du Casse, puis de la compagnie de Guinée dirigée par Antoine Crozat. À partir de 1720, la partie française de l’île est le premier producteur mondial de sucre. Colbert favorise et réglemente l’esclavage en préparant le « Code noir[5] » qui sera promulgué en 1685, après sa mort. L’ensemble de ces actions permet l’essor économique de la colonie, au bénéfice des colons et de la métropole.

Suite au traité de Ryswick (1697) et à l’accession au trône d’Espagne d’un petit-fils de Louis XIV, les Espagnols renoncent à contester la souveraineté de la France sur la partie occidentale de l’île. La France officialise le nom de Saint-Domingue pour cette partie. De 1713 à 1787, 30 000 Français viennent grossir le nombre des colons déjà présents. En 1756, le commerce est paralysé par les conflits entre puissances européennes. Par ailleurs, les premières révoltes d’esclaves marrons ont lieu, en particulier celle dirigée par le houngan[6] François Macandal (en créole haïtien : Franswa Makandal). Un grand nombre de colons français et leurs familles quittent Saint-Domingue pour la Louisiane. Accusé de « séduction, profanation et empoisonnement » par l’autorité coloniale française, Macandal est condamné à mort par un arrêt du 20 janvier 1758 et livré le jour-même au bûcher.

Vers 1790, Saint-Domingue est la colonie française la plus riche d’Amérique grâce aux profits immenses de l’industrie sucrière et de celle de l’indigo. Des dizaines de milliers d’Africains sont amenés chaque année comme esclaves pour faire fonctionner ces industries (36 000 par an dans les années 1780). Leur nombre à la veille de l´indépendance (400 000) est dix fois plus élevé que celui des Blancs.

Les luttes d’indépendance et l’abolition de l’esclavage

En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines parce que celles-ci sont profondes et nombreuses.

(Toussaint Louverture cité dans Depestre 2016)

En France, une Société des Amis des Noirs est créée en 1788 par Jacques Pierre Brissot avec l’appui, notamment, de l’abbé Grégoire et du philosophe Condorcet, qui se donne pour objectif d’obtenir l’abolition de l’esclavage. En Haïti, une nouvelle révolte des esclaves débute la nuit du 14 août 1791 à la suite de la Cérémonie de Bois-Caïman, dans la plaine du Nord : plus de 1 000 Blancs sont tués et leurs plantations incendiées. C’est le premier grand soulèvement collectif d’Haïti contre l’esclavage.

Sous la conduite de Toussaint Louverture, les Noirs passent d’une révolte à une guerre de libération, qui aboutit en 1793 à l’abolition de l’esclavage par les commissaires civils Sonthonax et Polverel, décision avalisée et généralisée à l’ensemble des colonies françaises par la Convention, le 16 pluviôse an II (4 février 1794). La grande majorité des non-esclaves fuient la colonie, les plantations et habitations du pays sont collectivisées par le gouvernement provisionnel et mises sous le contrôle des agriculteurs. Toussaint Louverture, nommé gouverneur général à vie de Saint-Domingue par la France, après avoir rétabli la paix et obtenu la promulgation d’une constitution autonomiste, chasse les Espagnols et les Anglais qui menaçaient la colonie.

Napoléon Bonaparte, pour assurer la suprématie de la France sur la production de canne à sucre, décide, sous l’influence des colons[7] des Antilles et des négociants, de rétablir l’esclavage par le décret du 20 mai 1802 (30 floréal an X) préparé par le consul Cambacérès. Il envoie la même année une expédition de 30 000 hommes sous les ordres de son beau-frère, le général Leclerc, avec mission de démettre Toussaint Louverture. Malgré l’arrestation et la déportation de celui-ci et quelques victoires militaires ponctuelles, les troupes françaises, décimées par la fièvre jaune, sont battues le 18 novembre 1803 à la bataille de Vertières par Jean-Jacques Dessalines. La Déclaration d’indépendance du pays est proclamée le 1er janvier 1804. Le nom d’Haïti, transcription française du terme taino Ayiti (signifiant, selon les versions, « terre des hautes montagnes » ou « montagne dans la mer »), est donné au pays.

Dessalines est proclamé gouverneur à vie par ses troupes. Il est assassiné le 17 octobre 1806 par des mulâtres. Le pays se divise alors en deux : un royaume au nord, commandé par le roi Henri Christophe, et une république au sud, dirigée par le mulâtre Alexandre Pétion. Le président Pétion initie des négociations pour la reconnaissance d’Haïti en 1814. Le 11 juillet 1825, le roi de France Charles X promulgue une ordonnance reconnaissant l’indépendance du pays contre une indemnité de 150 millions de francs-or (ramenée par Louis-Philippe en 1838 à 90 millions de francs). Les efforts d’Haïti pour payer l’indemnité entraveront significativement son développement.

En 1822, le président Jean-Pierre Boyer prend les pleins pouvoirs et le titre de « chef suprême de la nation », réunifie les deux parties nord et sud et conquiert la partie orientale de l’île, colonie espagnole. Le 27 février 1844, la République Dominicaine se déclare toutefois indépendante. Le 13 février 1843, Boyer est chassé du pouvoir, renversé par une rébellion de paysans noirs du sud, les « Piquets ». Une longue succession de coups d’État va suivre, reflétant les conflits entre différentes factions de l’armée, les élites (mulâtre et noire) et la classe marchande composée majoritairement d’étrangers. En 1847, Faustin Soulouque est élu président de la République : il se proclame empereur le 25 août 1849 sous le nom de Faustin 1er. Despote, il fuit le pays à la suite d’un soulèvement populaire en 1859. Se succèdent alors jusqu’en 1915, et dans un climat d’instabilité politique, les présidences de Fabre Geffrard (1859-1867), Sylvain Salnave (1967-1869), Nissage Saguet (1869-1874), Michel Domingue (1874-1876), Pierre Théoma Boisrond-Canal (1876-1879 et 1902), Lysius Salomon (1879-1888), François Denys Légitime (1888-1889), Borno Monpoint jeune (1889), Florvil Hyppolite (1889-1896), Tirésias Simon Sam (1896-1902), Cincinnatus Leconte (1902 et 1911-1912), Nord Alexis (1902-1908), Antoine Simon (1908-1911), Tancrède Auguste (1912-1913), Michel Oreste (1913-1914), Oreste Zamor (1914), Joseph Davilmar Théodore (1914-1915) et Vilbrun Guillaume Sam (1915).

La domination des États-Unis

Nous sommes aujourd’hui en face de l’Américain comme nos Ancêtres en face des armées du Premier Consul.

(Jacques Roumain, « Le Peuple et l’Élite », 1928)

À partir du début du XXe siècle, les États-Unis cherchent à dominer économiquement et politiquement Haïti. En 1910-1911, le Département d’État fait pression pour obtenir l’entrée de la Citibank dans le capital de la Banque Nationale. En décembre 1914, des troupes américaines s’emparent de fonds publics contenus dans la banque et les transfèrent aux États-Unis, malgré les protestations haïtiennes contre un « acte de piraterie internationale ». Le plan du département d’État est en fait, à la faveur d’une occupation militaire, de contrôler l’ensemble de l’administration et ainsi de favoriser les intérêts économiques américains. Le pays vit à cette époque une situation d’insurrection permanente, qui culmine le 27 juillet 1915 avec l’exécution de 167 prisonniers politiques, avec pour conséquence une révolte populaire menée par Rosalvo Bobo qui renverse le gouvernement et met à mort le président Vilbrun Guillaume Sam.

Les États-Unis, dont des soldats étaient présents sur l’île depuis 1914, saisissent ce prétexte pour envahir le pays et établir par un traité leur domination militaire, commerciale et financière. Une nouvelle constitution, rédigée par les États-Unis, est mise en place en 1918. L’instauration du travail forcé et le racisme des marines favorisent les recrutements de la résistance, dirigée par Charlemagne Péralte, qui comprend 5 000 combattants permanents et 15 000 irréguliers. La zone de guérilla concerne essentiellement le Nord et le Nord-Est du pays. Après des combats aux abords de certaines grandes villes, les rebelles tentent de prendre la capitale, Port-au-Prince, le 7 octobre 1919. La liberté de circulation à l’intérieur du pays est alors supprimée par l’occupant avec instauration de passeports intérieurs, et la répression frappe la population civile. Des camps de concentration sont créés, dans lesquels 5 500 paysans vont trouver la mort (Manigat 1991). Charlemagne Péralte est assassiné le 1er novembre 1919. Benoît Batraville reprend le commandement et parvient à maintenir l’activité de la guérilla, mais est tué au combat le 18 mai 1920. Après la mort de ses chefs, démoralisée, la résistance armée s’éteint progressivement. L’occupation ne prend fin qu’en 1934. Au cours de la période 1915-1934, se succèdent à la présidence de la république Sudre Dartiguenave (1915-1922), Louis Borno (1922-1930), Louis Eugène Roy (1930) et Sténio Vincent (1930-1941). Après la fin de l’occupation, suivent la présidence d’Élie Lescot (1941-1946), marquée par une dépendance vis-à-vis des États-Unis et par une répression politique sévère, celle de Léon Dumarsais Estimé (1946-1950), premier président noir d’Haïti depuis l’occupation américaine et celle de Paul Magloire (1950-1956), premier premier président de la République élu au suffrage universel.

Le règne de la dynastie Duvalier

Le langage des yeux s’enrichit chaque jour

un geste de la main dit plus long qu’un discours…

Ô mon Pays si triste est la saison

Qu’il est venu le temps de se parler par signes

(Anthony Phelps, Mon pays que voici. Suivi de : Les Dits du fou-aux-cailloux 1968)

Partisan de la lutte contre les mulâtres qui contrôlent l’armée, François Duvalier (surnommé « Papa Doc » pour son passé de médecin de campagne), élu président le 22 septembre 1957, assied son pouvoir personnel grâce à la délation et alimente la terreur à l’aide de ses partisans, surnommés les « Tontons Macoutes[8] », véritables escadrons de la mort. Mettant en place un culte de la personnalité, il s’autoproclame président à vie en 1967. Sa dictature est responsable de nombreuses tueries, de massacres d’opposants et de civils, tel celui de la ville de Jérémie (connu sous le nom « vêpres jérémiennes ») en 1964, et conduit de nombreux Haïtiens à s’exiler. François Duvalier meurt de maladie en 1971 après avoir désigné son fils Jean-Claude, surnommé « Baby Doc », comme héritier. En 1986, après avoir répondu par la violence à une suite de manifestations, Jean-Claude Duvalier démissionne et s’exile en France en emmenant sa famille et 100 millions de dollars de fonds publics détournés. Il laisse le pouvoir aux six membres du conseil national de gouvernement qu’il a formé, et qui est mené par le commandant en chef des armées Henri Namphy. Le régime des Duvalier laisse environ 50 000 victimes et un pays ruiné.

Des élections générales sont organisées en novembre 1987 mais sont annulées après des tirs de militaires et d’anciens Tontons Macoutes sur des dizaines de civils le jour du vote. De nouvelles élections en janvier 1988 voient Leslie Manigat et son Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes l’emporter. Toutefois, le gouvernement est renversé en juin par un coup d’État militaire mené par le général Namphy, lui-même démis du pouvoir par un second coup d’État militaire en septembre, mené par le général Prosper Avril. Le gouvernement de Prosper Avril se maintient en place jusqu’en mars 1990. Malgré la fuite de Duvalier, les Tontons Macoutes continuent de mener des opérations punitives contre des journalistes et militants politiques. Entre 1986 et 1990, plus de mille cinq cents personnes sont assassinées par ces groupes.

Jean-Bertrand Aristide, un des critiques les plus notoires de la famille Duvalier, remporte les élections de décembre 1990. Son mandat débute le 7 février 1991, mais un coup d’État mené par Raoul Cédras et des militaires soutenus par l’oligarchie marchande l’oblige en septembre à s’exiler aux États-Unis. Pendant trois ans, des milices soutenues par les États-Unis intimident la population et assassinent les meneurs syndicaux et les militants qui avaient constitué la base de la résistance aux Duvalier et l’appui à l’élection d’Aristide (Chossudovsky 2004). La plus importante de ces forces paramilitaires, le FRAPH (Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti), fondé par Emmanuel Constant, agent de la CIA (Central Intelligence Agency)[9], est responsable d’environ quatre mille assassinats.

L’ère néo-libérale et la corruption

Le nouveau désordre mondial continue d’arroser la terre des larmes de nouveau-nés,

Sur l’enclume du profit, il forge le destin des rivières, des oiseaux et des fleurs,

Dans l’entonnoir aveugle de l’oubli s’engloutissent des mains décharnées.

(Yves Antoine, La Mémoire à fleur de peau, 2002)

En octobre 1994, Aristide est rétabli au pouvoir par l’administration de Bill Clinton, lors de l’opération « Rétablir la démocratie », à la condition toutefois de se plier à un programme néolibéral, conçu par un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, Marc Bazin, et surnommé « plan de la mort » par les Haïtiens. Aristide quitte la présidence en 1996 et René Préval lui succède. Il applique immédiatement le plan des États-Unis, ce qui provoque de nouvelles révoltes dans l’île.

Aristide est réélu en 2000, avec toutefois une abstention estimée à 90 %. Après plusieurs mois de pressions exercées par la communauté internationale, plus particulièrement par la France et les États-Unis, Aristide est obligé, lors de la révolte populaire du 29 février 2004, de quitter le pays. Le même jour, le Conseil de sécurité adopte une résolution prenant acte de la démission de Jean-Bertrand Aristide et de la prestation de serment de Boniface Alexandre, président de la Cour de cassation, comme président intérimaire d’Haïti et autorise le déploiement immédiat d’une force multinationale, dont la composante militaire est dirigée par l’armée de terre brésilienne. Celle-ci est accusée de collaborer à la corruption et à la répression politique et de commettre de graves abus contre la population civile, notamment des viols et l’assassinat d’une soixantaine de civils lors l’invasion de Cité Soleil en 2005.

En février 2006, à la suite d’élections marquées par des incertitudes sur le décompte des bulletins de vote, et grâce à l’appui de manifestations populaires, René Préval est élu. En décembre 2010, des manifestations populaires sont réprimées par la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Le représentant de l’Organisation des États américains (OEA) en Haïti, Ricardo Seitenfus, est licencié pour avoir critiqué publiquement le rôle de cette mission, qui restera pourtant en Haïti jusque fin 2017. Du 14 mai 2011 au 6 février 2016, Michel Martelly est président de la République. À la fin de son mandat, aucun successeur n’est élu et un gouvernement provisoire lui succède. En novembre 2016, Jovenel Moïse, président directeur général d’une entreprise d’exportation et fondateur du parti haïtien Tèt Kale (PHTK), remporte l’élection présidentielle avec 54 % des voix, mais avec un taux de participation inférieur à 21 %. En février 2019, une hausse inspirée par le Fonds Monétaire International (FMI) des prix des carburants ainsi que des scandales de corruption impliquant le président provoquent d’importantes manifestations contre le gouvernement qui se poursuivent jusqu’à la fin de l’année.

Les catastrophes récentes

Et la faille de la terre et celle de nos cœurs se joignirent

Et nous perdîmes notre peuple et notre terre.

(Michèle Voltaire Marcelin, « La Faille », Terre de femmes : 150 ans de poésie féminine en Haïti 2010)

Entre août et septembre 2008, quatre cyclones (Hanna, Ike, Fay et Gustave) s’abattent sur le pays, et le 12 janvier 2010, un tremblement de terre de magnitude 7,0 sur l’échelle de Richter frappe l’ouest d’Haïti et notamment sa capitale, Port-au-Prince. Le bilan de ce cataclysme sismique s’élève, au 24 février 2010, à plus de 300 000 morts, 300 000 blessés et un million de sans-abris. Le coût de reconstruction de la capitale haïtienne et de ses environs est estimé entre huit et quatorze milliards de dollars. Fin 2010, l’Organisation des Nations Unies (ONU) indique qu’Haïti n’a reçu que 20 % de l’aide économique internationale promise. En octobre 2010, une épidémie de choléra éclate dans l’Artibonite, probablement introduite par des soldats népalais de l’ONU. Elle provoque plus de 7 000 décès. L’ONU déclare qu’elle n’indemnisera pas les victimes. Dans la nuit du 3 au 4 octobre 2016, le cyclone Matthew s’abat sur la presqu’île du Sud faisant de nombreux morts et causant d’importants dégâts matériels. Le 19 mars 2020 sont observés les deux premiers cas de coronavirus en Haïti. L’épidémie frappe fortement le peuple Haïtien, en raison de la carence du système de santé publique, et à travers ses conséquences économiques.

La poésie en Haïti

Dans la préface de son « Anthologie de poésie haïtienne contemporaine », James Noël (2015) écrit qu’« en Haïti, la poésie est considérée comme le genre majeur par excellence ». Cela n’est sans doute pas étranger à la capacité de la poésie à sublimer le réel, à fournir au poète la possibilité de se réaliser dans un monde adverse. Depestre (1980) écrivait à ce sujet que la poésie est « le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requins un bras de mer en furie ». Les anthologies[10] et les efforts d’éditeurs[11] ou de revues[12] ont contribué à faire découvrir une poésie qui reste toutefois insuffisamment connue au regard de sa richesse. L’objectif principal du présent travail est de réaliser un inventaire des mouvements poétiques haïtiens, des principaux auteurs et de leurs œuvres, offrant ainsi à ceux qui ne la connaissent pas la possibilité de la découvrir et à ceux qui s’intéressent déjà à elle quelques repères et informations facilitant des recherches ultérieures.

Des areytos pré-colombiens à la poésie populaire créole

Poésie pré-colombienne

L’areyto était, chez les Taïnos, un acte cérémoniel associant musique, danse, chant et poésie et racontant et honorant les actes héroïques des ancêtres, des chefs et des cemis (divinités ou esprits ancestraux, et sculptures abritant ces esprits). Il était exécuté sur les places centrales des villages et rassemblait les membres de la communauté locale ainsi que les membres des communautés voisines.

Nos informations sur les areyto, synthétisées par Thompson (1993), proviennent des écrits des colonisateurs espagnols, qui en donnent des interprétations variées. D’après Ramón Pane, missionnaire arrivé dans le nouveau monde en 1494, les areytos exécutés par les Taïnos sont des chants et des poèmes épiques accompagnés d’instruments de percussion qui ressemblent à des calebasses. Selon Peter Martyr, un chroniqueur royal du début du XVIe siècle qui n’a jamais été dans le Nouveau Monde, mais qui a rassemblé des informations auprès de divers voyageurs, les areytos jouent un rôle important dans la commémoration des grandes actions des ancêtres et évoquent la paix, la guerre et l’amour. Ce chroniqueur souligne par ailleurs le rôle essentiel du cacique et de sa famille dans l’apprentissage et l’interprétation des areytos. Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, qui a servi de chroniqueur royal après Peter Martyr et qui a voyagé plusieurs fois dans le Nouveau Monde, décrit quant à lui l’areyto comme un chant accompagné d’une chorégraphie précise et complexe, dirigée par un « maître de danse » qui pouvait être un homme ou une femme. Il note qu’il est exécuté par de grands groupes de personnes, et qu’il y a souvent un appel et une réponse entre le chef et le groupe. De plus, il distingue deux types d’areytos, l’un commémorant des événements historiques et l’autre servant de divertissement. Bartolomé de las Casas[13] décrit une danse en ligne, accompagnée de tambours et de flûtes en bois, associée à la préparation et consommation de nourriture et d’alcool. Le terme areyto viendrait d’après lui d’un terme revenant comme un leitmotiv dans les chants. D’autres observations faites par des chroniqueurs coloniaux notent l’utilisation, dans les danses, les spectacles et les cérémonies, de divers instruments comme des maracas de bois ou des gourdes remplies de pierres, des sifflets et flûtes en os, des cornes faites de gros coquillages et des tambours faits de rondins évidés. Certains sont fixés au corps de façon à répondre à ses mouvements de façon sonore (Olsen et Sheehy 2007).

Les areytos sont composés par des « sambas[14] », à la fois poètes, conteurs et récitants (Dorsainvil 1926). Ils ont une grande importance dans la vie politique, sociale et culturelle des Taïnos. Bartolomé de las Casas rapporte que le cacique Guarionex avait enseigné son areyto à Mayobanex, un cacique voisin, en échange d’une protection militaire. Le chef Hatuey[15], au courant d’une attaque iminente des espagnols, et sachant que leur but était la possession de l’or, aurait composé et interprété un areyto pour demander au dieu de l’or de ne pas nuire à son peuple. Anacaona est connue comme une grande compositrice d’areytos :

Quand Anacaona dansait, elle recréait l’arcane mystérieuse de la joie, toutes les cadences du sourire, les spirales et les arabesques de la gelée vivante au long du printemps. Quand la Reine chantait le grand areyto des papillons noirs ou l’oiseau lumineux du plaisir, quand la Fleur d’Or poétisait et disait le grand récitatif du bonheur, la Caraïbe toute entière se sculptait de silence, le jour arrêtait sa marche et la nuit venait écouter, songeuse et immobile…

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(Dit de la Fleur d’Or, Jacques-Stéphen 1960)

Elle exprime, dans ses chants, retranscrits par Marcelin, sa préoccupation pour le futur de son peuple :

Nous venons, ô Tzémès[16], vous offrir nos cœurs chargés d’inquiétudes. L’épouvante d’un présage nous fait souffrir, et l’avenir d’Haïti semble menacé d’un péril qui nous fera rouler vers le désespoir et la folie. Protégez-nous, ô Tzémès, sauvez-nous.

(La Reine Anacaona, 1931)

Poésie populaire créole

Avec l’arrivée massive d’esclaves naît une nouvelle langue, le kreyol, mêlant le français à diverses langues ouest-africaines et centre-africaines comme le wolof, le fon, l’éwé, le kikongo, le yoruba et l’igbo. Se développe alors, basée sur cette nouvelle langue, une « oraliture », terme proposé par Ernst Mirville dans le journal « Le Nouvelliste » du 12 mai 1974 en remplacement de celui de « littérature orale » qui selon lui sous-entend une préséance accordée à l’écriture sur l’oralité.

L’oraliture de la période allant du début du XVIIe siècle au début du XIXe siècle comprend principalement des contes dits ou chantés, des devinettes, proverbes, comptines, prières, poésies, et chants de travail et de carnaval. Le conte ou lodyans (« l’audience ») est le genre le plus répandu. Il commence toujours par les onomatopées « Krik ? Krak ! », conformément à une tradition héritée de l’Afrique. Il est par ailleurs, comme le plus souvent en Afrique, dit après le crépuscule, pour ne pas attirer le mauvais sort. Le conte créole le plus répandu est « Istwa Bouki ak Malis » (« L’histoire de Bouqui et Malice »).

Peu de textes en créole de cette époque ont été transcrits. Le premier aurait été Le petit catéchisme du père Raymond Breton, rédigé en 1664. Les poésies ont malheureusement pour la plupart sombré dans l’oubli. Evahim ak Aza (Evahim et Aza), dialogue entre deux esclaves, a toutefois été popularisé en chanson à Saint-Domingue durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et transcrit par le médecin, botaniste et historiographe français Michel Étienne Descourtilz (1809).

Lizèt kite laplèn (Lisette quitte la plaine) est sans doute le premier poème-chanson publié en créole. Il est écrit par Duvivier de la Mahotière en 1757, mis en musique par Jean-Jacques Rousseau sous le titre de Chanson nègre, et publié par Moreau de Saint-Méry en 1811. Un recueil de chansons et poésies créoles portant le titre de Idylles et chansons ou essais de poésies créoles par un habitant d’Hayti d’un auteur inconnu (probablement l’un des riches planteurs créoles qui ont fui Saint-Domingue à la suite des mouvements insurrectionnels pour s’établir aux États-Unis dans les années 1790), paraît en 1811 à Philadelphie. Il est réédité en 1957 par Edward Larocque Tinker[17] sous le titre de Gombo comes to Philadelphia.

Poésie du XIXe siècle

Avec le XIXe siècle vient le début de la littérature écrite. Les classes dirigeantes et les élites intellectuelles qui émergent au sein de la nation haïtienne indépendante restent très imprégnées de la culture française. La poésie épouse, au fil de ce siècle, les courants littéraires successifs qui viennent de France : classicisme, romantisme, Parnasse et symbolisme.

Les pionniers ou pseudo-classiques (1804-1836)

La période qui s’étend de 1804 à 1836 est connue comme l’époque des « pseudo-classiques » ou des « pionniers ». Les écrivains se mobilisent pour chanter la nation, en composant des hymnes patriotiques. Le ton de la majorité de ces œuvres est très anticolonialiste, le peuple haïtien craignant alors un retour des français sur l’île. Les poètes de cette génération font pourtant, pour reprendre l’expression de Gouraige (1974), œuvre de « francolâtrie » en se soumettant aux formes poétiques en vigueur en France depuis la fin du XVIIIe siècle. Ils sont enfin souvent soucieux de servir les dirigeants du moment. On peut retenir, parmi les noms des poètes de cette période, ceux de Juste Chanlatte, Jules Solime Milscent, Antoine Dupré, Isaac Toussaint-Louverture, Hérard Dumesle, François Romain Lhérisson et Jean-Baptiste Romane.

Juste Chanlatte (1766-1828) fait ses études à Paris, au Collège Louis-le-Grand. De retour en Haïti, il devient le rédacteur politique officiel de l’empereur Jean-Jacques Dessalines puis d’Henri Christophe (qui le nomme Comte des Rosiers). Il passe ensuite au Parti Républicain et devient rédacteur en chef de la « Gazette d’Haïti » et du « Télégraphe », journal officiel sous la présidence de Boyer. Dans ce dernier journal, il publie sa « Cantate à l’Indépendance » et son poème « Triple palme ou Ode à Boyer », de plus de 400 vers.

Jules Soliste Milscent (de son vrai nom Jules Solime Milscent), né en 1778 à Grande Rivière du Nord et décédé en 1842 pendant un tremblement de terre, est écrivain, poète et politicien. Il fonde en 1817 la première revue littéraire du pays, « L’Abeille haïtienne », dont la devise est : « L’épée et les talents doivent n’avoir qu’un but : que chacun à l’État apporte son tribut. » Il participe à plusieurs gouvernements et à la rédaction du code civil haïtien. Il est particulièrement connu pour ses fables, imitations de celles de La Fontaine.

Antoine Dupré (1782-1816), principalement dramaturge, publie l’une des premières pièces de théâtre de l’Haïti indépendante. Il meurt lors d’un duel, à l’âge de 34 ans. Il est aussi connu pour ses poèmes « Hymne à la liberté », et « Le dernier soupir d’un Haïtien » :

Liberté, vierge chérie !

Quand mon œil s’ouvrit au jour,

Pour t’aimer, j’aimai la vie

Et toi seule eus mon amour

(« Un hymne à la liberté », Contribution d’Haïti à la poésie nègre du monde 1957, pp. 256-280)

Hérard Dumesle, né en 1784 aux Cayes, est poète et journaliste. Il participe à la bataille de Sibert (1807) qui oppose les républicains de Pétion aux troupes du roi Christophe. En 1819, il fonde un journal bimensuel, « L’Observateur », dont il devient le rédacteur en chef. Il a laissé une centaine de vers sur la cérémonie du Bois Caïman, qu’il a intitulés Macanda :

Le bûcher consumé n’est plus qu’un tas de cendre.

Ils consacrent ce bois, leurs chants s’y font entendre.

Ils vont porter leurs pas dans le prochain hameau.

Mais leurs yeux sont frappés d’un prodige nouveau…

Il dirige l’opposition parlementaire au président Jean-Pierre Boyer, ce qui lui vaut à plusieurs reprises l’exclusion du parlement et la prison, puis le bannissement en Jamaïque où il meurt en 1858.

François-Romain Lhérisson (1798-1859), professeur à Aquin, dans le sud-ouest d’Haïti, est connu pour ses chants poétiques comme « La bergère somnambule ».

Jean-Baptiste Romane (1807-1858), soucieux de servir son pays et construire la nation, clame dans des textes poétiques, d’une facture très classique, les hauts faits de la révolution haïtienne. En 1825, il compose « L’Hymne à l’indépendance d’Haïti ».

Le poème épique en huit chants L’Haïtiade, paraît à Paris en 1827 ou 1828, sans nom d’auteur ni d’éditeur. Il a été attribué successivement à Juste Chanlatte, Isaac Louverture et Desquiron de St. Agnant. Il retrace l’histoire d’Haïti, dans un style inspiré de Casimir Delavigne[18].

Le romantisme haïtien (1836-1845)

En 1825 Charles X reconnaît l’indépendance d’Haïti, ce qui écarte la menace d’un possible retour des Français. Les pseudo-classiques commencent à s’éclipser de la scène littéraire pour être remplacés par la nouvelle génération romantique, dont un des objectifs majeurs est la recherche de l’identité culturelle haïtienne, attitude qui n’exclut pas l’influence des romantiques français, que Jean-Price Mars qualifiera plus tard de « bovarysme ». Une œuvre comme les Méditations poétiques de Lamartine, parue en 1820, aura par exemple un impact considérable sur les poètes de cette époque. L’écrivain Démesvar Delorme[19] ira jusqu’à choisir le cadre et les sujets de ses romans en France.

En 1836 se forme le « groupe du Cénacle » qui regroupe plusieurs artistes romantiques dont les poètes Ignace Nau et Coriolan Ardouin, membres de la société littéraire « L’École de 1836 ».

Pierre-Raymond Dumas Ignace Nau (Port-au-Prince, 1808 – Léogâne, 1845), poète, conteur et historien, reçoit une formation générale et militaire. Il devient fonctionnaire au Ministère des Finances d’Haïti, puis aide de camp et secrétaire particulier du président Boyer. Après la destitution de Boyer, il fonde la revue littéraire « Le Républicain » qui est censurée puis interdite. Exilé en France, il dirige la « Revue des colonies » qui milite contre l’esclavagisme. De retour à Haïti, il fonde en 1837 avec Coriolan Ardouin la revue littéraire « L’Union » dans laquelle il publie ses œuvres. Après la mort de son épouse en 1836, son écriture se teinte de tristesse et de mélancolie. Le chagrin l’emporte en 1845. C’est surtout son œuvre en prose, s’inspirant de l’histoire d’Haïti et conçue comme un instrument d’analyse de la société haïtienne, qui fait de lui un écrivain important. Ses poèmes n’ont pas été publiés de son vivant, bien qu’il ait lui-même organisé, en vue de leur édition, la matière de deux volumes de vers, Le Livre de Marie et Pensées du soir. Un recueil réunissant l’ensemble de son œuvre poétique a été publié à titre posthume (Nau 2000).

Gustave Léonard Coriolan Ardouin (Petit-Trou-de-Nippes, 1812 – Port-au-Prince, 1837 ?) a eu une vie tragique. Le jour de sa naissance, son grand frère âgé de deux ans agonise dans une chambre voisine. Les décès successifs, au cours de son adolescence, de son père, de sa mère et de sa sœur aînée perturbent ses études. Il tombe amoureux d’une amie de sa sœur, qui décède peu après. Il épouse la jeune Emedia Sterling. Leur enfant meurt au berceau et Emedia le suit cinq mois plus tard. Atteint de tuberculose et souffrant de troubles nerveux, il décède peu après. Sa poésie, caractérisée par l’usage de l’alexandrin et de la rime parfaite et par l’évocation de l’antiquité gréco-latine, est marquée par l’influence de Casimir Delavigne et de Lamartine. C’est par les soins d’Émile Nau qu’est publié, à titre posthume et sous le titre Reliques d’un poète haïtien, l’unique recueil de poèmes de Coriolan Ardouin, marqué par la nostalgie et la tristesse :

Cette vie océan qui gronde et qui s’amasse,

Qui compte mille écueils, et qui n’a pas un port

Où la vague écumante, un jour calme, s’endort.

(Reliques d’un poète haïtien, 1837)

D’autres poètes comme Abel Élie (1841-1876), mais surtout Pierre Faubert et Charles Séguy-Villevaleix peuvent également être rattachés au romantisme.

Pierre Faubert, né aux Cayes en 1806, publie à Paris un drame, Ogé (1841), suivi d’un choix de ses Poésies fugitives. Aide de camp et secrétaire particulier du président Boyer, il devient directeur du Lycée National de 1837 à 1843. À la chute de Boyer, il se retire à Kingston (Jamaïque), puis à Paris. Le 13 juillet 1868, il meurt de faim à Vanves, près de Paris.

Charles Séguy-Villevaleix (1835-1923) publie en 1866 le recueil « Primevères » qui décèle l’influence d’André Chénier, de Vigny, d’Hugo et de Théophile Gautier.

Le postromantisme (1845-1898)

Le postromantisme est principalement représenté par Alibée Féry, Paul Lochard, Oswald Durand, Virginie Sampeur, Alcibiade Fleury Battier, Alcibiade Pommayrac, Tertulien Marcellin Guilbaud, Carl Wolff, Macdonald Alexandre, Pierre-Raymond Dumas Arsène Chevry et Massillon Coicou. Par le contenu patriotique de leur discours, ces poètes poursuivent la tradition des pionniers et des romantiques, même si l’on observe au cours de cette période une plus grande diversité de thèmes et de styles avec, chez certains auteurs, une influence du symbolisme et du mouvement parnassien.

Alibée Féry, ou Athanase Alibée Féry (1818-1896), est dramaturge, poète, romancier, essayiste et conteur. Il participe à l’insurrection qui renverse la dictature du président Jean-Pierre Boyer et y gagne le titre de général. Il est le premier à mettre par écrit les histoires de Bouqui et Malice, deux inséparables personnages des contes populaires d’Haïti. En poésie, il est l’auteur du recueil Les Bluettes.

Paul Lochard, né à Petit-Goâve en 1835, est instituteur, puis directeur de la douane de Port-au-Prince. Il est, jusqu’à sa mort en 1919, directeur du « Moniteur », journal officiel de la République. À l’influence de la poésie de Milton et de Victor Hugo, se joint celle de Leconte de Lisle, pour donner des poèmes amples, graves, monotones et lents : Les Chants du soir (1876) et Les Feuilles de chêne (1900).

Charles Alexis Oswald Durand, né au Cap-Haïtien en 1840 et mort à Port-au-Prince en 1906, est parfois considéré comme le poète national d’Haïti. Le tremblement de terre de 1842 le rend orphelin de mère et de père. Il est recueilli et élevé par sa grand-mère maternelle. Il devient professeur puis directeur de lycée. Il épouse en 1863 la poétesse Virginie Sampeur. Il la quitte huit ans plus tard pour se remarier avec Rose Thérèse Lescot. Secrétaire du conseil des ministres en 1868, président de la chambre, journaliste, fondateur du journal « Les Bigailles », il connaît la prison pour ses idées politiques en 1883, et c’est là, dit-on, qu’il écrit son célèbre poème en créole, Choucoune[20]. En 1888, Durand voyage en France où il est reçu en triomphe à la Société des Gens de Lettres par François Coppée. Ce n’est qu’en 1896 qu’il réunit les poèmes qu’il avait donnés aux journaux pendant vingt ans dans deux volumes intitulés Rires et Pleurs. Il est le parolier du chant national « Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves », qui fut l’hymne national haïtien de 1893 à 1904. Morpeau (1925) dit de lui : « (Il est) le plus original de nos poètes pour avoir su chanter nos fastes et pleurer nos misères, sentir et, sous une forme souvent heureuse, pittoresque et colorée, exprimer le charme prenant du pays, son âme. »

Virginie Sampeur (1839-1919), première épouse d’Oswald Durand, qui n’a publié que quelques poèmes éparpillés dans des revues et journaux de l’époque, ainsi que quelques nouvelles publiées en feuilleton, a le mérite d’avoir ouvert la voie à la poésie féminine écrite d’Haïti. Sa séparation d’avec Durand lui inspire un douloureux poème intitulé « L’Abandonnée » :

Ingrat ! Vous vivez donc quand tout me dit vengeance !

Mais je n’écoute pas ! À défaut d’espérance,

Le passé par instants revient, me berce encor…

Illusion, folie, ou vain rêve de femme !…

Je vous aimerais tant, si vous n’étiez qu’une âme.

Ah ! Que n’êtes-vous mort !

(Extrait de « L’Abandonnée », 1908)

Alcibiade Fleury Battier naît en 1841 à Port-au-Prince. Il est le petit fils du colonel Battier, aide de camp du président Jean-Pierre Boyer. En 1883, il est nommé chef de division au département de l’Instruction publique. Il s’apprête à se lancer dans la campagne électorale de 1883 pour être député quand il meurt de la petite vérole. Son œuvre poétique rassemblée dans Sous les bambous révèle une vive sensibilité et un grand sens du rythme. Elle a comme sources principales d’inspiration la patrie et la nature :

Dans vos champs de maïs allez avec la joie ;

Sous vos frais orangers, répétez vos chansons !

Fuyez, fuyez la ville et ses manteaux de soie,

Car le bonheur se tient sous les fleurs des buissons.

(Sous les bambous, 1881)

Alcibiade Pommayrac (Santo-Domingo, 1844 – Port-au-Prince, 1908) vit à Jacmel qu’il évoque avec éloquence. Sa poésie est remarquable par son souffle et la beauté de sa forme.

Tertulien Guilbaud, né à Port-de-Paix en 1856, publie en 1885 Patrie et en 1888 Les Feuilles au vent, d’inspiration intime. Sénateur (1900-1902) et ministre de la justice (1915), il se voit proposer après l’intervention nord-américaine la présidence de la République, offre qu’il décline. Il sera ministre plénipotentiaire à Paris de 1916 à 1920.

Carl Wolff, né à Port-au-Prince en 1856, a publié dans les principaux journaux et revues, souvent sous des pseudonymes, notamment celui de Carolus, des contes, des nouvelles et des poèmes. Son recueil de Fables locales sur des proverbes créoles (1918) a eu en son temps un grand succès populaire.

Macdonald Alexandre, né aux Cayes en 1862, est l’auteur du recueil Les Chants intimes. Sa poésie évoque Eugène Manuel et François Coppée par son style parnassien teinté de naturalisme. Professeur, puis député, il fonde en 1891 la « Bibliothèque de la Jeunesse et des Familles », détruite en 1911 par un incendie, le journal littéraire « Petite Revue », et contribue au développement de l’art musical dans sa ville natale.

Pierre-Raymond Dumas Arsène Chevry (Port-au-Prince, 1867-1915) écrit principalement des essais et des critiques. « Plein d’espérance pour lui-même, pour son pays, pour une terre sinistrée » (Dumas 2007), il laisse une oeuvre poétique marquée par l’amour du pays natal : Les Areytos (1892), Les Voix perdues (1896) et Les Voix du centenaire (1905).

Jean-Baptiste Massillon Coicou, en créole Masiyon Kwakou (1867-1908), est diplomate, dramaturge, poète et romancier. Il publie notamment le recueil de poèmes Poésies nationales. Dans le poème « Yankisme » de ce recueil, il reproche aux États-Unis d’avoir sacrifié leurs propres idéaux :

Il faut de l’or, – ou rien, – pour être, – ou ne pas être,

Time is money. Le crime aussi.

(Poésies nationales, 1892)

En 1890, il est nommé secrétaire à la légation d’Haïti en France, puis chargé d’affaires. Il se joint à la vie littéraire de Paris, fréquentant les milieux politiques et intellectuels. En 1893 il présente sa pièce de théâtre L’Oracle. De retour en Haïti, il prend les armes contre la dictature de Pierre Nord Alexis soutenue par les États-Unis. Lui et ses deux frères sont exécutés par ordre de celui-ci dans la nuit du 14 au 15 mars 1908, devant les murs du cimetière de Port-au-Prince. L’exécution de Massillon Coicou aurait inspiré à Guillaume Apollinaire son recueil de contes Le Poète assassiné (1916).

On peut également ajouter à cette liste des poètes postromantiques Edmond Héraux (1858-1920) avec Préludes (1883), Solon Ménos (1859-1918) avec Mnémoniennes (1880) et Emmanuel Edouard (1860-1895) avec Rimes haïtiennes (1882) et Panthéon haïtien (1884).

Dolcé, Dorval, et Casthely (1983) et Daut (2001) considèrent que le « romantisme haïtien » s’étend jusqu’en 1915. Le postromantisme trouve en effet un prolongement au XXe siècle, dans les œuvres de Leon Louhis et Ida Faubert.

Leon Louhis, né à Lascahobas (département du Centre) en 1867, occupe divers emplois dans la fonction publique (professeur, inspecteur des écoles, directeur de douane), avant d’être élu député. Il collabore à la revue « Haïti littéraire et sociale » et au « Courrier Haïtien » avec des poèmes, des pièces de théâtre et des nouvelles.

Ida Faubert (1882-1969), de son vrai nom Gertrude Florentine Félicitée Ida, est la fille du président de la république Lysius Salomon. Elle réside en France de 1914 à 1969, fréquente les artistes de son temps et participe aux mouvements féministes. Belle et raffinée, riche, cultivée et séduisante, mais traumatisée toute sa vie par la mort de sa fille Jacqueline de même que par les multiples événements qui ont jalonné la carrière politique de son père, secouée par ses amours malheureuses, partagée entre deux peuples et deux nations, Ida Faubert est l’autrice d’une poésie passionnée et tendre, triste et mélancolique, sensuelle et sobre. Elle sera distinguée par le prix Jacques-Normand décerné par la Société des Gens de Lettres pour son livre de poèmes Cœur des Îles. Son poème « Pour Jacqueline », dédié à sa fille morte en bas âge, est caractérisé par une grande aisance de style et une grande sensibilité :

Qu’on parle tout bas ; la petite est morte

Ses jolis yeux clairs sont clos pour jamais

Et voici déjà des fleurs qu’on apporte…

Je ne verrai plus l’enfant que j’aimais…

(Cœur des îles, 1939)

Poésie de la première moitié du XXe siècle 

La Génération de « Jeune Haïti » et de « La Ronde »

Liés par une solide amitié, mettant en commun leurs rêves et leurs aspirations, les poètes de « Jeune Haïti » (1894-1896) et de « La Ronde » (1898-1902), regroupés autour des revues de même nom, subissent l’influence du pessimisme littéraire de Vigny, Byron, Baudelaire, Sully-Prudhomme et Leconte de Lisle et du pessimisme philosophique de Renan, Taine et Schopenhauer. La revue « Jeune Haïti » est fondée par le poète et nouvelliste Justin Lhérisson, le critique Mirabo Drice et l’historien Windsor Bellegarde. Elle est dirigée par Justin Lhérisson. Ce dernier est connu pour avoir été le premier à retranscrire des lodyans par écrit et pour avoir écrit les paroles de l’hymne national haïtien, « La Dessalinienne ». Il est également l’auteur de trois recueils de poésie : Myrtha (1892), Les Chants de l’aurore (1893) et Passe-Temps (1893). La revue « La Ronde » est quant à elle fondée en 1898 par Pétion Gérome, Louis-Marie Dantès Bellegarde, Georges Sylvain, Seymour Pradel et Amilcar Duval, et paraît pendant quatre ans. Le mouvement qu’elle contribue à fonder est ensuite rejoint par Etzer Vilaire, Charles Moravia, Edmond Laforest et Damoclès Vieux.

Tous ces écrivains dénoncent l’obscurantisme du pouvoir et la situation chaotique du pays, mais prônent en réponse une esthétique contemplative. Les questions essentielles de la réalité nationale sont absentes de leurs textes (exception faite des multiples réflexions à caractère socio-politique de Georges Sylvain). L’imitation de la littérature française se transforme en un véritable impératif. Dans un article publié dans la revue « Haïti littéraire et social » du 5 février 1905, Ussol (pseudonyme recouvrant les opinions des membres du mouvement) affirme : « Notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées et, qu’on le veuille ou non, française est notre âme. » Les deux poètes majeurs de cette génération sont Georges Sylvain et Etzer Vilaire. À leurs noms, on peut également ajouter ceux de Charles Moravia, Seymour Pradel, Edmond Laforest, Damoclès Vieux et Louis-Marie Dantès Bellegarde.

Georges Sylvain, poète, essayiste, diplomate et homme politique, est né en 1865 à Puerto-Plata, en République Dominicaine. Il étudie à la Faculté des Lettres et la Faculté de Droit de Paris. En 1894, il est chef de division au département de l’Instruction publique. Nommé juge au tribunal de cassation en 1901, il fonde l’École de droit. La même année, il publie Confidences et Mélancolies. Il s’agit d´un recueil de 29 poèmes intimes écrits en vers de style classique, dans lequel le poète évoque sa mère disparue prématurément, se remémore son enfance meurtrie mais pleine de passions et de rêveries, et exprime ses sentiments de tristesse profonde :

Enfant, je n’avais pas de peine plus amère

Que d’errer par les lieux où n’était point ma mère

Mère, c’est ton beau nom, dont l’âme familière

Fait jaillir de mon cœur mes prières d’enfant.

(Confidences et Mélancolies, 1901)

Toujours en 1901, il fait paraître Cric-Crac, un recueil de fables créoles imitées des fables de La Fontaine. En collaboration avec Solon Ménos et Dantès Bellegarde, il publie en 1904 deux tomes d’une anthologie intitulée Auteurs haïtiens. Morceaux choisis, œuvre couronnée par l’Académie française. Un an plus tard, il fonde l’Alliance française en Haïti. Il obtient le poste de ministre plénipotentiaire de la République d’Haïti à Paris qu’il occupe de 1909 à 1911. En 1915 il fonde le journal « La Patrie », fermé peu de temps après les débuts de l’occupation américaine. Il collabore à plusieurs journaux et revues. En 1922, il crée avec quelques amis le journal l’« Union patriotique » dont il est l’administrateur délégué. Il meurt en 1925.

Etzer Vilaire naît le 7 avril 1872 à Jérémie, ville qui sera une de ses sources d’inspiration. Après les classes primaires, il étudie à Port-au-Prince mais doit retourner dans sa famille pour des raisons de santé. Ses lectures et études d’autodidacte lui font découvrir la philosophie. Dès lors, sa préoccupation principale se fixe sur l’universel et il cherche à éviter « une poésie haïtienne qui se borne à la description de notre merveilleuse nature tropicale ». Il publie Page d’amour et Les Dix hommes noirs (1901), Le Flibustier, essai de roman en vers (1902), et Poèmes de la mort :

Mon âme est un désert. Une lueur nocturne

Éclaire à l’infini sa face taciturne.

Pas un son, pas un bruit, pas une haleine, pas

Un bruit dans le chemin vague où s’usent mes pas.

(Poèmes de la mort, 1907)

L’avant-propos de ce dernier ouvrage est un véritable manifeste pour une nouvelle esthétique (Kauss 2010). C’est le poète George Sylvain, qui lors d’une tournée de conférences à Jérémie, découvre Vilaire et l’incite à se joindre aux écrivains de la génération de « La Ronde ». L’œuvre de Vilaire connaît alors un grand succès à Port-au-Prince avant d’être lue à Paris où le recueil Nouveaux poèmes (1910) est couronné par l’Académie française en 1912. Vilaire se rend en France pour recevoir le prix. À son retour, il devient juge de cassation au tribunal de Port-au-Prince. La défense d’un patriote qu’on accuse de délit contre le gouvernement et l’occupant américain lui vaut une arrestation. Vilaire retourne à Jérémie en 1926. L’essor du mouvement indigéniste, dont les poètes empruntent une voie opposée à celle qu’il a tracée, l’amène à s’isoler. Il meurt en 1951.

Charles Moravia naît à Jacmel en 1875. Il devient maître d’école dans sa ville natale. En 1919, il est nommé ministre plénipotentiaire aux États-Unis. Dans les années 1930, il est élu sénateur durant le mandat présidentiel de Sténio Vincent. Il est emprisonné pour ses prises de position contre l’occupation américaine. Auteur du recueil de poésie Roses et Camélias (1903) et du drame historique en vers La Crête-à-Pierrot (1907), il collabore au journal « Le Matin » dans lequel il publie chaque semaine des poèmes lyriques sous le pseudonyme de René Darlouze. Il édite deux périodiques, « La Plume » qui paraît de 1914 à 1915, puis « Le Temps » qui paraît de 1922 à 1938. Il meurt en 1938. Sa poésie subit les influences d’Edmond Rostand, Lamartine, Coppée et Théodore de Banville :

Faits de rumeur grave et de profonds sanglots

La voix de l’océan pleure-t-elle un outrage ?

L’océan serait-il un poète sauvage

Qui pour dire à jamais la grandeur de ses maux

Aurait fait un poème aux vers simples et beaux

Qu’il ne peut se lasser de chanter au rivage ?

(Roses et Camélias, 1903)

Seymour Pradel (Jacmel, 1875 – Port-au-Prince, 1943) est poète, journaliste, enseignant et homme politique. Il est successivement sénateur, ministre de l’intérieur et même président durant une courte période. Il est l’auteur des recueils de poésie Demi-Teinte et Les Femmes.

Edmond Laforest, né à Jérémie en 1876, conteur, critique, directeur des journaux « Haïti littéraire et scientifique » et « La Patrie », s’insurge comme d’autres poètes de sa génération contre la sombre réalité de son époque, tout en affichant un détachement désabusé. Sa poésie va du symbolisme (L’Évolution, 1901 ; Poèmes mélancoliques, 1901) au style parnassien hérité de José-Maria de Heredia (Sonnets-médaillons du dix-neuvième siècle, 1909 ; Cendres et Flammes, 1912). Elle révèle, dans son poème « À la médiocrité égalitaire », une idéologie élitiste qui réclame « le pouvoir aux plus capables ». Edmond Laforest se suicide dans sa piscine, le 17 octobre 1915, en s’attachant au cou un dictionnaire français, geste symbolique qu’il voulait de protestation contre l’occupation des États-Unis.

Damoclès Vieux naît en 1876 à Port-au-Prince. Professeur de lettres au lycée Pétion, il dirige plus tard ce même lycée (1922-1930), puis occupe des fonctions publiques dont celle de ministre de l’instruction publique. Il publie ses premiers vers dans « La Ronde », mais c’est le recueil L’Aile captive (1913) qui le fait connaître. Il meurt en 1936. Sa poésie, symboliste, n’échappe pas toujours à une certaine préciosité.

Louis-Marie Dantès Bellegarde, né le 18 mai 1877 à Port-au-Prince, suit des études de droit et devient avocat. En 1904, il est nommé directeur de l’Instruction publique, et commence à mener une politique de réforme. Il est révoqué pour raisons politiques en 1907. Il collabore à la revue « Haïti littéraire et scientifique ». Pendant la période d’occupation américaine, il mène un travail acharné pour maintenir en état le système d’enseignement et participe par ses écrits, ses discours et ses articles à la résistance nationale. Il commence en 1921 une carrière diplomatique. Il est nommé ministre plénipotentiaire à Paris et délégué d’Haïti à la Société des Nations, où il dénonce régulièrement l’occupation de son pays. Il est de retour en Haïti en 1936. Il est directeur de l’École Normale Supérieure jusqu’en 1941, puis chargé de mission à Washington en 1946 et en 1957. L’œuvre de Bellegarde est principalement composée d’essais et articles nourris par le positivisme comtien et le bergsonisme, radicalement opposés « aux doctrines malfaisantes du racisme athée et du bolchévisme sanguinaire ». Elle manifeste une attitude dédaigneuse à l’égard des populations les plus pauvres d’Haïti, présentées comme « arriérées ».

Parmi les autres poètes de cette génération on citera encore (Morpeau 1925) : Frédéric Burr-Reynaud et Dominique Hippolyte (auteurs de Anacaona, vaste poème dramatique en vers), Adrien Carrénard, Duraciné Vaval, Edgard Numa, Jean-Joseph Vilaire, Fernand Ambroise, Christian Régulus, Georges Lescouflair, Luc Grimard, Timothée Paret, Louis-Henry Durand, Justinien Ricot, Léon Vieux, Volvick Ricourt, Louis Morpeau, Christian Werleigh et Clément Coicou.

Le mouvement indigène (1915-1945)

L’influence de la littérature française, qui a marqué la poésie haïtienne depuis les pseudo-classiques jusqu’aux membres de « Jeune Haïti » et de « La Ronde », en passant par les romantiques et postromantiques, commence à s’estomper au début du XXe siècle. La guerre fratricide que se livrent alors les pays européens et l’adhésion de la plupart des écrivains français au nationalisme et au bellicisme ainsi que la révolution russe de 1917, qui remettent en cause le prestige de l’Europe et de ses « élites », n’y sont peut-être pas pour rien. Mais le facteur principal de cette évolution est sans doute l’invasion d’Haïti par les États-Unis, en plein milieu du conflit mondial, qui va inciter les intellectuels haïtiens à retourner à leurs racines et à revendiquer, défendre et enrichir une culture authentiquement haïtienne.

Quelques années après ces événements, le médecin, ethnographe, diplomate, homme d’État, pédagogue, philosophe, essayiste et écrivain Jean Price-Mars incite, dans son ouvrage Ainsi parla l’oncle publié en 1928, les intellectuels à suivre la voie d’une littérature vraiment haïtienne. Il invite les écrivains « à cesser d’être pasticheurs pour devenir des créateurs », en clair à puiser aux racines culturelles d’Haïti et dans la culture orale (contes, traditions et légendes) issue de l’esclavage. Price-Mars déclare : « Que tous nos penseurs se libèrent des préjugés qui les ligotent et contraignent à des imitations plates de l’étranger et qu’ils fassent usage des matières qui sont à leur portée, afin que de leurs œuvres dégagent, en même temps qu’un large souffle humain, ce parfum âpre et chaud de notre terroir, la luminosité accablante de notre ciel et ce je ne sais quoi de confiant, de candide et d’emphatique qui est l’un des traits particuliers de notre race. » Cet ouvrage provoque, selon le sociologue Claude Souffrant (1988), une véritable « révolution culturelle ».

C’est donc avec le mouvement indigène, suscité par Jean Price-Mars que la quête d’une identité culturelle haïtienne distincte de celle de la France commence véritablement. Ce mouvement s’intéresse à la culture vaudou[21] en s’inspirant de l’œuvre d’Antoine Innocent (1873- 1960), premier romancier haïtien à avoir exploré cet univers, ses rites et ses croyances (Price-Mars 1953). Antoine Innocent est collaborateur de « La Ronde », et membre de « L’Œuvre », une association littéraire et théâtrale fondée par le poète Massillon Coicou. En 1906, il publie son unique roman, Mimola, roman indigène qui paraît d’abord en feuilleton dans « Le Soir », journal dont il est rédacteur. Le vaudou y est présenté comme le ciment qui unit et relie tous les Haïtiens, sans distinction de race ou de classe.

Le mouvement indigène prône par ailleurs l’utilisation du créole[22], longtemps méprisé. Il valorise des œuvres comme les poèmes « Choucoune » d’Oswald Durand et « Reproche de Ti Yvette » de Masillon Coicou, et les fables Cric-Crac de Georges Sylvain. Notons que jusqu’aux années 1920-1930, les rares locuteurs haïtiens francophones qui écrivaient en créole ne suivaient aucun principe, se contentant d’écrire la langue plus ou moins selon l’orthographe française. Les premières orthographes systématiques du créole haïtien seront proposées en 1924 par Frédéric Doret et en 1939 par Christian Beaulieu.

Par ailleurs, la « génération de la gifle » ou « génération de la honte », qui a dû subir l’humiliation causée par l’occupation américaine, crée des revues littéraires militantes comme « La Revue de la Ligue de la Jeunesse haïtienne » (1916), et surtout « La Revue indigène » (1927), fondée par Émile Roumer, Normil Sylvain, Jacques Roumain et Philippe Thoby-Marcelin, et dont le comité de rédaction inclut les écrivains Antonio Vieux, Philippe et Daniel Heurtelou, et Carl Brouard.

Le mouvement indigène relève donc en résumé de deux démarches distinctes mais convergentes : celle, politique et littéraire, des revues précédemment citées et celle, ethnographique et culturelle, de Price-Mars (Célius 2005). Cette pluralité d’origine explique le fait que ce mouvement connaisse ensuite des métamorphoses continuelles et qu’il suscite des phénomènes aussi divers que l’« art naïf » ou le courant musical appelé « musique racine » (Trouillot 1993). Le mouvement ne s’enferme toutefois pas sur lui-même. Dans la chronique-programme du premier numéro de « La Revue indigène » par exemple, le poète Normil Sylvain préconise une ouverture culturelle internationale, particulièrement sur l’Amérique latine et sur l’Europe. Les principaux poètes du mouvement indigéniste, également appelé culturo-nationaliste, sont Émile Roumer, Milo Rigaud, et Philippe Thoby-Marcelin.

Émile Roumer naît à Jérémie en 1903. C’est le petit-fils d’un patriote cubain qui, ayant lutté aux côtés de José Marti, a été obligé de s’exiler en Haïti. Ses Poèmes d’Haïti et de France sont publiés par un jeune homme de 22 ans qui achève à peine ses études à Paris. L’engagement militant et la force d’évocation sont déjà présents, comme par exemple dans le poème « Désespoir » qui évoque l’écrasement de la guérilla de Charlemagne Peralte par les troupes des États-Unis :

Le sang nègre, le sang pourpre de nos vaincus

dit nos plaintes désespérées,

les « albinos[23] » lancés à l’appât des écus

comme des chiens à la curée,

ont leur stupre étalé sur les débris d’un mort,

la chair sanglante de Péralte,

les enfants égorgés dans les plaines du Nord

sans qu’un chrétien ait crié halte,

les coups de poignard au ventre, le poing brutal

sur notre figure meurtrie,

les espoirs vains et nos héros mis à l’étal

après la rouge boucherie

(Poèmes d’Haïti et de France, 1925)

Roumer est à la fois un croyant et un progressiste convaincu, qui fustige les impérialistes et les exploiteurs de classe dans Le Caïman étoilé (1963) et Rosaire, couronne sonnets (1964). Émile Roumer fait de ses écrits en vers et en prose des plaidoyers pour l’avènement d’une littérature haïtienne en langue vernaculaire. On constate dans ses textes la coexistence de deux perspectives en apparence opposées : un nationalisme littéraire qui le pousse à écrire en créole et un internationalisme qui lui fait écrire des sonnets à la française, son admiration pour les grands maîtres de la littérature européenne, antique et moderne, n’atténuant en rien sa conscience d’être noir. C’est pour résoudre cette contradiction que, dans Anti-Singes (1967), il fait suivre ses poèmes de leur traduction. La sensualité et l’érotisme enfin, autres caractéristiques de son œuvre, se font jour dans Marabout de mon cœur (1947). Il publie également de nombreux textes en vers et en prose dans des revues et journaux haïtiens. Émile Roumer meurt à Francfort en 1988.

Milo Rigaud, né à Port-au-Prince en 1904, étudie le droit en Haïti puis l’ethnologie, la psychologie et la théologie en France. De retour au pays il entreprend, avec son épouse Odette Mennesson-Rigaud[24], ethnographe, des recherches sur le vaudou sous ses divers aspects : cosmologique, théurgique, magique, rituel, médicinal et artistique. Il s’intéresse aux correspondances symboliques et conceptuelles entre le vaudou et l’hermétisme, la mythologie et les mystères de l’antiquité gréco-romaine. Il aborde également son importance sociale et politique, indissociable selon lui de la conformation et de la préservation de l’identité haïtienne et de sa libération de l’esclavage. Il est l’auteur de l’essai « La tradition voudoo et le voudoo haïtien : son temple, ses mystères, sa magie » (1953), illustré par des photos d’Odette. Le fonds documentaire Milo Rigaud – Odette Mennesson-Rigaud, confié aux soins de la Bibliothèque Haïtienne des Pères du Saint-Esprit, constitue un inestimable patrimoine pour les religions traditionnelles en général et pour l’ethnologie. Milo Rigaud n’a publié qu’un seul recueil de poésie, Tassos, poésie créole (1933).

Philippe Thoby-Marcelin (1904-1975) est poète, romancier, journaliste, critique d’art et homme politique. Il commence ses études secondaires à Port-au-Prince et les termine à Paris. De retour en Haïti, il fait une longue carrière dans l’administration publique, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à la politique et de pratiquer parallèlement les métiers d’écrivain et de journaliste. Il collabore à plusieurs journaux et revues dans lesquels il publie des textes de création et des articles de réflexion. En 1946, il participe, avec Anthony Lespès (par ailleurs collaborateur de « La Revue indigène ») à la création du Parti Socialiste Populaire (PSP), qui sera déclaré illégal en 1948. La même année, Thoby-Marcelin part s’installer aux États-Unis où il travaille comme traducteur. Il se marie à une américaine, Eva Ponticello, qui traduira plusieurs de ses textes en anglais. Thoby-Marcelin est surtout connu comme romancier. Son oeuvre de fiction narrative est composée de trois romans écrits en collaboration avec son frère, Pierre Marcelin (Canapé Vert, 1944 ; La Bête de Musseau, 1946 ; Le Crayon de Dieu, 1952) et du roman Tous les hommes sont fous (1980), publié après sa mort survenue en 1975 à Syracuse, dans l’État de New York. Thoby-Marcelin a également publié les livres de poésie : La Négresse adolescente (1932), Dialogue avec la femme endormie (1941), Lago-Lago (1943) et À fonds perdu (1953), des contes, et un ouvrage intitulé Panorama de l’art haïtien (1953). La poésie de Thoby-Marcelin, tout en étant très haïtienne par les sujets traités et l’utilisation du créole, est influencée par les poètes français du début du XXe siècle tels Apollinaire et les surréalistes.

Jacques Roumain nait en 1907 à Port-au-Prince. Il étudie en Haïti, puis en Belgique, en Suisse, en France et en Allemagne. Il voyage également au Royaume-Uni et en Espagne où il commence des études d’agronomie. En 1927, il revient en Haïti et milite contre l’occupation. En 1934, il fonde le Parti communiste haïtien. Il est souvent arrêté et finalement contraint à l’exil par le président de l’époque, Sténio Vincent. Pendant ses années d’exil, Roumain travaille et se lie d’amitié avec de nombreux écrivains et poètes de son époque. Après le changement de gouvernement à Haïti, il revient dans son pays natal et fonde le Bureau national d’ethnologie. En 1942, le président Élie Lescot l’investit d’une charge de diplomate à Mexico. Il termine deux de ses œuvres majeures, le recueil de poésie Bois d’ébène et le roman Gouverneurs de la rosée. Le 18 août 1944, trois jours après son retour d’un voyage à Cuba où il rencontre des camarades cubains et haïtiens, Jacques Roumain meurt pour une raison inconnue. L’œuvre de Roumain exprime la frustration et la rage d’un peuple brimé et exploité et appelle les pauvres à s’unir contre la misère et l’injustice :

Comme la contradiction des traits

se résout en l’harmonie du visage

nous proclamons l’unité de la souffrance

et de la révolte

de tous les peuples sur toute la surface de la terre

et nous brassons le mortier des temps fraternels

dans la poussière des idoles.

(Bois d’ébène, 1945)

Aux noms de ces quatre précurseurs de la poésie indigéniste, on peut ajouter ceux de Constantin Mayard, Léon Laleau et Robert Lataillade.

Constantin Mayard, né en 1882 à Port-au-Prince, est élu député en 1912, puis président de la chambre. En 1915, il est ministre de l’intérieur pendant l’occupation américaine, qu’il soutient. Il est élu sénateur en 1919 et conseiller d’État jusqu’en 1930. Candidat malheureux à l’élection présidentielle, Constantin Mayard entame en 1930 une carrière de diplomate. Il représente Haïti à Paris, puis à Santiago où il meurt en 1940. Parallèlement, il poursuit une œuvre littéraire, principalement poétique. Sa poésie, émaillée de néologismes et d’emprunts à la langue taïno et au créole, évoque Haïti, sa nature, son peuple et son histoire.

Léon Laleau, né à Port-au-Prince en 1892 et mort à Pétionville en 1979, est poète, romancier, dramaturge, essayiste, journaliste et homme politique. Il fait ses études classiques au Lycée Pétion et compte parmi ses professeurs le poète Damoclès Vieux. Il reçoit sa licence de l’École de droit en 1912. Mais au lieu de travailler comme avocat, il se lance dans une carrière d’écrivain et de diplomate.

Robert Lataillade naît à Jérémie en 1910. Admiré de Léon Laleau, il est l’auteur d’une « poésie de frictions » (Dumas 2011), fascinée par l’approche de l’anéantissement. Il meurt de tuberculose en 1931.

Les Griots

L’École historico-culturelle les Griots est fondée par les « trois D », le journaliste Louis Diaquoi, l’anthropologue Lorimer Denis, et François Duvalier, à cette époque médecin. Selon les Griots, « Le facteur génétique, racial, fonde le caractère national d’une culture, et non les conditions de développement historique propres à chaque pays ». Ces prémisses serviront plus tard de base idéologique à la dictature des Duvalier. En 1930, l’École est rejointe par le poète Carl Brouard, qui reproche aux marxistes haïtiens leur vision sociale. Elle est aussi rejointe ultérieurement par l’ethnologue Kléber Georges-Jacob et le poète Clément Magloire Saint-Aude. La pensée politique et programmatique des Griots se trouve exposée dans « Les tendances d’une génération » (1934) par Lorimer Denis, François Duvalier et Arthur Bonhomme, et dans la revue « Les Griots » qui paraît de 1938 à 1940.

Carl Brouard naît le 5 décembre 1902 à Port-au-Prince dans une famille bourgeoise. Il a seize ans quand les marines débarquent en Haïti. Il se nourrit alors de la vision nationaliste de Jean Price-Mars, qu’il considère alors comme « le seul écrivain à avoir eu de l’influence sur sa génération ». Après un bref séjour à Paris, il revient en 1922 en Haïti. En 1927, il fait paraître son unique recueil de poésie, Écrit sur du ruban rose. Il collabore à « La Revue indigène » et à « La Trouée », revue éphémère fondée en 1927 par Richard Salnave, Daniel Heurtelou, Max Hudicourt et Jacques Roumain. En 1928, il s’initie au vaudou. En 1929, il devient gérant-responsable du journal « Le Petit impartial ». Il prend une part active dans la vie culturelle haïtienne, en publiant des articles critiques sur Stéphen Alexis, Jacques Roumain, Jean Price-Mars, entre autres. Devenu chef de file des « Griots », Brouard travaille à valoriser le folklore haïtien et écrit (Brouard 1938) : « Nous remîmes en honneur l’assotor[25] et l’açon[26]. Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle. Les splendeurs abolies des civilisations soudaines firent saigner nos cœurs. Virilement et glorieusement, puérilement aussi peut-être, nous jurâmes de faire de notre patrie le miracle nègre, comme la vieille Helliade fut le miracle blanc. Aux splendeurs orientales de l’antique Saba, nous rêvions de mêler la raison latine, et que de ce mélange conforme au génie de notre race naquit une civilisation intégralement haïtienne. Mais cette civilisation originale, où donc pouvons-nous la puiser, si ce n’est dans le peuple ? ». Affaibli et miné par l’alcool, Carl Brouard meurt à Port-au-Prince en novembre 1965, seul, en pleine rue. En 2004, les Éditions Mémoire d’encrier à Montréal ont édité les textes de Carl Brouard dans leur collection « Anthologie secrète ».

Les poétesses de la « Ligue féminine d’action sociale » et de la « Voix des femmes »

Le mouvement féministe prend son essor pendant l’occupation militaire du pays par les États-Unis. En 1926, à la demande de sa section haïtienne, un comité de la « Ligue internationale des femmes pour la paix » enquête sur ladite occupation (Côté 2015). En 1934, la « Ligue féminine d’action sociale (LFAS) » est officiellement créée, en réaction à la violence sexuelle exercée contre les femmes par l’occupant. La LFAS se bat aussi pour l’ouverture d’écoles pour filles, un salaire égal pour un travail égal, le droit au congé maternité et le droit de vote des femmes[27]. Elle met sur pied un journal, « La Voix des Femmes ». Les meilleures poètesses des années 40-50 y collaborent, avec parmi elles Cléante Desgraves Valcin et Emmelyne Carriès-Lemaire.

Cléante Desgraves Valcin naît en 1891 à Port-au-Prince d’une mère américaine, née Alice Cunningham, et d’un père haïtien, Hector Desgraves, pharmacien et pianiste. Elle exerce la profession d’institutrice jusqu’à son mariage en 1917. Elle publie le recueil de poésie Fleurs et Pleurs en 1924, une œuvre inscrite dans le mouvement postromantique, et le roman Cruelle destinée en 1929. En 1934, elle écrit La Blanche négresse, roman préfacé par Jean Price-Mars, qui révèle son engagement féministe (elle y compare, à travers le personnage principal du roman, l’institution du mariage à celle de l’esclavage). Elle contribue aussi aux revues « La Semeuse » (créée et dirigée par des femmes), « Le Temps » et la « Voix des femmes ». En juin 1955, elle représente le gouvernement haïtien à la 10e assemblée générale des femmes et préside la délégation à Porto Rico. Dans un entretien à la fin des années 1930, Valcin affirme : « Je suis féministe et je vais jusqu’au suffrage des femmes. » Elle décède le 26 janvier 1956. Les femmes haïtiennes obtiendront le droit de vote en 1957.

Emmeline Carriès-Lemaire (1899-1980) met en place, autour de 1937, la filiale de Jacmel de la LFAS. Entre 1955 et 1960, elle anime de nombreuses conférences sur les droits des femmes, aux États-Unis, à Cuba, au Mexique, en République Dominicaine et au Venezuela. En 1941, elle publie le recueil de poésie Mon âme vous parle. Elle s’intéresse par ailleurs à l’histoire d’Haïti et publie en 1944 Anacaona, une pièce de théâtre qui sera présentée à l’Institut français de Port-au-Prince. En 1950, elle fonde la revue « El Alba », périodique bilingue, français-espagnol. Elle collabore enfin à la revue « Cahiers d’Haïti » et met sur pied l’Association des journalistes haïtiens. Elle passe les dernières années de sa vie aux États-Unis où, tout en poursuivant ses activités littéraires, elle enseigne le français au Lycée français de Chicago. Elle meurt en 1980 à San Francisco. Elle est l’auteure de Chants pour toi (1944) et Poèmes à Bolivar (1948). Sa poésie est faite d’un mélange de pudeur, de tendresse et de révolte :

Sagesse

Ne me regarde pas

de peur que tu reviennes.

Laisse-moi avec ma lourde chaîne,

ma puissance d’aimer,

et mes désirs,

et mon grand rêve

tel un arc-en-ciel immense

se déroulant dans la nuit.

(Terre de femmes, 2010)

La poésie de l’après-guerre (1945-1967)

Le surréalisme

Dans les années 40, le surréalisme trouve des résonances profondes en Haïti. Le terrain a été préparé par le séjour d’Alejo Carpentier en 1941, d’Aimé Césaire en 1944 et de Wilfred Lam en 1946. L’élément décisif est toutefois la visite en 1946 d’André Breton, chargé par le Directeur des affaires culturelles de la ville de Paris d’établir des relations avec les intellectuels haïtiens. Celui-ci est reçu par Pierre Mabille[28], alors conseiller culturel de l’ambassade de France à Port-au-Prince, qui lui offre l’occasion d’assister à des cérémonies vaudoues.

En pleine grève insurrectionnelle menée par les étudiants contre le gouvernement Lescot[29], ses discours trouvent un écho auprès des insurgés, emmenés en particulier par René Depestre. Breton fait en effet appel à la liberté et aux droits des peuples à l’auto-détermination. Le surréalisme est un des éléments déclencheurs de la « révolution culturelle de 46 » ou « cinq glorieuses », par laquelle la jeunesse haïtienne manifeste sa révolte contre une société marquée par l’impérialisme et le colonialisme. Par ailleurs, l’esprit et l’esthétique surréalistes apportent un air nouveau, permettant le dépassement du folklorisme, de l’indigénisme et d’une négritude trop centrée sur la question raciale, et contribuent à libérer la création poétique. Son influence va se faire sentir auprès des poètes haïtiens. Ouvertement revendiquée par Clément Magloire-Saint-Aude, elle est également notable dans les œuvres de René Bélance et Hamilton Garoute.

Clément Magloire-Saint-Aude est né en 1912 à Port-au-Prince. Il porte alors le nom de Clément Magloire fils (son père est le fondateur du journal « Le Matin »). Il étudie dans plusieurs écoles fréquentées par l’élite et publie très jeune ses premiers poèmes dans les revues « La Relève » et « Le Matin ». Il participe à l’École historico-culturelle « Les Griots », mais s’en distancie assez rapidement. En 1941, il découvre les œuvres d’André Breton et publie coup sur coup Dialogue de mes lampes et Tabou et devient Magloire-Saint-Aude en rejetant le prénom de son père et en ajoutant le nom de sa mère. Parallèlement à son œuvre poétique, il se consacre au journalisme. Il publie aussi des textes en prose, versions retravaillées de ses chroniques et articles dans les journaux, œuvres courtes, incisives, qu’il nomme ses travaux « d’écrivain professionnel ». Il vit en paria dans le quartier pauvre de Martissant à Port-au-Prince, fréquente les bars et les bordels. Ce monde de la rue et de la nuit l’inspire pour ses chroniques et pour sa poésie. Il rencontre et impressionne favorablement Breton lors du passage de celui-ci en Haïti, mais ne participe nullement à la révolte qui suit ce séjour. Sa recherche poétique s’intensifie : il assume et revendique pleinement son hermétisme et sa révolte et produit une poésie elliptique et dense :

Au dormeur de face sans visage,

Glacé néant par les fenêtres

Et seul sur ma gorge.

Cendres de peau aveugle en éternité.

(Dialogue de mes lampes, 1941)

Son dernier recueil de poèmes, Déchu (1956), met fin à son aventure poétique. À partir de 1967, le président Duvalier lui accorde une allocation mensuelle dont il bénéficie jusqu’à sa mort. Son profond pessimisme le tient toutefois éloigné du pouvoir. Il meurt, après plusieurs séjours à l’hôpital, en 1971.

René Bélance est né le 8 janvier 1915 à Corail (département de Grand’Anse). Son enfance a été marquée par l’occupation américaine. Il suit des études de philosophie à l’École nationale d’instituteurs et contribue au quotidien « Le Nouvelliste » comme journaliste bénévole. Il obtient une bourse de l’UNESCO et part au Mexique pendant deux ans. Il passe ensuite trois ans à faire des recherches sur les Caraïbes à l’Université de Porto Rico. En 1962, il part enseigner aux États-Unis. Il se spécialise dans le roman africain francophone et anglophone, et dans la poésie française. Bien qu’il effectue une longue carrière aux États-Unis, il n’acquiérera jamais la nationalité américaine. Lorsqu’il prend sa retraite en 1981, Bélance rentre en Haïti et se consacre à la poésie. Appelé « poète surréaliste » par le journaliste Roger Gaillard en 1943, il revendique pour sa poésie un contenu social et de protestation. Au moment de sa mort à Port-au-Prince en 2004, de nombreux messages de personnalités du monde littéraire haïtien ont témoigné de leur estime pour le poète, auteur de Rythme de mon cœur (1940), Luminaires (1941), Survivances (1944), Épaule d’ombre (1945) et Nul ailleurs (1984).

Hamilton Garoute, né à Jérémie le 12 janvier 1920, entre à l’Académie militaire et est reçu officier en juillet 1941. Il passe la plus grande partie de sa carrière en province. En 1945, il publie une plaquette de vers libres, Jets lucides :

Je suis l’Ariel qui ne meurt pas

L’amour est source de miracles

J’ai reparu dans le chant du coq

Et dans la première étoile du matin

Je redresse mon drapeau de bataille sur le grain d’aube

Et je reprends ma course portée par le vent

(Jets lucides, 1945)

Colonel et membre du Haut état-major des forces armées, il est mis à la retraite en novembre 1960 au cours de la grève des étudiants contre François Duvalier. Arrêté en 1963, il est porté disparu.

Poésie et révolution : les nouveaux pionniers

L’après-guerre, c’est pour les intellectuels haïtiens tout à la fois la visite d’André Breton en Haïti avec les conséquences politiques et artistiques que l’on vient d’évoquer, la diffusion du concept de négritude forgé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor[30] et, dans les pays colonisés et néocolonisés, les premières insurrections annonçant les luttes de libération et révolutions à venir. Comme l’écrit Depestre (1980) : « À dix-neuf ans, au temps de mon premier livre, jeune homme en colère à Port-au-Prince, je voyais à mon arc trois flèches capables de filer vers le même horizon, propulsées par un triple credo contestataire : la négritude-debout, le brûlot surréaliste, l’idée de révolution. » Si Jean Fernand Brierre et Roussan Camille apparaissent comme des précurseurs de l’introduction dans la poésie de la revendication de la négritude et du message de solidarité avec les exploités, respectivement, René Depestre et Gérald Bloncourt sont sans doute ceux qui ont le mieux incarné cette volonté de « chevauchement du politique par le poétique » (Noël 2015).

Jean Fernand Brierre naît en 1909 à Jérémie. Dans les années trente, il se fait connaître par ses prises de position contre l’occupation militaire de son pays par les États-Unis. Il publie Chansons secrètes en 1933. Sa poésie aborde la lutte du peuple noir contre l’esclavagisme et fait l’éloge des héros de l’indépendance d’Haïti. Elle est un long cri de souffrance et de révolte contre les injustices, les abus et les humiliations de l’étranger. Dans Black-soul (1947), un poème écrit en prose rythmée, l’écrivain décrit la souffrance des victimes du commerce triangulaire. Le ton est particulièrement vigoureux dans La Nuit (1955) et Découvertes (1966). Or, Uranium, Cuivre, Radium (1961) est dédié à la mémoire de Patrice Lumumba[31]. Jean Fernand Brierre est aussi l’auteur de deux romans, d’essais (parmi lesquels Nous garderons le dieu, écrit en 1945 à la mémoire de Jacques Roumain) et de deux pièces de théâtre. Il fait également une carrière diplomatique. Sous la dictature des Duvalier, il s’exile vers la Jamaïque avant de s’installer au Sénégal sur l’invitation du président Léopold Sédar Senghor. Après la fin de la période duvaliériste, Brierre retourne à Haïti. Il meurt à Port-au-Prince en 1992.

Roussan Camille naît en 1912 à Jacmel où son enfance se passe sous l’occupation américaine. Il débute sa vie professionnelle à la rédaction du journal de Charles Moravia, « Le Temps ». Il est ensuite nommé rédacteur en chef d’« Haïti-Journal », quotidien du chef d’État Sténio Vincent (président de 1930 à 1941). Sous ce même gouvernement, il est nommé, peu de temps après, premier secrétaire de la légation d’Haïti à Paris. Il rentre en Haïti en 1940. Reprenant son travail de journaliste, il voyage en Europe et aux États-Unis. À Port-au-Prince, ce sont les années d’ébullition intellectuelle, le passage de personnalités diverses (André Breton, Aimé Césaire, Wilfredo Lam, Jean-Paul Sartre) et une camaraderie avec ses pairs Jean Fernand Brierre, Émile Roumer, Jacques Roumain et Félix Morisseau-Leroy. Il occupe divers postes au département de l’Instruction publique, au département de la Santé publique et du tourisme, mais se passionne davantage pour son travail au quotidien « Haïti-Journal » et ensuite au journal « Le National » dont il devient le co-directeur. Dumarsais Estimé, élu président de la République en 1946, le nomme secrétaire général de l’exposition internationale qui doit marquer le bicentenaire de la ville de Port-au-Prince en 1949. Il voyage à ce titre aux Antilles lusophones, à Cuba, au Mexique, en Belgique et en Suisse. Quand Estimé est renversé par la junte militaire de Paul-Eugène Magloire en 1950, il fait un bref séjour en prison, puis reprend un poste officiel quand il est appelé par Magloire pour organiser les activités du sesquicentenaire de l’indépendance haïtienne en 1954. Salué par Fidel Castro arrivé au pouvoir, Roussan Camille rejoint les courants qui introduisent dans l’œuvre littéraire un message de solidarité avec les prolétaires et parias du monde. Il meurt à Port-au-Prince, en 1961. Il est l’auteur en poésie de Assaut à la nuit , Soutiers négres, Nedje et Heures inachevées (1945). Son poème « Front haut », inclus dans Assaut à la nuit mêle souffrance et espoir :

Mais, la boue des champs de bataille

et les sillons

des plantations

sont gonflés de mes douleurs fécondes.

Au bout de l’avenir,

j’ai des étoiles à cueillir,

Ah ! tremble, vieux monde magnifique et triste,

car voici le temps de ma récolte d’étoiles.

(Assaut à la nuit, 1940)

René Depestre est né en 1926 à Jacmel. Son enfance restera toujours pour lui une source d’inspiration : « Chaque fois que je prends la plume, je suis aussitôt projeté dans un matin jacmélien frémissant de lumière et de chants d’oiseaux. » Sa mère lui fait découvrir des cérémonies vaudoues. En 1936, suite à la mort de son père, il va vivre chez sa grand-mère qui le place comme apprenti tailleur. En 1942, il se lie d’amitié avec le poète cubain Nicolás Guillén. Leur relation durera jusqu’à la rupture de René Depestre avec le régime castriste. En 1945, il crée, avec d’autres intellectuels, la revue littéraire « La Ruche » et publie un premier recueil de poèmes, Étincelles. En 1946, il participe au mouvement révolutionnaire qui renverse Élie Lescot. Mais à l’arrivée à la tête du pays, le 11 janvier 1946, d’une junte militaire dirigée par Franck Lavaud, il est arrêté et emprisonné puis obligé de quitter l’île. Il s’installe à Paris et suit des études de lettres et de sciences politiques à la Sorbonne entre 1946 et 1950. Il côtoie alors les poètes surréalistes et s’intéresse au mouvement de la négritude. Proche des mouvements de la décolonisation, il est expulsé du territoire français. Il rejoint la Hongrie avec sa femme, Edith Gombos Sorel, d’origine hongroise, qu’il a épousée en 1949, et qui apparaît dans ses poèmes sous le nom de Dito. Il s’installe à Prague qu’il doit quitter en 1952. Il rejoint Cuba mais le régime de Fulgencio Batista le fait expulser. En 1956, il publie Minerai noir qui évoque les souffrances et humiliations subies par les esclaves, et leur révolte :

Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné

Comme une terre en labours

Peuple défriché pour l’enrichissement

Des grandes foires du monde

Mûris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle

Nul n’osera plus couler des canons et des pièces d’or

Dans le noir métal de ta colère en crues.

(Minerai noir, 1956)

Il voyage dans le monde et revient finalement à Cuba en 1959, à l’invitation de Nicolás Guillén et de Che Guevara. Il travaille avec ce dernier sur un projet de débarquement à Haïti pour chasser la dictature de Papa Doc. L’opération est finalement annulée par Fidel Castro après l’échec d’un débarquement similaire mené en République Dominicaine contre Leónidas Trujillo.

En 1971, il prend la défense du poète cubain Heberto Padilla lors de son procès[32]. Suite à cette prise de position, il est écarté du pouvoir castriste et relégué à l’Université de La Havane[33]. Il part alors pour Paris en 1978 où il travaille de nombreuses années pour l’UNESCO. Il poursuit enfin son œuvre d’écrivain-poète à Lézignan-Corbières où il s’installe dans les années 1980. Outre Étincelles (1945) et Minerai noir (1956) déjà cités, René Depestre a publié les livres de poésie Gerbe de sang (1946), Végétations de clarté (1951), Traduit du grand large (1952), Journal d’un animal marin (1964), Un arc-en-ciel pour l’Occident chrétien (1967), Cantate d’octobre (1968) et Poète à Cuba (1976).

Gérald Bloncourt naît en 1926 à Bainet (Haïti) d’une mère française et d’un père guadeloupéen qui s’occupe d’une plantation de café. En 1927, la famille s’installe à Jacmel, puis, à la suite d’un cyclone qui fait des dégâts dans cette région, déménage pour Port-au-Prince en 1936. Ayant quitté l’école pour apprendre le métier de linotypiste et rêvant d’être peintre, Gérald Bloncourt participe en 1944 à la création avec Dewitt Peters[34] du « Centre d’Art haïtien ». Il joue un rôle actif dans ce foyer où viennent s’inscrire les peintres haïtiens du « merveilleux ». La richesse de cette œuvre étonne certains critiques, dont André Malraux. Bloncourt milite par ailleurs aux côtés de Jacques-Stephen Alexis[35]. Étant l’un des leaders de la révolution haïtienne de 1946, Bloncourt est arrêté et expulsé vers la Martinique puis vers la France. À Paris, il installe son tabouret sur les berges de la Seine et vend ses aquarelles à une galerie de Saint-Germain. Il travaille à l’Atelier de la Grande Chaumière et à l’Atelier des Beaux-Arts de la ville de Paris. Il s’initie à la photographie et pratiquera cet art durant plus d’un demi-siècle, comme collaborateur de journaux ou comme indépendant. En 1963, il crée des « Éditions Murales » (livres muraux itinérants). En 1986, année de son premier retour en Haïti après la chute de « Baby Doc », Bloncourt publie La Peinture haïtienne, en collaboration avec Marie-José Nadal-Gardère. Il donne de nombreuses conférences sur l’art haïtien, notamment en France et aux États-Unis. En 1986, il est président du « Comité des livres pour Haïti » qui récolte plus d’un million de livres pour le pays. En 2004, paraît Les Prolos, un livre-album de 140 de ses photographies accompagnées par des textes du réalisateur et écrivain Mehdi Lallaoui. La même année, il publie Le Regard engagé, un récit retraçant son parcours de militant-photographe. En 2006, il signe, avec Michael Löwy[36], Messagers de la tempête : André Breton et la Révolution de janvier 1946 en Haïti. Il témoigne de ses combats dans son Journal d’un révolutionnaire (2013). Il est l’auteur en poésie de Poèmes sahariens (1976), Dialogue au bout des vagues (1986), Retour d’exil (1986), J’ai rompu le silence (1986), et J’ai coupé la gorge au temps (2000).

Le groupe « Haïti Littéraire » et la revue « Semences »

En 1961, Anthony Phelps fonde « Radio Cacique », une radio éducative et culturelle qui diffuse une émission de poésie et de théâtre, « Prisme ». « Radio Cacique » va bientôt servir de point de rencontre du groupe « Samba » qui devient par la suite « Haïti Littéraire ». Ce dernier groupe rassemble les poètes Anthony Phelps, René Philoctète, Roland Morisseau, Serge Legagneur, Davertige, et Auguste Thénor[37]. La devise du groupe est « Nous sommes les araignées du soir et nous filons l’espoir ». En 1962, Serge Legagneur fonde la revue « Semences » qui publie les poètes de « Haïti Littéraire ». Seuls quatre numéros verront le jour, le cinquième restant chez l’imprimeur à cause de plusieurs arrestations arbitraires parmi les membres du groupe. Le groupe « Haïti Littéraire » a des contacts avec des représentants d’autres formes artistiques. Il est en particulier proche de la « Galerie Brochette[38] », et de la « Galerie Kalfou » fondée par les peintres Bernard et Edouard Wah.

Anthony Phelps, poète, romancier et conteur, naît à Port-au-Prince en 1928. Après des études de chimie, de photographie et de céramique aux États-Unis et au Canada, il se consacre à la littérature. Il réalise des émissions hebdomadaires de poésie et de théâtre à Radio Cacique. Il publie trois recueils de poèmes (Été en 1960, Présence en 1961 et Éclats de silence en 1962), et collabore à divers journaux et revues. Après un séjour dans les prisons de Duvalier, Anthony Phelps est contraint de s’exiler. Établi à Montréal en mai 1964, il se consacre au théâtre, puis au journalisme. En 1985, après vingt ans de service à Radio Canada, il prend une retraite anticipée pour se consacrer entièrement à l’écriture. Son œuvre poétique écrite en exil comprend une vingtaine de titres, dont Motifs pour le temps saisonnier (1976), La Bélière caraïbe (1980), Même le soleil est nu (1983), Orchidée nègre (1987), Les Doubles quatrains mauves (1995), Immobile voyageuse de Picas et autres silences (2000), Femme Amérique (2004) et Une phrase lente de violoncelle (2005). Sa poésie, nourrie des grands poètes européens et américains, parfois qualifiée de « cérébrale » (Kauss 2010), n’en est pas moins forte et vigoureuse, élégante, pleine de mystère, et d’une grande qualité musicale.

René Philoctète est né en 1932 à Jérémie. Avec son frère Raymond, journaliste et critique, il s’engage dans une relecture de tous les grands classiques de la littérature, mais il est surtout un grand amateur de Rimbaud. Il veut faire de la poésie un espace de combat, d’amour et de solidarité. Philoctète ne quitte Haïti que deux fois : en 1966, pour le Québec où il retrouve ses amis de « Haïti Littéraire » et en 1992 pour l’Argentine où il reçoit le prix du parlement argentin. Son œuvre poétique est un chant à la beauté. Dans les années soixante, il se découvre une passion pour la scène et se met à écrire des pièces de théâtre, jouées à Port-au-Prince. Il se lance également, après les années 1980, dans le roman. Il initie enfin une œuvre poétique en créole, avec des textes publiés dans la revue « Conjonction » et dans le quotidien « Le Nouvelliste ». À partir de 1986, il s’insurge à la fois contre les politiciens haïtiens et les tentations totalitaires qui menacent la jeune démocratie haïtienne à la chute des Duvalier, et sa poésie devient un réquisitoire politique. René Philoctète décède à Port-au-Prince le 17 juillet 1995. Sa poésie, qui comprend Saison des hommes (1960), Margha (1961), Les Tambours du soleil (1962), Promesse (1963), Et cætera (1967), Ces îles qui marchent (1969), Herbes folles (1982), et Ping-Pong politique (1987), a influencé de nombreux jeunes poètes et écrivains.

Roland Morisseau naît à Port-au-Prince en 1933 et meurt en 1995 à Montréal. À ses débuts, Morisseau écrit des poèmes militants, rassemblés dans 5 poèmes de reconnaissance (1961), Germination d’espoir (1962) et Clef du soleil (1963). Sa poésie, forte et exigeante, cherche à surmonter les velléités de ce monde en invoquant la solidarité et l’amour. En 1964, il s’exile à Montréal où l’attendent ses amis Phelps et Legagneur. Morisseau va alors écrire une poésie plus émotive, inspirée par sa compagne et qui conduit à l’édition de La Promeneuse au jasmin :

Je l’aurais réclamée ta nudité à refaire le vertige de la création

Réhabilitant la folie parmi les toits d’ardoise

Et les fêtes marines.

(La Promeneuse au jasmin, 1988)

Serge Legagneur naît en 1937 à Jérémie. Après ses études secondaires, il participe activement à la vie culturelle de Port-au-Prince. Il publie ses premiers poèmes à la fin des années 1950. Devant la menace et l’horreur de la dictature de Duvalier, il quitte Haïti et s’installe à Montréal en 1965. Il suit des études en littérature et en psychopédagogie à l’Université du Québec à Montréal et enseigne le français dans des établissements du secondaire. Avec Textes interdits (1966), Legagneur est le premier du groupe « Haïti Littéraire » à être publié au Québec. Suivent Textes en croix (1978), inspirés par Magloire Saint-Aude, puis Le Crabe (1981), Inaltérable (1983), Textes muets (1987) et Glyphes (1989). La poésie de Serge Legagneur se caractérise par un souci d’innovation du langage poétique et par une recherche de la beauté de l’image et de la musicalité du texte, qui se traduisent parfois par un vocabulaire recherché, une grande complexité du sens, voire par un certain hermétisme. À la fin des années 1990, Serge Legagneur déclare qu’il n’est plus poète et qu’il a déjà dit et écrit tout ce qu’il devait dire et écrire. Il meurt des suites d’un cancer à Montréal à l’âge de 80 ans.

Villard Denis, dit Davertige, naît à Port-au-Prince en 1940. À douze ans, parallèlement à ses études secondaires, il entre au centre de céramique de l’éducation nationale où il travaille avec Jean-Claude Garoute, dit Tiga[39]. Il commence à fréquenter le Foyer des arts plastiques en 1954 et entreprend son apprentissage sous la direction du peintre Dieudonné Cédor[40] qu’il considère comme son maître. Il écrit ses premiers poèmes à dix-sept ans. Communiste, il participe activement à la lutte des étudiants. Il expose en février 1958 à la Société nationale d’art dramatique ses premières toiles dont le Christ nègre. Marquée par le réalisme socialiste, son œuvre rend compte de l’injustice du monde. En 1959, il présente ses premiers poèmes sous le pseudonyme de Davertige, le nom de Villard Denis restant rattaché à ses activités de peintre. En 1960, il découvre la poésie d’André Breton, de Louis Aragon et d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz. De 1960 à 1962, Villard Denis vit de sa peinture, ce qui permet à Davertige d’écrire. En 1962, pour payer le tirage des 300 exemplaires de son œuvre maîtresse Idem, il doit supprimer, sous la pression de l’éditeur, le quart du texte qu’il jette dans un égout. Ce recueil, qui paraît en 1962 avec une préface de Serge Legagneur, lui vaut un article élogieux d’Alain Bosquet dans le journal « Le Monde ». En 1964, Davertige vit un an à New York. En octobre 1965, il arrive à Paris où il fréquente les poètes Alain Bosquet, Pierre Emmanuel et André Laude. En 1968, il part avec les dirigeants des « Forces armées révolutionnaires d’Haïti (FARH) », Fred et Reneld Baptiste[41], pour la Chine où ils entreprennent, sans succès, des démarches auprès du gouvernement en vue d’obtenir de l’argent et des munitions pour renverser la dictature. Au début des années 70, il commence la rédaction d’un roman, Le Pont, qu’il espère être l’œuvre de sa vie. Il écrit plus de 1 500 pages d’une calligraphie menue, sans marge ni espacement. Plus tard, il jette le manuscrit au feu. En 1976, il quitte Paris pour Montréal. De 1976 à 2002, il se replie sur lui-même et entre dans une crise mystique. En 1987, il voyage en Haïti et séjourne pendant six mois chez son ami René Philoctète. En 2003, il réécrit la plupart des poèmes d’Idem, dessine et participe à la publication de ses œuvres chez « Mémoire d’encrier » à Montréal, parues sous le titre Davertige, Anthologie secrète. Il se suicide à Montréal en 2004. La poésie de Davertige est fraiche et spontanée, pleine de révolte et de rêve. Alain Bosquet écrit, dans sa préface à la réédition de Idem en 1964 par Seghers : « Davertige peut commettre des erreurs et écrire dans une impatience rageuse qui est le contraire de l’art. Qu’importe, ce qui est certain est que son recueil contient onze ou douze poèmes d’un élan extraordinaire, d’une originalité toujours fulgurante, d’une imagerie à faire trembler le lecteur. »

D’autres écrivains se rattachent également au mouvement « Haïti Littéraire », comme la romancière et dramaturge Marie Vieux-Chauvet[42], le militant et essayiste Raymond Jean-François[43], le philosophe et poète Bérard Sénatus, le poète et acteur Woolley Henriquez, le novelliste Émile Ollivier, ainsi que les poètes Jean-Richard Laforest, Frankétienne, Jacqueline Beaugé-Rosier et Janine Tavernier, dont il sera question plus loin. On peut aussi adjoindre à cette liste le nom de Réginald Oswald Crosley, médecin protestant de l’église baptiste, vivant à Columbia (Maryland, États-Unis d’Amerique), auteur d’Immanences (1988), œuvre inspirée par sa croyance chrétienne, et pleine de références bibliques. Ses poèmes mêlent les invectives (contre « les avares vêtus de bénéfices » et les « affameurs suzerains de microbes profiteurs ») aux appels à la rédemption :

Vainqueur des charniers, des puanteurs

Le nouvel homme règne dans ses mystères enfantins.

(Immanences, 1988)

Le groupe Houngénikon

Le groupe littéraire Houngénikon[44], fondé en 1961 par Gérard Campfort, rassemble les poètes Roger Aubourg, Eddy Guéry, Rony Lescouflair et Josaphat-Robert Large.

Roger Aubourg, né à Port-au-Prince en 1940, publie Bydina en 1962, recueil de poésie plein de rêves, de douleurs et d’altruisme, et d’une sensibilité dans laquelle toute une génération de jeunes haïtiens se reconnaît alors. Il effectue un travail constant sur la langue qui le mène à ses Poèmes pour la quête de l’aube. Militant de gauche, arrêté à trois reprises (1960, 1962, 1964), il disparaît en 1965 dans les prisons de Duvalier.

Eddy Guéry naît en 1941. À seize ans, il écrit Éclipse, un recueil qui parle « de la vie, de l’amour, des autres, de lui, des saisons, des sens, avec les mots et les refus de l’éternelle adolescence » (Dumas 2011). Il meurt noyé à vingt-quatre ans.

Gérard Campfort, né le 16 janvier 1942, étudie à l’École normale supérieure à Port-au-Prince. Il devient, à 26 ans, le plus jeune professeur de littérature et de philosophie de son temps. Admirateur du philosophe Paul Foulquié[45], il s’intéresse aussi à toutes les composantes de la culture haïtienne : musique, peinture, théâtre, cinéma, artisanat, etc. En deux occasions, il échappe à une rafle des autorités. Il part étudier en France où il obtient un doctorat en philosophie de la Sorbonne. Après son doctorat, il quitte la France pour la Floride. Il meurt en 2013.

Rony Lescouflair naît en 1942 dans une famille d’écrivains. Son unique recueil de poésie, Notre amour, le temps et les espaces, paru en 1966, exprime avec émotion et mystère et avec une intonation pathétique, directe et chaleureuse, la détresse, mais aussi l’espoir. Enseignant, militant anti-duvaliériste, membre du parti d’entente populaire[46] (PEP), Rony Lescouflair meurt en 1967, victime de la dictature.

Josaphat-Robert Large naît en 1942 à Jérémie. Étudiant engagé dans la grève anti-duvaliériste du début des années 1960, il est incarcéré puis se trouve dans l’obligation de quitter son île natale pour l’exil. Il arrive aux États-Unis à la fin de 1963. Il participe alors à plusieurs tentatives de renversement de la dictature. La marine américaine l’arrête en pleine mer en compagnie d’une trentaine de ses camarades. Il est transféré au centre de détention de Dade County (Miami), et inculpé de trafic d’armes vers un pays étranger. De retour en Haïti, il publie Nerfs du vent (1975). Plus tard, il écrira Chute de mots (1989), Pè sèt (Paire de sept, 1994) et Échos en fuite (2011), et participera à l’inauguration du « Sermac », mouvement culturel lancé par Aimé Césaire en 1976 à Fort-de-France, avant de créer avec les poètes Georges Castera, Syto Cavé et Jacques Rey Charlier, la troupe de théâtre « Kouidor ». Pendant une dizaine d’années, cette troupe expérimentale fera des mises en scène dans diverses universités, avec un répertoire allant de Brecht à Kateb Yacine, d’Ionesco à Césaire. Il participe par ailleurs à la fondation de la revue « Lire Haïti ». Il meurt en 2017 à New York. Sa poésie explore le temps et la distance :

Ne jamais se retourner pour

Contempler d’en haut les paillasses d’hier

Vaincre la nostalgie

Qui fragilise

Le cœur.

(« Fuir », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, 2015, 90)

Le groupe Houngénikon est ensuite rejoint par Serge Baguidy-Gilbert, Jean-Max Calvin et Guy Isidore. Serge Baguidy-Gilbert est né à Jérémie en 1945. En 1966, il fonde « Lettres », une revue miméographique qui ne connaîtra qu’un seul numéro, et publie Poèmes dits dans un miroir.

Jean-Max Calvin naît à Port-au-Prince en 1945. Il écrit La Légende de l’ombre en 1966 et Anneau en 1976, puis La Pluie et ses tambours en 2001, Trompe-l’œil en 2007 et Hors du Bleu en 2011.

Guy Isidore, né à Port-au-Prince, suit des études d’ethnologie et de médecine. Exilé aux États-Unis, il travaille comme médecin aux hôpitaux de New-York. Il écrit en français Trois poèmes sans légende (1981) et Arc-en-ciel à l’élixir des requins (2011), et en créole Ayiti Reyini (Haïti réuni, 2002).

Le merdisme

Le merdisme est un mouvement poétique initié en 1964 par Francis Séjour-Magloire. L’esprit du merdisme est ensuite repris par Christophe Philippe Charles et Margareth Lizaire.

Francis Séjour-Magloire est né à Jérémie en 1940. Il vit actuellement à Montréal. Son œuvre poétique comprend Les Tropicales (1960), Du crépuscule de l’aube à l’aube du crépuscule (1962), Merdicolore (1963), Poèmes des cascadeurs (1965) et La facture du diable (1966).

Christophe Philippe Charles, né à Port-au-Prince en 1951, porte divers pseudonymes : il devient à tour de rôle Christopher Love, Christophélès, ou Jean Merdalor selon qu’il écrit des poèmes en français, en créole, ou de la philosophie. Il fonde une école de journalisme et crée et dirige une maison d’édition, « Choucoune ». L’œuvre de Jean Merdalor, disciple de Diogène et d’Épicure, révèle une grande curiosité et érudition littéraire. Il publie en 1983 Pilules philosophiques. Auteur d’une vingtaine de livres de poésie, Christophe Philippe Charles se considère comme l’héritier direct du merdisme prôné dans les années 60 par Francis Séjour-Magloire.

Margareth Lizaire naît en 1966 à Jérémie. À partir de 1987, elle publie sous le nom de Maggy DeCoster. Après avoir suivi une formation de journaliste à Paris, elle poursuit des études en droit social. Elle est membre de l’Association française des femmes journalistes. Elle travaille comme journaliste en Haïti, en France, en Suisse, en Angleterre et à la Barbade. En 2000, elle crée le journal littéraire « Manoir des Poètes ». En poésie, elle est l’auteure de Nuits d’assaut (1981), Ondes Vives (1987), Rêves et Folie (1994), Mémoires inachevés d’une île moribonde (1995), La Tramontane des soupirs ou le siège des marées (2002), Les Vendanges vespérales (2005), Comme une aubade (2007), Le Sémaphore du temps (2010), Les Versets simplifiés du soleil levant (2016) et Déclinaison du verbe (2018). Sa poésie, dans la tradition du merdisme, dénonce l’obscurantisme bourgeois, les injustices de la société et les abus du pouvoir :

Merde à ces voleurs habillés en demi-dieux

dilapidant le trésor commun

Merde à ces châteaux de cristal

Toisant les chaumières des malheureux

(« M. », Écrire en pays assiégé, Sourieau et Balutansky 2004, 223)

Le spiralisme

Le spiralisme, mouvement littéraire fondé par Frankétienne, Jean-Claude Fignolé[47] et René Philoctète en 1965, s’inspire de la théorie scientifique du chaos et du concept philosophique de la spirale. Cette « esthétique du chaos » permet d’opposer aux régimes dictatoriaux une puissance contestataire, la spirale, véritable « machine désirante » telle que l’ont conceptualisée les psychanalystes Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui joue avec la déconstruction du langage et les associations libres. Frankétienne écrit, dans la préface d’Ultravocal (1972) : « Massif montagneux à plusieurs versants, la Spirale constitue un continuum spatio-temporel dont les éléments sont susceptibles de permutation, de translation, d’extrapolation. Rien n’est imposé au lecteur qui peut ainsi évoluer, dans l’espace du livre, sans être contraint d’observer un itinéraire préétabli. »

Frankétienne, alias Franketyèn, de son vrai nom Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Etienne d’Argent, naît en 1936 à Ravine Sèche, village de la commune de Saint Marc (Artibonite), comme il le dit lui-même, « du viol d’une paysanne haïtienne de treize ans par un vieil industriel américain ». En 1962, au début de l’ère Duvalier, il fréquente le groupe « Haïti littéraire ». La situation politique devient cependant vite intenable pour les intellectuels, dont beaucoup quittent le pays pour le Canada, la France ou l’Afrique. Frankétienne décide de rester en Haïti pour écrire et continuer la lutte :

S’il arrive que tu tombes

apprends vite

à chevaucher ta chute

que ta chute

devienne cheval

pour continuer

le voyage

(Rapjazz, 2011)

Frankétienne est l’auteur d’une œuvre multigenre (roman, théâtre et poésie, en français et en créole, mais aussi musique et arts plastiques) qui « parvient à faire corps avec le chaos et d’une certaine façon à le maîtriser » (Lenoble 2008). En 1968, il écrit Mûr à crever, une œuvre qu’il qualifie de « genre total » : chassés des Bahamas, quatre Haïtiens, sur le bateau du retour, se jettent à l’eau, se livrant aux requins de la mer caraïbe plutôt que de retourner dans l’enfer duvaliériste. En 1972, il publie Ultravocal, véritable « spirale » du désespoir mais également travail sur le langage, inspiré par James Joyce et le « nouveau roman » français. En 1975, il écrit Dezafi (Les Affres d’un défi), premier roman de la littérature haïtienne entièrement écrit en créole. Il se consacre aussi au théâtre avec d’abord Pèlen tèt (Le piège), une pièce sur l’exil. Plusieurs autres pièces en créole suivent, inspirées de Beckett. En 1998, il publie L’Oiseau schizophone. Il produit une centaine d’œuvres plastiques comme Désastres et Difficile émergence vers la lumière. En poésie enfin, il est l’auteur (entre autres) de Au Fil du temps (1964), La Marche (1964), Mon côté gauche (1965), Chevaux de l’avant-jour (1965), Œuf de lumière/Huevo de luz (2000), Heures brèves (2007), et Le Sphinx en feu d’énigmes (2007).

La poésie créole de l’après-guerre

Au cours des années 1940, un pasteur protestant irlandais, Ormonde McConnell et un éducateur américain, Frank Laubach, mettent sur pied une nouvelle orthographe systématique du créole, basée sur l’alphabet phonétique international (API). Au cours des années 1950, Charles Fernand Pressoir et Lelio Faublas, apportent des changements à l’orthographe « Laubach ». C’est en orthographe « Pressoir » qu’est publié par Frankétienne Dezafi. Parmi les principaux auteurs de poésie créole de cette période, citons Charles Fernand Pressoir et Émile Célestin-Mégie.

Charles Fernand Pressoir, poète et linguiste, est l’auteur de Sèt poèm ki sòt nan mòn (Sept poèmes qui viennent de la montagne, 1954).

Émile Célestin-Mégie, né en 1922 à Marigot et mort en 1998, s’intéresse très tôt à langue créole qu’il défend dans de nombreux organismes tant associatifs qu’officiels. Il recueille dans tout le pays des chants et des poèmes en créole. Il utilise parfois le pseudonyme de « Togiram », anagramme de Marigot. Il écrit en créole Dizhuitt me, trayizon (Dix-huit mai, trahison, 1955), et en français Feuilles d’ortie (1953), Faisceau multicolore (1961), Cœur de silex (1963) et Bouquets de glaciers (1974). De 1988 à 2004, il dirige la section créole de l’hebdomadaire « Haïti en marche ».

Femmes poètes de l’après-guerre

Dix écrivaines haïtiennes, en l’occurrence Célie Diaquoi-Deslandes, Marie-Thérèse Colimon-Hall, Jacqueline Beaugé-Rosier, Mona Guerin-Rouzier, Janine Tavernier-Louis, Rose-Marie Perrier, Marie-Claire Walker, Marie-Ange Jolicoeur, Michaelle Lafontant-Médard, Marie-Soeurette Mathieu, forment, pour ainsi dire, l’ossature de la nouvelle poésie féminine de l’après-guerre.

Pourtant, la poésie de cette période présente des accents plus divers, voir discordants, que celle de la revue « La voix des femmes ». Alors que les poèmes de Marie-Thérèse Colimon-Hall et de Janine Tavernier-Louis sont encore traversés par des accents de révolte contre l’injustice sous toutes ses formes et par un esprit de combat, ceux d’autres femmes de cette génération se font plus personnels et intimistes. Chez certaines, on note même un éloignement évident des réalités sociales : comme l’écrit par exemple le critique Christophe Charles (1980), « Jolicœur et Walker ont en commun le goût de l’exotisme, l’attente dans la solitude, la mélancolie, les douces nostalgies et la musicalité de leurs vers préservés de la violence idéologique et revendicative »…

Célie Diaquoi-Deslandes (1907-1989) est l’une des plus talentueuses poétesses de cette génération. Elle publie Chants du cœur en 1963, Arpent d’amour en 1967 et Crépuscule aux cils d’or en 1969. Sa poésie, simple et sincère, est empreinte d’érotisme, de souvenirs de voyages et de passions. Elle témoigne aussi de ses souffrances, dévoilant absence et silence :

Cet étrange parfum que j’ai cherché

comme une folle

le voilà fleuri en mon cœur

J’en fais un nid

et je te l’offre

Fraîcheur campée dans l’innocence des sources.

(Crépuscule aux cils d’or, 1969)

Marie-Thérèse Colimon-Hall naît à Port-au-Prince en 1918. Elle publie très tôt dans des revues sous le pseudonyme, rapidement dévoilé, de Marie Bec. Elle étudie à Bruxelles, Londres, Hambourg et surtout au centre de formation pédagogique de France. Elle crée, avec sa parente Lucienne Rameau Leroy, le premier Centre de formation en éducation préscolaire d’Haïti. Militante sociale, membre actif de la Ligue Féminine d’Action Sociale qu’elle a présidée pendant plus de dix ans, Marie-Thérèse Colimon est l’auteure de romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre, et de poésie (Mon cahier d’écritures, 1973). Elle décède en 1997.

Jacqueline Beaugé-Rosier naît en 1932 à Jérémie. Après ses études, elle rentre dans un couvent à Kenscoff (Département de l’Ouest), pour répondre aux appels d’une vocation. Pour des raisons de santé, elle doit cependant dévier de la voie religieuse. Elle retourne à Jérémie où elle reçoit une formation d’éducatrice. De 1957 à 1962, elle fréquente les poètes d’« Haïti littéraire » et, de 1964 à 1966, elle est membre du groupe « Houngénikon ». Après avoir épousé Jacques Rosier, elle quitte Haïti et s’établit au Canada, où elle reprend des études. Elle obtient une maîtrise en lettres françaises et recommence à enseigner. Elle est l’auteure de Climats en marche (1962), À Vol d’ombre (1966), Les Cahiers de la mouette (1983) et D’or vif et de pain (1992). Jacqueline Beaugé-Rosier s’éteint à Ottawa le 28 juillet 2016. Sa poésie exprime la nostalgie de l’enfance et du pays natal :

c’était comme si le printemps ne rêve plus

aux fenêtres de l’enfance naïve

que chaque ville en dérive s’arrête de songer

à sa première Rose

(Extrait de « Conte de l’enfance aveugle », 2007)

Mona Guérin-Rouzier, née en 1934, écrit dans un style plus classique. Son recueil Sur les vieux thèmes évoque l’amour bafoué, les complaintes d’un cœur délaissé et la solitude :

Lorsque tu voudras bien déposer ce journal,

Et glisser ton regard vers le mien qui te guette,

Tu sauras que mon cœur amoureux et loyal

Est demeuré pareil au jour de sa conquête.

(Sur les vieux thèmes, 1958)

Janine Tavernier-Louis, née en 1935, quitte en 1967 le pays avec sa famille pour l’exil aux États-Unis. Elle achève ses études en lettres françaises puis fait une carrière dans l’enseignement de 1984 à 2002. Depuis 2007, elle vit en Haïti. Elle a publié Ombres ensoleillées (1961), Sur mon plus petit doigt (1962), Splendeur (1963), Naïma, fille des dieux (1982), Sphinx du laurier rose (2010) et Ombre ensoleillée, suivi de Splendeur (2014). Proche du groupe « Haïti Littéraire », elle est l’auteure d’une poésie forte, intense, déchirée, à la recherche d’un monde de justice et de respect mutuel :

Et moi l’enfant horrifiée sortie de cette matrice souillée

malgré ces oppresseurs sans vergogne de tout plumage

et de tout acabit qui à bout portant à chaque détour

de mon chemin me jettent mon déshonneur au visage

je m’arrête devant ce pays au passé mille fois glorieux

et mon cœur impuissant se souvient en tremblant

(« Mon pays », Haïti, par monts et par mots, 2007)

Marie-Claire Walker, née en 1937, arrière-petite fille d’Oswald Durand, publie en 1977 à Paris un recueil de vers intitulé Poèmes, qui évoque son île natale :

J’ai cette île dans le cœur

Je suis chaude comme sa terre

Vivante comme son soleil

Profonde comme sa mer.

(Poèmes, 1977)

Marie-Ange Jolicoeur (1947-1976) est philosophe et auteure de textes poétiques d’une grande simplicité et fraîcheur, faits de nuances et de pudique mélancolie comme Guitare de vers (1967), Violon d’espoir (1970), Oiseaux de mémoire (1972) et Transparence en bleu d’oubli (posthume, 1979).

Michaëlle Lafontant-Médard, née en 1949, publie son premier recueil de vers, Brumes de printemps (1964), à quinze ans. Elle fait paraître, en 1967, Pour que renaisse ma Quisqueya, recueil de poèmes d’un humanisme à la manière d’Éluard :

Notre amour ce géant qui défie les tempêtes

Notre amour ce joyau tissé de tant de luttes

Notre amour ce grand rêve cette grande folie

A besoin pour survivre que le jour soit plus pur

(Pour que renaisse ma Quisqueya, 1967)

Marie-Soeurette Mathieu, née en 1949, publie Lueurs en 1971, Poèmes d’autrefois et Fêlures en 1976 et Ardémée en 1997. Sa poésie évoque la solitude et l’absence, l’abandon et l’oubli, et réclame la liberté.

Parmi les femmes poétes de cette génération, citons encore Rose-Marie Perrier, Marguerite Mucius, Mme Colbert St-Cyr, Hélène Morpeau, Aline Bélance, Jacqueline Wiener, Suzette Antoine, Nyllde (pseudonyme d’Eddlyn Telhomme), Devige Clermont et Léonie Bazin Pierre-Pierre.

La poésie de la fin du XXe siècle (1970-2000)

Les surréalistes de la fin du XXe siècle

L’influence du surréalisme, très nette au lendemain de la seconde guerre mondiale sur Clément Magloire-Saint-Aude, René Bélance ou Hamilton Garoute, se fait encore sentir à la fin du siècle chez des poètes comme Jacques Rey Charlier, Jean-Richard Laforest, Robert Berrouët-Oriol, Robert Manuel et Jean St-Charles.

Jacques Rey Charlier est né en 1945 à Port-au-Prince. Ses études secondaires terminées, il part pour les États-Unis pendant la période la plus répressive du régime duvaliériste. Il y suit des cours de photographie et de cinéma. Avec d’autres artistes et écrivains haïtiens exilés à New York, il co-fonde en 1969 la troupe de théâtre « Kouidor » qu’il dirigera jusqu’en 1975. Il écrit et met en scène des textes dramatiques, mais aussi des textes poétiques d’un grand lyrisme qui puisent leur force dans la vie haïtienne et sa tradition orale. Invité au centre culturel du Moulin d’Andé, en Normandie en octobre 1984, il commence à construire à partir d’objets trouvés des « livres-objets », des « boîtes » sur le thème du « voyage imaginaire ». Il crée par ailleurs, avec Alain Kremski et Thierry Destrez, un spectacle autour des Élégies et du Testament de Rainer Maria Rilke. À partir de 1987, il se consacre presque uniquement à l’écriture en français et en anglais et achève un roman historique (Dodoméa), un livre de contes (Tales of Caliban’s Slumber, Contes du sommeil de Caliban) et un long poème épique (Voyageurs sans esprit). La même année, son état de santé l’oblige à retourner à New York. Il ne cesse de travailler pendant toute sa longue maladie et jusqu’à sa mort survenue le 27 décembre 2006. Ses deux recueils de poésie publiés, Le Scapulaire des armuriers (1976) et La Part des pluies (1977), pleins d’images et de mystère, parfois hermétiques, rappellent l’écriture subconsciente des surréalistes, mais expriment un désespoir plus apparent que celui de Magloire Saint-Aude.

Jean-Richard Laforest né en 1940 dans la ville de Jérémie, fait des études de russe et de droit international à l’Université de L’Amitié des Peuples, à Moscou. De 1987 à 1989, à l’Université de Montréal, il entreprend une maîtrise en Lettres françaises, où il présente un mémoire portant sur la vie et l’œuvre de Gérard de Nerval. Il travaille ensuite à l’Université du Québec à Montréal, puis, de 1985 à 1991, occupe le poste de directeur artistique des éditions du Centre international de documentation et d’information haïtienne caraïbéenne et afro-canadienne (CIDIHCA). De 1979 à 1984, il est responsable des Relations publiques de la « Place des Arts et de l’Opéra de Montréal ». Il participe à la création de la revue et de la maison d’édition « Nouvelle Optique » et contribue à l’évolution du collectif artistique « Kouidor ». Jean-Richard Laforest a aussi publié, en tant qu’écrivain, outre une dizaine de préfaces à des ouvrages littéraires, de nombreux articles dans les journaux et les revues. Il se défend d’être un poète surréaliste. Sa dette envers les surréalistes reste cependant indéniable dans son recueil Le Divan des alternances (1978).

Robert Berrouët-Oriol, essayiste et poète, a collaboré à diverses revues haïtiennes et internationales. Il est l’auteur de la première étude théorique relative au concept théorique d’« écritures migrantes et métisses au Québec » et il est coordonnateur et coauteur du livre de référence L’Aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions (2011). Il est aussi l’auteur de plusieurs recueils de poésie. Après Lettres urbaines, suivi de Le Dire-à-Soi (1987) et plusieurs publications en revues, il publie Thòraya, d’encre le champ (2005) qui explore les territoires de l’identité, de la mémoire, de l’écriture et des paysages intérieurs. Avec En haute rumeur des siècles (2010), il revient à un versant plus mallarméen de sa poésie. Poème du décours (2010) est une incursion dans la prose poétique construite sans autre ponctuation que le flux de lecture introduit par le lecteur. Il a encore publié Découdre le désastre suivi de L’Île anaphore (2013) et Éloge de la mangrove (2016).

L’influence du surréalisme est encore notable chez Robert Manuel (alias Ti Bob) avec Otofonik (1982) et E Muet (1986), Jean St-Charles avec Phase (1986) et surtout Jean-Pierre Richard Narcisse Recho, né à Port-au-Prince en 1961, avec Etajè (1983), œuvre considérée par Castera (1992) comme « le premier recueil de poésie en créole volontairement surréaliste ».

Le pluréalisme

Au début de l’année 1973, apparaît le manifeste d’une école littéraire appelée pluréalisme[48], signé par le poète Gérard Dougé, son unique rédacteur. Dans « Pluréalisme et culture haïtienne », Dougé (1974) écrit : « La peinture ne s’adresse qu’à l’œil, la musique à l’oreille : tandis que, si la poésie éveille l’imagination de son lecteur, et lui flatte l’oreille, elle lui demande en plus un certain effort cérébral (…) Le pluréalisme va s’édifier à partir de ces considérations sur la perception sensorielle. Le poète n’aura d’autre issue, d’autre moyen de forcer la conscience du lecteur que de renforcer l’impact sensoriel de son information, d’augmenter le pouvoir évocateur de l’oeuvre par la qualité et la multiplicité des images ». Le pluréalisme n’apporte toutefois rien de vraiment neuf comme théorie. Baudelaire avait déjà vu dans la poésie un vaste réseau d’analogies dont il a donné la démonstration dans son poème « Correspondance » (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent… »).

Gérard Dougé publie, dès 1969, son premier recueil de poèmes, Femme noire. Suivent La Lune l’Amérique (1969), Souvenir (1969) et Pollen (1971), trois recueils dans lesquels le langage poétique se nourrit d’images. Il est aussi l’auteur d’un roman, Transfert (1970).

D’autres poètes haïtiens, tels Henri Michel Augustin (Guimauves de clarté, 1972), Ernst Jean-Baptiste (Les Heures hallucinées, 1972) et Louis Jacques Lambert (Passerelles de nuit, 1982) peuvent, d’une certaine manière, se rattacher à ce mouvement.

Le mulâtrisme culturel

Adyjeangardy, journaliste et poète né à Port-au-Prince en 1967, est le fondateur du mouvement « mulâtrisme culturel » qui consiste à combiner le français et le créole dans l’expression poétique. Le « mulâtrisme », selon Adyjeangardy, n’est ni une école, ni un « isme » arbitraire, mais une manière d’écrire. En réalité, Ignace Nau, chef de file de l’« École de 1836 », recommandait déjà cette combinaison des deux langues. On trouve également un bon exemple de cette combinaison linguistique dans le poème « Aux zombis », attribué par Roger Gaillard[49] à un certain Chambeau Nelson (?-1880). On pourrait enfin citer le cas de la poésie de Constantin Mayard ou du poème « Marabout de mon cœur » d’Émile Roumer :

Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,

tu m’es plus savoureuse que crabe en aubergine.

Tu es un afiba dedans mon calalou,

le doumboueil de mon pois, mon thé de z’herbe à clou

(Poèmes d’Haïti et de France, 1925)

Le « mulâtrisme culturel » est rejoint par un certain nombre de jeunes poètes comme Riollet Sénat Célestin, Bonard Jean Marie, Lyonel Germain, Marie Claude Guichard et Tchico le Printemps.

Le surpluréalisme

Le surpluréalisme est créé en 1979 par Alix Damour et Saint-John et Saint-Valentin Kauss. Le manifeste du surpluréalisme a pour auteur Saint-John Kauss (1980), qui y écrit : « Le surpluréalisme est un cheminement, un forage dans les régions de la survie. Refus absolu dans la transcendance du Verbe, ce courant littéraire s’accroche aux possibles de l’écriture dans la sphère sociale. Cette écriture s’intègre dans la mouvance de l’histoire qui se fait par l’être et avec l’être ».

Alix Damour, né en Haïti dans une région qu’il ne dévoilera jamais, journaliste et grand voyageur, auteur de nombreux recueils de poèmes publiés et inédits, est le théoricien du surpluréalisme. Fervent admirateur de Pedro Mir, le grand poète national dominicain, et de Pablo Neruda, il est l’auteur de Pages blanches et un poème pris en otage (1980) et Ruelle Vaillant de nos amours et Carlos Grullon (1988), ainsi que de centaines d’articles éparpillés dans les revues et journaux d’Haïti sur la littérature et l’art. Après son passage à Montréal au mois de mai 1989, il vit à Manhattan chez un ami dénommé André Gordon. L’hôte meurt peu de temps après, le 10 décembre 1989. Sous le choc, Alix Damour disparait pendant 18 mois sans donner signe de vie. On apprend plus tard qu’il est décédé d’une pneumonie vers le 13 octobre 1990. Il est enterré, quelque part à New York, dans l’indifférence la plus totale. La poésie d’Alix Damour a subi un grand nombre d’influences, depuis le cubisme jusqu’au dadaïsme, surréalisme et expressionisme. Sa richesse en images nées de la souffrance et de l’angoisse la rapproche de la poésie d’Antonin Artaud :

j’ai vu dans les contrées de la danse

l’angoisse de la terre

pourquoi es-tu assise souffrance

sur les branches des arbres éternels ?

(Pages blanches et un poème pris en otage, 1980)

Saint-John Kauss (de son vrai nom John Nelson) est né à Hinche en 1958. Il fait des études en sciences à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal, et se fait connaître par la publication de Chants d’homme pour les nuits d’ombre en 1979. Vers les années 80, il s’installe définitivement à Montréal où il fonde, en collaboration avec son jeune frère, Saint-Valentin Kauss, la revue « Prestige » et le journal « Présence ». Parallèlement à sa démarche de critique littéraire, il poursuit son œuvre de poète : Chants d’homme pour les nuits d’ombre (1979), Autopsie du jour (1979), Ombres du Quercy (1981), Pages fragiles (1991), Testamentaire (1993), Territoires (1995), Territoire de l’enfance (1996), Écrivain en résidence (2004, en collaboration), Paroles d’homme libre (2005), Le Manuscrit du dégel (2006), Hautes feuilles (2007), Poèmes exemplaires (2007), L’Archidoxe poétique (2008), Poésie haïtienne contemporaine (2009 et 2011), Éloge de l’interlocuteur (2011). Il est aussi l’auteur d’une centaine d’articles critiques.

Marie Flore Domond, née à Port-au-Prince au début des années 60, est rattachée par Saint-John Kauss (2006) au surpluréalisme. Journaliste vivant à Montréal, elle est l’auteure pour la presse de comptes-rendus littéraires, d’entrevues et de portraits de femmes peintres, journalistes, ou écrivains. En 2004, elle signera « Écrivain en résidence », un ensemble de douze entretiens écrit en collaboration avec Saint-John Kauss et publié aux éditions « Humanitas ». En 2006, elle publiera le recueil poétique Perle noire (2006). L’écriture est introspective, sincère et humaine, entière, souvent désespérée, atypique de par la rupture inattendue des syllabes. Dans Stance, Transe et Sentence (2015), qui porte le sous-titre Je suis femme à se procurer les moyens de ses intentions, elle donnera libre cours à sa nature passionnée, brisant, avec amertume parfois, toutes les conventions, et dénonçant misérabilisme et résignation.

Les exilés de Duvalier

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, des centaines d’intellectuels haïtiens doivent quitter leur pays sous peine de prison à vie ou de mort certaine, et créent depuis l’exil. Parmi eux les poètes comme Anthony Phelps, Roland Morisseau, Serge Legagneur, Davertige, Richard Laforest, Réginald Oswald Crosley, dont il a été question plus haut, ou Felix Morisseau-Leroy, Paul Laraque, Frank Fouché ou Marlène Rigaud Apollon dont nous reparlerons plus loin. S’ajoutent à ces noms ceux de Marcel A. Étienne, Raymond Chassagne, Gérard Vergniaud Étienne, Jean Métellus, Yves Antoine, Gary Klang, Roland Menuau, Ruben François, Fayolle Jean et Franz Henry Saint-Fleur. Certains, comme Roland Morisseau, Serge Legagneur, Davertige, mourront en exil.

Marcel A. Étienne, né à Terre-Neuve (Haïti) en 1921, fait des études dans sa ville natale puis aux Gonaïves. Après plus de trente ans dans les Forces Armées d’Haïti, il se réfugie, le 6 mai 1971, à l’Ambassade du Brésil en Haïti où il sollicite et obtient l’asile politique. Deux mois plus tard, il débarque à Rio de Janeiro pour ensuite aller vivre à Montréal. Il vit toujours dans cette ville. Il ne publiera qu’en 2012 les Sanglots du calvaire, ouvrage mêlant des témoignages sur des personnages de l’histoire (haïtienne et universelle) et une poésie aux tons hugoliens.

Raymond Chassagne naît en 1924 à Jérémie. Militaire, il démissionne en 1957 de l’armée et part pour l’exil après un procès politique et un emprisonnement de neuf mois dans les prisons de Duvalier. Chassagne séjourne aux États-Unis de 1959 à 1966, puis au Canada où il obtient un diplôme de maîtrise à l’université McGill en 1975, avec un mémoire portant sur l’œuvre poétique d’Aimé Césaire. Il poursuit ses études à l’université de Montréal et obtient, avec une thèse sur l’œuvre d’Édouard Glissant, un doctorat de lettres. Il enseigne la littérature au Québec jusqu’en 1979, date à laquelle il rentre en Haïti. Chassagne dispense alors des cours de littérature et de méthodologie à l’Université d’État, collabore à différentes revues et anime des émissions de radio et de télévision. En compagnie d’Anthony Phelps et de Syto Cavé, il participe aux soirées littéraires du club « Batofou ». En 1994, il s’installe à Port-Salut au sud d’Haïti où il fonde une bibliothèque, encadre les professeurs et prend une part active à la vie communautaire du village. Dans ce lieu de retranchement, il entame un véritable travail d’écriture et de réflexions. Il revient vivre à Montréal en 2007. L’œuvre de Raymond Chassagne couvre aussi bien la prose analytique que l’écriture poétique. Le point central de son œuvre est l’histoire d’Haïti, un « parcours chargé de défis : la dénaturation de la création d’un pays, les subséquences mythiques et les difficultés rencontrées dans la construction d’une véritable citoyenneté ». Il meurt à Longueuil (Québec) à l’âge de 89 ans. Il est l’auteur des livres de poésie Mots de passe (1976), Incantatoire (1996), Carnet de bord (2004) et Éloge du paladin (2012) et de nombreux essais.

Gérard Vergniaud Étienne, né en 1936 à Cap-Haïtien, quitte à 15 ans le foyer paternel pour protester contre la violence que son père fait subir à sa mère et part pour Port-au-Prince. Du fait de sa participation à une insurrection contre le gouvernement de Paul Magloire, il est emprisonné et torturé. Disciple de Jacques Stephen Alexis, il participe à un complot contre le gouvernement de François Duvalier. Il est arrêté puis torturé une nouvelle fois (il est alors âgé de 23 ans). Il publie les recueils de poésie Au milieu des larmes (1960), Plus large qu’un rêve (1960), et La Raison et mon amour (1961) et son Essai sur la négritude (1962). Il fonde le groupe culturel « Samba » qui deviendra plus tard « Haïti-littéraire ». Parallèlement à sa vie d’écrivain, il est critique littéraire et journaliste aux quotidiens « Le Nouvelliste » (1961-1962) et « Panorama » (1962-1964). À la suite d’une longue détention dans les prisons de Duvalier, il s’exile au Québec en août 1964. Au cours de ses études en lettres à l’Université de Montréal (1964-1970), il travaille en usine, puis comme infirmier. Il travaille ensuite comme professeur (il fonde une nouvelle discipline en sciences humaines, l’anthroposémiologie) et publie poésies et récits. En 1993, il est victime d’une agression d’ordre politique. Il poursuit néanmoins sa lutte pour un changement démocratique durable dans son pays. En 2008 il publie une pièce de théâtre sans concessions, Monsieur le Président.

Jean Métellus, né en 1937 à Jacmel, est poète, essayiste et romancier. Il enseigne en Haïti, puis émigre en France en 1959. Il reprend des études, obtenant son doctorat en médecine en 1970. Il se spécialise en neurologie et dans les troubles du langage, et soutient en 1975 une thèse de linguistique. Il devient professeur au collège de médecine des hôpitaux de Paris. Il publie en 1973 le poème Au pipirite chantant, en référence à un oiseau haïtien, puis La Peau et autres poèmes (2006), Visages de femmes (2008) et Rhapsodie pour Hispaniola (2015). Il est également l’auteur de pièces de théâtre, de romans et d’essais. Il meurt en 2014 à Bonneuil-sur-Marne.

Yves Antoine, né en 1941, part à la suite de ses études secondaires en Espagne puis aux États-Unis. En 1969, il s’installe au Québec, où il reprend ses études, puis enseigne la littérature française. Il est connu principalement pour ses recueils Les Sabots de la nuit (1974) et Alliage (1979).

Gary Klang, né en 1941 à Port-au-Prince, quitte Haïti dans les années 1960, sous la dictature de Duvalier. Il suit des études littéraires à la Sorbonne (avec une thèse sur Proust). Il s’établit à Montréal en 1973. Il se lance dans la traduction et fait presque toute sa carrière dans une firme d’ingénierie. Son œuvre est très variée : poèmes, romans, essais, nouvelles, et une pièce de théâtre. Depuis 2005, il est président des écrivains francophones d’Amérique, section de Montréal. Il est aussi membre de l’Union des écrivains québécois, du Pen club Haïti et de l’Association des écrivains de langue française, et fait partie du conseil d’administration du Pen club Québec. Sa poésie est spontanée, sobre et précise. Il est l’auteur de Ex-île (1988), Je veux chanter la mer, suivi de Les Fleurs ont la saveur de l’aube (1993), Moi natif natal, suivi de Le Temps du vide (1995), La terre est vide comme une étoile (2000), La Vraie vie est absente (2002), Toute terre est prison (2007) et Il est grand temps de rallumer les étoiles (2007). Ce dernier recueil, dédié à la mémoire de Guillaume Apollinaire, contient ces vers :

Les petits hommes éteignent les flambeaux

Et font de l’ombre sur la terre

Il est grand temps

Grand temps

Vous-dis-je

De rallumer les étoiles[50]

(Il est grand temps de rallumer les étoiles, 2007)

Roland Menuau naît au Cap-Haïtien en 1943. Il étudie en Haïti, en Belgique et au Québec, où il s’installe. Il publie à Bruxelles deux recueils, Gouffres (1965) et Esquifs (1966).

Ruben François, né en Haïti vers 1945, passe son enfance à New York, puis s’installe à Montréal en 1970. Il y publie My soul in tears (Mon âme en pleurs, 1972). Il met fin à ses jours en 1974.

Fayolle Jean, né en 1953, est poète, présentateur radio et homme de théâtre. Il fait ses études aux Cayes et commence une brillante carrière à la radio et au théâtre. Dès 1977, il signe des mises en scène et adapte, entre autres, des textes de Beckett, d’Ionesco et de Brecht. Il émigre au Québec en 1979 où il poursuit son métier de comédien à la télévision et au cinéma. Il fonde la compagnie « Le Théâtre Libre d’Haïti au Québec » et « Les Productions Cimage Québec ». Il enregistre sur disque Symphonie pour une cellule en 1982. Entre 1991 et 1995, il produit et réalise Rara métis I et II, deux disques regroupant des chanteuses, chanteurs et groupes de la communauté noire francophone du Québec. Il publie Tenue de ville en 1991 et son livre-disque Complice des voyelles en 2005. Poète et parolier, ses textes sont publiés dans plusieurs revues, magazines et journaux de la diaspora haïtienne. Ses chansons sont interprétées par différentes voix de la francophonie antillaise.

Angelucci Manigat Junior naît en 1963 à Port-au-Prince. Poète, journaliste, éducateur, animateur culturel et traducteur, il écrit en créole, français et anglais. Il publie ses premiers poèmes dans « Guindol », revue dirigée par le poète Émile Célestin-Mégie et dans « Le Nouvelliste ». Il vit aujourd’hui aux États-Unis. Il est président du groupe culturel Sosyete Koukouy (Societe Coucouille) du Connecticut. Il est l’auteur de deux recueils de poèmes : Fiel-Miel (en collaboration avec le peintre et illustrateur Philippe Antoine) en 1987, et Mémoire du petit chien d’à côté en 1995. En 2006, il crée « The Connecticut Haitian Voice » (« La voix des Haïtiens du Connecticut »), revue mensuelle trilingue (anglais-créole-français) et gratuite. La poésie de Manigat, existentielle, est à la fois douloureuse et révoltée.

Franz Henry Saint-Fleur, né à Port-au-Prince, vit au Québec depuis 35 ans. Il a publié le recueil de poèmes Transhumance (1994) ainsi que des textes en revues.

Retour au pays natal

Plusieurs poètes haïtiens, conduits à l’exil par la dictature des Duvalier, ont choisi, une fois celui-ci renversé, de rentrer au pays afin de jouer un rôle actif dans sa vie culturelle. Parmi ces poètes qui, pour paraphraser l’œuvre poétique d’Aimé Césaire, ont choisi le « retour au pays natal[51] », citons Josaphat Robert Lage, Jean Fernand Brierre et Janine Tavernier-Louis (dont il a déjà été question plus haut), Roger Hénec Dorsinville, Maurice Cadet, Georges Castera, Claude C. Pierre, Syto Cavé, Eddy Arnold Jean, Évelyne Trouillot et Frantz Dominique Batraville.

Roger Hénec Dorsinville (1911-1992) a été militaire, évangéliste, enseignant, journaliste, chef de cabinet présidentiel, ainsi que consul, ministre et ambassadeur dans différents pays d’Amérique du sud et au Sénégal, avant de mettre fin à sa carrière politique en 1965. Il vit en exil au Libéria et au Sénégal jusqu’en 1986, année de son retour en Haïti. Les préoccupations sociales de l’auteur se manifestent à travers ses écrits journalistiques et ses œuvres littéraires. Le Grand devoir, paru en 1962, est un poème épique évoquant l’histoire tragique du Nouveau Monde marquée par l’esclavage, et la dépossession des richesses d’Haïti sous la dictature des Duvalier. Dorsinville meurt en 1992 à Port-au-Prince.

Maurice Cadet est né en 1933, à Jacmel. Il est poète, nouvelliste et essayiste. Il s’installe à Alma, au Lac-Saint-Jean (Canada) en 1967, après avoir enseigné à Port-au-Prince et à Jacmel, ainsi qu’en République Populaire du Congo. Il publie dans plusieurs revues. Il est membre du Pen club de Montréal et de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois. Il vit aujourd’hui à Jacmel. Il a publié de nombreux romans ainsi que des recueils de poésie en français et en créole. Ses thèmes de prédilection sont l’amour, les femmes et l’identité. Ses derniers titres, Errances canailles (2018) et Ondes vagabondes (2018), évoquent les sentiments éprouvés au retour :

Blanchi à chaux le cimetière fait mal aux yeux

Les nouvelles tombes affichent trop de noms connus

Les ombres aimées glissent dans le contre-jour.

(Ondes vagabondes, 2018)

Georges Castera, né en 1936 à Port-au-Prince, est poète et dessinateur. Il commence à écrire très jeune, et rencontre des auteurs comme René Bélance, Jacques-Stephen Alexis, Félix Morisseau-Leroy, Paul Laraque, les frères Marcelin, Anthony Lespès ainsi que des peintres. En 1956, il part pour l’Europe. Il entame en Espagne des études de médecine qu’il abandonne pour suivre une carrière poétique. Dans les années 1970, il travaille aux États-Unis avec les metteurs en scène de théâtre Syto Cavé et Hervé Denis. Il prend une part active dans l’organisation politique de la communauté haïtienne de New York. À la chute de Duvalier en 1986, Georges Castera rentre à Port-au-Prince, après 30 ans d’exil. Il partage son temps entre l’édition, l’écriture et la formation poétique des jeunes, tant à Port-au-Prince qu’en province. Georges Castera est décédé le 24 janvier 2020 à Port-au-Prince. Surréaliste et marxiste, il a toujours pris dans ses écrits le parti des petites gens et chanté leur face-à-face quotidien avec la vie. Son œuvre est une révolte contre l’injustice, la misère et la répression :

je t’écris pour t’apprendre

que j’ai longtemps parlé avec les poings

serrés

pour ne pas crier avec

l’horizon qui fait naufrage

(Les Cinq lettres, 1992)

Claude C. Pierre, né en 1941 à Corail en Grand’Anse, enseigne de 1968 à 1970 à Port-au-Prince. En 1970, il quitte Haïti pour le Canada où il poursuit des études en littérature et linguistique avant de travailler comme professeur. Après avoir vécu dix-sept ans au Québec, il retourne en Haïti où il se consacre à la recherche et l’enseignement. Il est l’auteur de neuf recueils de poésie, Coucou rouge, suivi de Charlemagne Péralte (1973), Tourne ma toupie, suivi d’Œil (1974), À haute voix et à genoux (1981), Huit poèmes infiniment (1984), Le Coup de l’étrier (1986), C’est un grand arbre qui nous unit (1988), Le Voyage inventé (1998), Débris d’épopée… (2004) et Le Dit du lierre (2006). La poésie de Claude C. Pierre est généreuse et humaniste. À la fois conversationnelle et lyrique, elle évoque la beauté d’Haïti, mais aussi ses contrastes, sa violence. Elle exploite enfin les ressources de la polysémie en réinventant en permanence les deux langues haïtiennes, le français et le créole. Il décède en 2017 au Canada.

Syto Cavé est né en 1944 à Jérémie. Après ses études secondaires, il s’inscrit au conservatoire d’art dramatique à Port-au-Prince. Il participe à la fondation de la « Société des Messagers de l’Art », un groupe qui fait des lectures de poésie et du théâtre sur scène et à la radio. En 1968, Syto Cavé s’exile aux États-Unis avec sa femme, l’écrivaine et peintre Yanick Jean, et s’installe à New York où il reste jusqu’en 1982. Il participe à la fondation de la troupe de théâtre « Kouidor ». Syto Cavé est de retour en Haïti en 1982, rejoignant sa deuxième épouse, Régine Charlier. Avec Cayotte Bissainthe, Hervé Denis, Lyonel Trouillot et Pierre-Richard Narcisse, il fonde l’« Atelier des arts et spectacles » à Port-au-Prince en 1983, puis la compagnie théâtrale « Vigie », avec Toto Bissainthe, en 1989. Il est l’auteur d’une douzaine de pièces pour la scène, en créole et en français. En poésie, il est l’auteur de Lesepase (Laisser-Passer), Pwen final (Point final), Kiyès ki kase lanp lan ? (Qui de nous a cassé la lampe ?) publieés en 1992, Qui d’un soir (2011), La Cabine jaune (2015) et Lectures courantes (2018).

Eddy Arnold Jean, né en 1952, s’exile sous la dictature de son condisciple de classe Jean-Claude Duvalier. Il étudie dans diverses universités d’Europe et d’Amérique latine et publie des ouvrages sur les auteurs haïtiens ainsi que plusieurs recueils de poésie dont Boyo au soleil (1969), Symphonie du nouveau monde (1971) et Horaire du vent (1984), qui évoquent la mort, la douleur, la misère et invoquent la vigilance, le combat et l’amour. Comme critique littéraire, il fait paraître plusieurs essais dont Pour une littérature haïtienne nationale et militante (1975), en collaboration avec Justin O. Fièvre, et Paroles en liberté (1992), en collaboration avec Jacquelin Dolcé. De retour en Haïti, il fonde « Haïti-Demain » et l’Université St-Thomas d’Aquin. Il décède en 2019.

Évelyne Trouillot, sœur de l’écrivain et poète Lyonel Trouillot, née en 1954 à Port-au-Prince, est écrivaine, dramaturge, essayiste et poètesse. Après des études secondaires à Port-au-Prince, elle part pour les États-Unis où elle suit des études universitaires en langues et en éducation. En 1987, elle rentre au pays et travaille dans le secteur de l’éducation. En 2002, elle publie une étude qui présente à la fois un constat et une plaidoirie sur l’enfance et l’état de droit en Haïti. Elle a également écrit de la littérature pour la jeunesse. Elle est membre fondateur et secrétaire de rédaction de la revue « dEmambrE ». Elle est l’auteure de trois recueils de poésie, Sans parapluie de retour (2001), Plidetwal (Pluie d’étoiles, 2005) et Par la fissure de mes mots (2014) et de nombreux poèmes publiés en revues en Haïti et à l’étranger. Sa poésie, simple et directe, riche en métaphores, met à jour la réalité d’une terre fissurée « entre soleils et épouvante », qu’elle parvient à transcender grâce à sa vitalité et à sa force :

Je ne suis pas de celles qui baissent la tête

Et s’habillent de porcelaine

Quand les perles charrient

Des histoires maudites dans leur sillage

Et que la mer asphyxie les téméraires

Qui ont embrassé l’abysse

(Par la fissure de mes mots, 2014)

Frantz Dominique Batraville, né à Port-au-Prince en 1962, fait des études à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Lille. Il retourne à Haïti en 1986 après la chute de Jean-Claude Duvalier. De 1988 à 2003, il est critique littéraire au quotidien « Le Nouvelliste ». Il est membre de l’Association des Écrivains de la Caraïbe, et membre du PEN-Haïti. Il est à la fois poète, journaliste, romancier, dramaturge, acteur et critique d’art. En poésie, il a publié Boulpik (Meilleur ami, 1978), Pétition au soleil (1979), Papye kreyol (Papier créole, 1990), Kantik devanjou (Cantique de l’aube, 1998), Grammaire des îles (2002), Pòtre van sèvolan (Portrait des cerf-volants, 2008), Semelles de braise, suivi de Grammaire des îles (2012) et La Mer et autres solitudes (2014). Son écriture, liée au voyage et à l’utopie, évoque l’absurde, la folie, et la lumière de son île natale.

La poésie créole de la fin du XXe siècle : mouvement créole et sociétés Coucouille

Dans les années 60 et 70, de jeunes écrivains emboîtent le pas au mouvement indigéniste ou culturo-nationaliste de leurs aînés de l’immédiat après-guerre, et l’on assiste à une réelle explosion de la poésie en créole, en particulier grâce à la création du « Mouvement créole » en 1965 par Ernst Mirville (Pyè Banbou), Jean-Marie Willer Denis (Jan Mapou) et Henri-Claude Daniel. De ce « Mouvement créole » vont dériver plus tard la « Société Coucouille » (« Sosyete Koukouy ») de New York, celles de Miami et du Canada étant à leur tour issues de l’originale « Société Coucouille » de New York. Notons qu’entre-temps, vers 1975, les milieux éducatifs officiels ont mis en place l’« Institut Pédagogique National » (IPN) ainsi qu’un Groupe de recherches et d’études appelé « GREKA » (« Gwoup Rechèch pou Etidye Kreyòl Ayisyen », « Groupe de recherches pour l’etude du créole haïtien »). Ces organismes révisent l’orthographe dite « Pressoir » et proposent une version légèrement modifiée, connue sous le nom d’« orthographe IPN ». C’est cette orthographe qui est adoptée par le gouvernement haïtien en septembre 1979 et rendue publique en 1980 comme « orthographe standardisée officielle du créole haïtien ».

Les poètes qui ont le plus marqué la poésie créole de cette période sont sans doute Félix Morisseau-Leroy, Frank Fouché, Paul Laraque, Jean-Claude Martineau et Rassoul Labuchin.

Félix Morisseau-Leroy (Moriso Lewa ou Moriso-Léroua), né en 1912 dans la ville de Grand-Gosier près de Jacmel, est journaliste, enseignant, dramaturge et poète. En 1940 il poursuit des études universitaires à l’Université Columbia de New York. Il revient ensuite à Port-au-Prince où il enseigne la littérature et le théâtre. Il publie plusieurs poèmes dont « Eminans » (« Éminence »), un texte à caractère politique qui dénonce l’autoritarisme, l’abus du pouvoir, la répression des militaires, et qui est aussi un plaidoyer pour la valorisation de la langue créole et pour l’alphabétisation des masses. Il traduit la tragédie Antigone de Sophocle en créole. Pendant la dictature de François Duvalier, Morisseau-Leroy doit quitter le pays. Il s’exile à Paris où il rencontre Aimé Césaire et Léopold Senghor. Il enseigne pendant plusieurs années la littérature et le théâtre au Ghana puis au Sénégal. En 1979, il compose un poème à la gloire de Jean-Jacques Dessalines : Mèsi papa Desalin (Merci papa Dessalines). En 1981, il s’installe à Miami dans le quartier « Little Haiti » où vit une importante communauté haïtienne. Il contribue au journal « Haïti en marche ». Il décède en 1998.

Frank Fouché naît à Saint-Marc, deuxième ville du département de l’Artibonite, en 1915. Diplômé en droit en 1939, il est professeur, journaliste, poète, dramaturge, essayiste et metteur en scène. Après l’accession de Duvalier au pouvoir, il s’exile au Québec où il enseigne le français. À l’instar de Morisseau-Leroy, il écrit et publie de nombreux poèmes en français dans des revues telles que « Horizons » ou « La Relève », comme ses textes d’hommage à Jean Price-Mars (« Pour chanter Price-Mars »), Salvador Allende (« Vigie de lumière pour Salvador »), Angela Davis (« Pour chanter Angela Davis ») et Roussan Camille (« Symphonie en noir majeur : poème pour in memoriam »), mais aussi des poèmes et pièces de théâtre en créole. Il décède en 1978 à Montréal des suites d’un accident de la route.

Paul Laraque (Pòl Larak) est né à Jérémie en 1920. Après des études à Jérémie et à Port-au-Prince, il entre à l’Académie militaire en 1939 et en sort avec le grade d’officier en 1941. Laraque fait partie de ceux qui accueillent André Breton à l’aéroport de Port-au-Prince en décembre 1945. Pendant sa carrière militaire, il parcourt tout le pays et découvre les conditions de vie des paysans pauvres. Il est « mis à la retraite » pendant la grève des étudiants de novembre 1960. Il part en 1961 pour New York, l’Espagne puis de nouveau New York où sa famille le rejoint. Il devient professeur de français et parallèlement lutte au sein d’organisations progressistes, perdant sa nationalité haïtienne en 1964. Il est co-fondateur de l’Association des écrivains haïtiens à l’étranger. Ses activités l’amènent à rencontrer Fidel Castro, Nicolas Guillén[52], Langston Hughes[53] et C.L.R. James[54]. Après vingt-cinq ans d’exil, Laraque retourne au pays après la chute de la dynastie duvaliériste. Sa nationalité lui est alors restituée. Il prépare deux numéros de la revue « Rencontre », consacrés à Jacques-Stephen Alexis (1992) et à Jacques Roumain (1993). En 1991, après le renversement du président Aristide, Paul Laraque est soumis à un second exil. Il s’installe à New York où il meurt en 2007. Ses livres de poésie en français comprennent Ce qui demeure (avec une lettre-postface d’André Breton et des illustrations de Davertige, 1973), Les Armes quotidiennes/Poésie quotidienne, qui obtient le prix Casa de las Américas en 1979 et fait de lui le premier lauréat de langue française de ce prix, et Le Vieux nègre et l’exil (1988). Ceux en créole incluent Paul Laraque alias Jacques Lenoir (1956), Sòlda mawon (Soldat marron, 1987) et Lespwa (L’Espoir, 2001).

Jean-Claude Martineau (Koralen), né à la Croix-des Bouquets en 1937, marque très tôt la scène culturelle et artistique haïtienne. Poète, musicien, compositeur, dramaturge, conteur et historien, il rejoint les rangs de l’opposition à la dictature duvaliériste durant les années 60. C’est à cette époque de militantisme qu’il prend le surnom de Koralen, mot créole qui signifie « pirogue ». Établi à Montréal, après avoir séjourné quelques années aux États-Unis, il œuvre comme écrivain, parolier et chroniqueur à la radio. Ses œuvres poétiques publiées sont Pwezi, kont, chante (Poésie, contes, chansons, 1991) et Flè dizè (Fleur du désert, 1982).

Rassoul Labuchin, de son vrai nom Joseph Yves Médard, est né en 1938, à Pétion-Ville. Il devient très tôt militant syndicaliste. En 1959, il fonde le Mouvement Théâtral Ouvrier (MTO) au sein de l’Intersyndicale d’Haïti. Le MTO réalise des spectacles de théâtre tous les samedis durant un an, jusqu’à son interdiction par François Duvalier. Rassoul est également membre du Parti d’Entente Populaire, dont Jacques-Stephen Alexis est le secrétaire général. En 1968, il est capturé par des membres des Tontons Macoutes et torturé aux casernes Dessalines. Il y reste durant plus d’un mois, refusant de signer un document exigé par François Duvalier stipulant qu’il renonçait entièrement à la lutte menée par les jeunes marxistes. Rassoul fait de la prison à trois reprises sous la dictature des Duvalier. Durant son troisième emprisonnement (1981-1982), il est libéré pour être envoyé en exil en France grâce à l’intervention, entre autres, de Danielle Mitterand. À son retour en Haïti en 1986, Rassoul enseigne le français et le créole à l’Institut français d’Haïti. En 1991, il est nommé directeur du Théâtre national d’Haïti par le président Jean-Bertrand Aristide, poste qu’il occupe en 1991, puis de 1996 à 2001. Il est maire de Port-au-Prince de 2002 à 2004. Rassoul Labuchin a travaillé sur plus d’une vingtaine de films. Il est l’auteur et réalisateur du film Anita, considéré comme l’un des films ayant ouvert la voie au cinéma haïtien. En 2004, il écrit le livret de l’opéra Maryaj lenglensou (Le Mariage de sang, 2004). Il est l’auteur des recueils de poésie en créole Trois colliers maldioc (Trois colliers porte-bonheur, 1962), Compère (1964) et Compère, suivi de Dégui (1968).

Une nouvelle génération de poètes, presque tous nés après la guerre, succède à ces cinq écrivains créoles majeurs.

Mercedes Foucard Guignard, connue par son nom d’artiste Déita (Deyita), est née en 1935 à Port-de-Paix dans le nord-ouest d’Haïti. Conteuse, dramaturge et ethnographe autodidacte, Déita est aussi professeure. Spécialiste de la langue créole, elle enseigne le théâtre. De 1982 à 1986, elle est animatrice de groupes de jeunes et participe à la fondation de l’Asosyasyon Konbit Natif Natal (AKSONNA). Elle est aussi membre du CHAF (Comité Haïtien Art et Folklore). Déita est l’auteure d’une quinzaine de publications traitant de la culture haïtienne : essais, contes, romans et théâtre, en langue française et créole. En poésie, elle a publié Majòdyòl (Le Censeur) en 1981. Déita est décédée en 2012 en sa résidence à Pétion-Ville.

André Fritz Dossous (Papadòs) est né en 1943 à Pétionville (Haïti). Initié à l’écriture par Félix Morisseau-Leroy, il est principalement dramaturge (il a écrit 22 pièces dont deux seulement ont été publiées), fondateur et directeur de la compagnie « Teyat lakay » (« Théâtre de chez nous »), décorateur et acteur. La mort de sa mère en 1969 est pour lui une perte douloureuse. Il quitte Haïti en septembre 1972 et se rend en France puis à Brooklyn (New York) en 1973. En poésie il est l’auteur de Pataswèl (La Baffe, 1987).

Denizé Lauture (Denize Lotu) naît en 1946 à la Montagne de Jacmel. Il quitte Haïti en 1968 pour Harlem ou il travaille comme soudeur tout en suivant des cours du soir. Il réside aujourd’hui dans Le Bronx. Il écrit en créole, français et anglais, principalement des livres pour la jeunesse et des nouvelles. Il a également écrit de la poésie en français et en anglais. La poésie de Lauture est à la fois simple et éloquente. Elle exprime la souffrance et la frustration mais aussi la joie et la satisfaction.

Jean-Pierre Richard Narcisse (dont le nom a déjà été cité plus haut pour ses écrits surréalistes) est né à Port-au-Prince en 1961. Pendant son adolescence, il visite les hauts-lieux du vaudou et se familiarise avec les lakou[55] de l’Artibonite (Souvenans, Soukri et Badjo). Il devient, en tant qu’initié, membre à part entière du lakou Soukri. Très jeune, il écrit de la poésie créole. Il publie Dèy ak Lespwa (Deuil et Espoir) en 1978, De pale (De parler), en collaboration avec Lyonel Trouillot, en 1979 et Recho etajè (Support de poêle) en 1983. Passionné par le théâtre grec et son inspiration paganiste, il recherche dans le vaudou, et à l’instar de Franck Fouché, un cadre propre à fournir un mode d’expression théâtrale haïtienne. Dans les années 1990, il s’éloigne toutefois du théâtre pour retourner à la poésie, avec Depa klèreniz (Départ clair). Il écrit aussi les romans Dans l’ombre d’une exécution, toute l’enquête sur l’affaire Coicou (2010) et La Fresaie, paru en 2011 quoique terminé dix ans plus tôt.

Parmi les poètes créoles de cette période, certains comme Michel-Ange Hyppolite, Roger Kesler Brezault, Emmanuel Eugène et Emmanuel W. Védrine militent activement pour l’utilisation du créole.

Michel-Ange Hyppolite (Kaptenn Kourourouj), auteur des recueils de poésie Anba lakay (Sous la maison, 1984) et Zile nou (Notre île, 1995) est co-fondateur de la branche canadienne de la « Société Coucouille ». Roger Kesler Brezault (Keslè Brezo), qui a publié Parentèz (Parenthèse) en 1988 et Plofil (Profil) en 1990, anime le groupe « Lagomatik » à Montréal. Il a écrit récemment (2015) l’ouvrage Mythes, contes, légendes et proverbes d’Haïti chérie.

Emmanuel Eugène (Manno Ejèn), surnommé Papiyon Noir est né à Cuba en 1946 de parents haïtiens. Il vit entre le Québec et Haïti. Il est cofondateur du Centre d’études et de littératures créoles, Société Coucouille. Auteur de Ekziltik (Exil, 1988), un des livres créoles les plus novateurs de l’époque, il a apporté une nouvelle dimension « sonore » à la poésie haïtienne d’expression créole. Dans Vwa zandò/La Voix des mystères (2007), il tente, en évoquant l’enfance, l’amour et l’espoir, de refonder le pays perdu.

Emmanuel W. Védrine, qui a publié Un stylo international en 1994 et Koze lanmou (Histoire d’amour) en 1995, est l’auteur d’un dictionnaire des verbes créoles haïtiens et de matériel littéraire et éducatif en créole haïtien.

Parmi les poètes en langue créole de cette période, citons encore Jacques Louverture avec Pweziguede (La Poésie guide, 1985), Bob Lapierre avec Malfini-Byenfini (Mal fini-Bien fini, 1986), Serge Madhère avec Piti piti plen kay (Petites maisons surpeuplées, 1987), Jean Robespierre Désiré avec Powèm pou youn Ayiti tounèf (Poème pour un Haïti nouveau, 1994), ainsi que Joseph Christophe alias Dyo alèlè (Le Bavard), Kiki Wainwright, Karl-Henry Rey, Mac Donald Prosper, Jean André Constant, Henri-Robert Durandisse, Eddy Garnier, Jean Pauris Jean-Baptiste, Jacques Louverture, Joe Thony Moïse (Ti Tonton), Rudolph Muller, Roosevelt Saillant et Jan Sebon.

N’oublions pas enfin que quelques grands poètes dont il a déjà été question ont eu aussi contribué à la poésie en créole, comme Georges Castera avec Klou gagit (Le Clou, 1965), Dominique Batravil avec Boulpik (Meilleur ami, 1978), Lyonel Trouillot avec Depale (Retard, 1979) et Zanj nan dlo (Ange dans l’eau, 1995) ou Maurice Cadet avec Chalè Piman (Chaleur du piment, 1990).

La voix des femmes

Figure 1

J’ai cette île dans le cœur / Je suis chaude comme sa terre / Vivante comme son soleil / Profonde comme sa mer (Marie-Claire Walker) (Illustration faite par l’artiste graveuse Johanna Lanternier)

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En cette fin de XXe siècle, les femmes, qui occupent une place croissante dans la poésie, maintiennent le plus souvent dans leur écriture un contenu social et revendicatif fort.

Lilian Dartiguenave (1907), peintre et poètesse, est l’auteure de Vivre (1985), Combat (1987) et Carrefour-Liberté (1989). Sa poésie est un cri de révolte contre l’injustice et la violence.

Marlène Rigaud Apollon est née le 23 mai 1945 au Cap-Haïtien. Elle vit aux États-Unis depuis 1964. Elle y enseigne la langue et la littérature françaises. Son œuvre comprend de la poésie, deux biographies, des essais et des livres pour enfants. Elle écrit en français, créole et anglais. Sa poésie dépeint les joies, les souffrances et les déceptions, dont est faite l’expérience haïtienne, tant en Haïti que dans la diaspora. Elle comprend Cris de colère, Chants d’espoir (1992), I want to dance (Je veux danser, 1996), Si je n’avais que des regrets (1997) et The Moon’s a Banana, I Am Me (La Lune est une banane, je suis moi, 1998).

Carmelle Saint-Gérard Lopez, psychopédagogue et orthopédagogue, est l’une des poétesses les plus engagées de cette dernière décennie. Elle a publié, outre des essais et œuvres dramatiques, Crayons de Pastel (1996). L’amour et l’engagement social ou politique constituent les thèmes principaux de cette poésie apparement légère.

Farah Martine Lhérisson (Lamothe) née en 1970, à Port-au-Prince, a publié en 1995 un recueil de poèmes dont le titre, Itinéraire zéro, condense le regard de cette génération sur la situation de délabrement socio-économique et politique que connaît ce pays. Son écriture est d’un lyrisme vivace et lucide.

Parmi les femmes poètes de cette génération, citons encore Marie-Marcelle Ferjuste, auteure de Le Premier jet (1978) et Jet de mots (1980), Marie-Laurette Destin avec Le Sang de l’aurore (1979), Marie-Claude Guichard avec Le Sang de nos larmes (1982), Ludmilla Joseph avec Épitaphe pour un printemps (1983), Antonine Renaud (pseudonyme Estéita) avec Ma vocation et ma vie (1986) et Mozart-Firmose Longuefosse.

Les contemporains (XXIe siècle)

Poètes de la diaspora

Parmi les écrivains haïtiens vivant à l’étranger en ce XXIe siècle, on trouve ceux que la dictature des Duvalier a chassés. Pour d’autres, l’exil correspond à la recherche de meilleures opportunités d’études et d’emploi. Ces écrivains de la diaspora s’engagent toutefois presque tous dans une littérature qui évoque Haïti sous l’angle des souvenirs, des souffrances, de la révolte, exprimant parfois le sentiment de culpabilité d’être loin de leur terre. Ils parlent aussi parfois du racisme qu’ils subissent dans leur pays d’« accueil »…

Dany Laferrière, de son vrai nom Windsor Klébert Laferrière, naît en 1953 à Port-au-Prince et passe son enfance à Petit-Goâve avec sa grand-mère Da, un des personnages marquants de son œuvre. Sa mère l’y a envoyé vers l’âge de quatre ans par crainte qu’il ne subisse des représailles de la part du régime de François Duvalier, en raison des idées politiques de son père, Windsor Klébert Laferrière (maire de Port-au-Prince, puis sous-secrétaire d’État au Commerce et à l’Industrie), alors en exil au Québec. À onze ans, il retourne vivre avec sa mère à Port-au-Prince, où il fait ses études secondaires. Il devient ensuite chroniqueur culturel à l’hebdomadaire « Le Petit Samedi Soir » et à « Radio Haïti-Inter ». Le 1er juin 1976, son ami journaliste Gasner Raymond, âgé de vingt-trois ans comme lui, est assassiné par les Tontons Macoutes. Craignant d’être « sur la liste », il quitte Haïti pour Montréal. Ces évènements sont évoqués dans son roman Le Cri des oiseaux fous, ainsi que dans son roman-poème L’Énigme du retour :

La mort pouvait venir n’importe quand.

Une balle dans la nuque.

Un éclair rouge dans la nuit.

Elle arrivait si rapidement qu’on

N’a jamais eu le temps de la voir venir.

(L’Énigme du retour, 2009)

Au Québec, il travaille en usine jusqu’en novembre 1985, date à laquelle il publie son premier roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, qui connaît un grand succès, notamment dans le monde anglophone où l’auteur est comparé à Bukowski et à Miller. Par la suite, il travaille pour diverses stations de télévision, tout en continuant son activité d’écriture. Il suit en même temps des cours à l’Université du Québec à Montréal. À partir de 1990, il vit à Miami puis se réinstalle à Montréal en 2002. En novembre 2009, il reçoit le prix Médicis pour L’Énigme du retour. En 2013, il est élu à l’Académie française, devenant le deuxième membre étranger (après Julien Green en 1971) et le premier auteur haïtien à siéger dans cette institution.

La poésie de Dany Laferrière aborde sur un ton sobre et alerte, les thèmes de la vie, de l’existence, de l’exil, de la place du père et de l’empreinte de l’enfance :

Et l’exil du temps est plus impitoyable

que celui de l’espace.

Mon enfance me manque plus cruellement

que mon pays

(L’Énigme du retour, 2009)

Dary Jean-Charles, originaire des Gonaïves, vit à Montréal depuis une trentaine d’années. Il a publié Haïtianeiges (1992), Encres brûlées (1997), L’Îlerrant (2000), Dentelles du vent (2010) et Plain-Chant sur mer (2011). Sa poésie, faite de mots brefs, s’emplit de mystère pour parler de liberté et de mémoire :

Je suis ce paysage urbain d’octobre nouant mes bottes de pluie en lettres mortes de fines herbes batifolant au raz des berges d’autrefois fragrance d’ailes souveraines je vole au vent de chaume de tous les toits

(Plain-chant sur mer, 2011)

Eddy Toussaint (alias Tontongi) est né à Port-au-Prince. Il s’installe à Paris en 1974 puis à Reims pour étudier la littérature et la philosophie françaises. Il vit aux États-Unis, dans la région de Cambridge, depuis 1976. Dans les années 1980, il a adopté le nom de sa mère. Poète, critique, essayiste, il écrit en français, anglais et créole haïtien. Il a créé plusieurs revues liées à la diaspora haïtienne de la région de Boston et a contribué à plusieurs anthologies. Il est rédacteur en chef de la revue littéraire et politique trilingue Tanbou (Tambour), disponible en ligne, créée en 1992. Il est enfin le fondateur, en 2003, de « Trilingual Press », presse collective, collaborative et non commerciale, qui préconise le concept de kombit (coup de main) pour aider à publier des travaux d’intérêt en créole haïtien, en français et en anglais. Tontongi tente, en particulier dans son dernier recueil, In the Beast’s Alley (Dans l’allée de la bête), de replacer la poésie au centre de l’existence, et d’en faire une arme de libération pour construire un « projet de l’être ».

Lenous Guillaume Suprice, dit Nounous, né à Fond-des-blancs, vit à Montréal depuis 1976. Il se consacre à l’éducation des adultes et à l’aide aux immigrants. Il anime des ateliers de lecture et d’écriture en créole. Il publie son premier recueil de poèmes en français, Rêverrant, en 1990. Suivent d’autres recueils, dont Rouge cueillaison (2000), Pawoli (Parole, 2003), Fictive andalouse en ma mémoire (2006), Ruminations (2009), Payse au vent (2010), Lettres à mes ombres (2011), Cantique du désir (2015), Soukiyaki (2015) et Habana Blues (2020). Sa poésie fait référence au quotidien avec subtilité et dérision.

Marie-Célie Agnant, née à Port-au-Prince en 1953, quitte Haïti pour le Canada en 1970. Traductrice et interprète, diplômée en français, elle enseigne plusieurs années tout en travaillant comme assistante de recherche. Elle publie son premier roman, La Dot de Sara, en 1995. Elle anime régulièrement des séances et ateliers de contes, en français, anglais, créole et espagnol, pour petits et grands. En poésie, elle a publié Balafres (1994), Et puis parfois quelquefois… (2009) et Femmes des terres brûlées (2016). Ses textes, dont certains ont été traduits en plusieurs langues, trouvent leur inspiration dans la réalité sociale contemporaine, le racisme, l’exil, la condition des femmes. Ils abordent avec force les thèmes de l’exclusion et de la solitude, et du rapport au passé et à la mémoire :

nul frémissement

nulle voix

nulle main

seulement la certitude profonde de la colère

et l’angoisse

ce froid dans la poitrine

et puis parfois

quelquefois

ce regard infiniment triste

d’où émerge la nostalgie

brutale

ce cri

qui jamais ne s’endort

(Et puis parfois quelquefois…, 2009)

Michèle Voltaire Marcelin, née en 1955, est romancière, poètesse, actrice et plasticienne. Elle a vécu au Chili et réside maintenant à New York. Elle a exposé ses peintures dans des musées et galeries aux États-Unis et en Haïti. Elle a publié son premier roman La Désenchantée en 2006. En poésie, elle est l’auteure de Lost and Found (Perdu et Retrouvé, 2009) et de Amours et Bagatelles (2009), ensemble de poèmes sensuels et lyriques, mais en même temps chargés de nostalgie et d’angoisse, et parfois de désespoir :

Nous bêlons

comme des cabris attachés à cette terre

où l’on achète un homme pour une chanson

une femme pour une vétille

où les enfants rendent l’âme

dans l’abandon

[-noel_anthologie_2015, « Terre promise », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, pp. 153-154]

Elsie Suréna, née en 1956, passe son enfance et son adolescence dans le sud d’Haïti (Les Cayes, Camp-Perrin) puis vit dans le Nord (Cap-Haïtien) où elle étudie le droit et s’initie au journalisme. Elle s’installe au Canada en 2010. Elle pratique la photographie, écrit des récits et des textes de chansons mais s’adonne surtout à la poésie, avec un net penchant pour les genres brefs, en particulier le haïku. Elle écrit en créole, français, anglais et espagnol. Elle publie Mélodies pour soirs de fine pluie en 2002, Confidences des nuits de la treizième lune en 2003, et Haïkus d’un soir et Tardives et Sauvages en 2009. Ses thèmes favoris sont l’amour, l’absence, l’érotisme, le quotidien.

Avin, de son vrai nom Jean François, est né en 1961 à Petite-Rivière dans l’Artibonite. Depuis 2002, il enseigne la linguistique et les littératures francophones à New York. Il a publié, sous le pseudonyme de A20, La Suzannade (1999) qui évoque les espérances déçues, et Lettre à Martine (2001), ensemble de lettres-poèmes adressées à la femme aimée.

Max Freesney Pierre est né à Chantal, commune des environs des Cayes en 1962. En 1987, il part pour Miami où il travaille comme journaliste et éducateur. Il a publié Tambours de la mêlée (1994), Fée caraïbe (1999), Soul traveler (Voyageur de l’âme, 2005), Le Chant de l’apaisement (2020) et Verbe fraternel (2014). Très visuelle et inspirée du spectacle de la nature, sa poésie se veut pleine d’espoir :

Ô espoir ! tu es la rosée du matin

qui donne à mon île la force pour danser

Car elle est de ces îles

qui dansent pour vivre

et de ces îles qui espèrent

(Extrait de « L’Espoir de mon île », 2009)

Franz Benjamin, né à Port-au-Prince en 1968, vit à Montréal depuis 1986. Poète et conteur, il y contribue à la réalisation de différents événements culturels (spectacles de musique, cabarets littéraires, mises en lecture, expositions). Engagé dans la vie politique canadienne, il est élu député à l’Assemblée nationale du Québec en 2018. Il a publié Chants de mémoire (2003), Dits d’errance (2004) et Vingt-quatre heures dans la vie d’une nuit (2010). Sa poésie se fait tantôt sensuelle, tantôt nostalgique.

Jean André Constant naît en 1968 dans la ville des Cayes. Après ses études en Haïti et à Porto Rico, il s’installe à Hartford dans le Connecticut, partageant sa vie entre l’écriture, l’enseignement et le travail social. Il est fondateur et co-directeur, avec Saint-John Kauss, de la maison d’édition « Pages Folles ». Dans son recueil de poésie bilingue créole-anglais Pwezi san aksan/Poetry with a French accent (2007), il revisite les rapports entre identité et langage et l’expérience de l’immigration.

Judith Pointejour est née en 1969 à Chicago d’un père afro-américain et d’une mère haïtienne. Elle a publié ses premiers poèmes en français et au Québec, dans la revue « Brèves littéraires », alors qu’elle étudiait la littérature à l’Université de Montréal. On trouve aussi sa poésie dans l’anthologie Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, publiée par Bruno Doucey (2010). Tout en évoquant la réalité et ses vicissitudes, son écriture construit un univers onirique et baroque.

Jeanie Bogart est née en 1970 aux Cayes. Elle commence à écrire des poèmes à l’âge de quatorze ans. Après des études de journalisme, elle travaille comme présentatrice et rédactrice de nouvelles à la radio et à la télévision en Haïti sans abandonner sa passion, la poésie. Elle émigre aux États-Unis en 1996 et travaille comme interprète auprès des tribunaux de New York. Elle publie Un jour… tes pantoufles en 2008 et Paradoxe en 2011. Sa poésie chante l’amour et le désir, en laissant parfois percer la peur et l’inquiétude :

Comment aimer l’amour lorsque l’amour est paradoxe ? Comment aller plus loin, si, là-bas, l’incertitude joue à la marelle dans nos âmes esseulées ?

(« Paradoxe », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, 2015, pp.292-293)

André Fouad est né en 1972 à Port-au-Prince. Il étudie la comptabilité, le journalisme et la communication. Il travaille au journal « le Nouvelliste » et à la section culturelle de la Télévision Nationale d’Haïti. Il réside à Miami depuis quelques années. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes dont Pye poudre (Nomade, 2018) et Lawouli (Vertige, 2019). Sa poésie, sobre, parvient à conférer un poids et une force aux paroles en jouant parfois de leur répétition. Elle mêle la tristesse et la nostalgie au rêve et à la jouissance des choses simples.

Stéphane Martelly naît le 14 septembre 1974 à Port-au-Prince. Elle s’est adonnée très jeune à diverses activités artistiques. Elle est notamment l’auteure d’un essai littéraire sur le poète Magloire-Saint-Aude. Après des études universitaires à l’Université en Sciences de l’Éducation, elle poursuit ses études supérieures à l’Université de Montréal, où elle réside et enseigne. Elle a publié de nombreux articles ainsi qu’un livre d’art numérique qui présente son travail pictural et s’intitule Folie passée à la chaux vive (2010). En poésie, elle est l’auteure de La Boîte noire suivi de Départs en 2004 et Inventaires en 2016. Elle s’attache, dans ce dernier ouvrage, à faire l’inventaire, dans un style minimaliste et parfois heurté, d’un monde qui se dérobe à travers des objets, des conversations, des émotions et des récits entendus ou inventés :

N’écrire plus

que par à-coups

à côté

N’écrire plus que

dans le plus grand danger

de l’oubli

(Inventaires, 2016)

Kerlyne Devise, née à Port-au-Prince en 1976, habite maintenant Montréal où elle enseigne la philosophie et la littérature. Elle est l’auteure de Mes corps (2004) et Ma nudité (2009). Elle publie également dans plusieurs revues haïtiennes et françaises. Sa poésie est un chant consacré au corps féminin et à l’amour, mais traversé pourtant de souffrances et d’angoisses.

Pierre Moïse Célestin, né à Port-au-Prince en 1976, suit des études en anthropologie et philosophie à Paris avant de s’installer à New York. Il est l’auteur de Le Cœur sous les décombres, suivi de Ce pays à genoux dans ma voix (2010), qui évoque à la fois la nostalgie du pays et la solitude de l’exil.

Faubert Bolivar, né à Port-au-Prince en 1979, fait des études de philosophie à Paris VIII, enseigne le français à Kingston en Jamaïque, puis revient à Port-au-Prince en 2007. Aujourd’hui il est professeur de philosophie en Martinique. Il collabore au journal « Haïti-Monde » dans lequel il tient une rubrique, « Le Fil à plomb ». Il est l’auteur d’un ensemble de textes (essai, poésie, nouvelle, théâtre) publiés dans divers ouvrages collectifs et revues à travers le monde francophone. En poésie, il a publié Mémoire des maisons closes (2013) et Une pierre est tombée, un homme est passé par là (2016). Sa poésie, parfois érotique, est emplie d’images fortes, insolites et provocatrices qui en appellent aux fantasmes.

Fred Edson Lafortune naît le 31 juillet 1982 à Anse-à-Veau. Il arrive à Port-au-Prince en 1996 pour terminer ses études secondaires et entamer des études universitaires. En octobre 2007, il est invité à Paris par la Société des Poètes Français pour présenter ses travaux littéraires et pour suivre un séminaire au Collège de France. Ce voyage est l’occasion pour le poète de rencontrer des personnalités du monde culturel et littéraire français et des écrivains haïtiens ou franco-haïtiens vivant en France. En mars 2009, il participe au Salon du Livre de Paris pour signer son recueil En nulle autre et présenter l’anthologie de poésie et d’art haïtien Cahier Haïti qu’il a coordonnée avec le poète James Noël. Il réside actuellement dans le Rhode Island (États-Unis) avec sa famille. Il dirige la collection de poésie « L’immortel » aux éditions JEBCA. Il écrit en créole, français et anglais. Ses poèmes sont publiés dans des revues haïtiennes et étrangères. Sa poésie est simple, réaliste, souvent douloureuse, emplie de ses souvenirs et de ses expériences :

Je m’évaderai de ces cauchemars

Oubliés sur la soif de tes nuits inquiètes

(…)

Et cette même pauvreté de mon peuple

Je la porte en moi comme la mère son fœtus

Comme un fétu l’amour du feu

Dans l’instinct de la mort

(…)

Je trouve ma part d’éternité

Dans la genèse de ton corps

Tel ce coucher de terre qu’on regarde depuis la lune

(En nulle autre, 2009)

Danielle Legros Georges est née aux Gonaïves, mais sa famille a quitté l’île pour l’exil politique au Zaïre, puis à Boston, Massachusetts. Elle est actuellement professeure à l’Université Lesley. Ses domaines d’intérêt sont la poésie américaine contemporaine, la poésie afro-américaine, la littérature et les études caribéennes et la traduction littéraire. Sa poésie a paru dans de nombreuses revues littéraires nord-américaines. Elle a publié Maroon (Marron) en 2001 et The Dear Remote Nearness of You (La Chère proximité éloignée de vous) en 2016.

Néhémy Pierre-Dahomey, né à Port-au-Prince en 1986, s’installe à Paris en 2013 où il poursuit des études de philosophie. Auteur de poésie, de prose et de textes argumentatifs, Pierre-Dahomey se considère « un lecteur qui écrit ». Employant un style à la fois poétique et érudit, il s’inspire de Gabriel García Márquez, Stephen Sweig, José Saramago, Jacques Stephen Alexis et Georges Castera. Son premier roman, Rapatriés (2017) a remporté le Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres (SGDL). En poésie, il a publié Emmurés en 2010.

Thélyson Orélien est un chroniqueur et poète né à Gonaïves en 1988 et vivant au Canada. Il est l’auteur de Au-delà du silence (2006), Les couleurs de ma terre (2007), Poèmes déshabillés suivi de Fragments de voix (2011) et Le Temps qui reste (2015). Sa poésie, par ses métaphores et associations, fait largement appel à l’inconscient.

Jean Watson Charles, né à la Croix des Bouquets, est poète et écrivain. Il a fait des études de lettres à l’École Normale Supérieure et de sociologie à la Faculté d’Ethnologie de Port-au-Prince. Il vit en France. Dans son dernier recueil de poésie, Le Chant des marées, Watson Charles évoque, à travers l’image de la mer et de son pays d’origine, la problématique de l’exil. Ses textes, d’un langage sensible et limpide, au rythme lent, évoquent l’exil, la meurtrissure, la solitude :

Au cœur du monde

Nous sommes des pèlerins solitaires

Abandonnés à nos ombres

(Le Chant des marées, 2018)

Guy Cétoute est journaliste culturel. Après avoir travaillé dans l’enseignement et le journalisme en Haïti, il s’est établi à Paris, après un bref séjour aux États-Unis. Il est l’auteur de deux recueils de poèmes Limbes 1 et Haïti miroir nègre. Après avoir mis en chantier une trilogie ayant pour titre les Trois grâces, sous forme de correspondances amoureuses, il se consacre actuellement à la critique d’œuvres littéraires.

Benoit D’Afrique, de son vrai nom Carl Withsler Benoit, est un poète et photographe haïtien né aux Gonaïves en 1997 et résidant à Paris. Il publie en 2018 L’Enfant n’est pas mort, recueil de poèmes dédié à sa mère défunte. Il a contribué à plusieurs anthologies de poésie. En 2017, il rejoint le « Regroupement des poètes francophones engagés pour la liberté ». En 2018, avec Coralie Gracienne, artiste-photographe réunionnaise, il crée une revue artistique et littéraire du nom de « Sud-Altern ». En 2019, il intégre le comité de la revue « L’Éclectique » de la Sorbonne comme responsable de la rubrique « Pro’sie », dédiée aux créations littéraires et artistiques haïtiennes. Sa poésie, mélancolique, aborde généralement des thèmes sombres comme la famine, la guerre, le deuil, l’exil…

Elvire Maurouard, née à Jérémie en 1971, est installée en France. Elle a publié de nombreuses nouvelles dont « Le Jardin de Baudelaire » et « Les Beautés noires de Baudelaire ». En poésie, elle est l’auteure de L’Alchimie des rêves et Jusqu’au bout du vertige.

Les poètes de l’errance

Pour quelques poètes haïtiens comme Jean-Claude Charles, Joël Des Rosiers ou Louis-Philippe Dalembert, l’exil s’est fait voyage et errance. La poésie de ces « nomades » se nourrit d’experiences vécues ici et ailleurs.

Jean-Claude Charles est né le 20 octobre 1949 à Port-au-Prince. Il quitte son pays à l’âge de 21 ans pour s’inscrire à la faculté de médecine de Guadalajara (Mexique), mais abandonne très tôt ses études pour rejoindre les États-Unis. C’est à Chicago d’abord et puis à New York où commence l’errance de cet auteur qui plus tard, dans son œuvre, se définira comme « nègre errant ». Après les États-Unis, il s’établit en France où il suit des études de journalisme et de techniques de l’information. Il collabore au quotidien « Le Monde » avec des récits de voyage. Poète, romancier, scénariste, régisseur et auteur de documentaires pour la télévision, il a également été producteur de séries pour la radio. De 2003 à 2006, il tient une chronique dans « Haïti Tribune ». Homme de nulle part, Jean-Claude Charles partage son temps entre New York et Paris comme Ferdinand, le protagoniste de ses deux grands romans, Manhattan Blues et Ferdinand je suis à Paris. Il est l’auteur d’un livre de poésie, Négociations (1972). Un numéro spécial de la revue « Sapriphage » lui a été consacré en 1998, dans lequel figure l’ensemble de poèmes « Free 1977-1997 ». Jean-Claude Charles meurt à Paris en 2008.

Joël Des Rosiers, né aux Cayes en 1951, est écrivain et psychiatre. Il vit au Canada depuis l’enfance, sa famille, opposée dès la première heure à la dictature, ayant gagné l’exil. Il part faire des études à Strasbourg, où il se lie à la mouvance situationniste au début des années 1970. Il s’initie à la psychanalyse en suivant les séminaires du psychiatre et psychanalyste strasbourgeois Lucien Israël[56]. Étudiant en médecine, il organise durant sa période de formation l’accueil de réfugiés clandestins et participe à la défense des sans-papiers. Il parcourt le monde, et effectue en particulier un long voyage au Sahel, avant de publier des textes dans des genres divers. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie, Métropolis Opéra (1987), Tribu (1990), Savanes (1993), Vétiver (1999) et Caïques (2007), ainsi qu’une nouvelle saluée unanimement par la critique, Un autre soleil (2007) en collaboration avec la Martiniquaise Patricia Léry et un essai intitulé Théories caraïbes. Poétique du déracinement (1996). Joël Des Rosiers a fait de la caye[57], figure la plus fragile, la plus émouvante de l’île, le lieu initiatique de sa poésie :

l’enfant avait porté la blessure à ses lèvres

on crut au miracle le père de ma mère cita Éloges[58]

sur la presqu’île d’où vient le paradis

à l’extrême bout de la langue

(Vétiver, 1999)

Sa poésie, mélancolique et sensuelle, qui se situe à mi-chemin entre l’île natale et la culture urbaine, témoigne d’une grande cohérence thématique et formelle. Elle s’inscrit dans la prépondérance de l’espace et des lieux, l’indétermination géographique et l’intertextualité. Elle mêle, notamment dans son recueil Caïques, la mémoire et l’histoire coloniale et familiale :

ce n’est pas une île

mais une fiction d’île

dans cette atmosphère de splendeur

d’herbacées

et de crues

j’aurai transi d’amour vos formes

afin que l’île m’oublie

(Caïques, 2007)

Louis-Philippe Dalembert est né en 1962 à Port-au-Prince. Grand voyageur (les Amériques du Nord et du Sud, les Caraïbes, l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, le Moyen-Orient, l’Europe), il a vécu une dizaine d’années à Paris, où il a suivi des études universitaires et exercé la profession de journaliste, et six ans à Rome. Après un bref retour au pays natal (1996), il effectue un voyage de plusieurs mois dans les Andes puis séjourne à Jérusalem, d’où il visite la Palestine, l’Égypte et la Jordanie. Louis-Philippe Dalembert est l’auteur d’une quinzaine de romans, et des livres de poésie Évangile pour les miens (1982), Et le soleil se souvient suivi de Pages cendres et Palmes d’aube (1989), Ces îles de plein sel et autres poèmes (2000), Poème pour accompagner l’absence (2005) et En marche sur la terre (2017). Sa poésie et sa prose sont marquées par les thèmes de l’enfance et du vagabondage. Elles évoquent fréquemment l’Ancien Testament, trace d’une éducation juive très religieuse.

Les voix de l’intérieur

De nombreux noms se détachent aujourd’hui de la poésie écrite en Haïti en ce début de siècle, et parmi eux nombreux de jeunes auteurs. Pas d’unité de style, chacun suit sa manière, souvent entre réalisme et expressionisme, avec presque toujours chez les plus jeunes un terrible désespoir caché sous l’ironie et le défi.

Marie-Alice Théard, née en 1948, a vu une partie de sa famille frappée par la répression exercée par les Duvalier. Depuis 1983, elle est conservatrice du Festival « Arts de Port-au-Prince », qu’elle a contribué à mettre en place. Elle publie Cri du cœur en 1987, Au pays du soleil bleu en 1997, Au pays des doubles en 2000 et Le Temps, paroles à dire en 2007, ensembles de poésie, récits, essais critiques et essais. Dans ce dernier recueil, elle exprime toute la souffrance de la capitale haïtienne :

Incicatrisable

La mémoire hachure l’inhabitable histoire

de ma ville

(Le Temps, paroles à dire, 2018)

Lyonel Trouillot, né à Port-au-Prince en 1956, est journaliste et professeur de littératures française et créole à Port-au-Prince. Il collabore à différents journaux et revues et est l’auteur d’une dizaine de romans. Il se bat au service de la démocratie et contre l’aliénation exercée en Haïti par les sectes religieuses évangélistes[59]. Il a publié également les livres de poésie Éloge de la contemplation (2009), Le Doux parfum des temps à venir (2013) et C’est avec mains qu’on fait chansons (2015) et des textes de chansons pour des artistes comme Tambou Libète ou Manno Charlemagne. De sa poésie se dégagent tendresse et amertume :

Nous sommes l’enfant

et la foule dessinée par la main de l’enfant,

dans laquelle avancent séparées l’une de l’autre

nos destinées baignant dans leurs caricatures.

(C’est avec mains qu’on fait chansons, 2016)

Kettly Mars, née en 1958, romancière, commence à écrire de la poésie au début des années 1990 et publie Feu de miel (1997) et Feulements et Sanglots (2001). Sa poésie évoque l’amour, la nature, les objets du quotidien, mais décrit aussi avec un réalisme cru une société déchirée par les problèmes économiques et politiques :

Là-bas vers le sud

Les morts sont à l’étroit

Dans nos mémoires et

Dans les cimetières qui débordent

L’amour est mis sous pression en bouteilles

Et l’espoir a une date de péremption

(« Carrefour », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, 2015, pp. 177-178)

Gary Augustin, né à Port-au-Prince en 1958, est passionné de littérature et de peinture. Très actif dans la vie culturelle haïtienne, il publie de nombreux articles sur l’art, collabore à divers journaux et revues et anime une chronique culturelle sur les ondes de la Radio Nationale. Il décède en 2014. Sa poésie (Girandole du jour, 1994 ; Terre brûlée, 2004 ; Des villes, des corps et autres songes, 2012) est sobre, épurée et subtile :

Dans la lenteur bleue de l’air

Un roc est peut-être l’enclos

D’une île de fougères

Nous y avons élu demeure

Premier matin de vie native

Dans le lourd réveil des germinations

Ô roc suspendu

Comme à la ficelle

D’un temps impair

(Terre brûlée, 2004)

Marc K. Exavier, né en 1962 à Saint-Louis du Nord, arrive à Port-au-Prince en 1974 pour ses études secondaires. Professeur de littérature, il écrit sur les arts, la peinture, et le cinéma pour la revue « Cultura » et pour le quotidien « Le Nouvelliste », et anime des émissions de radio. En 2000, il fonde l’« Atelier du manège », atelier de lecture et d’écriture et foyer de promotion des lettres et des arts de la représentation. De 2004 à 2006, il est directeur général de la radio nationale d’Haïti. Ses derniers ouvrages de poésie publiés sont Pays de paille et autres textes (2018) et Et l’amer pour partage, Pays de paille 2 (2018). Son écriture est caractérisée par l’exigence, la rigueur et le sens des images :

La patience d’une femme aimée

Est une pluie de rêves

Sur un vent de blessures

Aux échos des ailleurs

S’ouvre l’immensité de l’aube

Des ailes pour oublier

La poussière des deuils.

(Chansons pour amadouer la mort, 2005)

Jean Armoce Dugé, né à Maniche (Sud d’Haïti) en 1964, est professeur de communication française et de littérature. Animateur culturel, auteur d’articles sur l’art et l’histoire, éditeur, correcteur et traducteur (créole-français), il est aussi poète, auteur de Mélancolie (1984), Dix versets d’amour (1992), Tribò Babò (Tribord Bâbord, 1994), Paroles éparses (1998), Dans l’attente du jour, alléluia Marie (1998), Pawòl kanaval (Parole de carnaval, 1999), Mer des hommes, Mer des îles (2001) et Chuichui Chuichui (2012). Les œuvres poétiques de Dugé ont fait l’objet d’une étude de Castel Germeil et Marie Marcelle Ferjuste (2007). Son écriture oscille entre une poésie qui traduit, par ses ruptures syntaxiques et typographiques, un certain désarroi face au monde actuel, et une prose poétique dépouillée et subtile :

seules

les

îles

peuvent parler de poèmes épiques

leurs contes prennent toujours la forme démesurée et la profondeur géante

de la mer

les poèmes des îles

comment veux-tu déjà ma bien-aimée qu’ils soient toujours

chants d’amour

(Extrait de « Le Poème de l’île », s. d.)

Jean Baptiste Anivince est directeur du « Regwoupman ekriven kreyòl » (« Regroupement des écrivains créoles »), animateur de l’unique émission de littérature créole du pays, « Pawòl kreyòl » (« Parole créole ») et fondateur et ancien président de « Tanbou-literè » (« Tambour littéraire »). Auteur de plusieurs recueils de poèmes en français et en créole, il propose de remplacer le terme « littérature créole » par « Literati ayisyen » (« Littérature haïtienne ») et celui de « Littérature haïtienne d’expression française » par « Literati frankofòn ayisyen » (« Littérature francophone haïtienne »). Haïti, selon le poète, doit entrer réellement en possession de sa langue.

Pradel Henriquez est né à Port-au-Prince en 1964. Après des études en histoire de l’art et esthétique, puis en gestion et politiques culturelles, il enseigne la littérature française. Il devient directeur général de la télévision nationale et, pendant une brève période, ministre de la culture et de la communication. Il a publié Langage du silence (1989), Le Cœur ailleurs (1992), Le Passage à l’aube (2002) et Ces seins nus qu’on arrache aux soleils (2003). Sa poésie est intimiste, simple et naïve, sensuelle et voluptueuse.

Jean-Euphèle Milcé naît à Passe-Reine, Gonaïves, en 1969. Il fait des études de linguistique appliquée et de gestion de l’information à l’Université d’État d’Haïti et à l’Université de Fribourg en Suisse. Il dirige la bibliothèque haïtienne des Pères du Saint-Esprit de 1996 à 2000 et la bibliothèque interculturelle de Fribourg, en Suisse, de 2004 à 2006. Il collabore également au département de manuscrit et de la bibliothèque centrale de l’Université de Lausanne. Il vit actuellement en Haïti et participe à la mise en place d’infrastructures culturelles publiques. Il est par ailleurs directeur du quotidien « Le National ». Il est l’auteur de plusieurs romans et de deux livres de poésie, Jiwèt van (La Girouette) et Louvri tan (Temps d’ouverture), publiés tous deux en 1999. Sa poésie est construite autour des drames de l’exil.

Emmelie Prophète naît à Port-au-Prince le 15 juin 1971 où elle fait des études de droit et de lettres modernes. Elle suit des cours de communication à la Jackson State University dans le Mississippi. Elle anime pendant huit ans une émission de jazz à Radio-Haïti, travaille dans l’enseignement puis comme attachée culturelle d’Haïti à Genève. De 2006 à 2011, elle est responsable de la direction nationale du livre, attachée au ministère de la culture. Depuis 2011, elle est responsable de la section culturelle du quotidien « Le Nouvelliste ». Entre 2014 et 2017, elle assume la direction de la Bibliothèque Nationale d’Haïti. Elle collabore à des revues, comme « Chemins Critiques », « Boutures », « Casa de las Americas », « Cultura » et « La Nouvelle Revue Française ». Elle est l’auteure de deux recueils de poèmes, Des marges à remplir (2000) et Sur parure d’ombre (2004). En 2007 paraît son premier récit, Le Testament des solitudes à Montréal. Son écriture poétique, simple et fluide, évoque la mélancolie, la solitude, les blessures :

Quelques secousses dans le corps

Pour banaliser la mort,

L’enfermer dans des jeux qui semblent simples.

Faire semblant.

Hésiter.

C’est une forme de vie comme une autre.

(« Faire semblant », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, 2015, 303)

Jean-Durosier Desrivières, né en 1972 dans la banlieue de Port-au-Prince, est diplômé en littérature francophone et générale et en études théâtrales et consacre des travaux de recherche à la poésie d’expression française de Georges Castera. Il est l’auteur de poèmes en français et en créole, d’articles et de critiques littéraires publiés dans différents journaux et revues en Haïti et à l’étranger. Après avoir vécu neuf ans à la Martinique (entre 1999 et 2008), il retourne en Haïti en 2009 et fonde la revue « L’Incertain » (Revue de création littéraire et critique). Jean-Durosier Desrivières a également été écrivain en résidence au sein de diverses institutions littéraires. En poésie, il a publié Bouts de ville à vendre, poésie d’urgence (2010), Lang nou souse nan sous (Notre langue se ressource aux sources, 2011) et Vis-à-vis de mes envers, suivi de Le Poème de Grenoble (2013). Les vers courts, souvent brisés, parfois teintés d’ironie de sa poésie expriment solitude et misère.

Bonel Auguste, né à Port-au-Prince en 1973, est bibliothécaire et animateur culturel. Il étudie la linguistique à l’Université d’État d’Haïti puis reçoit une formation en histoire de l’art à l’institut français d’Haïti. Il anime une émission littéraire sur la radio nationale d’Haïti « Tournez la page » et publie des articles dans les quotidiens « Le Nouvelliste » et « Le Matin ». Il écrit en français et en créole. Ses œuvres poétiques principales sont Fas doub lanmò (Face double de la mort, 2000), Fulgurance (2004), Dève lumineuse (2007) et Nan dans fanm (Danse des femmes, 2015). Sa poésie questionne le temps, la mémoire, les blessures de l’histoire, la mort et le sens du monde, et chante la sensualité et l’amour.

Guy Régis Junior, né à Port-au-Prince en 1974, est écrivain, comédien, metteur en scène, réalisateur et traducteur. Après des études en anthropologie et en psychologie, il se consacre principalement au théâtre. Il est depuis 2014 directeur artistique de l’association « Quatre Chemins » qui gère le festival de spectacle du même nom, fondé en 2003 par Daniel Marcelin. Il a traduit en langue créole Albert Camus, Maurice Maeterlinck, Marcel Proust et Bernard-Marie Koltès. Il est l’auteur d’une dizaine de pièces de théâtre, d’un roman et de plusieurs courts-métrages qui dénoncent l’inertie des gouvernants et le détournement de l’argent public à des fins privées. En poésie, il a récemment publié Powèm entèdi (Poème interdit, 2016). Son écriture poétique, avec des incursions dans l’automatisme, joue sur la répétition des paroles et les associations sémantiques.

Jacques Adler Jean-Pierre, né à Jacmel en 1976, est journaliste culturel, comédien et sculpteur-récupérateur. Depuis 2008 il codirige le groupe « Apolect » (Actions pour la lecture) avec le poète Marc Exavier. Il anime depuis novembre 2009 le magazine culturel « Pluriel » sur les ondes de « Radio Caraïbes ». Il est l’auteur de Zetwal anba wob (Etoiles sous les robes, 2013) et Des mots pour mourir après l’amour suivi de lettre à ma fille (2014).

James Noël, né en 1978, est chroniqueur et acteur. Sa notoriété a précédé la publication de son premier livre, grâce au poème « Bon nouvèl/La Bonne nouvelle » un hommage aux pieds des femmes, mis en musique par le chanteur Wooly Saint-Louis Jean. Il est le fondateur de « Passagers des vents », première structure de résidence artistique et littéraire en Haïti. Avec la plasticienne Pascale Monnin, il fonde la revue « IntranQu’îlités ». En 2015, il dirige une Anthologie de poésie haïtienne publiée aux éditions Points. En septembre 2017, il publie son premier roman, Belle merveille. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres de poésie, dont Le Sang visible du vitrier (2006), Des poings chauffés à blanc (2010), Kana sutra (2011), Le Pyromane adolescent (2013) et Cheval de feu (2014). Sa poésie, très riche en images et en métaphores, oscille entre le désespoir et la révolte, entre l’évasion et la rupture de tout ce qui immobilise et sépare :

je te tends mes poings

chauffés à blanc

des poings d’émeutier de la langue

des poings d’émeutier de la fin

la faim du monde

qui parle en langage

dans le ventre de la terre

(Des poings chauffés à blanc, 2010)

Darly Renois est né en 1980 à Jérémie et vit à Dame Marie. Il est psychologue, poète, et professeur de littérature, calligraphe, serigraphe, et comédien. Il est fondateur de « Koz’art », qui signifie « Kozri sur l’art », un organisme qui milite pour l’art haïtien et sensibilise les jeunes à l’importance de la lecture. Son premier recueil de poèmes Retay mo (Restes de mots, 2018) pose les problèmes de l’existence et dénonce la barbarie et la médiocrité. Son langage est à la fois mélancolique et fraternel.

Inema Jeudi, alias Jeudinéma, est né à Jacmel en 1981. Grandi à Cité Soleil[60], il étudie le droit et travaille comme journaliste attaché à la section culturelle de la télévision nationale d’Haïti. Il est membre de « l’Atelier Jeudi soir », créé et animé par Lyonel Trouillot. Il est l’auteur de quatre recueils de poèmes et nombre de ses textes ont été publiés en revues et mis en scène ou en musique.

Duckens Charitable, dit Duccha, naît en 1982 à Carrefour. Il fait des études d’économie puis de sociologie. Il vit entre Pétion-Ville où il travaille et Léogane. Il est comédien et poète. Il est membre du comité d’organisation du festival national de poésie « Jacmel : ville ouverte ». Versé dans les activités communautaires, il participe à la création de clubs de débat de la FOKAL (Fondasyon Konesans ak Libète, Fondation connaissance et liberté). Il a publié La Vie en marelle (2006) et L’Amour du monde (2010) en co-écriture avec la poètesse française Denise Bernhardt. Duccha est le poète de la douleur mais aussi de l’espoir :

L’avenir perçu, percé de défis

Fulgure vers d’autres vols d’oiseaux

Prouvant que d’autres sèves encore

Peuvent bien couler dans les artères

Les grandes artères du monde possible

(L’Amour du monde, 2010)

Coutechève Lavoie Aupont, dit Lavoie, est né à Mirebalais, en 1982. En 1986, son père quitte le toit familial et sa mère prend la décision de partir en République dominicaine, l’emmenant avec elle. Ils y resteront quatre années. À 16 ans, Lavoie travaille avec la troupe de théâtre du Collectif « Nous ». Il travaille également avec l’atelier « Le Vide ». Il est à la fois comédien, chanteur, musicien, peintre et conteur. Il fait ses premières armes dans les cafés littéraires. En 2007, il se produit à Port-au-Prince, lors de la commémoration du centenaire de Jacques Roumain. Son premier recueil de poèmes, Partances paraît en 2009. Il publie ensuite Déesse de la première vague du jour (2013), Make pa (Marquer le pas, 2016) et Le Doute de la main (2017). Sa poésie se caractérise par sa facilité et simplicité d’expression, l’élégance de son language, et sa sensualité :

je veux des coquillages arrêtés au creux des sources

j’en veux aux cieux de ta sueur nomade

aux fruits en crue de ton sexe à tes nuits éteintes

je ne veux rien de la main des hommes

de la main des dieux

(Déesse de la première vague du jour, 2013)

Mlikadol’s Mentor dit Nadol’s est né à Port-au-Prince en 1982. Il poursuit des études en communication sociale tout en se consacrant à la poésie, au théâtre et à la musique. Il a publié Rumeur de la distance en 2014. Son écriture est limpide. Elle évoque principalement, et avec une grande économie de mots, le doute et la mouvance, l’incertitude :

Ma ville est faite

De nuages

De sang

De discours

Et de futur

En ballotage

(Le Vide, la Ville, 2016)

Dieulermesson Petit Frère est né en 1982 à Les Cayes (Haïti). Il a fait des études universitaires en Haïti et à l’Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), avec une étude sur la romancière et dramaturge Marie NDiaye. Détenteur également d’un diplôme en Sciences du langage et de la communication de l’Université de Rouen et d’une maîtrise en Lettres de l’Université des Antilles et de la Guyane, il enseigne l’analyse du discours à l’Université de Port-au-Prince. Il travaille dans les sections éducative et culturelle de la Radio jusqu’en 2005. Il est chroniqueur littéraire au quotidien « Le Nouvelliste » et directeur de la collection « Critique » des éditions LEGS. En poésie, il est l’auteur de Rêves errants (2012) et de Romances du Levant (2013) et publie également en revues.

James Pubien, né en 1982 à Port-au-Prince, est cofondateur en 2010 des éditions « Bas de Page ». Il y publie la même année le recueil Atelier, dans lequel il recherche une nouvelle forme d’écriture. Le langage parlé, l’argot, les exclamations, les anglicismes et le jargon des nouvelles technologies de l’information et de la communication sont très présents dans cette œuvre, qui s’approche parfois du lettrisme et de la poésie sonore, mais qui révèle une grande maîtrise de la syntaxe, des images, des couleurs, des sonorités et du rythme.

Yves Romel Toussaint, né à Hinche en 1982, est écrivain, professeur de danses latino-américaines et animateur d’ateliers de poésie. Membre du comité de rédaction de la revue « Vents Alizés » (Caraïbes francophones et créolophones), il est très actif dans la vie culturelle haïtienne. Il écrit en créole et en français. Il a publié dans des revues et sites d’expressions littéraires en France, dans la revue belge « Inédits Nouveaux » et, à partir de 2009 aux USA, en Nouvelle-Calédonie et dans plusieurs anthologies. Il a écrit deux livres avec Denise Bernhardt, La Face double du rêve et Tremblements de cœur, puis Là où le cri devient corrosif (2015) qui évoque le tremblement de terre de 2010. Le poème s’apparente chez Yves Romel Toussaint à un récit des souffrances du peuple haïtien.

Makenzy Orcel est né en 1983 à Port-au-Prince, poursuit des études à la Faculté de Linguistique Appliquée de Port-au-Prince jusqu’à ce qu’il abandonne ses études pour se consacrer à la lecture et à l’écriture. Il publie en poésie La Douleur de l’étreinte (2007) et Sans ailleurs (2009). Il est également l’auteur de romans. Sa poésie parle de dignité, d’aventure et d’espoir.

Jean Billy Mondésir est né aux Cayes en 1984. Il écrit en créole et en français. Bibliothécaire de profession, il apporte un appui technique aux bibliothèques scolaires des Cayes et offre des lectures-spectacles à Port-au-Prince et dans les villes de province.

Iléus Papillon est né le 8 juin 1984 à Port-Margot, commune du département Nord d’Haïti. Il a suivi des études de sociologie, anthropologie et histoire. Il a participé à plusieurs ouvrages traitant de thématiques diverses : lutte des femmes, littérature, science ouverte, etc. Il est membre de « Sosyete Koukouy Ayiti » et « Tanbou-Literè ». Plusieurs de ses textes poétiques et articles ont paru dans des revues nationales et internationales. Il publie Dans la prison de ton corps en 2009, Tessons de vers en 2010 et Tribòbabò en 2012. Diseur, il lit ses textes sur les ondes de différents médias et participe à de nombreux espaces littéraires. La poésie d’Iléus Papillon est protestataire et aborde une pluralité de thèmes. Il évoque dans ses textes les catastrophes naturelles et surtout humaines, et se pose en défenseur de la cause humaine et de sa classe, défavorisée, exploitée, humiliée.

Marc-Endy Simon, né en 1984, est coordinateur d’un projet de bibliothèque mobile initié en Haïti par « Bibliothèques Sans Frontières ». Il est aujourd’hui membre de la Jeune Chambre internationale de Delmas. Poète et comédien, il a publié son premier recueil Je ne pardonne pas au malheur suite au séisme de janvier 2010, où il a perdu son enfant :

Des quatre coins de l’île

s’échappent des cris moulus

des souffles impuissants

larmes amères

partage des survivants

arrosant sans arrêt la poussière stérile

d’où ne surgira que ce qui lui ressemble

(Je ne pardonne pas au malheur, 2011)

Anderson Dovilas est né à Port-au-Prince en 1985. Homme d’action, engagé politiquement, il est très intégré dans le milieu associatif. Il crée en 2010 la « Sosyete powèt kreyolofòn » (la « Société des poètes créolophones ») qui a pour but de donner au public haïtien, dès le plus jeune âge, l’amour de l’écriture et de la lecture, à partir de la langue maternelle, pérennisant l’histoire et les croyances et faisant rayonner le créole dans le cadre de diverses activités culturelles. Parmi ses ouvrages de poésie, citons Les Îles en accent aigu (2009), Liminasyon (Illumination, 2011), Vingt poèmes pour traverser la nuit (2012), Mon pays, rien de luxe (2012) et Mémoire d’Outre-Monde (2014).

Mehdi Étienne Chalmers est né à Port-au-Prince en 1988. Pendant ses études en France, il travaille comme libraire. Il exerce toujours ce métier à Port-au-Prince et enseigne également la philosophie au lycée et à l’École Normale Supérieure de l’université d’État d’Haïti. Il est co-fondateur de la revue « Trois/Cent/Soixante » et participe à la revue « dEmanbrE ». Il est membre de l’« Atelier Jeudi Soir », groupe littéraire et atelier d’écriture créé et animé par Lyonel Trouillot. Il a publié Jaillir est la solution (2014), À partir du mensonge (2016) et Mer libre et autres lieux imaginaires (2019). Sa poésie, d’une grande richesse sémantique, est à la fois une longue rêverie surréaliste et l’évocation cruelle et réaliste de la situation d’un pays et de son peuple. Mer libre et autres lieux imaginaires, d’une grande créativité syntaxique et sémantique, commence par une rencontre avec les habitants de la ville :

Aussi peu que vos noms

la ville m’appartient…

croirai-je inventer l’horizon

je m’abstiens, me retiens,

pour que saigne la belle-de-jour,

lactée, l’étoile loure

l’air de noire à solaire hébété.

(Mer libre et autres lieux imaginaires, 2019)

Elle se termine par une évocation de la révolte et sur un constat qui pourrait paraître froid s’il ne contenait pas les germes d’autres révoltes à venir :

La rue est calme

Le sang n’a pas coulé de trop.

La peur est passée.

La colère est passée.

Et nous, n’avons toujours pas dit, assez.

(Mer libre et autres lieux imaginaires, 2019)

Wébert Charles Jean est né en 1988 à Port-au-Prince. Après des études en économie à l’Université de Port-au-Prince, il étudie le management culturel à l’Université de Ouagadougou et l’économie des organisations à l’Université d’Amiens. Il est chroniqueur littéraire au quotidien « Le Nouvelliste » et directeur de la collection classique des éditions LEGS, dont il est co-fondateur. Il a publié Pour que la terre s’en souvienne (2010), Que l’espérance demeure (2012) et Marèl (2013). Sa poésie évoque avec pudeur mais force le vécu quotidien et les rêves avortés :

Comment t’écrire d’une ville asymétrique

Cherchant la géographie du Non-lieu

Où les cœurs se soûlent

Où les enfants mangent des pierres

Pour renforcer leur cœur

(« Comment t’écrire d’une ville asymétrique », Anthologie de la Poésie Haïtienne contemporaine, 2015, 492)

Lyonel Villfort publie Manne cordiforme en 1976. Après trente-cinq ans de silence, dont vingt-cinq aux USA, il écrit La Marche des noyés (2011), une pérégrination du poète à travers divers thèmes depuis les boat people jusqu’à la peinture (avec des références à Michel-Ange, Picasso, Marc Chagall, Frida Kahlo, et aux peintres haïtiens Hector Hyppolite, Préfète Duffaut et Robert St Brice). Sa poésie, qui s’inspire d’Émile Roumer, Magloire St-Aude, René Despestre, Léon Laleau et Aimé Césaire, cherche à étonner et surprendre :

avant le vent trop bleu

qui épèle mes cheveux

comme des mots gâchés

sur un pétale de lune Je suis né

avant la mer claire

qui donne à ma chair

la saveur transparente

de mille obscurités

(La Marche des noyés, 2011)

Elle se fait parfois militante et empreinte alors un language plus direct, par exemple lorsqu’elle s’adresse aux citoyens des États-Unis :

conquérant barbare demi-mort d’ennui au milieu des médailles de bronze gravées à l’effigie vespérale de la paix, (…) debout à côté de ses longues brûlures que la mort des autres mercenaires a mal raccommodées.

(La Marche des noyés, 2011)

Parmi les nombreux autres jeunes talents qui s’expriment aujourd’hui, il faudrait encore citer Alex Laguerre avec Des rêves pour tout bagage (2007), Paul Harry Laurent, avec Le Vin d’une prose d’écolier (2009), Jhimy St Louis alias Amazoulou avec Solèy lavi, suivi de Soleil d’aventure (2010), Rony D’Haiti avec La Folie à la poésie (2012), Junior Pierre (dit Léon) avec Ville déchirée d’un dernier cri (2012), Nedjmhartine avec Jovanie (2013) et Bertony Paul avec La Poésie des pierres qui rient (2013), ainsi que Patrick Louis (dit Kanga), Frantz Jean-Baptiste, James Fleurissaint, Jean Emmanuel Jacquet, Fabian Charles, Éliphen Jean et Kermonde Lovely Fifi.

Citons enfin quelques poètes qui ont choisi de s’exprimer à travers le slam, comme Eliezer Guezz, Beonard Kervens Monteau et Jean Berthold Civilus.

Conclusion

La poésie haïtienne, « une poésie intimement liée à l’histoire du peuple haïtien » avons-nous dit en introduction à cet essai. En témoigne le fait que les poètes haïtiens ont payé un lourd tribut à la lutte contre l’injustice et pour la liberté. Beaucoup, on l’a vu, ont été forcés à l’exil. Certains ont connu la prison, comme Charles Moravia, Roussan Camille, René Depestre, Anthony Phelps ou Josaphat-Robert Large. D’autres ont payé de leur vie leurs engagements : ainsi, Jean-Baptiste Massillon Coicou, fusillé sous les ordres de Pierre Nord Alexis, Hamilton Garoute et Roger Aubourg, portés disparus sous la dictature Duvalier, ou Rony Lescouflair mort au combat en 1967. En témoigne également le contenu de la poésie haïtienne, des origines à aujourd’hui, des areytos d’Anacaona à La Marche des noyés de Lyonel Villfort. Cette poésie, qui se réfère souvent à la situation dramatique du peuple haïtien, n’est pourtant jamais misérabiliste, ou desespérée. Et si elle fait souvent appel à l’indignation, à la révolte, elle n’est pourtant que très rarement pamphlétaire. Elle intégre le plus souvent la lutte et l’espérance à une vision globale du monde et de l’existence, qui n’exclut pas l’attachement à la nature, l’amitié ou l’amour.

Cette poésie, qui s’est le plus souvent inscrite depuis ses débuts dans un certain nombre de mouvements (pseudo-classisisme, romantisme, post-romantisme, « Jeune Haïti » et « La Ronde », mouvement indigéne, Les griots, « Voix des femmes », surréalisme, « Haïti Littéraire », groupe « Houngénikon », merdisme, spiralisme, pluréalisme, mulâtrisme culturel, surpluréalisme), présente, dès la fin du XXe siècle et surtout au début de ce siècle, une vaste palette de styles. Il s’agit là d’une caractéristique commune à la poésie d’autres pays, en particulier latino-americains (Monneveux et Almeida 2019). En Haïti toutefois, même si les poètes contemporains ne recherchent plus, comme le faisaient leurs aînés, une représentativité collective, une relation dialectique entre masse et individu, si l’hétérogénéité des genres a ouvert la porte à des accents ou à des styles nouveaux relevant de l’expérimentation poétique ou visant, à l’opposé, un langage plus populaire, voire trivial, même si les thématiques s’adressent souvent au quotidien dans des termes reflétant parfois une certaine aliénation, la référence à la souffrance du peuple haïtien et à l’indignation qu’elle génère est rarement absente.

Une autre caractéristique propre à la poésie haïtienne est sa capacité de s’exprimer en français et créole (voire en anglais ou en espagnol pour les poètes de la diaspora). Si le choix de la langue fût à certaines époques exclusif, raisonné et révélateur d’un choix idéologique et culturel (le français pour les romantiques et les membres des groupes « Jeune Haïti » et « La Ronde », le créole pour les poètes du « Mouvement indigène », puis du « Mouvement créole » et des sociétés Coucouille), il est aujourd’hui beaucoup plus le fait de l’inspiration et beaucoup de poètes s’expriment dans les deux langues. Comme le disait Lyonel Trouillot dans une entrevue : « Il y a des textes que j’ai commencés en créole et que j’ai abandonnés pour les reprendre en français, comme il y a des textes que j’ai commencés en français et que j’ai abandonnés pour les reprendre en créole ». Émile Roumer, co-fondateur en 1927 de « La Revue indigène » avait d’ailleurs déjà résolu l’apparente contradiction, entre ces deux perspectives en apparence opposées en faisant, dans Anti-Singes (1967), suivre ses poèmes en créole de leur traduction en français, ou en mélangeant les deux langues, comme dans son poème « Marabout de mon cœur » (1947), anticipant ainsi les principes du « mulâtrisme » d’Adyjeangardy. D’autres poètes, et non des moindres, comme Georges Castera, Frankétienne Dominique Batravil, Lyonel Trouillot ou Maurice Cadet ont quant a eux produit par la suite des œuvres fortes dans les deux langues.