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Le nombre d’images composites produites par une grande quantité d’individus et distribuées sur Internet est aujourd’hui très important, bien plus qu’en 2001 alors que Lev Manovich disait déjà que « La plupart des images et des espaces de la culture contemporaine sont des juxtapositions d’éléments divers » (2010, 298). On pourrait donc avancer qu’en 2021, l’image homogène, non composite, est devenue plutôt rare (surtout si l’on considère que les « filtres » et ajouts de textes produisent des images composites). Cette augmentation est également visible chez les artistes. Cependant, si, à la fin des années 1990, une opposition était fortement marquée entre les productions composites aux zones de jonction visibles (type clip MTV) et celles où elles ont été dissimulées (films à grand spectacle), et que Lev Manovich considérait que les artistes se situaient entre ces deux extrêmes (2010, 302), la question semble aujourd’hui différente. En effet, dans de nombreuses productions actuelles, l’accumulation d’objets audiovisuels au sein d’une même image en mouvement ne semble plus nécessiter la dissimulation des jonctions. Par ailleurs, l’apparition de modélisations 3D, provenant de sources diverses, se développe grandement. En partant de ma propre démarche artistique, je tenterai de faire émerger divers effets et enjeux de la cohabitation d’images de différentes natures et prolongerai ce questionnement à travers l’étude de productions de deux artistes contemporains[1].

Trouble

Dans nombre de mes productions artistiques, la relation entre images bidimensionnelles et tridimensionnelles est en jeu. Dans certaines d’entre elles, des rapports se nouent entre un décor fait en 3D peu élaborée et des acteurs ayant été filmés sur un fond bleu. C’est notamment le cas avec Jouer plus loin (noter la guerre) produit en 2014-2015 dans laquelle une projection vidéo montre deux acteurs, une femme et une fillette, dans une pièce modélisée en 3D évoquant un salon. Dans cette scène, on peut apercevoir une télévision allumée par l’intermédiaire d’un miroir. Sur celle-ci, un flot continu d’images de séries se succèdent (plus d’une cinquantaine) dans un montage en champ/contrechamp. L’enfant n’est pas très rassurée ; au loin, on entend des bruits de guerre (mortier, obus divers, roquettes…). La femme, sans doute pour se rassurer et rassurer la fillette, va lui apprendre un jeu : ils vont ensemble noter les bruits des armes avec des panneaux numérotés.

Figure 1

Damien Beyrouthy, Jouer plus loin (noter la guerre), 2014-2015

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Tout au long de la vidéo, le décor et les personnages partagent approximativement le même point de fuite. L’ensemble de l’image s’approche d’une unité tout en montrant quelques points de disjonction. Nous sommes ici dans un cas de figure plutôt classique dans le champ de l’art, que Lev Manovich décrit dans le passage précédemment évoqué du Langage des nouveaux médias, où les zones de jonction sont entre le visible et le masqué. D’un côté, la perspective, l’échelle et l’éclairage ne sont pas parfaitement harmonisés, mais, de l’autre, on retrouve un alignement en perspective des éléments dans un espace cubique, proche de ceux que l’on pouvait trouver dès la Renaissance. De ce fait, ce travail renvoie, comme d’autres dès les années 1990, à un espace de représentation assez classique, plutôt théâtral, tout en le déstabilisant. Ce double effet affecte autant l’espace intérieur que les personnages (par la perspective et l’éclairage) qui se voient affublés d’un caractère d’irréalité. Ainsi, la différence entre image captée et fabriquée s’estompe quelque peu. Cependant, cet espace classique a été depuis longtemps déconstruit et il ne semble pas, comme pour les réalisations des années 1990, que sa convocation dans cette configuration imparfaite le soit dans ce but. Ici, cette boîte scénique sert plutôt à évoquer un espace ayant une certaine unité de temps et de lieu. Les défauts soulignent que cette boîte n’est pas solide (structurellement, symboliquement et dans son authenticité) et que cet agrégat peu stable ne pourra pas résister longtemps à une extériorité menaçante. Mis à part le hors champ, cette extériorité est également présente dans la scène même par les écarts des éléments les uns avec les autres.

Deux autres de mes réalisations, On est bien là ! (2012-2013) et Mise au point (cette dernière produite en collaboration avec Jean Arnaud en 2017-2018), permettront d’évoquer brièvement ce que, faute de mieux, on a appelé la 2,5D. Ce terme, qui désigne la zone floue entre les images bidimensionnelles et tridimensionnelles, renvoie à des acceptions variées. Je l’emploie ici comme un espace abritant des images bidimensionnelles plongées dans un espace numérique tridimensionnel ; de telles images deviennent alors des plans sans épaisseur déplaçables dans un espace tridimensionnel. Cela implique également des possibilités de déplacement dans cet espace à l’aide d’une caméra simulée. C’est ce qui a été utilisé pour On est bien là !

Figure 2

Damien Beyrouthy, On est bien là !, 2012-2013

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Dans ce travail, on découvre un personnage, assis sur un parquet, adossé à un mur d’images d’explosions. Ce mur est uniquement composé de plans tirés de films hollywoodiens sur la fin du monde. Au sein de ces explosions se manifeste épisodiquement l’image d’un canapé qui apparaît par morphing. Tout au long de la vidéo, le personnage (rejoint par d’autres dans un second temps) est dans un état ambigu et changeant : entre la détente et l’agitation. À certains moments, il mime des explosions, elles semblent petites et précises, pratiquement réduites à des bulles de savon. La position de l’ensemble des personnages et de leurs regards est aussi ambiguë : ils paraissent tout autant devant, dedans, qu’extérieurs à la scène.

Le décor de cette production est constitué de deux plans agencés en angle droit (mur d’images et parquet). Devant le mur d’images, des personnages sont incrustés. Ils se trouvent sur un autre plan légèrement avancé. Une caméra simulée fait sporadiquement des travellings arrière. Ces trois positions d’images planes (mur d’images, parquet, personnages) plongées dans un espace numérique tridimensionnel ont des effets d’aplanissement et d’épaississement entre elles : les personnages placés devant le mur d’image semblent posséder une épaisseur tandis que l’image de fond, traversée d’une multitude d’images d’explosion, est aplanie. Les images de fond semblent alors d’avantage renvoyer à leur dimension d’image qu’à ce qu’elles représentent. L’aplanissement met quant à lui l’accent sur les constituants du médium et la circulation de ce type de représentations.

Par ailleurs, les deux personnages apparaissant au début semblent en appui sur l’image du fond. Cette impression donne une sensation de continuité ou d’influence de l’un par rapport à l’autre. On peut alors se demander si les images du fond génèrent les personnages, leurs pensées, etc. Cela accentue également la différence d’appréhension de ces différentes images. Encore une fois, la scène théâtrale est maintenue (fond de scène, plancher), mais la relation entre les plans entraîne peut-être des réflexions particulières (influence mutuelle des images, d’autres spatialités, incertitude des positions…). De plus, l’artifice visible de la 2,5D souligne que cette construction spatiale est fragile et que tout changement d’axe (de point de vue) pourrait l’ébranler ou la détruire.

Dans Mise au point (2017-2018), un unique arbre est cloné horizontalement et dans la profondeur pour constituer six plans différents et plats. Une caméra virtuelle, ayant une faible profondeur de champ, est utilisée pour faire varier le point entre ces différents plans distants dans l’espace 3D simulé. À certains moments, une forme évoquant un céphalopode apparaît en déformant un des arbres.

Figure 3

Damien Beyrouthy, Jean Arnaud, Mise au point, 2017-2018

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Ici, l’effet semble être pratiquement inverse à celui de On est bien là ! puisque la multiplication et l’introduction d’un élément unique dans un espace tridimensionnel simulé donnent une impression de profondeur, notamment par un arrangement produisant une ligne d’horizon et par les jeux de mise et de démise au point. Cependant, l’espace n’est pas totalement réaliste et une observation plus attentive provoque une hésitation entre platitude et profondeur. Cette oscillation, au lieu de se résoudre, s’amplifie avec le temps et ancre cette représentation dans un espace à la frontière entre 2D et 3D. Par ailleurs, une autre profondeur se manifeste avec la manière d’apparaître des céphalopodes. En effet, ceux-ci deviennent visibles grâce à leurs mouvements qui déforment les vidéos d’arbre, comme pourrait le faire une carte de dénivelés appliquée à une surface plane[2]. Ce procédé technique est d’ailleurs souvent utilisé pour simuler du relief sur une surface plane et pourrait être considéré comme relevant encore de la 2,5D. Il est également intéressant de noter qu’on parle de « fausse 3D » pour ce genre de simulation, car les surfaces ne sont pas tridimensionnelles, mais simulent des déformations qu’elles adaptent en fonction du point de vue adopté par l’observateur pour maintenir l’illusion.

De la 3D à proprement parler, ou « vraie 3D » dans le sens d’une modélisation tridimensionnelle, a été utilisée pour une partie de l’installation interactive Délicat contact (2015-2016). Dans la vidéoprojection de celle-ci, on aperçoit un homme et une femme se tenant par les mains devant une baie vitrée. À travers la vitre, on peut distinguer une ville étrange, à l’identité incertaine, qui bouge doucement. La ville est constituée de plusieurs plans de films hollywoodiens. Le contact du duo, entre performance et intimité, va évoluer tout au long de la projection. De même, leurs enveloppes corporelles, fragiles, seront soumises aux variations de contact entre eux, avec le décor et avec les spectateurs par l’intermédiaire d’une tablette tactile.

Figure 4

Damien Beyrouthy, Délicat contact, 2015-2016

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Dans le décor constitué principalement d’images bidimensionnelles, un immeuble a été modélisé en 3D et effectue une rotation de gauche à droite (autour de l’axe vertical dans l’espace 3D). La différence de nature de ces images produit un aplanissement localisé autour de l’immeuble 3D. Ce dernier semble se détacher partiellement de l’espace global et prendre plus de volume, voire s’épaissir. Par ailleurs, le souci de jonction paraît moins présent que dans les travaux précédents. Pourtant, des liens restent possibles entre la modélisation 3D et ses entours. Ce travail décline donc une gamme variée de représentations de la 2D à la 3D et montre que, malgré tout, la perception contemporaine est capable d’y produire une unité.

Cette question de l’unité, latérale ou en profondeur, est peut-être l’une des questions qui s’est le plus déplacée depuis les propos de Lev Manovich. La période postmoderne, de laquelle nous sommes peut-être en train de sortir, a manifestement habitué les spectateurs à de l’extrêmement disparate. Ainsi l’hétérogène ne semble plus l’être et les différents gestes plastiques déclinés par Lev Manovich n’ont plus tout à fait les mêmes effets. Par exemple, ce qui était nommé « montage[3] ontologique ; c’est-à-dire la coexistence d’éléments incompatibles sur le plan ontologique à l’intérieur d’un temps et d’un espace identiques » (2010, 300) peut maintenant passer inaperçu. Ainsi, l’effet que cet auteur semblait y voir, l’entrechoquement sémantique (2010, 299), ne se produit peut-être plus vraiment. De plus, le discontinu des espaces perspectifs, plutôt que de provoquer de la rupture dans la perception, renoue avec l’expérience perceptive contemporaine dans laquelle les basculements d’un écran à l’autre, d’une fenêtre à l’autre, d’un extérieur à un autre, sont incessants et banals. Par cela, les images composites en mouvement à la spatialité instable apparaissent familières et ressemblent aux expériences quotidiennes. Cependant, bien sûr, les décalages dans les images sont encore perceptibles. Mais plutôt que de heurter et de déstabiliser, ils entrent en résonnance avec une incertitude générale ou un trouble.

Véridicité

Dans Sensations autonomes (2020), œuvre réalisée en collaboration avec Alice Lenay, la modélisation 3D est plus centrale ; le cube perspectiviste a été abandonné au profit d’un environnement noir et la cohabitation avec des images bidimensionnelles se poursuit. Cette production se base sur des vidéos YouTube d’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response : Réponse Autonome Sensorielle Culminante) à partir desquelles des modélisations automatiques de visages sont produites. Pour ce faire, nous avons extrait des vidéogrammes de chaque vidéo sélectionnée pour ensuite les insérer dans un programme générant automatiquement une modélisation 3D de visage. Dans la production finale, ces modélisations de visage apparaissent progressivement devant leurs représentations bidimensionnelles et des jeux de regard se produisent avec d’autres visages 3D avant qu’ils s’effondrent.

Figure 5

Damien Beyrouthy, Alice Lenay, Sensations autonomes, 2020

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En poursuivant la réflexion sur la cohabitation entre image 2D et 3D, on peut tout d’abord dire que ce travail prolonge Délicat contact en augmentant la sensation de détachement entre un élément 3D et un élément 2D. Mais comme ces deux éléments (modélisation et vidéo) relèvent de la figure humaine, les effets sont sensiblement différents. En effet, le lien affectif aux visages et le lien iconique entre ces représentations et le visage confèrent une forte impression de présence à ces deux types d’émanations. En outre, la croyance dans l’image 3D ayant évolué depuis les années 1990, cette dernière n’est plus aussi facilement considérée comme moins vraie qu’une image captée et en 2D. En s’appuyant sur les écrits d’André Gunthert dans L’Image partagée publiée en 2015, l’image de synthèse était assez peu connue du grand public dans les années 1990 ; elle renvoyait alors à la fiction et aux nouvelles technologies. Alors qu’aujourd’hui :

Dans [certaines séries audiovisuelles], l’image de synthèse est la preuve, qui se substitue à l’absence d’un réel […]. Au milieu des années 1990, l’idée même de photographie numérique, à un moment où les exemples de cette technologie n’étaient pas encore très répandus, se heurtait au soupçon issu de la comparaison avec l’image de synthèse. Désormais, ce schéma s’est inversé : ce sont les animations 3D qui bénéficient de la crédulité acquise par la pratique de la photographie numérique. Ce transfert de confiance fait oublier le caractère parfois hautement fantaisiste de ces reconstitutions. Mais il apporte encore la preuve que l’appréciation de la véridicité des images s’élabore, non sur des fondations théoriques ou ontologiques, mais sur la base de l’expérience et de la culture visuelle contemporaine.

(Gunthert 2015, 29‑30)

Même s’il est encore complexe d’affirmer que l’image de synthèse est la trace directe du réel, voire la preuve d’un réel absent[4], on peut en tout cas admettre, en suivant l’observation de ce théoricien de la photographie et en considérant que l’image de synthèse est plus fréquentée aujourd’hui, que ses fonctions ont augmenté. Dans ce contexte d’augmentation de la crédibilité des images 3D, la cohabitation de couples de visages 3D et vidéo, renvoyant toutes deux au même visage réel, crée un trouble référentiel. Le spectateur pourra hésiter sur la dimension humaine de l’un ou de l’autre des artefacts. Quand le visage 3D se désolidarise de la surface vidéo, l’émergence tridimensionnelle désincarne temporairement la vidéo. Mais quand le visage 3D reste mutique, sans corps et quasiment immobile, c’est peut-être la vidéo qui se réincarne, et ainsi de suite. Par ailleurs, l’ensemble des exemples précédents relevaient d’une modélisation par un utilisateur ; ici, elle est automatique : c’est un programme qui la génère. Le lien avec la photographie numérique s’en trouve alors renforcé puisque ce procédé fait également appel à une production automatisée d’images. Ce dernier exemple produirait alors un doute et une contamination éventuelle de la vraisemblance entre 2D et 3D.

Les statuts indiciels troubles de l’image captée par un appareil photo et générée par un programme, ainsi que leurs rapports complexes, peuvent également être interrogés avec Rehearsal (2014) de l’artiste britannique Charles Richardson. Dans cette vidéo, une série de bustes 3D apparaissent devant une surface plane issue d’une projection de pellicule 16 millimètres se métamorphosant en neige vidéographique. Pendant que la vidéo défile, le buste tourne lentement, s’approche ou s’éloigne jusqu’à montrer son intériorité. D’autres modélisations de buste apparaissent par la suite.

Figure 6

Charles Richardson, Rehearsal, 2014

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Pour réaliser ces modélisations 3D, l’artiste a effectué une série de photographies de toutes les faces de son propre buste. Il a ensuite introduit ces images dans un logiciel permettant de constituer une modélisation 3D texturée à partir de ces dernières. Remarquons que, en utilisant la construction automatique pour produire sa modélisation, comme dans la production tirée de vidéos ASMR, l’artiste propose une sculpture numérique s’approchant d’une photographie tridimensionnelle. Et ce, bien plus que pour Sensations autonomes, puisqu’ici la modélisation produite provient d’une capture appareillée du sensible et s’appuie sur la photogrammétrie[5]. Cette méthode est un type de numérisation d’objets tridimensionnels qui ferait alors plus fortement signe vers le réel.

Cependant, des défauts de numérisation persistent. Notamment à travers la délimitation difficilement discernable entre l’humain et les différents objets qui le recouvrent, comme si la peau était constituée d’un assemblage de peau et d’objets. Une dimension composite se joue alors également sur le buste : dans le processus de numérisation du corps, une soudure s’est opérée. Le buste apparaît par cela pris entre un statut de corps et d’objet, voire dans une certaine indétermination de quasi-objet, quasi-sujet[6]. Ce buste serait alors un hybride qui « n’occup[e] ni la position d’objet […], ni celle de sujet [… et il est] impossible de l[e] coincer dans la position médiane qui en ferait un simple mélange de chose naturelle et de symbole social » (Latour 1991, 73). Cette considération est renforcée si on remarque que sa constitution correspond à la définition des hybrides de Bruno Latour[7] (1991, 15), car ce buste est issu d’un ensemble de procédés automatisés, d’une contribution humaine et d’une fictionnalisation par un auteur. Dans un contexte contemporain d’incertitude épistémologique et de souhait de changement du rapport à ce qui nous environne, ce buste permet d’appréhender une frontière complexe entre le corps et les matériaux industriels qui l’environnent, ainsi que de contribuer à l’interrogation de la différence radicale entre sujet et objet, héritée de la philosophie occidentale.

Par ailleurs, à certains moments de la vidéo, des rotations du buste laissent apparaître des zones non numérisées, montrant un trou dans la modélisation, révélant alors sa vacuité – simple surface sans épaisseur ni envers – et le médium utilisé. Ce dernier est mis en regard avec un autre médium – la pellicule 16 millimètres – dans un certain anachronisme. Le télescopage des temporalités est renforcé par les répétitions au piano de pièces de musique classique. Même, le fond en 16 millimètres peut faire penser aux projections arrière utilisées dans le cinéma au cours du XXe siècle, notamment pour insérer des décors derrière des personnages, particulièrement quand ils sont au volant d’une voiture. Ce fond serait-il alors l’espace d’inscription de ce buste ?

Ces mises en relation, en compagnie – pellicule 16 millimètres, musique classique, image modélisée – peuvent également évoquer l’engendrement et la filiation, comme c’était le cas avec le mur d’images de On est bien là ! Ici, cependant, la dimension matricielle, de substrat est plus fortement sollicitée par l’absence de représentation de la projection 16 millimètres.

Platitude

L’engendrement d’une image par une autre est également interrogé dans la série des vidéos composites Dark content, réalisées par Eva et Franco Mattes à partir de 2015. Dans celles-ci, des personnages en image de synthèse parlent, avec une voix générée par un programme, de leurs expériences de modérateur pour différentes compagnies de diffusion de contenus en ligne. Régulièrement (à chaque minute), la représentation tridimensionnelle de la personne se substitue à une autre tandis que le timbre de la voix de synthèse reste identique. De manière sporadique, des images, provenant apparemment de diverses banques d’images, apparaissent derrière les personnages 3D.

Figure 7

Eva et Franco Mattes, Dark content, 2015

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Ici, l’engendrement se joue de manière inverse à Rehearsal puisque les images 2D apparaissent quand elles sont évoquées par les personnages 3D. Par exemple, dans le premier épisode de la série, quand le personnage raconte qu’il travaille pour une église, une église apparaît (1’12’’). Ensuite, quand il mentionne qu’il a déjà vu des images d’individus ayant des relations sexuelles avec des animaux, une photographie de chevaux courant dans une prairie s’affiche derrière lui (1’58’’).

En outre, la coprésence aplatit les images fixes tandis que les modélisations 3D en mouvement s’épaississent. Cependant, l’aplatissement n’est pas synonyme de perte d’intérêt[8], il indique plutôt un changement d’appréhension d’éléments par leurs coprésences. En effet, les images d’église ou de chevaux courants dans une prairie sont assez anodines prises isolément. Elles sont autant de représentations génériques, sans affect, sans récit, avec une forte transparence du médium (l’effet perspectiviste de creusement de la surface fonctionne parfaitement). À l’inverse, cet effet d’aplatissement leur fait perdre une partie de leur transparence pour les transformer en plan, panneau et écran, et ce, avec toutes les connotations et les fonctions que recèlent l’écran, qui montre et dissimule simultanément[9]. De ce fait, derrière ces façades fades, on peut penser à des représentations plus sombres, associées à des récits singuliers. Ainsi l’aplatissement produit par la coprésence entre des images 2D et 3D donne une profondeur sémantique à des images qui, prises isolément, ont une profondeur spatiale importante mais une signification plate. Cet aplatissement apparait comme une résistance à la standardisation des représentations mises en circulation par les compagnies susmentionnées et à leur évidement pulsionnel corrélatif. De ce fait, contrairement à ce qu’un Thomas Hirschhorn pourrait provoquer par une confrontation à une image non filtrée, non modérée (ou censurée), cet aplatissement rappelle la capacité dissimulatrice d’une représentation, qui occupe la scène, divertit moyennement (voire est lénifiante), tandis que d’autres images, au contenu plus riche, plus complexe, plus dense, ou moins supportable, ne sont pas montrées.

On peut également remarquer que les représentations anodynes n’apparaissent jamais en plein écran, et que des portions de l’image globale gardent toujours la couleur du fond (blanc). Ainsi, le fond uni ne vient pas mimer une scène, ni un cube perspectiviste, chaque élément visuel porte sa propre épaisseur et d’autres profondeurs peuvent apparaître par les relations entre les différents éléments. Et si les images anodynes n’occupent pas le devant de la scène, ce n’est pas non plus le cas de l’avatar d’images de synthèse, également anodin par son caractère de pantin générique. Cependant, comme la coprésence a chargé les images anodynes d’une profondeur sémantique et affective, ces pantins se voit affublés d’un effet de réel très fort. Par ailleurs, la dimension apparemment testimoniale des propos entendus renforce cette impression. Je précise au passage que le contenu de ces témoignages a été recueilli par messagerie puis placé dans un synthétiseur vocal animant ensuite les diverses représentations tridimensionnelles. Enfin, on peut se demander si l’apparition et la diffusion de plus en plus récurrente de représentations 3D générées automatiquement – particulièrement avec la photogrammétrie comme c’est le cas dans Rehearsal par exemple – ne concourent pas à attribuer à ces avatars une présence humaine forte due à la culture visuelle contemporaine alors que leur apparence est très éloignée du réalisme. Ces personnages 3D semblent alors très présents et renvoyer à un corps sensible, et ce, par contraste avec l’image 2D, par l’influence de la culture visuelle actuelle et par un témoignage semblant provenir de personnes en chair et en os.

Ouverture par le fond

Avec Dark Content, on assiste à un retournement. L’image 3D non réaliste, non indicielle, devient non seulement vraisemblable et crédible, mais prend aussi la place de l’image captée qui se voit alors reléguée en fond de scène et occupe la place de l’illustration ou, au mieux, d’un diorama tel qu’ils pouvaient être considérés au XIXe siècle. L’image 3D qui était dans le fond du vraisemblable se place maintenant au centre. Cependant, plutôt que de considérer l’image tridimensionnelle comme la nouvelle image aux attributs indiciaires, autrement dit, comme le nouveau sujet en opposition à un fond, il semble plus juste de considérer que le fond a envahi la scène, qu’il s’est diffusé et qu’il est maintenant le milieu de toutes les images, ou le surround pour reprendre la notion de Stefano Harney et Fred Moten développée dans The Undercommons (2013). Dans leur écrit, s’appuyant notamment sur une étude de certains westerns états-uniens, le surround est ce qui entoure, cerne les colons et leurs caravanes dans leur conquête de l’ouest. Pour eux, le surround reste la chose la plus étendue – le « commun au-delà et en deçà[10] » (2013, 17) – tandis que les caravanes, qui peuvent être assimilées à des forts occidentaux, sont des poches isolées dans ce surround[11]. Pour le redire avec Yves Citton et Jacopo Rasmi, le « fond-surround nous environne et nous excède, comme quelque chose qui ne peut pas être circonscrit ni réduit à une intériorité limitée (exploitable). […] C’est un fond commun, qu’on partage et qui nous alimente, mais surtout qui nous résiste » (Citton et Rasmi 2020, 126). Les images composites présenteraient alors un fond-surround dans lequel aucun élément ne fait sujet.

Par ailleurs, si on pense le fond comme une sorte de milieu où tous les éléments baignent, on peut également relire les situations d’indécision spatiale analysées précédemment comme un changement de considération de l’espace de représentation. Ce dernier ne serait plus une scène, avec une avant-scène, un fond de scène, un plancher, etc., mais un milieu trouble, au nombre de dimensions, à l’orientation (haut, bas) et à la ligne d’horizon changeantes. Est-ce une manière de faire éprouver le fond qui environne sur la surface plane de l’image composite ? Dans le même ordre d’idée, la potentialité du mouvement de caméra virtuel indique que le point de vue est seulement temporaire, davantage contingent, et donc que la hiérarchie des éléments (premier plan, second plan…) l’est également.

Ensuite, les images composites ont souvent abrité des éléments matriciels. C’est un autre aspect important du fond : il alimente et constitue. Dans On est bien là ! et Délicat contact, des films hollywoodiens influencent où alimentent les personnages. Quant à Jouer plus loin (noter la guerre), les séries télévisées prennent place entre les deux protagonistes quand Dark Content laisse émerger des images écran/matrice en arrière-plan et Sensations autonomes se joue d’un doute constitutif. Enfin, Rehearsal laisse de la pellicule puis de la neige vidéo sur un espace plan en arrière. Comme l’avait déjà remarqué Françoise Parfait en 2001 :

L’image vidéographique préexiste à toute représentation mimétique qu’elle pourrait figurer : c’est l’écran de neige qui apparaît dès que l’écran s’allume, dès que le dispositif (télévision ou caméra) est branché, lorsque les programmes sont terminés mais que la machine reste activée. Cette neige électronique, véritable matrice vibratile, potentiellement pleine de toutes les images du monde, figure un état primitif de l’image, un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu’apparence : la neige comme devenir-image, élément, aliment dont sera faite la chair de l’image.

(Parfait 2001, 97)

Dans les productions composites contemporaines, la matrice ne préexiste pas forcément à l’image engendrée et une représentation peut être la matrice d’une autre représentation. C’est encore une autre manière de ne plus séparer le fond du reste puisque matrice et fond coexistent temporellement et spatialement.

Cela suggère également que la représentation n’est pas forcément liée à un référent. Cependant, il ne semble pas nécessaire d’adopter une position aussi radicale que celle défendue par Jean Baudrillard (1981) pour qui le référent aurait disparu dans sa représentation, car il semble que des jonctions plus souples entre représentant et référent puissent se déployer avec ces images composites. Dans certaines situations, le lien est maintenu, dans d’autres, il est rompu et les images s’autonomisent. Aussi, des relations de type représentant/référent entre différentes images, éventuellement de différentes natures, sont plus courantes.

Enfin, la notion de fond commun, dans le sens d’un tout englobant, pourrait renvoyer à une pensée magique[12] ou à celle de l’infant qui, par l’entremise du sein maternel, se considère dans une continuité avec ce qui l’entoure, l’environne. Cependant, si on s’attarde sur une définition précise de l’image composite, on pourra remarquer que la chose est plus complexe et plus riche. En effet, le compositage correspond au geste de mettre ensemble des éléments hétérogènes dans un ensemble à l’apparence homogène et délimité par un cadre. On a vu que l’apparence d’homogénéité s’est particulièrement étendue au cours des vingt dernières années et que la continuité pouvait se retrouver dans ce qui aurait été précédemment considéré comme du discontinu ou un collage très hétérogène. C’est ce qui permet peut-être aujourd’hui à l’image composite de conjoindre ces deux notions apparemment irréconciliables : la cohabitation d’éléments radicalement différents – voire d’altérités – dans un ensemble à l’apparence homogène, puisqu’envisagé comme fond commun.

Ces images composites (qui ne s’embarrassent plus de résoudre le dissemblable) font-elles partie des images qui permettent de représenter et de penser l’effondrement de la scène, autant cube perspectiviste (Panofsky 1976) que séparation nature/culture moderniste (Latour 1991), tout en permettant de naviguer, entre le collapsonaute (Citton et Rasmi 2020) et le sémionaute (Bourriaud 2009), dans les eaux troubles contemporaines et de s’y maintenir (Haraway 2016) ?

D’une manière générale, on a pu discerner, à travers la multiplication de modes de représentation au sein d’une même image (images 2D, 2,5D, 3D ; images appareillées, générées par ordinateurs ; fixes, en mouvement) dans des productions composites, divers rapports aux images et des manières particulières de les interroger.

On a vu que la non-congruence entre espace 3D et représentation 2D peut créer une impression d’instabilité et de déréalisation de l’ensemble. Ensuite, dans un espace 2,5D, la différenciation des strates produit une hésitation entre planéité et profondeur quand la répartition latérale de différentes représentations spatiales (2D, 2,5D, 3D) produit des zones aux profondeurs variables et un espace hétérogène. Cet usage, par strates[13] mais également par zones, permettrait de s’interroger sur le médium et le monde des images, voire sur les effets et influences d’une image sur une autre.

Par ailleurs, l’accession de la modélisation 3D à une crédibilité nouvelle (notamment par la fréquentation accrue pour chacun et la possibilité de production automatisée de ce type d’images) permet de mettre en concurrence et en dialogue image photographique, vidéo et 3D. En outre, des images composites, où aucune tentative de jonction n’a été faite, ont permis d’interroger une possible filiation ou engendrement d’une image par l’autre. Et une redistribution temporelle (linéaire ou anachronique) peut se jouer en parallèle des différences spatiales. La crédibilité de l’image 3D a également semblé pouvoir se disséminer dans les modélisations 3D sculptées par des utilisateurs, surtout en présence d’images bidimensionnelles. Cette compagnie souligne alors la dimension d’image de ces dernières, voire les aplatit et les neutralise. Ensuite, image 2D et 3D, objets et figures humaines, se trouvent également et paradoxalement dans une proximité nouvelle où leur hiérarchisation et leurs attributions respectives semblent plus relever d’un avis partagé que d’une situation définitive. Enfin, une autre appréhension du fond permet de repenser sujet et décor, orientation, spatialité, points de vue, engendrement et émergence d’images, la continuité et l’hétérogène.

Ces images composites, formées d’espaces et d’images hétérogènes, mettent alors en question leur proximité, leur dissémination, leurs effets et leur capacité d’engendrement, et ce, autant pour les images entre elles que pour les humains et leurs capacités à naviguer dans l’époque. Pour le redire autrement, l’époque de l’effondrement voit un ensemble de considérations héritées de la modernité fortement remises en question que l’image composite permet de (re)penser. On a pu voir que le jeu avec la vraisemblance et la stabilité du cube perspectiviste répondait à la conjonction du sentiment d’instabilité générale des lieux tout en appréhendant des unités de temps et de lieu temporaire. Chaque construction agrégative serait alors une zone d’habitation temporaire. Ensuite, le lien au réel des représentations ne s’appuie plus ou plus seulement sur la dimension indicielle des images. Le rapport au réel des représentations se joue aussi par les relations et le contexte. De ce fait, le doute face aux images peut être traité par un lien au réel fluctuant et contingent. Ce doute peut également être appréhendé par le jeu entre platitude et épaisseur déplaçant l’intérêt et la profondeur, sémantique et affective. Enfin, le fond comme profondeur indéterminé permet de repenser les places et les fonctions. Ainsi, en 2021, les productions d’images composites permettent de traduire, d’introduire et de penser, quand leurs constituants sont pris en compte par les auteurs, les changements radicaux actuels pour lesquels une relation est encore à construire.