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Qui connaît Bernard Piché (1908-1989) ? En dehors du milieu organistique de Trois-Rivières et des personnes au courant de la saga de 1932 du Prix d’Europe (dont il sera question plus loin), peu de gens peuvent expliquer la contribution de cet organiste-compositeur à la vie musicale nord-américaine. Afin de combler cette lacune, l’organiste et pédagogue Michelle Quintal essaie par différents moyens de promouvoir depuis 30 ans la vie et les oeuvres de cet organiste-compositeur qui, au début de sa carrière, donna 36 concerts avec des programmes distincts en 6 semaines consécutives. Pour atteindre son but, Quintal a suivi une voie quelque peu différente de celle de ses contemporains qui tentent de réhabiliter d’autres musiciens québécois célèbres en leur temps. Contrairement à Laurent Descarries, Danièle Letocha et Hélène Panneton qui ont créé une association pour promouvoir l’oeuvre d’Auguste Descarries (1896-1958[1]), à Pascale-Andrée Bessette qui a écrit un mémoire de maîtrise sur Émiliano Renaud (1875-1932[2]) ou à Alain Lefèvre qui a délégué à Georges Nicholson la rédaction d’une biographie sur André Mathieu (1929-1968[3]), Quintal a plutôt choisi d’interpréter les oeuvres de Piché dans quelques concerts québécois prestigieux[4] et de les enregistrer sur disque[5], en plus d’écrire des articles[6], puis le livre recensé ici, dont la parution constitue l’étape ultime de la réhabilitation de cet organiste-compositeur.

Quintal a étudié l’orgue et le clavecin au Conservatoire de musique et d’art dramatique du Québec à Montréal, au Conservatoire de musique de Genève et à l’Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne. Elle a été professeure d’orgue au Conservatoire de musique de Trois-Rivières de 1974 à 2000 et a créé plusieurs oeuvres pour orgue de compositeurs québécois, dont Raynald Arsenault (1945-1995), Pierre-Michel Bédard (né en 1955), Denis Bédard (né en 1950), Claude Beaudoin (né en 1956), Gilles Desrochers (né en 1950), Raymond Perrin (né en 1956), Gilles Rioux (né en 1965) et Marcel Thompson (1923-2002). Travaillant à Trois-Rivières et défenseure de la musique d’orgue du Québec[7], Quintal était la personne idéale pour rendre hommage à Piché, le fondateur de la classe d’orgue du Conservatoire de musique de Trois-Rivières.

Le corps de l’ouvrage de Quintal est divisé en quatre parties. La première (p. 17-81) est consacrée à la biographie de Piché, la deuxième (p. 83-125) comprend des témoignages de ses anciens élèves ou d’autres personnes l’ayant connu, la troisième (p. 127-138) est formée d’une liste commentée des compositions de Piché, et la dernière partie (p. 141-151) comporte des explications sur un film produit par l’Office national du film du Canada (ONF[8]) et sur sept évènements hommages posthumes. Ces quatre parties sont précédées d’une préface signée par Jacquelin Rochette, directeur artistique de l’entreprise québécoise en facture d’orgues Casavant Frères, et suivies de six annexes, la plupart comprenant des programmes de concert. Rédigé dans un style clair et comportant plusieurs illustrations, cet ouvrage s’adresse aux musicologues, aux organistes et aux lecteurs non spécialisés qui s’intéressent à l’orgue et à son histoire. Ce livre contribue à l’avancement de la recherche sur la vie musicale régionale au Québec durant le xxe siècle et il constitue actuellement le document le plus complet sur Piché.

Notes biographiques sur Piché

Bernard Piché naît le 10 avril 1908 à Montréal de parents organistes ayant tous deux étudié avec les renommés organistes et pédagogues Alexis Contant (1858-1918) et Romain-Octave Pelletier (1843-1927). Le premier maître de musique de Piché est Hervé Cloutier, organiste titulaire de l’église du Gesù, à Montréal. Quatre fois par semaine, Piché reçoit de Cloutier des cours d’orgue, de théorie musicale, de solfège, d’harmonie et d’histoire de la musique. En 1932, Piché devient l’organiste de la cathédrale de Trois-Rivières. Cette même année, il se présente au prestigieux concours du Prix d’Europe. Le violoniste Jules Payment (1910- ?) est proclamé gagnant, mais quatre jours après le dévoilement du lauréat, le violoniste Edwin Bélanger (1910-2005), un autre concurrent de l’édition de 1932 du concours, demande une vérification du pointage de sa dictée musicale après avoir été informé de son faible résultat à cette épreuve (0,4 sur 15). À la suite de la constatation de nombreuses irrégularités dans la correction des épreuves théoriques, de la révision des dossiers de Payment, Bélanger et Piché, et de quatre années de saga judiciaire entre Payment et l’Académie de musique du Québec, qui gère le Prix d’Europe, le prix de 1932 est finalement remis en 1936 à Piché. Ce prix lui permet d’étudier au Conservatoire royal de Bruxelles, puis de devenir, à Paris, l’élève de Charles Tournemire (1870-1939).

De retour à Trois-Rivières en 1938, Piché enseigne à une trentaine d’élèves en plus d’assumer sa tâche d’organiste à la cathédrale. À l’initiative du célèbre imprésario Bernard Laberge (1891-1951), Piché donne en 1945 une série de concerts aux États-Unis en jouant tout son répertoire de mémoire. Il s’agit, d’après son propre récit, de la première tournée américaine d’un organiste canadien-français[9]. Cette année-là, il accepte le poste d’organiste de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Lewiston, dans le Maine, poste qu’il occupera jusqu’en 1966. Cette église comporte trois orgues dont l’un de Casavant Frères, comprenant 4 claviers et 66 jeux. Grâce à une meilleure rémunération pour ses tâches d’organiste liturgique, il peut diminuer ses heures d’enseignement et se consacrer davantage à la composition. Piché effectue une tournée dans l’Ouest américain en 1948 et donne plusieurs autres concerts tout au long de son séjour aux États-Unis, bien que leur nombre diminue après le décès de Laberge survenu en 1951.

La réforme liturgique introduite par le concile Vatican ii entraîne une baisse de motivation de Piché pour ses tâches d’organiste liturgique et il abandonne définitivement son métier d’organiste titulaire en 1966. Cette année-là, il retourne à Trois-Rivières pour assurer l’enseignement de l’orgue, du solfège et de la dictée au Conservatoire de musique de cette ville jusqu’à sa retraite, en 1973. Son dernier concert se déroule à l’église Christ-Roi de Shawinigan en 1980. Neuf ans plus tard, il décède à Trois-Rivières à l’âge de 81 ans.

Originalité du livre

Bien que l’essentiel des données biographiques de Piché soit accessible sur le Web via L’Encyclopédie canadienne[10] et le site Orgues au Québec[11], le livre renferme des informations inédites dont plusieurs proviennent de six encarts rédigés par Jean-François Downing, organiste amateur et neveu de Piché. Downing révèle que Piché a refusé deux prestigieux postes d’organiste : à la Cadet Chapel de l’Académie militaire de West Point[12], à New York, en 1947 (p. 52) et à l’église Notre-Dame de Montréal[13] (p. 64). Downing explique également comment s’est senti Piché lors du renouveau de l’orgue au Québec au début des années 1960, alors que la nouvelle génération d’organistes valorisait les orgues à traction mécanique et l’interprétation historiquement informée des oeuvres baroques. Il raconte que Piché a été « étiqueté comme un romantique dépassé qui méprisait probablement la nouvelle facture d’orgue et le répertoire ancien » (p. 74).

L’originalité de ce livre réside également dans la présence de témoignages publiés d’anciens élèves de Piché ou de personnes qui ont entretenu des liens privilégiés avec ce dernier. Alors que certains témoignages avaient préalablement été publiés[14], d’autres, inédits, divulguent des informations cocasses ou révélatrices. Downing raconte que la technique de pédalier de Piché était différente de celle qu’il enseignait (p. 98) et il relate les aléas de son enregistrement privé, dans les années 1970, de l’intégrale des oeuvres pour orgue de César Franck (p. 103). Pierre Paul, qui a étudié avec Piché de 1969 à 1974, mentionne que son maître vouvoyait ses élèves, même les enfants (p. 112). Raymond Perrin, actuel professeur d’orgue au Conservatoire de musique de Trois-Rivières, confesse qu’il doit sa profession d’organiste à Piché : lorsque que ce dernier a appris que Perrin se désintéressait de ses leçons de piano avec Antoine Reboulot (1914-2002), il s’est empressé de lui dire que sa classe d’orgue lui « était grande ouverte » (p. 114).

Le livre est actuellement le seul document qui rassemble une brève description de chacune des 18 compositions de Piché. Ces explications portent sur l’édition des oeuvres, le contexte de leur composition ou de leur création, leur contenu musical, leur utilisation par d’autres organistes en concert ou pour l’enseignement, et les révisions apportées par le compositeur. Certaines de ces descriptions avaient déjà été publiées, mais en version davantage succincte, dans les livrets accompagnant les deux enregistrements d’oeuvres de Piché (voir la note 5). Quintal décrit les oeuvres de Piché comme des pièces modales et néoclassiques, dont plusieurs intègrent des thèmes grégoriens ou d’autres mélodies préexistantes. Alors que les trois compositions vocales et la Pièce romantique pour piano (1959) demeurent à l’état de manuscrit, 13 des 14 oeuvres pour orgue ont été éditées, la plupart à titre posthume à Calgary, par Lissett Publications. Quintal énumère quelques organistes, comme Arthur La Mirande, Yves G. Préfontaine et certains Trifluviens, qui ont joué des oeuvres de Piché au Québec et à l’étranger. L’auteure rapporte même le nom de professeurs d’orgue, comme Claude Lavoie au Conservatoire de musique et d’art dramatique du Québec à Québec, ou encore Paul Vigeant au Cégep de Drummondville, qui enseignaient la Rhapsodie sur quatre noëls (1935).

Certaines faiblesses

L’ouvrage de Quintal renferme quelques faiblesses relatives à la mise en page, mais surtout en ce qui touche les références au contexte socioculturel et les explications concernant le degré de collaboration de Roger Barrette à la rédaction du livre. Bien qu’une attention particulière ait été accordée au graphisme — notamment par l’encadrement des capsules de Jean-François Downing par des doubles barres de reprise —, la conservation de la mise en page d’un long extrait du texte de Jean Laurendeau[15] sur la saga judiciaire du Prix d’Europe de 1932 (p. 154-161) surprend, voire déçoit. Rien ne justifie la reproduction telle quelle de cette mise en page déficiente en raison de l’absence d’alinéa, d’une police très petite, d’un alignement du texte vers la gauche, des citations courtes tantôt en italique et tantôt en majuscules, ainsi que des appels de note en chiffres romains après la ponctuation. Même si ce texte se trouve en annexe, il aurait été souhaitable de le reproduire en respectant les règles typographiques du reste de l’ouvrage de Quintal, ce qui aurait permis d’enlever l’annotation manuscrite, probablement de Quintal, de la page 160 et d’intégrer les notes de fin d’ouvrage de Laurendeau qui ne sont actuellement pas copiées dans le livre de Quintal.

Une plus grande contextualisation de certains évènements aurait été avantageuse, notamment au sujet de concerts donnés par Piché au début de sa carrière. Il aurait été intéressant de spécifier que Trois-Rivières compte peu de musiciens professionnels lorsque l’organiste montréalais arrive dans cette ville en 1932 et que la vaste majorité des concerts trifluviens sont présentés par des amateurs. À cette époque, seulement une dizaine de récitals professionnels se déroulaient annuellement à Trois-Rivières, ce qui est très peu par rapport aux 60 prestations des deux fanfares et des dizaines de concerts donnés par des choeurs amateurs[16]. Ce type d’informations aurait permis d’accentuer le caractère exceptionnel de la série, présentée à la cathédrale de Trois-Rivières, de 36 récitals différents de Piché durant l’été 1934. À défaut d’avoir rapporté ces détails, le livre renferme en annexe les programmes des 36 récitals. Le lecteur peut ainsi mesurer par lui-même l’ampleur de l’exploit de Piché, d’autant plus que la moitié du répertoire est formé d’oeuvres pour orgue de Johann Sebastian Bach. Quintal aurait également dû écrire dans le corps du texte, plutôt qu’en note de fin d’ouvrage, que les concerts de cette série n’attiraient tout au plus qu’une vingtaine de mélomanes. Cette information, loin d’être facultative, paraît essentielle pour comprendre que le succès artistique de la série ne s’est pas transformé en succès populaire.

Dans ce livre comme dans ses autres écrits, Quintal ne se contente pas d’utiliser les notices biographiques publiées et d’examiner les sources conservées dans les archives. Bien qu’elle ne mentionne pas sa méthode de collecte des données, le lecteur suppose que l’auteure a, selon son habitude, interviewé de nombreuses personnes. Dans son article sur l’organiste Françoise Aubut[17] (1922-1984), ce sont 46 personnes, pour la plupart des musiciens, compositeurs ou musicologues québécois, que Quintal remercie de l’avoir aidée dans sa recherche. De toutes les personnes qui ont collaboré à la biographie de Piché, seul Roger Barrette, le mari d’une des nièces de Piché, est nommé « collaborateur ». L’auteure ne justifie pas cette mention, ce qui est dommage, car il aurait été intéressant de connaître la contribution de Barrette, qui doit sûrement être plus grande que son témoignage apparaissant aux pages 104-110.

Conclusion

Quintal représente un admirable exemple de musicienne professionnelle qui ne se limite pas à une carrière d’interprète et de pédagogue, mais qui mène en parallèle des recherches de nature historique. Ses contributions régulières à la revue professionnelle Mixtures permettent aux membres des différentes associations affiliées à la Fédération québécoise des Amis de l’orgue de découvrir ou de redécouvrir les organistes qui ont marqué la vie musicale du Québec par leur enseignement, leurs compositions, ou encore leur interprétation du répertoire pour orgue, notamment québécois. La version augmentée, éditée par Les Éditions GID, des articles sur Piché parus dans Mixtures permet à Quintal de rejoindre un auditoire plus large que la seule communauté organistique. Il était d’ailleurs tout à fait approprié pour Quintal de s’associer aux Éditions GID, car cette maison d’édition se spécialise dans les ouvrages « grand public » sur le patrimoine et l’histoire régionale du Québec et du Canada.

Rédigé dans un style accessible et structuré de façon chronologique, ce livre se distingue avantageusement des ouvrages de nature anecdotique des Québécois Laurent Duval[18] et Jean Laurendeau[19] publiés ces dernières années par des organismes musicaux plutôt que des éditeurs reconnus. La reproduction de documents d’archives (lettres, photographies, articles de journaux), en plus de rendre la lecture plus agréable, permet au lecteur d’avoir accès à plusieurs sources primaires provenant de collections privées. En somme, il s’agit d’un livre qui donne le goût d’écouter ou d’interpréter les oeuvres de Piché.