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En exergue à cet ouvrage aurait pu figurer cette phrase de Walter Benjamin : « on avait en vain consacré des trésors de finesse à la question de savoir si la photographie était un art — sans s’être posé la question préliminaire, savoir si l’invention de la photographie n’avait pas transformé le caractère de l’ensemble de l’art » (Sur l’art et la photographie, citée p. 231).

C’est à cette question que s’attache le remarquable ouvrage de Philippe Ortel, montrant comment la photographie a transformé le caractère de l’ensemble de la littérature et a pu accompagner une série de réévaluations esthétiques, depuis le romantisme, contemporain de la découverte photographique, jusqu’à Proust [1].

La perspective adoptée n’est pas un examen de détail mais, conformément à son sujet, une vue panoramique. L’ouvrage ne s’intéresse pas à la photographie dans la littérature mais bien, comme l’indique le titre, à la littérature à l’ère ou à l’aune de la photographie : « l’allusion ponctuelle à la photographie dans le texte est généralement l’indice d’une réorganisation plus profonde du texte autour de valeurs qu’il partage, sans l’avouer, avec les nouvelles machines » (p. 341). Ainsi, l’ouvrage n’est pas une étude des thèmes ou des motifs photographiques dans les textes littéraires, mais la mise en lumière de la façon dont cette nouvelle technique a pu modifier les formes et les cadres mêmes de l’écriture littéraire, c’est-à-dire non seulement une esthétique — la manière dont on peut saisir le réel et élaborer le rapport entre réel et texte —, mais aussi la nature des genres littéraires. Ainsi les analyses sur le poème en prose (chapitre 5, « Poème en prose et photographie », p. 141-167) et le roman (depuis l’âge romantique jusqu’au naturalisme dans le chapitre 7, « Le cadre optique du roman », p. 193-227) montrent bien ce que ces genres doivent au dispositif photographique dans une recherche d’immédiateté et une abolition des filtres narratifs. On peut regretter que le théâtre, qui a vu sa conception de l’espace scénique bouleversée par la question du cadre de référence et les possibilités de la boîte noire, ait été traité si rapidement (« L’espace optique du théâtre », p. 47-53).

De manière plus générale, la littérature apparaît fascinée par la possibilité d’une impression directe de la nature sur la sensibilité ou plaque sensible du poète, comme Philippe Ortel le montre à propos du romantisme et de Victor Hugo qui fait du cerveau une véritable camera obscura. De même, la valorisation de l’observation par rapport à l’imagination dans l’esthétique réaliste accompagne l’apparition d’un art de l’oeil et de la lumière au détriment des arts de la main que sont peinture et littérature.

La photographie explique ainsi l’apparition d’un nouvel imaginaire littéraire, dans la mesure où chaque technique nouvelle redéfinit un nouveau rapport au monde. Le mérite de cet ouvrage est de s’intéresser moins au visible — à ce que disent les textes sur la photographie et qui témoignent souvent d’un rejet —, qu’à une « révolution invisible » — à ce qu’ils font et à ce qu’ils doivent à cette nouvelle forme de modélisation du réel. Des relectures de textes aussi célèbres que Notre-Dame de Paris de Hugo, La comédie humaine de Balzac, Le spleen de Paris de Baudelaire, les poèmes de Rimbaud, les romans de Zola, par le filtre photographique, sont l’indiscutable réussite de ce livre qui ouvre un champ neuf de réflexion.

La grande originalité de Philippe Ortel est en outre d’ouvrir l’analyse à des méthodologies extrêmement productives pour le sujet. Ainsi, sémiologie (principalement les ouvrages de Jean-Marie Schaeffer) et médiologie (Régis Debray et Daniel Bougnoux) sont convoquées pour montrer comment se crée un nouveau rapport au réel, au social et à l’image elle-même. Au delà de la question de la littérature elle-même, c’est la modification, par la photographie, des modes de pensée, qui intéresse Philippe Ortel.

Bien entendu, l’étude est plus délicate à mener dès lors que l’on aborde la période symboliste, et le détour par la radiologie est nécessaire pour faire état de la recherche, par les arts de la fin du xixe siècle, de l’invisible à travers le visible. Il est vrai que la mise au premier plan du langage va mal de pair avec la photographie conçue comme medium « auto-raturant » (Daniel Bougnoux), dont la forme se dissout, alors que le texte ne se produit que par sa forme.

La troisième partie (« Le modèle photographique », p. 169-263), sans doute la plus passionnante, examine la modification du mode de perception du monde et l’apparition d’un nouvel interprétant au sens peircien du terme (p. 21). La notion de « photogénie » est utilisée pour montrer comment le photographe, mais désormais aussi l’écrivain, recherchent dans le réel ce qui est apte à être photographié, à saisir la lumière, mais aussi ce qui relève du dispositif photographique défini comme écrin (celui de la boîte noire et celui des grottes, des sous-bois, etc.), écran (celui du réflecteur et celui de l’eau, du sol, des murs), inscription (l’empreinte photographique et celle de la nature).

Cette étude extrêmement stimulante se clôt précisément sur l’appel à une « critique de dispositifs » (p. 345) qui est en effet de loin l’apport le plus neuf à la question de la photographie et, en général, à la relation de la littérature avec les autres arts.