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À l’époque actuelle, les recherches interdisciplinaires se fraient un chemin dans les institutions comme dans les centres de recherches. Sont mis à contribution les divers savoirs inhérents aux sciences « dures » et aux sciences humaines, comme en témoignent les colloques internationaux où se côtoient, à titre d’exemples, poésie et cosmologie, science et conscience. Un tel décloisonnement entraîne une prolifération du sens permettant l’élaboration progressive d’un langage qui, sans gommer d’incontournables spécificités, se porte au-delà des frontières qui ont souvent délimité les sphères de la connaissance.

C’est dans un tel esprit transdisciplinaire que s’inscrit d’emblée l’essai du poète et philosophe Michel Camus, décédé en 2003. Rédacteur en chef de la revue Mémoire du xxe siècle et membre du Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires, l’auteur est connu pour ses recueils de poésie (Proverbes du silence et de l’émerveillement, L’arbre de vie du vide) ainsi que pour ses essais sur René Daumal, Adonis et Roberto Juarroz. Transpoétique, en reprenant dans leurs grandes lignes les précédents essais de l’auteur, cristallise une réflexion esthétique et éthique dont le noyau central constitue cette énigmatique « transcréation », à bien des égards redevable à la phénoménologie transcendantale husserlienne, aux travaux du physicien quantique Basarab Nicolescu et aux expériences métaphysiques, voire mystiques, de quelques poètes renommés.

Camus convie donc le lecteur à se familiariser avec la voie transdisciplinaire, par delà des cultures particulières propres à la science pure et aux sciences humaines. Malgré d’indéniables divergences entre ces champs du savoir, à la lumière des découvertes modernes, les deux approches ne peuvent faire abstraction des complexes interactions entre l’univers et l’être humain. D’où la nécessité d’accéder à un autre niveau de conscience dont l’une des voies possibles est la phénoménologie transcendantale, qui se fonde sur un travail de détachement — la « réduction phénoménologique » selon Husserl — consistant à mettre entre parenthèses « tout ce qui n’est pas la source du regard intérieur » (p. 15) dans la conscience. Cette dernière s’entend dans un sens expérimental initiatique, non communicable, que peut percevoir chaque être humain. L’approche de la transcendance, en tant que niveau de réalité en discontinuité totale avec le plan naturel, s’effectue par une mort à la conscience naïve suivie d’une renaissance qui permet la compréhension de l’intersubjectivité absolue des êtres et des choses.

Cette nécessité de « l’homme à venir », dans l’optique de l’auteur, fut le fruit des réflexions et expériences de quatre principaux visionnaires : Husserl, Raymond Abellio, le poète Jean Carteret et le physicien Basarab Nicolescu. Pour Carteret, le poète-métaphysicien est l’homme alchimiste qui se travaille, accédant graduellement à la connaissance de l’interdépendance universelle : le poète est « l’homme le plus troué du monde ». Dans un ordre d’idées similaire, pour Nicolescu, la science contemporaine ouvre la voie à une expérience du sacré conçu comme un silence intérieur, source d’une attitude transreligieuse et transculturelle.

Le troisième chapitre concerne exclusivement la transpoétique : si l’autotransformation oriente vers l’autoconnaissance transcendantale, la poésie conserve le pouvoir de changer la vie et l’homme en dépassant la dualité entre celui-ci et l’univers par le dévoilement de forces refoulées. C’est ainsi que, pour Camus, « l’ère transdisciplinaire se présente comme monde rempli du silence de la parole poétique » (p. 11), car la transcréation s’ouvre au sens transcendantal qui traverse et dépasse le langage commun. Délivrée de l’opacité des signes, la conscience humaine devient elle-même un monde différent, infiniment ouverte à l’unité fondamentale de la connaissance par le biais d’une expérience résolument intérieure. Infiniment ouverte car la phénoménologie aboutit à un Rien, un néant plein qui, à l’instar du vide quantique, est riche de virtuelles interactions, en autant que soient épuisées toutes formes d’identifications existentielles, tous systèmes de pensée, concepts, idées, émotions.

« La main cachée entre poésie et science », titre du quatrième chapitre et sous-titre de l’ouvrage, affirme l’ouverture des recherches scientifiques à la philosophie puisque le postulat d’une entité fondamentale n’a plus de portée, qu’il n’existe plus de référent. Un tel changement de paradigme dévoile l’enjeu de la poésie, susceptible de faire allusion à ce qui échappe au langage, « à ce qui le traverse et le dépasse » (p. 51). L’abandon d’un référent autour duquel gravitaient les disciplines savantes oriente la pensée vers la quête d’un invisible, d’un indicible que toutes formes de science peuvent servir à atteindre. Cet inconnu, pour l’auteur, est Poésie et Transcendance. Si le paradigme de la transpoésie demeure l’éveil de l’homme à ce qui le fonde et le traverse, il n’empêche que l’écriture poétique, en elle-même, ne peut relever que les traces d’une expérience qui se révèle découverte de la transcendance immanente. Le poète se sert des mots relatifs pour atteindre l’absolu, mais, dans un tel contexte, il devient plus le porte-parole de son propre mystère que créateur[1]. Détruisant le voile de son identité phénoménale, il ne se conçoit que comme fiction. Au coeur de l’homme, il y a surtout conscience absolue de la relativité de ses états de conscience…

Que les premiers livres sacrés soient hautement poétiques révèle le statut premier de la poésie située hors de toute contingence de la pensée. Comment la science peut-elle échapper à cette origine ? Toutefois, selon Camus, ne confondons pas cette source avec la poésie « poétique », entendons-la au sens métaphorique, au sens d’absolu réel, comme chez Novalis. Au sein des nouvelles trouvailles scientifiques réside une telle poésie qui permet de percevoir l’infinité de relations entre tout et dont le principal objectif devrait demeurer « la transfiguration ou la subjectivation transcendantale de l’univers » (p. 79).

Dans les chapitres subséquents, Camus approfondit quelque peu ses réflexions tout en faisant appel aux travaux de Nicolescu et à la « métaphysique expérimentale » de René Daumal. La transpoésie équivaut à retrouver le sens de la haute poésie : relativement relié à plusieurs niveaux de réalité, le poète « sourcier » se désaliène des croyances et pensées qui empêchent l’épanouissement de son être transculturel. Pour lui, tout est relatif et métaphorique, sa quête le conduit vers une troisième parole ni dite ni pensée, un « tiers secrètement inclus » qui s’avère silence poétique rempli de sens. Aux yeux de l’auteur, tel est le trajet véritable suivi par Daumal, c’est-à-dire l’expérimentation d’une métapoésie qui révèle l’identité commune de toutes les consciences. Pour mener à « Rien » une telle entreprise, la voie spéculative est insuffisante : une implication totale doit permettre l’effusion de parcelles d’une conscience supérieure.

Les retrouvailles avec ce translangage fondent les recherches transdisciplinaires. Les branches du savoir engendrent une multitude de langages spécifiques qui abolissent la communication. De même, la connaissance actuelle fait face à une énigme qui résiste : le concept univoque de Réalité fait place à la découverte de niveaux de réalité différents, qui va de pair avec celle de niveaux de perception différents. Nicolescu qui, avec Husserl, demeure la figure dominante de cet essai, cristallise la venue de la nouvelle conscience : ses théorèmes poétiques, au-delà du théorétique comme du poétique, révèlent la « main cachée », cet émetteur mystérieux qui traverse son auteur et qui ne se réduit ni à l’inconscient ni au subconscient, car varier le mot ne change en rien le rébus. Le texte « dicté » par cette main est plutôt porteur d’une connaissance transpoétique jouant sur plusieurs niveaux.

Michel Camus nous offre donc, dans un style clair et captivant qui ne s’empêtre pas dans la terminologie technique, une « transe poétique » tournée vers les origines fondamentales de la pensée humaine et portée par le souffle d’une conscience nouvelle tributaire d’une révolution sapientielle, au-delà de la forme actuellement prédominante de cette pensée. De prime abord, l’on pourrait reprocher à l’auteur ses fréquentes répétitions, tant dans l’exposition du propos que dans les images utilisées. Cependant, ne nous abusons pas : si chaque chapitre reprend l’essentiel des précédents, c’est que, sur la base de quelques idées-mères, Camus revoit tout à la fois nos conceptions de la science, de la poésie et de la connaissance, et tente de faire sentir au lecteur le fil de sa pensée sans tomber dans un intellectualisme outrancier qui court-circuiterait d’avance ses réflexions. De même, l’omniprésence du vocabulaire ésotérique, principalement initiatique et alchimique, est loin d’être un simple apparat : la mutation nécessaire de la conscience, par le biais de l’approche transdisciplinaire, ne peut que « recouper les thèses ésotériques », pour reprendre une expression d’André Breton, en tant qu’images directrices, hors de tout dogme, susceptibles d’émanciper la conscience absolue enfouie en chacun de nous.