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Étudier la littérature médiévale au Québec, aujourd’hui comme il y a trente ans, n’est guère une activité banale. Par sa triple altérité, géographique, historique et matérielle, cette discipline doit trouver sa place dans un contexte à la fois nord-américain et québécois. Le caractère apparemment irréductible de cette altérité, tout comme la fascination populaire, toujours forte, à la limite de l’ésotérisme, devant l’imaginaire médiéval « folklorisé[2] », constituent des pièges formidables qui guettent tout voyageur dans cette gaste lande des lettres médiévales. D’autres difficultés l’attendent en chemin. Ces difficultés sont avant tout endogènes : l’éclatement de la grande philologie qui a entraîné l’éparpillement et le cloisonnement des disciplines qui la constituaient, la domination grandissante de l’approche historique, ou encore l’avènement des nouvelles technologies qui bouleversent la méthodologie et la façon même d’acquérir les connaissances. D’autres maux, la médiévistique littéraire les partage avec l’ensemble des « humanités » : la désaffection de plus en plus forte des établissements universitaires (aiguillonnés, il faut bien le dire, par une société soumise aux valeurs de monétisation à court terme de son capital symbolique et culturel) pour toutes disciplines jugées « peu porteuses », la spécialisation toujours plus précoce des chercheurs, qui les isole dans leurs idiosyncrasies, ainsi que la consolidation de l’approche quantitative à la production écrite scientifique dont l’inflation vertigineuse produit un effet de saturation et d’étouffement.

En 1980, Paul Zumthor publiait un ouvrage qui, trente ans plus tard, constitue encore un point d’ancrage incontournable pour toute réflexion portant sur le développement de la médiévistique littéraire moderne[3]. Les médiévistes, ces « lecteurs critiques », y sont invités à abandonner les carcans rigides de l’histoire littéraire pour lire le texte médiéval comme une oeuvre « ouverte », fonctionnant « au sein d’un faisceau des déterminations sociales[4] » et dont l’altérité et la mouvance doivent être traitées comme une richesse, et non pas comme un danger. Approche nécessairement multidisciplinaire, elle mobilise tous les outils offerts par la critique littéraire, mais aussi par la linguistique et la lexicographie, l’ecdotique et la codicologie, l’iconographie et l’anthropologie culturelle. Au terme de l’enquête qui a nourri le présent article, force est de constater que les médiévistes québécois répondent à cet appel, tant par la qualité de leurs travaux que par l’âpreté du combat qu’ils livrent contre les intempéries du Zeitgeist[5]. Ainsi, les années 1980, période d’un certain « âge d’or » de la médiévistique littéraire au Québec, ont été ponctuées de grands projets de très longue haleine, de nombreuses occasions d’échanges scientifiques à l’échelle internationale, elles ont rendu possible la formation d’une pléthore de jeunes chercheurs épris de ce sacré désir de découverte. En passant par les années 1990, époque de sourdes mutations institutionnelles et conceptuelles, et jusqu’à la décennie la plus récente, lourdement marquée par le désistement budgétaire des institutions, scène de plusieurs faux départs, mais également de belles initiatives prometteuses, force est de constater que la médiévistique littéraire québécoise continue à vivre et à porter fruit.

Les années 1980. Inspirations et dynamisme

Le début des années 1980 constitue un moment très particulier dans l’histoire des études médiévales littéraires au Québec : c’est à cette époque que l’Institut des études médiévales de Montréal (IÉMM), tout en gardant sa place centrale historique, cesse d’être l’unique pôle de gravité de la discipline. Ainsi, à l’Université McGill émerge, avec l’arrivée de Giuseppe Di Stefano dans les années 1970, un véritable centre d’études sur le Moyen Âge tardif. À l’Université du Québec à Montréal se forme au milieu de la décennie une autre structure scientifique qui, avec le temps, s’affirmera, sinon s’imposera par sa vitalité et sa productivité : le Groupe de recherche sur le pouvoir et la société au Moyen Âge, rattaché au Département d’histoire et dont la dimension philologique reste toujours importante. Enfin, à partir de 1985, une « quatrième force » s’ajoute aux trois précédentes avec la formation de la Société des études médiévales du Québec (SÉMQ), ayant pour mandat de fédérer et de promouvoir les études médiévales[6]. Les colloques que la SÉMQ organise à cette époque dans le cadre des congrès annuels de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) permettent à plusieurs philologues de présenter leurs recherches. Malgré cette diversité émergente, l’IÉMM s’impose encore comme le lieu d’enseignement, de recherche et d’échanges scientifiques principal au Québec.

Fondé dans les années 1930 par les frères dominicains, longtemps rattaché à la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal, l’IÉMM s’affranchit graduellement de la domination de la recherche en philosophie et théologie catholiques tout en gardant l’objectif principal de ses fondateurs — étudier l’histoire de la pensée médiévale — abordé avec de nouveaux outils fournis par la philologie[7], l’histoire des mentalités et l’anthropologie culturelle. Cette philosophie de l’IÉMM présuppose une forte dominance des études littéraires insérées dans un programme d’études supérieures et de recherche en sciences médiévales. L’IÉMM permet ainsi à ses étudiants d’acquérir un précieux bagage de connaissances en médiévistique[8] et favorise tout naturellement la multidisciplinarité des recherches scientifiques. Par ailleurs, l’Institut perpétue une forte tradition de conférences et de colloques annuels rassemblant une pléthore de chercheurs de grande qualité. Plus particulièrement, le colloque organisé en 1984 sur le thème État présent et perspectives d’avenir des études médiévales au Québec permet de constater une tendance constitutive de la médiévistique littéraire québécoise : l’essor des études du xive et du xve siècle dans toute leur richesse textuelle[9]. L’IÉMM se prévaut des activités de plusieurs chercheurs de renommée internationale : Paul Zumthor dans le domaine de la poétique médiévale, Marie-Louise Ollier pour les études sur le roman arthurien, Bruno Roy, spécialiste du théâtre et des genres parodiques dans la littérature tardo-médiévale, Élisabeth Schulze-Busacker dans le domaine des études occitanes, la parémiologie et la littérature parénétique, ainsi que Serge Lusignan dans le domaine de la sociolinguistique et de la lexicographie médiévales.

À cette époque, Paul Zumthor a déjà fait paraître ses grands ouvrages sur la poétique médiévale. Le projet qui le mobilise concerne l’oralité médiévale, la « vocalité consubstantielle de l’écrit[10] ». Après une première grande synthèse ethnologique du sujet[11], il se concentre de nouveau sur l’époque médiévale avec une série de conférences au Collège de France en 1983[12]. Sa réflexion prend une forme définie en 1987[13], lorsqu’il propose l’analyse du texte médiéval en termes de performance toujours actualisée et théâtralisée. Paul Zumthor prend sa retraite en 1987 après 16 ans de recherche et d’enseignement à l’IÉMM.

La notion de texte comme jeu littéraire et social occupe Bruno Roy qui, outre plusieurs études sur les genres parodiques et ludiques, propose une analyse novatrice de la Farce de maître Pathelin en la plaçant dans le contexte de la culture littéraire à la cour de René d’Anjou. À cette époque, il travaille également sur André le Chapelain et Evrart de Conty. De même, il codirige plusieurs projets de recherche sur les intellectuels et les universitaires de la cour royale à la fin du Moyen Âge.

Les études lexicographiques et linguistiques constituent un pôle important de la recherche à l’IÉMM. Ainsi, Marie-Louise Ollier effectue une analyse linguistique des cinq romans de Chrétien de Troyes de la « copie Guiot » en vue de la préparation d’une concordance lemmatisée. Ce projet, faisant appel aux technologies du traitement informatique du texte, donne lieu à plusieurs publications[14]. À la même époque, Élisabeth Schulze-Busacker publie une importante étude des proverbes médiévaux[15] recueillis dans une centaine d’oeuvres narratives des xiie et xiiie siècles. Elle élargit ensuite son champ de recherche en réfléchissant sur la place du proverbe dans la culture du Moyen Âge et sa survie dans la civilisation romane post-médiévale. Les travaux de Serge Lusignan, outre les volets importants consacrés à Vincent de Beauvais et à l’informatique appliquée à la philologie, visent l’analyse du développement du français en tant que langue savante et administrative à travers le dépouillement d’un vaste échantillon de textes littéraires et savants, ainsi que de documents d’archives. Une attention particulière est accordée aux premières réflexions médiévales sur la nature et le statut culturel et social du français. Ces travaux entrent dans l’optique d’une équipe de recherche que Serge Lusignan forme avec Michel Hébert du Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal, qui se propose d’étudier les relations entre le pouvoir et le savoir dans la société de la France médiévale[16]. Cette formation scientifique deviendra de plus en plus importante au fil des ans. Malgré sa vitalité scientifique, l’IÉMM ne survit pas aux bouleversements universitaires des années 1980 et notamment à la disciplinarisation des études médiévales. Il disparaît en 1989 — et, avec lui, les programmes de maîtrise et de doctorat en sciences médiévales — pour être remplacé par le Département d’études classiques et médiévales.

Face aux activités de l’IÉMM, l’Université McGill constitue un autre pôle universitaire et scientifique en études littéraires médiévales, centré autour des activités de Giuseppe Di Stefano et de son équipe de recherche sur le moyen français. Disciple de Jacques Monfrin et de Franco Simone, Di Stefano développe à McGill un véritable programme de formation et de recherche sur la littérature du Moyen Âge tardif dans toute sa richesse poétique, lexicale et matérielle. Dans les années 1980, il conçoit plusieurs projets scientifiques de grande envergure dans le domaine des études villoniennes et de la lexicographie du moyen français. Ainsi, il rend accessible aux chercheurs un témoin important de la diffusion de la poésie de Villon[17], de même qu’un traité poétique de l’humaniste Nicolas de Gonesse[18]. Un projet encore plus ambitieux dans le domaine de la lexicographie mobilise les énergies de son équipe en vue de la préparation d’un Dictionnaire des locutions en moyen français[19] qui nécessite un important travail de dépouillement textuel et de systématisation.

Parallèlement à ces activités de recherche, Di Stefano crée un véritable centre de communication scientifique et instaure une tradition de colloques bisannuels internationaux portant sur des aspects particuliers, tant linguistiques que littéraires, du Moyen Âge tardif. À ses côtés, un groupe de jeunes chercheurs, constitué surtout de ses étudiants, forme une équipe de recherche sur la littérature et la linguistique tardo-médiévales. Ainsi, Rose M. Bidler, spécialiste de la poésie du xve siècle, publie plusieurs travaux consacrés aux poèmes de Pierre de Hauteville[20] et collabore activement à la préparation des colloques, aux activités d’édition, ainsi qu’aux travaux autour du Dictionnaire. Jane Everett[21] participe à l’élaboration du Dictionnaire, en plus de publier plusieurs articles et notices bibliographiques.

Par ailleurs, Di Stefano fonde, conjointement avec Bidler, la maison d’édition CERES dont la publication principale est la revue trimestrielle Le Moyen Français. Publiée dès 1977, elle se définit comme une revue d’études linguistiques et littéraires avec une attention particulière portée à la lexicographie du moyen français[22]. Faisant alterner des recueils d’articles, des actes des colloques organisés par Di Stefano et des recueils thématiques, avec des réimpressions des publications philologiques jugées pertinentes pour la critique moderne, cette revue permet également à plusieurs chercheurs, de l’Université McGill et d’ailleurs, de publier leurs travaux sous forme de monographie. Geneviève Hasenohr, Alessandro Vitale-Brovarone, Madeleine Jeay, Rose M. Bidler, Carole Lambert, Charles Brucker, Cynthia J. Brown, Marie-Claude Déprez-Masson figurent notamment parmi les auteurs.

Les études littéraires à l’Université du Québec à Montréal acquièrent un volet médiéval avec l’arrivée de Brenda Dunn-Lardeau en 1982. Spécialiste de la littérature hagiographique, Dunn-Lardeau concentre ses énergies sur les travaux autour de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Ainsi, dès 1983, elle organise dans cette même université un colloque international[23] qui se propose d’actualiser l’étude du texte de Voragine sous l’angle du recueil avec des outils philologiques, narratologiques, iconographiques, tout en réfléchissant sur son importance pour la tradition hagiographique européenne et les représentations de l’imaginaire collectif.

L’Université Laval possède sa propre tradition de philologie médiévale avec les travaux de Jean-Marcel Paquette, spécialiste de la littérature épique, mais aussi traducteur et écrivain. Dans les années 1980, il effectue une réflexion globale sur l’épopée médiévale en la plaçant dans le contexte de la tradition épique mondiale : sa définition place le genre épique aux origines de l’expression culturelle d’un peuple[24]. Il dirige également un recueil de travaux consacrés au Testament de Villon[25]. Par ailleurs, il se consacre aux traductions en français moderne des textes fondamentaux de la littérature médiévale française : La chanson de Roland (1981), Tristan et Iseut (1982).

Les années 1990. Ruptures, mutations et continuités

Le début de la décennie se caractérise par une grande instabilité institutionnelle à l’Université de Montréal : l’association des médiévistes et des classicistes dans une même unité administrative se révèle un échec cuisant, mettant même en question, pour un moment, la survie du programme des études médiévales[26]. En 1994, le Centre d’études médiévales est fondé, offrant un programme de conférences scientifiques et une mineure en études médiévales. Cependant, l’orientation du nouveau centre s’éloigne de plus en plus des études littéraires en faveur de l’histoire[27]. En 1995, la communauté scientifique déplore la disparition de Paul Zumthor. Ses derniers projets portaient sur les questions de la performance et de l’esthétique de la réception du texte poétique, ainsi que sur l’analyse de la notion d’espace dans l’histoire des mentalités médiévales[28].

Malgré ces bouleversements, la médiévistique littéraire maintient ses positions à l’Université de Montréal. Ainsi, Marie-Louise Ollier poursuit ses travaux sur le genre romanesque en publiant plusieurs traductions et en préparant un ouvrage collectif sur les textes narratifs des xiie et xiiie siècles[29]. Par ailleurs, elle crée en 1998 un fonds consacré à la mémoire de Paul Zumthor[30]. Bruno Roy, ayant préparé une étude de synthèse sur la parodie médiévale[31], mène une réflexion sur les relations entre la théorie des genres médiévaux et le discours parodique[32]. À cette époque, il se penche également sur la fortune des oeuvres d’Ovide au Moyen Âge en collaborant à la préparation d’un catalogue des interprétations latines et françaises des textes ovidiens[33]. Élisabeth Schulze-Busacker, tout en continuant ses recherches sur la parémiologie et la lyrique des troubadours, s’oriente vers la littérature didactique et parénétique à l’usage des laïcs. Serge Lusignan poursuit ses recherches sur le statut du français en étroite collaboration avec l’équipe dirigée par Michel Hébert. Par ailleurs, il s’associe au groupe de recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) « Culture écrite du Moyen Âge tardif » dirigé par Monique Ornato. Les résultats de ces travaux paraissent en 1999[34].

À l’Université McGill, Giuseppe Di Stefano continue ses activités d’enseignement et de recherche. Après la sortie du Dictionnaire, il publie, avec Rose Bidler, une version « grand public » enrichie de nouvelles entrées et des traductions en français moderne[35]. Cette dernière poursuit en outre ses travaux en lexicographie médiévale en étudiant le vocabulaire érotique dans la littérature du Moyen Âge tardif[36]. Ce gigantesque travail linguistique accompli, Di Stefano s’intéresse de plus en plus au premier humanisme français, à Boccace et à sa réception en France, d’où un nouveau grand projet portant sur l’édition de la traduction du Décaméron par Laurent de Premierfait[37].

Parmi les colloques bisannuels de cette décennie, il faut souligner l’intérêt particulier de la rencontre de 1998 consacrée au bilan de la critique littéraire et de la linguistique du Moyen Âge tardif[38]. Outre la publication des recueils d’articles et des actes, plusieurs monographies voient le jour chez CERES : Graham A. Runnalls, Brenda Dunn-Lardeau, Madeleine Jeay, Françoise Fery-Hue, Margaret Felberg-Levitt, Joan Grenier-Winther.

Dès 1997, une autre publication dédiée en exclusivité aux études médiévales s’ajoute au Moyen Français : la revue Memini. Travaux et documents publiée par la SÉMQ qui, malgré une nette prédominance des travaux historiques, laisse une place non négligeable aux articles sur des sujets littéraires[39].

Brenda Dunn-Lardeau poursuit à l’époque plusieurs projets de recherche. En effet, durant cette période, elle continue ses travaux sur l’hagiographie en préparant l’édition critique d’un incunable humaniste de la Légende dorée[40]. Par ailleurs, elle analyse les représentations du Moyen Âge dans la littérature contemporaine. Dans le cadre de ces recherches, elle organise plusieurs colloques : celui de l’ACFAS en 1994, à forte dominante d’études de littérature spirituelle et d’iconographie ; une session présidée par Paul Zumthor y est consacrée au « Moyen Âge et la littérature contemporaine ». L’année suivante, ce thème est repris pour un colloque international[41]. Dunn-Lardeau s’intéresse également à l’étude des émotions, et notamment de la félicité, dans la littérature des xve-xvie siècles.

À l’Université Concordia, Claire Le Brun-Gouanvic, ayant soutenu sa thèse doctorale sur la vita de Thomas d’Aquin rédigée par Guillaume de Tocco[42], est engagée comme professeure au Département d’études françaises. Elle y poursuit ses recherches dans les domaines de l’hagiographie et de la littérature didactique latines. Cependant, les écrits vernaculaires et plus particulièrement les problématiques de l’écriture féminine — notamment celle de Christine de Pizan — l’attirent de plus en plus. Ainsi, vers la fin des années 1990, Le Brun-Gouanvic devient collaboratrice d’un projet de recherche mené par plusieurs professeurs des universités d’Ottawa et de Concordia portant sur les écrits féminins non fictionnels du Moyen Âge au xviiie siècle. Elle y est responsable du volet médiéval du catalogue des auteures[43]. Ses travaux plus récents portent sur la littérature didactique et la réception des écrits de Christine de Pizan à la Renaissance.

Les années 2000. Crises et résurgences

Avec le début du nouveau millénaire, l’état des études médiévales littéraires se fragilise au Québec. Confrontée aux coupures budgétaires, à l’instabilité des programmes, à la mobilité accrue des chercheurs, à une certaine perte d’intensité dans les échanges scientifiques, enfin, aux mutations profondes du traitement de l’information, la médiévistique littéraire s’interroge de nouveau sur son orientation.

À l’Université de Montréal, Ollier et Roy, ayant pris leur retraite, continuent leurs activités scientifiques. La première concentre ainsi ses énergies autour du Fonds Zumthor, en organisant en 2005 un colloque international dédié à son legs[44]. Parmi les nombreuses publications de Roy, signalons sa récente synthèse sur la piste angevine dans les études patheliniennes[45]. Schulze-Busacker ravive momentanément la philologie romane en créant, en 2000, une mineure dans cette discipline. Avant sa retraite en 2006, elle se consacre surtout à des activités d’enseignement[46] et à des recherches sur la littérature didactique profane. En ce qui concerne Lusignan, il continue à développer sa recherche sur le statut du français[47] et, plus récemment, sur l’usage du picard par les pouvoirs publics dans la France du Nord.

À partir de 2003, une nouvelle dynamique émerge avec l’arrivée de Jean-François Cottier et de Francis Gingras. Cottier, spécialiste de la littérature religieuse médiolatine, propose un riche programme d’études latines médiévales, tant linguistiques que littéraires. Il mène également une recherche de grande envergure sur le patrimoine latin du Québec avant d’accepter un poste à l’Université Paris Diderot. Gingras, disciple de Francis Dubost, effectue ses recherches dans le domaine du genre romanesque médiéval[48], de la topique du merveilleux[49] et, plus récemment, sur les recueils manuscrits de fabliaux et les nouvelles technologies appliquées aux études textuelles. En 2006, il codirige un recueil d’articles sur le genre romanesque sous l’Ancien Régime[50]. L’année suivante, il organise, en collaboration avec Francis Dubost, Armand Strubel et Jean-René Valette, un colloque international qui propose une réflexion sur la place de la topique merveilleuse dans l’ensemble des formes d’expression littéraire médiévale[51]. En 2010, il préside à la préparation du xiiie Congrès de la Société internationale de littérature courtoise et en codirige les actes avec Isabelle Arseneau, professeure à l’Université McGill et une de ses anciennes étudiantes[52]. En 2012, Gabriele Giannini, spécialiste en philologie romane et en études latines, vient renforcer les études médiévales littéraires à l’Université de Montréal.

À l’Université McGill, le grand projet de l’étude de la première réception de Boccace en France continue avec l’édition préparée par Bidler d’une autre traduction du Décaméron[53]. Au début des années 2000, l’Université McGill accueille toujours plusieurs colloques sur le moyen français consacrés aux problèmes de la traduction, aux bestiaires, au langage figuré. Cependant, avec la retraite de Di Stefano, les colloques et la revue quittent définitivement l’Université en faveur de la nouvelle Association internationale pour l’étude du Moyen Français (AIEMF) fondée en 2002 et basée à l’Université de Louvain. Di Stefano continue toujours ses activités en vue d’une nouvelle édition, augmentée et corrigée, du Dictionnaire ; il s’intéresse également aux jeux linguistiques de Rabelais[54]. En vue de conserver le volet médiéval de son programme, le Département de langue et de littérature françaises embauche en 2007 Isabelle Arseneau, spécialiste du genre romanesque du xiiie siècle[55]. Elle dirige notamment un numéro de la revue Études françaises[56]. Son projet de recherche le plus récent, consacré aux motifs merveilleux dans les mises en prose du Moyen Âge tardif[57], est le signe de la continuité de la recherche à l’Université McGill.

À l’Université Laval, la médiévistique littéraire vit également une décennie mouvementée. Craig Baker, spécialiste de la littérature savante médiévale, et notamment du genre du bestiaire, assure la relève après le départ de Jean-Marcel Paquette en 2003, avant d’accepter un poste à l’Université Libre de Bruxelles en 2009. Nouvellement recrutée, Anne Salamon, disciple de Gilles Roussineau, a soutenu sa thèse sur le Traité des Neuf Preux et des Neuf Preuses de Sébastien Mamerot[58].

En ce qui concerne l’Université du Québec à Montréal, la médiévistique littéraire y est toujours à l’honneur grâce aux travaux de Dunn-Lardeau, notamment dans le domaine des écrits féminins, dont elle effectue une étude transversale sur le thème de la Querelle des femmes. Elle poursuit également des recherches sur l’hétérochronie fictionnelle au Moyen Âge[59]. Par ailleurs, ses activités les plus récentes dans le domaine de l’histoire du livre — et, notamment, le dépouillement des collections des manuscrits et incunables dans les bibliothèques montréalaises — lui permettent d’intégrer le patrimoine livresque du Québec, souvent ignoré ou mal étudié, dans la grande histoire culturelle de l’Occident. Enfin, le GREPSOMM accorde une place importante aux spécialistes de la médiévistique littéraire en leur proposant de réfléchir sur les transmissions et les réceptions de l’écrit, et plus particulièrement du texte littéraire, dans le contexte de la communication civile[60] : un projet qui s’inscrit parfaitement dans les principes énoncés par Zumthor en 1980.

Une autre belle initiative vient de la SÉMQ qui, à partir de l’année 2002, organise des colloques annuels permettant aux jeunes chercheurs — étudiants au doctorat, en fin de maîtrise, ainsi que postdoctorants — de présenter leurs travaux et de bénéficier de la discussion avec le public des spécialistes qui assiste aux communications. Au fil des ans, plusieurs étudiants en littérature médiévale ont pu ainsi rendre compte de leurs avancées, dont certaines ont été couronnées par le prix Disputatio attribué par le jury du colloque. La SÉMQ maintient également des liens étroits avec les associations d’étudiants médiévistes à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal.

Accoucher d’une civilisation nouvelle ou sombrer dans l’oubli[61] : le dilemme zumthorien n’a jamais été aussi actuel qu’aujourd’hui. Cette nouvelle civilisation, dotée de capacités inouïes de recherche, d’analyse et de diffusion de l’information, est à notre porte. Et c’est à nous, chercheurs, décideurs politiques et institutionnels, lecteurs, d’assurer la continuité de l’excellence de la recherche québécoise, d’inscrire la littérature médiévale dans la culture de l’avenir.