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Depuis quelques années, l’étude des rapports qu’entretient la littérature avec le cinéma ne cesse de se développer. Dès sa naissance, le cinéma a pénétré le champ de l’écriture et ont existé des catalogues de films, des revues, des publications bon marché. Il s’est manifesté dans la description des films vus, dans l’analyse des effets produits par les images, dans l’écriture de scénarios, dans la critique de films. Mode d’expression conspué par quelques réfractaires, il connaît, dès ses premières années, un engouement sans pareil. Et, avec un goût personnel pour la provocation, il semble qu’il est possible d’écrire que le cinéma est peut-être à l’origine de certaines vocations littéraires et que quelques-unes sont nées à la faveur des « salles osscures[1] ».

La vie rêvée de Raymond Queneau, qui a consacré une part importante de ses activités à l’écriture pour le cinéma et sur le cinéma[2], commence au Havre, avec les premiers films vus, et surtout à partir de 1913, quand son père, définitivement libéré de toute obligation militaire, délaisse le foyer pour courir les cinémas avec son fils. Quand la Première Guerre mondiale éclate, le cinéma n’a pas vingt ans. Mobilisé, lui aussi, pour appeler au combat, distraire les poilus, divertir l’arrière, ses salles sont combles. Les villes comptent un nombre impressionnant d’Éden, de Palace, d’Omnia, de Majestic. Les séances sont longues, tout un monde y palpite et s’y exprime, bruyamment ou non, selon son âge ou son éducation. Parmi eux il y a les mômes qui vont bientôt élever le cinéma parmi les arts, et pour quelques-uns y trouver, sans l’avoir cherché, leur inspiration. Au front il y a les jeunes hommes, André (Breton), Louis (Aragon), Philippe (Soupault) ; et puis il y a les « ptits » : à Paris, Robert (Desnos), Jacques et Pierre (Prévert), à Nancy, Georges (Sadoul), au Havre, Raymond, et tant d’autres ailleurs pour qui la magie du cinéma figurera en première ligne de leurs boîtes à images poétiques :

[M]on père m’emmenait avec lui au Gaumont

voir se multiplier les tours de manivelle.

Nous allions au Pathé, au Kursaal où grommelle

la foule des marins et des rôdeurs de port,

nous allions au Select où parfois je m’endors […][3].

Au Kursaal, les Havrais, émerveillés, découvrent Chaplin :

Pour la première fois les illustres semelles

de Charlot vagabond, noctambule ou boxeur

marin, policeman, machiniste ou voleur

écrasent sur l’écran l’asphalte des venelles.

(Lorsque nous aurons ri des gags par ribambelles,

de la tarte à la crème et du stick recourbé,

lors nous découvrirons l’âme du révolté

et nous applaudirons à cet esprit rebelle)[4].

Dans ce roman en vers, Queneau allie l’économie, imposée par la métrique, au baroque et au lyrisme du langage pour donner à lire l’évocation précise ou diffuse de la sensation du spectateur qu’il a été, avec une audace dans le choix et l’association des mots, une originalité et un humour qui n’appartiennent qu’à lui. Comment ne pas le reconnaître, ce « rebelle », ce « révolté » de la littérature et du langage, en la figure de Charlot ?

De ces séances qui le soustraient à la réalité, sa poésie garde aussi la mémoire de genres longtemps perçus comme étrangers au monde de l’art et incompatibles avec lui, à savoir le western et le film de gangsters :

pendant que des cow-boys avec leurs haridelles

gardaient non sans humeur des vaches et des veaux

pendant que des bandits travaillant du cerveau

cambriolaient selon des méthodes nouvelles[5].

Dans les deux dernières strophes de la section, Queneau évoque, à l’aide de synecdoques liquides, la vision horrifiée des actualités et la contemplation admirative des Bathing Beauties de Mack Sennett, qui seront à l’origine d’un personnage récurrent et protéiforme : la sirène.

Pendant que sur la face étanche de la toile

les flots de l’Océan humide déferlaient,

pendant que par barils le sang humain coulait

sans teinter le tissu blanchâtre de ce voile,

je cherchais à revoir l’image palpitante

d’un enfant dont le sort tenait aux anciens jours

mais ne parvenais pas à remonter le cours

d’un temps que sectionna la défense humiliante[6].

Parmi les Textes surréalistes de Queneau, pour la plupart restés inédits jusqu’en 1989, il en est un sans titre, qui concentre l’essentiel des motifs cinématographiques que celui-ci introduira tout au long de son oeuvre. Pour l’étude du cinéma dans son oeuvre, il constitue dès lors un « texte fondateur[7] ». Le premier paragraphe se présente comme un pur cri surréaliste, une injonction, une provocation, un appel à chercher du nouveau : « Nous voilà tous, mais peu en ont clairement conscience, pataugeant dans la pourriture gluante d’une civilisation morte. Rien ne reste entier et pur de ce que les Juifs et les Grecs créèrent. Brossons donc nos souliers de la boue qui les salit encore et à ce monde donnons un dernier adieu. »

Dès cette introduction, nous reconnaissons, ne serait-ce que dans l’emploi des expressions « pataugeant dans la pourriture gluante » et « Brossons nos souliers de la boue », des termes et une attitude, éminemment queniens. Immédiatement après, Queneau annonce, « évangélise » presque le cinéma :

Les dernières années du xixe siècle me paraissent plus émouvantes que les premières du xxe. La guerre, la T.S.F., les avions ne sont qu’enfantillages auprès de la découverte pathétique du cinéma. Des caves du Grand Café il a envahi le monde, sa popularité est immense et même certains intellectuels qui, autrefois le méprisaient, y cherchent maintenant gloire et profit au moyen du truc Art.

Art méprisé, il sera fondateur pour les surréalistes (et pour beaucoup d’autres aussi), lesquels, à la faveur des salles obscures, naquirent à la joie d’inventer un art nouveau, né de leurs rêves éveillés :

Le cinéma n’est pas seulement une distraction dominicale non plus qu’une occasion à dissertations esthétiques. Nous y avons trouvé un nouvel enchantement. Le merveilleux qui nous délivre des nécessités physiques se développe de façon inattendue le long de films dits comiques et qui sont en réalité d’étonnantes oeuvres se mouvant uniquement dans un domaine irréel.

Ce « nous », collectif, ou de modestie, va très vite s’individualiser, après la rupture avec le groupe, avec Breton, avec certaines pratiques d’écriture, pour devenir ce « je » de Chêne et chien, dans lequel le cinéma, associé à la figure paternelle, tient une place importante dans l’histoire d’un homme et d’un écrivain en devenir. Dès l’écriture de son premier roman en prose, Le chiendent, Queneau invente ses premiers personnages-spectateurs, dans lesquels va se diluer sous des formes multiples l’expression de sa personne. Ceux-ci, « L’enfant » Théo Marcel, élève solitaire et doué, au « front pur mais lourd d’obscénités nombreuses », et son camarade Constant, ainsi que Narcense, ouvrent le bal des « voyeurs » queniens[8] :

Constant n’est pas content parce qu’il [Théo] ne lui a pas rendu la photo de Marlène Dietrich. Aller voir L’ange Bleu tout seul. Cette idée l’exalte considérablement. Il sait qu’au début, ça se passe dans une école et que les élèves se montrent cette photo ; et cette femme-là chante et elle est toujours déshabillée, lui a-t-on dit, d’une façon tu ne t’imagines pas comme[9].

Dans Les derniers jours, Queneau semble encore mieux connaître les habitudes de spectateur de Vincent Tuquedenne, étudiant en Sorbonne né au Havre en 1903 :

Depuis qu’il avait vu Le Cabinet du docteur Caligari, Tuquedenne se payait le cinéma plusieurs fois par semaine. Il fréquentait assidûment le Ciné-Opéra qui se renommait comme salle d’art et d’avant-garde, et Parisiana, qui projetait jusqu’à trois et quatre films comiques américains[10].

Dans Odile, roman « à clef », le narrateur Roland Travy (Queneau) rapporte qu’il « applaudissait avec véhémence Le Cuirassé Potemkine[11] ». Dans Les enfants du Limon, Agnès déplore la fin du cinéma muet : « — Le cinéma, dit Agnès, depuis qu’il parle, j’en ai assez[12]. » Puis, c’est dans Un rude hiver que Raymond Queneau parvient enfin à remonter le cours de son enfance havraise. Il imagine là le personnage de Bernard Lehameau, blessé à la jambe au combat et convalescent, solitaire, misanthrope et réactionnaire, ne supportant que « les rigolos silencieux, ceux du cinéma[13] ». C’est la première occasion purement romanesque pour Queneau de s’exprimer longuement sur le cinéma à travers son héros, en rapportant des échanges sur les goûts et les habitudes de spectateur de celui-ci, mais surtout en narrant longuement deux séances de cinéma. Dans la première, véritable morceau de bravoure, le narrateur rapporte in extenso, le déroulé d’une séance dominicale à laquelle Lehameau a convié deux enfants rencontrés quelque temps auparavant : arrivée des personnages devant l’Omnia-Pathé, achat des places, placement par l’ouvreur, attente, audition des hymnes alliés par l’orchestre, projection du Pathé-Journal, pause, projection d’un documentaire sur l’équitation puis des Nouvelles aventures de Nick Winter, entracte, et enfin projection du « grand film » : «  [L’]’écran se bariola d’un film italien sur l’histoire ancienne, la romaine naturellement. La pluie se mit à tomber avec violence, hachant pudiquement les fausses notes de l’orchestre[14]. »

Dans le roman, il est dit que Lehameau et les enfants, comme Auguste Queneau avec son fils, adoptent cette activité dominicale toutes les semaines. La deuxième narration d’une séance, plus courte que la première, raconte comment Lehameau, amoureux d’une jeune Waac[15], erre seul un soir, puis rentre au Kursaal. La salle est comble. Lehameau assiste debout à la séance dans une ambiance enfumée où se fait sentir une « odeur compacte ». On projette là deux films pour un public pour moitié constitué de soldats communicant bruyamment leurs émotions : « L’exécution du vilain provoqua des hurlements immenses qui bouleversèrent la belle ordonnance des zones de fumée au-dessus des têtes. On alluma pendant cinq minutes, la fumée se recompactisa et la pianiste reprit haleine. Ensuite on réteignit […][16]. »

Le personnage récurrent du spectateur trouvera sa plus émouvante incarnation dans la figure complexe de Paul Kougard/Nabonide, héros de Gueule de pierre, des Temps mêlés et de Saint Glinglin, trois moutures différentes d’un même roman, ensemble désigné par « trilogie de la Ville Natale ». Queneau y confie à Paul la tâche de témoigner de l’apparition du cinématographe dans la vie des Urbinataliens. Son invention se présente alors comme un fait majeur et révolutionnaire, aux effets aussi rapides qu’inattendus sur le comportement des populations. Queneau, sous les traits de ce nouvel avatar, se projette alors quelques années avant sa naissance :

[I]l n’y a que quelques années que la Ville Natale s’est trouvée incluse dans le cycle de la modernité. L’annexion fut soudaine. Nous connûmes en même temps la locomotive et l’automobile, la téléphonie avec fil et la téléphonie sans fil, le réchaud à gaz et la lampe électrique. Nous connûmes enfin le cinématographe. On démolit l’une des plus vieilles maisons de la Ville Natale (des touristes s’en plaignirent) et l’on construisit à la place une salle (fauteuils rouges, écran blanc), destinée à la projection, à la visualisation et à la spectaculisation d’images animées, dites aussi peintures mouvantes[17].

Le « Natal-Palace », chaud et sombre, propice à la solitude et au rêve, devient espace utérin, point de départ d’une naissance choisie et qui donne accès à un monde parallèle propice au rêve, forme complexe autant qu’incontrôlée de l’imagination appelée ou non à se transformer en aptitude à la création artistique : « À notre imagination le cinéma a donné des satisfactions aussi grandes que celles des stupéfiants. Dans les fauteuils de Ciné-Opéra, de Max Linder, de L’American Theater nous avons vécu de nouvelles heures de rêve[18]. » Le personnage-spectateur implique, bien sûr, les films, objet de ses contemplations :

Lorsque fatigués du bourrage de crâne des années de guerre, nous sommes entrés dans les salles de cinéma, nous y avons vu les exploits de cow-boys dans un Far West de légende, les machinations des vampires, les comédies de Charlie Chaplin. Puis nous vîmes les Mack Sennett, Buster Keaton, qui plus qu’un autre nous a montré que le film burlesque américain tendait vers la féérie, Le cabinet du docteur Caligari, les documentaires avec leurs ralentis, mirages auxquels nous nous sommes complus[19].

À partir de cette courte liste, alliant quelques noms précis à un champ lexical du merveilleux et de l’illusion, Queneau va broder les motifs du cinéma contenus dans ses romans et dans ses poèmes. Après Chêne et chien, dans Un rude hiver, il fait à nouveau de Charlot une sorte de figure christique : « […] c’était un Charlot, Charlot à la banque, le public poussa des cris de plaisir, et quand Charlot apparut ce ne fut qu’un pâmement[20]. » Ici, le terme « pâmement » doit être lu au sens religieux, au sens d’« extase » que certains disent avoir éprouvée à « l’apparition d’un saint ». L’expression « machinations des vampires » fait bien sûr référence aux Vampires, feuilleton cinématographique de Louis Feuillade, imaginé, tourné et projeté au cours des années 1915-1916. Les titres des épisodes, « Le cryptogramme rouge », « Les yeux qui fascinent » ou « Les noces sanglantes », les actions trépidantes autant que complexes, la noirceur des personnages (Le grand Julot, Vénénos !), et surtout la première star française, Musidora, dans le rôle d’Irma Vep (anagramme de vampire) aux multiples déguisements, dont un maillot noir moulant, firent rêver plus d’un. Les surréalistes ne s’y trompèrent pas et Aragon, Breton ou Desnos louèrent les vertus hypnotiques du « serial ».

Queneau, lui, s’en souvient dans Loin de Rueil, alors que le héros Jacques L’Aumône fait ses débuts au cinéma comme figurant :

Il s’agit cette fois d’être apache, avec la casquette et les rouflaquettes. […] Au bal des Poux du côté de Ménilmuche y a que des durs et drôlement bien grimés les vaches. Jacques s’envoie son bol de résiné à côté de sa marmite qui en jupe courte plissée abandonne la médecine pour le cintième art[21].

C’est paradoxalement durant l’Occupation, alors qu’il est éloigné des distractions et privé de cinéma américain que Queneau va imaginer Loin de Rueil, son « roman du cinéma », qui narre la destinée cinématographique menant Jacques L’Aumône de Rueil à Hollywood où il devient star du parlant sous le nom de James Charity. Comme dans Un rude hiver, Queneau imagine la narration in extenso de deux séances de cinéma auxquelles assiste le poète local et cinéphile, Louis-Philippe des Cigales. La première a lieu en compagnie des jeunes Jacquot et Lucas. Lors de la projection, Jacquot reconnaît son père absent en la figure du cow-boy intrépide qui s’agite sur l’écran. Phénomène nouveau chez lui, et peut-être unique, Queneau introduit dans le récit de cette première séance ce qui pourrait passer pour une nouvelle forme de narration : le récit complet, haletant et hilarant, d’un film inspiré par William S. Hart, avec actions, descriptions, cadrages, mouvements, réactions du spectateur, identification de Jacquot avec le héros et commentaires du narrateur. Plus disert et plus amusé encore qu’ailleurs, se montre ici Queneau à l’égard du western, genre fondateur s’il en est :

Se profila sur l’écran un cheval énorme et blanc, et les bottes de son cavalier. […] On montre donc la crinière du solipède et la culotte du botté et l’on montre ensuite les pistolets dans la ceinture du culotté et l’on montre après le thorax puissamment circulaire du porteur d’armes à feu et l’on montre enfin la gueule du type, un gaillard à trois poils, un mastard pour qui la vie des autres compte pas plus que celle d’un pou […] On les voit qui déboulent des pentes, à pic parce qu’on a mis l’objectif de travers, sans le dire. […] Ils s’engagent sur une petite passerelle qui joint sans garde-fou les deux rives escarpées d’un torrent et le vertige ne saisit pas Jacques lorsqu’il aperçoit à cent mètres au-dessous de lui le bouillonnement des eaux. Un peu après ce passage un défi (semble-t-il) aux lois de l’équilibre, notre héros se précipite menaçant sur un chariot bâché que conduit un vieil homme et que traînent approximativement deux ou trois mules.
Haut les mains, le vioc obtempère, mais alors ô merveille, une superbe et idéale innocente et blonde jeune fille apparaît et le cinéma sans couleur doit s’avouer impuissant à rendre la cérulénéité de ses châsses[22].

Le roman, de construction cyclique, se termine par un second récit de film, « La peau des rêves », mise en abyme du destin exemplaire de Jacques L’Aumône/James Charity, de spectateur qu’il était à la signature d’un contrat à Hollywood, autre banlieue « west », avec la Ramon Curnough Company (toute ressemblance avec le nom de l’auteur n’est absolument pas fortuite !). Des Cigales, cette fois, assiste au spectacle en compagnie de Michou, fils abandonné de la star, qui croit reconnaître son père sur l’écran. Dans ce deuxième récit de film, beaucoup plus court que le premier, le narrateur enchaîne très rapidement le récit des nombreuses actions :

On projette un film de cow-boys avec William Hart. Enthousiasme des mômes. L’un d’eux, c’est James Charity, se lève, monte sur la scène, entre dans l’écran. Il a grandi, il est devenu homme, il est habillé en cow-boy maintenant, il saute sur un cheval et le voilà qui galope. Poursuites, coups de revolver, jeunes filles blondes et bottées enlevées par des traîtres bruns et bottés, Indiens à plumes, morts violentes. L’action se termine. James embrasse l’héroïne sur la bouche puis sort de la toile, redescend de la scène et reprend sa place, de nouveau petit garçon[23].

Ici, le comique joue de l’extrême condensation de la narration, qui ne fait qu’accentuer l’artificialité du genre – artificialité qui n’empêche ni l’identification ni le plaisir du spectateur – exprimée dans « Nous voilà tous… » par la formule magique : « les exploits des cow-boys dans un Far West de légende ».

Après les « haridelles » et l’« humeur » des cow-boys réduits au statut de gardiens de « vaches et de veaux », cow-boys quelque peu donquichottisés de Chêne et chien, Queneau, dans Un rude hiver déjà, jouait graphiquement, ce qui restera une de ses marques de fabrique, avec la prononciation allafrançouèse du terme américain, terme encore étranger aux Havrais de cette époque qui, s’ajoutant aux soldats, composent l’autre moitié du public du Kursaal :

[…] tout ce bas monde [qui], au moment où Lehameau entra palpitait aux aventures d’un coboua (ou cobouille, on ne savait pas très bien). D’ailleurs sans l’intervention d’une partie de la salle qui lui cria véhémentement « fais gaffe », le dit coboua (ou cobouille) eût trépassé du fait d’une traîtrise[24].

Le comique naît également du choc de la langue vernaculaire et du genre cinématographique évoqué dans la langue précieuse du narrateur, autre marque de fabrique.

Les documentaires ne sont pas en reste. Dans Loin de Rueil encore, Queneau joue sur le comique de répétition pour souligner le ridicule qui aujourd’hui caractérise toujours une abondante matière, parfois cinématographique, le plus souvent télévisuelle : « Puis vient le documentaire, la pêche à la sardine. Les gosses ça les emmerde le docucu, et comment. De plus, ils n’ont pas des bottes de patience. Conséquemment s’agite la salle et bientôt les cris s’enflent […] Puis après au milieu du chahut général s’estompent les sardines », lit-on, lors de la première séance avec Jacquot. Plus tard, Jacques, adulte, assiste à une autre séance au cours de laquelle « [l]’obscurité s’amène, avec elle un documentaire sur la pêche à la sardine ». La troisième occurrence se situe à la fin du roman : « On commence par avaler les actualités, puis un documentaire sur la sardine, puis l’entracte avec ses eskimots-briques[25]. » Dans Un rude hiver déjà, Lehameau et les gosses assistaient à un film du genre : « La nuit se fit de nouveau et ah fit le poulailler qui, de nouveau déçu par un documentaire sur l’équitation exprima en oh sa consternation. Cependant, indifférents à l’effet produit, des chevaux noirs dansaient sur l’écran[26]. » Dans Les temps mêlés, Paul Kougard commente des images que nous pouvons identifier comme appartenant à La croissance des végétaux (1929), expérience du docteur Jean Comandon, film qui possède un pouvoir indéniable de fascination, et dont il semble être question dans l’expression « mirages auxquels nous nous sommes complus » :

Parfois, rare, une image m’exaltait. Un soir toute une série : un film scientifique sur les plantes, avec des accélérés. On prétendait les « animer », donner à l’ascension d’un pois la souplesse et la subtilité d’un tentacule de poulpe, montrer dans leur croissance la trace de délibérations. C’était ridicule[27].

Le motif des Bathing Beauty Girls, lui, tourne à l’obsession dans l’oeuvre poétique et surtout romanesque[28]. Dans le dernier paragraphe de « Nous voilà tous… », Queneau consacre plusieurs lignes aux « girls », innombrables et indifférenciées, se livrant aux chorégraphies les plus stupéfiantes peut-être que le cinéma nous ait données. Et l’on devine déjà le rapport particulier entretenu avec ces figures, l’admiration non plus de groupe, mais une intimité revendiquée, l’expression non plus d’un simple rêve éveillé mais d’un fantasme, d’un fétichisme, terme employé par Queneau, et d’une tout autre dimension :

Je ne voudrais pas terminer cet éloge du cinéma sans dire q [uel] ques mots de vous, bathing-beauty-girls américaines. Vous avez donné à la sensualité un charme si léger que vous nous êtes apparues plus irréelles que les fées des légendes anciennes. Sur les plages de la Californie nous vous avons contemplées, groupées sur les rochers moussus, en maillots curieusement érotiques. Nous errons au milieu de vous, sous ce ciel qui nous paraît éternellement clément, admirant ces rochers moussus, vos cuisses et vos fesses, le sable gris blanc ou mordoré selon le côté où le soleil s’incline et la mer, où les sirènes, mortes depuis trop longtemps, semblent se réveiller aux destins adéquats à l’océan Pacifique[29].

À partir de ces quelques lignes, Queneau va élaborer son mythe, personnel puis artistique, mythe moderne, celui de la sirène, non plus dangereuse pour les hommes, comme celles de L’Odyssée, ou d’une infinie tristesse, comme celle d’Andersen, mais multiple, joyeuse, mouvante, érotique, parfois triviale, pourvoyeuse de satisfactions immédiates et éphémères, durables parfois.

La bathing-girl réapparaît tout de suite dans « Destinée », récit surréaliste de 1922, divisé en sept parties numérotées et probablement contemporain de « Nous voilà tous… ». Dans sa sixième partie, qui se présente à la fois comme un réemploi du texte surréaliste mentionné plus haut et comme une ébauche de roman, Queneau esquisse un de ses premiers avatars sous la forme du personnage de Christian Stobel, personnage errant à la recherche de lui-même :

6. Cinéma.
Sur les rivages qu’abandonnent les crabes insalubres, la pensée des destins infortunés s’empresse autour des rochers moussus dont les flots ont modelé la forme inénarrable et phallique destinée sans doute à faire songer les baigneuses en maillot bleu, rouge, vert, jaune, noir ou blanc selon les destinées maîtresses de leur vie – ou la couleur des cravates de leurs amants.
Si Stobel erre sur la plage, au milieu des baigneuses excentriques ou photogéniques, ce n’est pas que le désir des femmes le tourmente, ni que le climat l’enchante. Il n’est là que pour accomplir le destin qu’il s’est fixé à lui-même et, avant de partir, il contemple les rochers moussus aux formes phalliques, les cuisses et les fesses des baigneuses […][30].

Dans un écrit intime de 1923, dont la fin est constituée d’un récit de rêve, et publié également dans les Textes surréalistes, la baigneuse réapparaît. La similitude entre l’association bathing-girl/écriture, dans ce nouveau texte, et l’association bathing-girl/destin personnel, dans le précédent, est frappante, de même que la transformation en sirène dans la fin brutale du récit :

Je vois alors sortir du mur une petite baigneuse de Mack-Sennett qui me paraît loin, loin, comme vue par le gros bout d’une lorgnette. Elle danse, danse, plonge dans un encrier, en sort définitivement nue, grimpe le long des murs d’un gratte-ciel, saute sur les toits, se déguise en groom puis en cow-boy, arrête un train, dévalise un jeune homme charmant, en est amoureuse, le viole, le tue, s’enfuit dans une île déserte, boit le lait des noix de coco, est recueillie sur un bateau qui fait naufrage, devient sirène, etc., etc.[31].

Dans Le chiendent, premier roman en prose abouti, apparaît la première « star » identifiée : Marlène Dietrich dans L’ange bleu. Maillot court, culotte blanche à volants, bas noirs laissant à découvert le haut des cuisses, chevelure vaporeuse, elle est la première « sirène » quenienne. Elle n’est plus aquatique, mais le costume, principal attrait de la bathing-beauty, reste à peu de choses près le même. Et, fait nouveau, elle chante ! Et d’une voix rauque. Il faudra encore quelques années avant que soit révélée à Queneau l’image de la star, sa « muse personnelle », femme et personnage, qui occupera l’homme et le spectateur, et inspirera l’artiste. C’est en 1937 que la rencontre a lieu par l’intermédiaire de l’écran. Il en fait alors le long récit dans un texte resté longtemps inédit : Alice Faye au Marigny[32]. Dans ce récit autobiographique, Queneau raconte une déambulation parisienne, un lundi de Pâques, au lendemain d’une soirée arrosée. Après un réveil douloureux, « le coeur barbouillé », il suit « la Grande Avenue[33] » et ses pas le portent tout d’abord à l’intérieur d’une église dans laquelle il assiste à la messe de Pâques. Puis l’ennui le gagne, il ressort, contemple des affiches, quand son attention est détournée vers une jeune passante, « une belle fille, grande, blonde et matinale […] bien moulée, [et] qui sort aussi du même moule que des tas d’autres femmes de son espèce, saines et musclées, [et] dont la jupe moule agréablement la croupe ». Il se décide à suivre la jeune fille, qui disparaît. Il entre dans le métro et se rend aux Champs-Élysées. Là, un bon café accompagné d’un « fourré[34] » le mettent littéralement en état de grâce : « Le bonheur sourd de la racine même de mon existence, de la base du rocher. Bien rares sont pour moi ces moments où la joie jouit de la joie. Je remercie Dieu de ce don et de cette grâce et je continue mon chemin. » C’est alors qu’il arrive au coin de l’avenue Gabriel et de l’avenue Marigny. Après quelques digressions, il entame une longue confession sur sa relation particulière à l’actrice Alice Faye et sur les satisfactions que lui procure son admiration pour elle[35] :

Je m’extirpe de la cohue timbrophile pour aller examiner les photos du dernier film de Marigny, ce que je celais jusqu’à présent être le but de ma promenade. On joue en ce moment L’incendie de Chicago[36], le film du siècle disent les réclames. Je l’ai vu. L’incendie me barbe, ce qui ne me barbe pas c’est Alice Faye. J’en suis amoureux à tel point qu’il m’arrive, à cause d’elle, d’acheter des journaux de cinéma. Ça me tient depuis On the Avenue[37] (j’y suis allé six fois) et The King of Burlesque[38].

Suit une assez longue description de l’actrice, ainsi qu’elle apparaît dans le film à l’affiche, et la confession du « voyeur » :

Maintenant, elle s’appelle Belle Fawcett, ce que j’entends par « belles fossettes ». Elle chante (elle chante bien) curieusement dévêtue, les jambes gainées de soie noire jusqu’au haut des cuisses, qu’elle a superbes, et c’est ainsi que deux grandes photos devant le cinéma l’offrent à l’admiration des passants. Je m’attarde devant elles et devant elle. J’ai tout de suite remarqué qu’un inconnu a gratté avec l’ongle le mont de Vénus de la Belle Fawcett de gauche. Je sympathise avec cet inconnu car je comprends ce geste. Je traverse l’avenue cherchant un coin tranquille d’où je puisse voir les deux photos. Je rendrai hommage à la belle à ma façon, la seule qui me soit possible. Mais il n’y a ni urinoir ni banc caché dans le voisinage. Il n’y a que deux flics qui tournent autour de l’Élysée. Les philatélistes continuent à trafiquer. Je m’éloigne point triste d’ailleurs, sûr d’emporter dans ma mémoire une image plus nette de ce corps lointain[39].

Après ces premières lignes, qui rappellent par certains aspects (supports photographiques, paroles rapportées, aspect et voix de l’actrice) l’admiration que vouent les deux enfants du Chiendent à Marlène Dietrich, et après cette confession exprimée en termes modérés, le ton se fait plus lyrique, comme une première ébauche des développements contenus dans Les temps mêlés/Saint Glinglin à propos du personnage semi fictif de la star Cécile Haye/Alice Phaye :

Il est réel mon amour, et moi aussi je suis réel, et elle aussi, elle est réelle – et les hommages que je lui rends eux aussi sont réels. À quoi bon discuter ? Et avec qui ? Des adversaires irréels. Les liens que j’ai créés entre elle et moi, séparés que nous sommes par les kilomètres incurvés qui s’alignent entre Paris et les côtes de l’océan Pacifique, ces liens tiennent. Ils sont cordés avec des fils d’or, d’un or qui ne paye pas les réalités de ce monde. Et si là-bas cette femme m’ignore, non je ne lui ai pas écrit pour lui demander sa photographie signée, cependant il doit y avoir dans sa vie comme une caresse qui doit venir de moi. Les pensées ne demeurent pas sans écho et l’amour atteint toujours son but[40].

Cet amour porté par Queneau à Alice Faye va aboutir sous une forme romanesque singulière dans Les temps mêlés. Paul Kougard y devient le spectateur assidu du xxe siècle, puis du Modern, salles nouvelles qui proposent des films en « Langue étrangère », et en lesquels il trouve « une distraction radicale ». Le nom de l’actrice est à peine maquillé en Cécile Haye, tandis que L’incendie de Chicago, film qui l’a rendue célèbre, prend, de façon indifférenciée, dans la bouche des Urbinataliens, les titres soit de « La ville en feu » soit de « La cité en feu ». Ainsi, il arrivera, dans Le dimanche de la vie ou dans Zazie dans le métro, que les personnages changent de nom ou d’apparence, voire d’identité au gré de l’avancée du récit, procédé romanesque dépassant la simple variation ou le simple effet humoristique, mais exprimant une réflexion, un questionnement sur l’identité et l’« aiguesistence ». C’est dans la deuxième partie que va avoir lieu le coup de foudre de Paul pour Cécile Haye, exprimé en d’autres termes que dans Alice Faye au Marigny. Ici, le vocabulaire spécialisé, allié aux termes mystiques, rend l’effet produit sur le voyeur plus explicite encore :

J’allais, tranquille, simplement curieux, et je ne savais pas qu’une terre inconnue allait m’être révélée. Je m’avançais non prévenu, un voile allait se déchirer. L’imprévisible me guettait, l’imprévu. Je n’avais point reconnu le nouveau déguisement de ma fatalité. Je m’approchai, regardai la vitrine et m’éloignai bientôt. Je titubais sous la pression de mon coeur. Je sentais ma gorge délicieusement sèche, et tous les principes humides de mon corps se dirigeant en hâte vers les canaux spermatiques. Mon âme bégayait. Mes yeux étaient ivres des images qu’ils venaient de boire. Mes mains tremblaient de toute la danse que je devais contenir, et en même temps j’étais rompu par les coups que venait de m’assener cette nouvelle réalité. Je souriais comme un innocent et je murmurais : « Oh oh oh oh »[41].

Suit alors une longue description, par le narrateur/personnage, de la star en action. Le narrateur fait encore d’elle une « icône », silhouette parée de ses attributs, destinée à la contemplation et la vénération :

Elle chante d’une voix étreignante. À chacune de ses apparitions je découvre un peu plus son corps, son visage, son regard ; entre chacune s’étend la nuit. Je n’admire pas seulement ses jambes (qu’elle ne cache point), sa croupe (que ses robes révèlent), sa bouche illuminée d’un sang chimique, ses yeux étincelants de glycérine […] chaque soir m’émeut autant la voix de cette femme que la courte jupe d’une étoffe luisante et noire, autant ses chansons que ce ferme et vibrant hémisphère qui doucement frémit mi-parti par un méridien d’un tracé sûr et profond, autant sa voix pathétique et rauque et ses chants joyeux ou désespérés m’émeuvent que ses cuisses entrevues par une déchirure longitudinale de la jupe – noire et luisante comme plus haut je l’ai dit. J’eusse vu ce film indéfiniment[42].

Plus loin, Paul, à l’imitation du narrateur d’Alice Faye au Marigny, se livre à un long développement sur la gaine, comme symbole d’une esthétique nouvelle et véhicule de la révélation d’une certaine vérité, d’un accès au monde de la spiritualité par le biais du corps de la femme « reluquée ». Dans Pierrot mon ami, roman qui suit chronologiquement Les temps mêlés et qui se déroule principalement à l’Uni-Park, fête foraine inspirée du célèbre Luna-Park, les jeunes gens qui reluquent sous les jupes des filles que fait voler la soufflerie du Palace de la Rigolade, ne sont-ils pas surnommés les « philosophes » ? :

Le moulé a remplacé le drapé. Ce ne sont plus les plis d’amples étoffes qui exaltent la beauté de la femme mais la forme soulignée au plus près de son exactitude, et corrigée s’il y a lieu selon les principes d’une règle intellectuelle […].
Cécile Haye, je m’imagine qu’elle gante son corps selon ces règles sévères. […] Et comme les Étoiles, et comme les Modèles, étincelleront en moi les riches lumières des Réalités décapées de leurs Contingences, retournant vers leur origine, me traversant de leurs feux sur leur passage, jusqu’à ce que moi-même je me concentre en dernier éclat[43].

Exhibant une chanteuse, plus encore, une séductrice, au bas du corps moulé, luisant et « bi-parti », c’est-à-dire doté d’un postérieur divisé en deux hémisphères, l’image de Cécile Haye est, comme toutes les images diffusées par le cinématographe, jugées « trop exaltante[s] » par la « Ligue pour la Répression du Plaisir Solitaire », elle est, après la bathing-girl, la nouvelle incarnation de la sirène quenienne. Dans la troisième partie du roman, rédigée intégralement sous forme dramaturgique, se matérialise, parmi les personnages agissants, la star Cécile Haye qui fait irruption « en chair plutôt qu’en os » dans la Ville Natale. Touriste, elle arrive directement du « Bois Sacré », afin d’accompagner dans son voyage Dussouchel, « savant » désireux d’étudier les « moeurs curieuses » de la ville. Paul, reconnaissant la star, s’évanouit. Lorsqu’il reprend ses esprits, il s’évanouit une deuxième fois en entendant les autres lui confirmer la réalité tangible de l’apparition. Quelque temps plus tard, Paul a l’occasion d’avouer son amour, son désir à la star. Celle-ci, à sa grande surprise, se « révèle » aussi humaine, réelle et modeste que son admirateur en acceptant son amour :

PAUL : Votre image résonnait dans ma nuit, brillante, unique, presque charnelle, et je ne pouvais croire qu’à cette image, et maintenant vous êtes là, inexplicablement.
CÉCILE HAYE : Toi non plus, tu n’es plus une image, image anonyme de mes adorateurs, tu es réel et présent, tu es là, je t’aime[44].

Dans Saint Glinglin, seconde refonte du roman, Paul Kougard devient Paul Nabonide, lequel, après avoir épousé la star, ordonne la fermeture de toutes les salles de cinéma de la Ville Natale, en proie à une pluie continuelle. Cette fois, Queneau rend à la star son prénom, « Alice », lequel, par bonheur, permet une référence à l’Alice de Lewis Caroll, celle qui a et qui donne accès au « pays des merveilles ». Il lui rend également son nom « Faye », orthographié « Phaye », plus « grec », plus « mythologique », plus « quenien ». Ainsi, fait littéraire particulièrement original, Queneau introduit une personnalité réelle au milieu de personnages purement fictifs, dans un roman plus symbolique qu’historique. Alice, afin de compenser l’absence de cinéma, va se livrer à une baignade publique spécialement destinée à la contemplation des Urbinataliens :

[L]es souvenirs cinématographiques s’estompaient. On avait vu creuser le Trou à Eau dans la Grand-Place, il s’était rempli d’eau tout seul, maintenant on allait voir l’emploi qu’en ferait Alice. Et puis certains pensaient que peut-être, Alice ne serait pas tout à fait entièrement habillée pour accomplir sa nage et cela donnerait turellement ce qu’on avait vu quelquefois sur l’écran du fond des nuits artificielles dans les cinématographes. […] Lorsqu’Alice n’eut plus comme vêture qu’un deux-pièces sportif, les hommes firent tous ah. Puis elle plongea, et, se tenant ensuite à la surface de l’eau, se déplaça dans cet élément avec grâce et facilité. Les hommes, malgré le scepticisme de quelques-uns durent convenir du fait : cette femme nageait[45].

La fin du roman réalise la fusion des figures de la star et de la sirène, en donnant à cette fusion une double nature humaine et aquatique. Après ce « miracle » de la baigneuse se mouvant « avec grâce » à la surface de l’eau, Paul, qui se démet de ses fonctions, et Alice « qui [vient] de se découvrir gravide », quittent la Ville Natale pour « l’Étranger » où ils auront « des chiées de mômes[46] ». Le déluge prend alors fin pour laisser place à nouveau au beau temps fixe.

La star/sirène apparaît pour la dernière fois sous forme romanesque dans le Journal intime de Sally Mara, dans un registre plus burlesque. Dans ce « roman », Queneau conduit la jeune et innocente autrice dudit Journal et son ami Barnabé au cinéma. Dans la très puritaine Dublin des années 1930, réduite à sa plus simple expression, la « très Sainte Mère l’Église » défend « même aux adultes » la contemplation du film choisi par Sally. Cette dernière, qui présente fémininement nombre des caractéristiques et des obsessions de Queneau, nous donne à lire ce qui se passe à l’écran et surtout ce qui se joue dans la salle entre les deux jeunes gens :

[O]n jouait Blonde Bombshell avec Jean Harlow. Il y avait une grande photo d’elle devant la porte : quelle belle personne ! […] Pour remercier Barnabé de m’y avoir emmenée […] je voulus lui faire un petit geste amical, lui tapoter doucement l’avant-bras par exemple, ç’aurait été gentil. Mais je m’y pris mal et ma main se posa sur sa cuisse. […]
Sur l’écran, Jean Harlow en costume de bain, se préparait à plonger. On la voyait de dos, elle s’inclinait lentement, bras tendus, vers le miroir des eaux et sa croupe emplit l’écran de sa dualité joufflue. Barnabé poussa un soupir déchirant et, me prenant la main, la rejeta violemment vers moi. Derrière nous quelqu’un fit : « Tssch ! »[47]

Dans Fendre les flots, quarante ans environ après « Nous voilà tous… », et après avoir fait évoluer la sirène cinématographique au gré de la modernité galopante, Queneau revient à ses premières amours en célébrant une dernière fois les Bathing Beauty Girls de sa jeunesse surréaliste. Un personnage de ce recueil est « l’enfant », terme qui désignait déjà le jeune Théo Marcel du Chiendent. Dans ce poème, Queneau prend quelques distances attendries avec ces silhouettes d’un autre temps et se montre moqueur à leur égard. Mais il reste fidèle à son vocabulaire emprunté à la cosmologie, à la mystique, à la philosophie platonicienne, à l’art pictural et évalue le monde réel qui l’entoure à l’aune de sa mythologie personnelle (western compris) :

De petites bonnes femmes galopent en maillots de bain

elles ne sont pas plus hautes que ça

elles gambadent et font des grâces

on les paye (pas beaucoup) pour ça

et pourtant dans les yeux des garçons elles étincellent

ces minimes images deviennent des étoiles

elles gravent à l’eau forte leur anatomie

dans les imaginations adolescentes

dans les rues l’enfant redevient solitaire

ce ne sont pas des femmes qu’il a vues là

mais des ombres agitées par des rais de lumière

et qui font pour pas cher leur petit cinéma

et lorsque sur la plage il regarde ses compatriotes en maillots de bain

qu’elles remplissent amplement de leur chair

il trouve que les dames vraies ne sont pas bien chouettes

et qu’elles ne valent pas les bathing-girls de Mack Sennett[48].

Or, si Queneau reste fidèle dans ce recueil au souvenir de ses enchantements cinématographiques, il prend congé de la sirène en renonçant à l’idée même d’une union possible avec elle. Si le « pucelage de la maturité[49] » lui a permis l’union romanesque avec son idéal féminin, il semble acquérir dans ses vieux jours une certaine « sagesse » dans ses fantasmes affectifs et sexuels. Deux poèmes, « Sirène foraine » et « La sirène liquidée », témoignent de ce nouvel état. Dans les deux pièces, il se débarrasse de la sirène égarée, cette « belle incorrigible[50] », en la rendant, ici d’une manière triviale et là avec une pensée très pragmatique, à son élément naturel. Dans le premier poème, il est question d’une sirène achetée, tel un vulgaire poisson rouge, à la fête foraine :

[J]e m’avilis et je m’exalte

devant cet être déchaîné

mais l’amour doit faire halte

et ne point se réaliser

je souffre et me désespère

la conjonction est impossible

alors à la fin j’en ai marre

et je vidange la baignoire

[…]

je redeviens un homme adulte

un peu froissé par le tumulte[51].

Dans le deuxième, un nageur rejette à l’eau une sirène cherchant l’amour terrestre :

[D]e son destin laissant la Parque

tirer le fil inaliénable

il regarde au loin vers le large

voguer la belle incompatible

et maintenant loin de Dunkerque

il pense en se mettant à table

dans une poissonnière auberge

à la sirène incomestible[52].

De ses premiers textes surréalistes à ses dernières oeuvres, Raymond Queneau, comme beaucoup d’autres, a procédé par reprises successives de thèmes et de motifs présents, souvent, dès ses écrits de jeunesse. Son travail sur l’image, et plus spécifiquement, la manière dont il a exprimé l’art cinématographique, est un axe particulièrement intéressant pour en observer la richesse. Passionné dès son plus jeune âge par les techniques, par le cinéma et par la peinture, ayant fréquenté des peintres et écrit sur eux, c’est souvent en « peintre » qu’il conçoit ses écrits, créant, à partir d’un texte primitif, d’une idée, d’une « esquisse », des motifs poétiques et romanesques, sous diverses formes plus ou moins changées, comme des obsessions artistiques et personnelles qui dessinent les contours de son univers. Faisant partie de la première génération à avoir véritablement produit des textes littéraires sur le cinéma, il a, à partir des quelques éléments présents dès « Nous voilà tous… », suivant le tracé d’une spirale, repris oeuvre après oeuvre certaines des figures de son panthéon cinématographique. Leur forme la plus sophistiquée et la plus complexe est celle de la « star » Alice Faye/Cécile Haye/Alice Phaye, l’une des composantes majeures de la trilogie de la Ville Natale, une des entreprises littéraires parmi les plus fascinantes du roman du xxe siècle, comme les motifs du taureau ou du faune constituent un des axes les plus captivants de l’oeuvre de Pablo Picasso, par exemple.

Aujourd’hui, la figure de Raymond Queneau est le plus souvent associée à la fondation de l’Oulipo, événement majeur et indiscutable de sa vie intellectuelle et artistique. Cependant, il reste passionnant d’aller rechercher, pour enrichir notre lecture, ses textes de jeunesse, par exemple, textes méconnus parce que peu accessibles, et qui montrent à quel point, si Queneau a pu renier des pratiques artistiques, et certains comportements intellectuels propres au surréalisme, celui-ci est resté fidèle aux images des années comprises entre 1915 et celles qui signalent l’arrivée du cinéma parlant, images fondatrices qui l’ont fait naître au cinéma et partant, qui sait, à la littérature.