Article body

Le 4 mai 2016, la Faculté de théologie et de sciences des religions, devenue depuis l’Institut d’études religieuses, tenait un colloque intitulé Les études en spiritualité : lieu d’interdisciplinarité et de dialogue. Ce colloque poursuivait un double objectif. Premièrement, il se voulait un hommage à notre collègue Jean-Claude Breton qui avait assumé, pendant toute sa carrière, la responsabilité des enseignements et de la recherche en spiritualité chrétienne. Ses perspectives, inspirées d’une conception anthropologique de la vie spirituelle, ont donné lieu à des publications et des conférences qui ont connu des échos au-delà des frontières québécoises et canadiennes. Sandra Schneiders, figure de proue du renouveau des études en spiritualité aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon, soulignait déjà combien ses propres travaux s’inscrivaient dans une parenté épistémologique et théologique avec les voies proposées par Jean-Claude Breton : inscrire la spiritualité comme un chapitre distinct de la théologie et libérée de sa trop longue dépendance à la théologie dogmatique, et proposer une conception de la vie spirituelle ancrée au coeur de l’expérience humaine plutôt que déduite d’un théocentrisme caractéristique de ce qui fut jadis appelé théologie spirituelle ou, mieux encore, théologie ascétique et mystique.

Deuxièmement, ce colloque se voulait également un lieu de réflexion inaugurale et programmatique des études en spiritualité telles qu’elles prenaient naissance à la Faculté de théologie et de sciences des religions. Lieu distinct d’enseignement et de recherche inscrit à la frontière de la théologie et des sciences des religions, les études en spiritualité se fondent sur une conception anthropologique de l’expérience spirituelle qui postule que celle-ci est non seulement une dimension spécifique et « universelle » de l’identité personnelle, mais qu’elle en constitue le socle, le fondement, comme le suggère Philip Sheldrake. Dans une telle perspective, les trajectoires de la vie spirituelle ne peuvent être comprises que dans leur unicité, leur diversité et leur pluralité, mais aussi dans leur fonction intégrative quant à l’identité individuelle et collective.

L’intitulé du colloque rend bien compte des questions épistémologiques que posent les perspectives adoptées dans le domaine des études en spiritualité : l’interdisciplinarité et le dialogue. Le foisonnement d’enseignement et de recherche sur la spiritualité dans plusieurs disciplines académiques aujourd’hui nous convoque tout d’abord à une réflexion de fond sur le concept lui-même. Qu’est-ce que la spiritualité ? Comment se pose, dans les diverses disciplines, son rapport à la religion, à l’expérience religieuse ? Quelle est l’inscription de la conception de la spiritualité dans les perspectives propres de la discipline qui l’aborde : fonction de la spiritualité dans la conception du soin en médecine ou en sciences infirmières ou celle de la spiritualité dans les sciences de la gestion. À ce seul chapitre, l’interdisciplinarité s’impose dans l’exploration du sens donné à la spiritualité aujourd’hui.

Le concept de spiritualité ou de vie spirituelle est un héritage de la tradition chrétienne et son étude fut longtemps l’apanage de la théologie et, plus spécifiquement, de la théologie catholique. Si la vie spirituelle n’est pas étrangère aux diverses traditions religieuses ou de sagesse, l’usage de sa terminologie n’offre pas un caractère universel. À ce chapitre, l’édition de la collection World Spirituality (Cousins 1985) illustre bien les défis épistémologiques et conceptuels que pose l’exploration des diverses « traditions spirituelles » à travers les âges et les cultures. Dans une perspective interreligieuse, les études en spiritualité ne peuvent être conduites sans l’apport des sciences des religions, de l’intelligence des diverses traditions, de leurs représentations et de leurs pratiques. La tentation colonialiste n’est jamais très loin lorsque certaines disciplines en appellent à l’universalisme de l’expérience spirituelle.

Dans le champ de la théologie, Sandra Schneiders suggérait déjà que l’étude de la spiritualité ne pouvait se faire que dans une perspective interdisciplinaire mettant prioritairement à contribution l’exégèse et l’histoire, dans la mesure où, dans la tradition chrétienne, les textes fondateurs s’offrent comme les références inspirantes pour l’expérience spirituelle et que le déploiement de celle-ci, à travers l’histoire du christianisme, aura donné lieu à des pratiques, à des courants de pensée ou à l’émergence de grandes figures singulières. De plus, Schneiders en appelait à l’apport des sciences sociales, en particulier à la psychologie et à la sociologie, dans la compréhension de l’expérience spirituelle. Si celle-ci trouve son dynamisme au coeur de l’identité personnelle et collective, on conçoit bien l’importance des sciences sociales, auxquelles j’ajouterais l’anthropologie, dans le travail d’intelligence de la spiritualité. Enfin, dans une perspective interreligieuse, Sandra Schneiders insistait sur la contribution incontournable des autres traditions religieuses et spirituelles imposant ainsi un déplacement du regard d’une vision exclusivement chrétienne vers la richesse d’héritages autres. Le colloque portant sur les études en spiritualité tout comme les orientations de cette discipline à l’Université de Montréal ne sont pas étrangères à cette perspective. Les contributions à la présente livraison de la revue Théologiques en traduisent l’esprit.

La contribution de Jean-Marc Charron, conférence d’ouverture du colloque, en reprenant son intitulé Les études en spiritualité : lieu d’interdisciplinarité et de dialogue, identifie quelques défis et enjeux majeurs de cette discipline. Évoquant le contexte dans lequel émerge aujourd’hui l’intérêt pour la spiritualité caractérisé par un déplacement du religieux vers le spirituel, rappelant l’exil de l’étude de la spiritualité de la théologie catholique vers une multitude de disciplines, il évoque l’importance d’une clarification conceptuelle afin de dépasser ce que Fabrizio Vecoli nomme judicieusement « un concept tiroir » où chacun y met ce qu’il veut bien. Dans un contexte où plusieurs disciplines s’intéressent aujourd’hui à la spiritualité, les questions méthodologiques s’offrent comme l’un des enjeux majeurs et un lieu de dialogue incontournable. Enfin, dans le contexte québécois, et plus largement nord-américain, où la spiritualité est l’objet d’une professionnalisation non confessionnelle, la formalisation de pratiques d’accompagnement aptes à prendre en compte la diversité des horizons de croyances s’offre comme l’un des défis de l’heure.

Rappelant combien le concept de spiritualité s’est aujourd’hui exilé dans le champ des sciences sociales — et j’ajouterais, des sciences de la santé — et qu’il se déploie dans une texture langagière qui l’oppose à celui de religion, Fabrizio Vecoli retrace à rebours l’histoire de ce concept qui trouve ses racines dans la tradition chrétienne. Malgré la « sécularisation » dont elle est aujourd’hui l’objet, Vecoli suggère que la conception actuelle de la spiritualité demeure marquée par un universalisme métaphysique qui ne serait pas étranger à son héritage théologique : « On réalise donc que les racines du concept de spiritualité puisent dans le terreau ancien et toujours fécond de la doctrine théologique. En effet, l’idée qu’il existe en tout être humain une fonction particulière de l’esprit, métabiologique et métapsychique, autant personnelle qu’universelle, une fonction qu’il est nécessaire d’entretenir et de développer, cette idée remonte à la théorie mystique chrétienne » (Vecoli, p. 49). Les élaborations théologiques entourant la vie spirituelle, que ce soit celles de la théologie ascétique et mystique du début du xxe siècle ou celles des courants mystiques du xviie siècle, portaient déjà implicitement cette distinction bien contemporaine entre le religieux et le spirituel dans cette idée que la « sainteté intérieure qui se distancie dans une certaine mesure du rituel et de l’institutionnel » (Vecoli, p. 50). Terminant son propos par une brève incursion dans l’univers singulier du monachisme antique, Vecoli conclut à la possible récurrence de certaines questions pour lesquelles la fréquentation de l’histoire offre une fécondité pour la réflexion actuelle.

Géraldine Mossière nous propose un regard anthropologique sur l’actualité de la spiritualité qui fait écho à la contribution de son collègue Fabrizio Vecoli, dans la mesure où elle suggère également que les pratiques actuelles de la spiritualité seraient marquées par son caractère « christianocentrique ». S’inspirant des perspectives de Michel Foucault, Mossière explore les diverses facettes de ce « souci de soi » qui caractérise non seulement les quêtes spirituelles actuelles mais définirait les contours de la spiritualité depuis l’âge classique. Selon l’auteure, cette définition de la spiritualité héritée de Foucault pose le problème de ce qui est ici en cause : concept opératoire servant à comprendre la nature de ce qui est en cause ou discipline théologique ou académique s’imposant à la frontière de la théologie et des sciences des religions ? Sa contribution se termine sur un survol des études de nature anthropologique sur la spiritualité, études qui se sont intéressées davantage à la référence aux « esprits », objet plus empiriquement saisissable, qu’à la spiritualité qui demeure par trop théorique.

Si l’étude de la spiritualité demeure encore trop tributaire de ses ancrages chrétiens, Diana Dimitrova nous invite à une forme d’exil disciplinaire en nous introduisant à une tradition indienne, la tradition Radhasoami, et son enracinement en Amérique du Nord via les ressortissants sud-asiatiques qui adhèrent à la foi Radhasoami et qui vivent à Chicago. Ce texte illustre bien les déplacements actuels du concept de spiritualité qui servent à explorer d’autres traditions. Mais il met aussi en évidence les ambiguïtés inhérentes à cette « universalisation » du spirituel où les frontières entre religion et spiritualité ne sont pas toujours clairement définies.

Les traditions autochtones s’offrent aujourd’hui comme un objet privilégié dans le processus de métissage qui caractérise les quêtes spirituelles contemporaines, en particulier en Amérique du Nord où les pratiques inspirées des spiritualités amérindiennes ont la cote. Ces références ne sont pas étrangères à ce qu’il est convenu d’appeler l’appropriation culturelle, laquelle est aujourd’hui dénoncée par plusieurs — à commencer par les membres des diverses communautés autochtones. Jean-François Roussel, dans une perspective de théologie contextuelle, nous convie à une réflexion sur les rapports que les allochtones entretiennent aujourd’hui avec les populations autochtones. Tout en explorant la réalité des spiritualités autochtones, il s’attarde au « retour à la tradition » qui caractérise la mouvance identitaire des communautés autochtones depuis les années 1970 pour conclure enfin sur la présentation de quelques discours autochtones actuels sur la spiritualité. Cette contribution de Jean-François Roussel illustre combien les études en spiritualité doivent être attentives à l’usage même du concept de spiritualité et aux risques de néo-colonialisme que comportent trop souvent les perspectives universalistes de certaines approches. Naïveté herméneutique que de prétendre que la spiritualité aurait un caractère universel cependant que les religions ne seraient que contextuelles. Tout en nous rappelant que le concept de spiritualité trouve une réception positive chez les représentants des traditions autochtones, Roussel nous invite à une prudence méthodologique dans son usage trop rapide et exclusif.

La théologie peut-elle contribuer aux études en spiritualité telles qu’elles se présentent dans le paysage académique contemporain marqué par la pluralité disciplinaire ? C’est à ce questionnement que nous convie le théologien Étienne Pouliot. Si le concept de spiritualité a quitté son traditionnel lieu d’ancrage qu’était la théologie chrétienne — et plus spécifiquement catholique —, marqué par des perspectives essentialistes, qu’advient-il du discours théologique, de la théologie spirituelle fondée sur la spécificité chrétienne ? Revisitant les développements de la théologie et de ses rapports avec la spiritualité sous l’angle de l’objet lui-même, des élaborations héritées, entre autres, des traditions mystiques issues du xviie siècle, puis des rapports sujet-objet, Pouliot convie la théologie, dans la mesure où elle entend contribuer aux études en spiritualité, à s’inscrire dans la dynamique bien contemporaine du dialogue interdisciplinaire.

L’ensemble des contributions à ce numéro illustrent le caractère essentiellement interdisciplinaire des études en spiritualité telle qu’elles entendent se développer comme une discipline distincte à la frontière de la théologie et des sciences des religions. L’un des principaux défis, à ce chapitre, demeure l’établissement d’un corpus spécifique, d’un curriculum académique qui pourrait se déployer tout d’abord sous le mode de l’introduction à ce champ d’étude, puis par des profils spécifiques de spécialisation propres aux cycles supérieurs pouvant se décliner en études fondamentales portant, entre autres, sur les enjeux épistémologiques, en études des traditions particulières, tant religieuses que séculières, et en ce que nous pourrions nommer les études appliquées concernées par les divers enjeux d’intervention et d’accompagnement. Autre façon de traduire la distinction qu’établissait déjà Sandra Schneiders lorsqu’elle proposait de comprendre le concept de spiritualité comme l’appellation d’un champ disciplinaire, un corpus de pratiques et de traditions, et comme une expérience.