Corps de l’article

Introduction

Cet article s’intéresse aux pratiques syndicales et aux stratégies de lutte pour l’obtention de droits dans le secteur du travail informel en Uttar Pradesh par l’observation des travailleuses et travailleurs du verre de Firozabad. Cet exemple est éclairant, car Firozabad est une ville industrielle où de nombreuses personnes travaillent dans des usines parfois de grande taille (elles emploient entre 100 et 1 000 personnes, environ) sans disposer de contrat légal. Toutes les personnes travaillant dans cette industrie sont donc du secteur informel. Ces usines fabriquent des bracelets en forme d’anneaux ouverts, production principale de la ville. Les bracelets sont ensuite colmatés à domicile, puis décorés dans de petits ateliers. Les personnes qui réalisent ces travaux appartiennent également au secteur informel.

L’article considère la lutte pour les droits de ces travailleuses et travailleurs du secteur informel comme une forme de lutte pour une citoyenneté tangible qui implique des droits sociaux et économiques et non simplement un statut légal sans aucun avantage (Neveu 2004). Comme l’affirme Ravi Ahuja (2013), au-delà des réussites et des échecs des syndicats, poser la question de la représentation syndicale, c’est poser la question du travail comme catégorie politique. Si l’on pense, comme Virginie Dutoya et Samuel Hayat (2016), que la représentation est l’enjeu crucial pour qu’un groupe social existe dans le champ politique, la défense des droits des travailleuses et travailleurs du verre auprès de l’État et des industriels se joue d’abord dans le lien qui les unit à leurs netas (leaders), dont font partie les représentants syndicaux.

L’article défend l’idée que, dans un contexte de travail informel manufacturier de grande échelle comme celui réalisé à Firozabad, les luttes pour l’obtention de droits ne sont pas si différentes de celles qui existent dans le secteur formel. Il nuance, ce faisant, l’argument de Rina Agarwala opposant les intérêts et stratégies des ouvriers du secteur informel et du secteur formel. Agarwala (2006) considère les travailleuses et travailleurs du secteur informel comme une classe en soi et pour soi dont les demandes visent l’accès aux programmes d’aide gouvernementale, notamment un meilleur processus d’inscription des bénéficiaires du NREGA [garanties de jours de travail subventionnés], plutôt que l’amélioration des conditions de travail. Agarwala note, à juste titre, le contraste entre, d’un côté, les travailleuses et travailleurs migrants ruraux, les employées et employés de petits ateliers et un grand nombre d’autres travailleuses et travailleurs du secteur informel (93 % de la main-d’oeuvre en Inde) et, de l’autre, les ouvrières et ouvriers du secteur formel, très encadrés par les lois du travail (dont la loi sur les usines[1] de 1948), tant sur le plan des conditions de travail que sur celui des modalités de luttes. C’est pourquoi Jonathan Parry défend la thèse que les travailleuses et travailleurs du secteur formel formeraient une « aristocratie du travail » aux intérêts différents, voire opposés à ceux des personnes du secteur informel (2020).

Les syndicats indiens n’ont jamais eu dans le secteur formel un impact aussi fort que dans le secteur informel, à l’exception de quelques initiatives précises, comme l’association des travailleuses autonomes[2] du Gujarat, qui protège les femmes indépendantes (Mezzadri 2016 ; Breman 2013). Les intérêts respectifs des travailleuses et travailleurs du secteur formel et de ceux du secteur informel sont de facto souvent divergents. Les luttes réunissant les ouvrières et ouvriers des secteurs formel et informel existent, comme celle de Maruti Suzuki à Delhi (Desquesnes 2015), mais sont rares, et plutôt circonscrites aux grandes usines taylorisées et urbaines, en l’occurrence automobiles. Jayalaseelan Raj démontre même comment, dans le cas des plantations du Kerala, les luttes syndicales sont au profit des travailleuses et travailleurs permanents, mais aux dépens des travailleuses et travailleurs temporaires, dont les Dalits et les Adivasis[3] (2018). Usant de tactiques différentes des syndicats du secteur formels, de nombreux syndicats indépendants du secteur informel organisent des formes inédites de mobilisations collectives, parfois appelées « nouveaux mouvements sociaux[4] », qui demandent des protections sociales à l’État directement, sans passer par la négociation avec les parties patronales (Agarwala 2006). Or, ces mobilisations servent de leviers pour formuler de nombreuses demandes citoyennes en matière de droit du travail et de programmes sociaux.

L’exemple de Firozabad montre pourtant un contexte industriel dans lequel ces demandes se formulent grâce à des logiques de mobilisation de même nature que celles du secteur formel. Ainsi, sans prétendre que les luttes des ouvriers du secteur manufacturier informel de Firozabad sont identiques à celles de leurs collègues du secteur formel, l’article met en avant deux parallèles entre les luttes industrielles des secteurs formel et informel avec l’exemple de Firozabad. D’une part, à Firozabad, les syndicalistes du secteur informel font aussi pression sur les parties patronales et ne font pas seulement des demandes directement à l’État. En ce sens, ils suivent les stratégies des syndicats du secteur formel. D’autre part, ils doivent aussi, jusqu’à un certain point, pratiquer la « politique du muscle » (Michelluti 2010), c’est-à-dire incarner l’homme viril, aux origines souvent — mais pas exclusivement — populaires, qui sait « faire avancer les choses » (ibid.). Or, ce fait social n’est pas le propre du secteur informel : Andrew Sanchez (2016) analyse, par exemple, la manière dont les réseaux criminels sont omniprésents dans les rapports entre industriels et syndicalistes au sein de la firme sidérurgique Tata Steel Limited, une entreprise du secteur formel située à Jamshedpur. Omniprésente dans les relations industrielles du secteur formel comme informel, la « politique du muscle » est enfin centrale dans la vie politique, en Uttar Pradesh (Michelutti et Price 2016), tout comme dans d’autres États, tel le Bihar (Heuzé 1993), le Telangana et le Rayalaseema (Picherit et al. 2020).

L’ethnographie des relations industrielles et de la représentation syndicale à Firozabad présentée dans cet article confirme qu’en Uttar Pradesh, la revendication de droits et de meilleures conditions de travail et de vie passe presque inévitablement par l’usage de la force et de la violence. Ceci implique que les composantes d’une citoyenneté sociale et économique au-delà du seul statut légal de citoyen sont inévitablement liées à cette propension à peser dans un rapport de force marqué par les liens entre mondes industriel, politique et criminel, ce qui contribue à brouiller les frontières entre le légal et l’illégal (Picherit et Michelutti 2018). Les formes de revendications qui adopteraient d’autres canaux semblent pour le moment peu efficaces, comme le montrera l’exemple d’un syndicaliste qui a représenté les personnes colmatant les bracelets à Firozabad et tenté d’utiliser d’autres moyens de pression, comme les réseaux sociaux.

Notre article se base sur deux ans et demi de recherche portant sur l’industrie du verre de Firozabad comprenant plus de six mois de travail sur le terrain entre septembre 2019 et avril 2022 avec Shankare Gowda, assistant de recherche et coauteur de cet article. Durant la période où le terrain était inaccessible pendant plus d’un an en raison de la pandémie de COVID-19, nous avons réalisé près de 30 entretiens à distance avec des acteurs clés du terrain, dont 15 avec des syndicalistes, des politiciens (directeurs d’ONG, candidats putatifs à l’élection), ou des ouvriers qui se sont exprimés sur les syndicats. Ces entretiens ont été réalisés par Skype et WhatsApp, enregistrés et retranscrits. Nous avons également consulté le riche corpus d’archives vidéographiques mises à notre disposition par les syndicalistes, lesquelles comprenaient des films sur les mouvements syndicaux de 2004 à 2009 et de 2017 ainsi que les vidéos enregistrées presque chaque jour par Ram Das Manav depuis près de deux ans. Les personnes citées ont toutes été anonymisées, sauf les figures historiques et Ram Das Manav, syndicaliste du secteur informel et figure publique qui représente dans les médias les discours et les actions dont il est question dans cet article.

Des relations industrielles exploiteuses

La ville de Firozabad est un cluster, c’est-à-dire un centre urbain, spécialisé dans la verrerie et en particulier la production de churi, des bracelets multicolores portés par beaucoup de femmes d’Asie du Sud. La verrerie est ainsi l’activité principale de cette ville de 600 000 habitants. La production se divise en cinq domaines distincts : les usines de production de bracelets, les usines de verre soufflé, le colmatage des bracelets à domicile, leur décoration (réalisée à domicile ou en atelier), et l’artisanat. Toutefois, cet article ne traite que des trois premiers domaines de production, les personnes travaillant dans les ateliers de décoration et dans l’artisanat verrier n’ayant aucune représentation syndicale.

Les usines de bracelets produisent des ressorts de verre qui sont ensuite découpés en anneaux brisés puis colmatés. Le rythme de travail est soutenu, et les journées sont longues. Le travail commence à 6 h et se termine normalement à 15 h, mais parfois jusqu’à 18 h. Dans l’usine, il fait environ 25℃ en hiver — quand il fait 17℃ dehors — et 55-60℃ en été. Le travail est dangereux, et les accidents sont nombreux. Les bracelets sont finalisés dans des maisons ouvrières de la vieille ville, où les transportent des intermédiaires. Les familles ouvrières sont payées à la pièce pour colmater les bracelets et procéder à la recuisson[5].

Les usines de production de verre soufflé constituent les plus grosses unités de production de la ville, celles qui ont la plus forte intensité de capital. Celles-ci sont toutefois moins nombreuses que les usines de bracelets. Alors que la production de bouteilles et de verres de table est très largement automatisée, le verre de décoration (les boules de Noël, pots de narguilé) est soufflé manuellement le long d’une chaîne au rythme extrêmement soutenu. Les conditions de travail y sont tout aussi dures que dans les unités de production de bracelets. Ces produits sont majoritairement destinés aux États-Unis et à l’Europe.

Dans les usines de bracelets ou de verre soufflé de petite taille, la main-d’oeuvre est recrutée par le bouche-à-oreille ou dans les marchés au travail, lieux où se rassemblent les travailleuses et travailleurs sans emploi dans l’attente d’être sollicités par des spécialistes du recrutement, appelés jagahias. Dans les usines de plus grande taille, ce sont des intermédiaires, souvent d’anciens ouvriers qualifiés, qui recrutent, paient et disciplinent la main-d’oeuvre. Ce système extrêmement répandu demeure typique du secteur informel en Inde (Breman 2013). Dans la région, ce système est appelé « thekedari ». Il constitue un outil de discipline et de division efficace des solidarités collectives parce qu’il scinde la main-d’oeuvre en groupes concurrents (Picherit 2010 ; Kaba 2018).

À Firozabad, le régime disciplinaire installé par les thekedar (intermédiaires-recruteurs) est volontiers décrit comme étant coercitif — même si le recruteur doit aussi s’assurer de l’adhésion de son équipe — et permet de noyer la responsabilité des industriels sous de complexes systèmes de sous-traitance du recrutement. Selon les ouvrières et ouvriers, leurs patrons ne savent pas précisément combien de personnes travaillent dans l’usine. Cette déresponsabilisation permet aux industriels de se soustraire à leurs obligations légales en cas de décès, de blessures ou de maladie liés au travail. Il existe tout de même un système informel d’indemnisation en cas de mort par accident, mais il ne constitue en aucun cas un droit permettant aux pouvoirs publics de contraindre les propriétaires des industries à s’acquitter de leur devoir. Des articles portant sur l’industrie du verre à Firozabad soulignent notamment les risques élevés de silicose et de blessures (Sant et al. 2014 ; Pathak et al. 2001). Les récits ouvriers insistent sur les cas de licenciement d’ouvriers malades à la suite d’accidents, voire mourants, ou sur le sort d’excellents fileurs également licenciés sans préavis quand leur vue se fatigue après des décennies à fixer le verre rougeoyant. Il existe également une importante persistance du travail des enfants (Chandra 2009 ; Syed 2011), même si celui-ci est maintenant davantage cantonné au travail à domicile ou aux finitions à froid.

Les salaires, allant de 350 à 500 roupies par jour dans les usines de la zone industrielle — à l’exception des fileurs[6], qui perçoivent le double — sont unanimement considérés comme faibles, et ceux des quelques femmes y travaillant sont les plus faibles. Elles gagnent autour de 200 roupies par jour pour réaliser les tâches les moins valorisées comme le nettoyage de l’usine et des machines, le triage de verre recyclé ou la préparation de verre de couleur concentré. Dans les discussions informelles tenues autour d’un thé, dans les gargotes situées dans les allées de la zone industrielle, les ouvriers des usines ne manquent jamais une occasion de souligner les conditions d’exploitation qui, selon eux, caractérisent le travail tant dans les usines de bracelets que dans les usines de soufflage. Les récits fusent sur l’intensité du rythme, le danger, la chaleur qui empêche même de manger en été, l’exploitation (shoshan), l’absence de choix autre que de travailler dans l’industrie du verre (majburi se) et la dépendance des travailleuses et travailleurs analphabètes à ce type d’emploi.

Il existe cependant des contraintes spécifiques à chaque type d’usine. Dans les usines de bracelets, les ouvriers mentionnent davantage les longues journées, alors que dans les usines de soufflage, le personnel a droit à une demi-heure de pause toutes les heures, mais ces pauses sont accordées parce qu’il est physiquement impossible de souffler à la chaîne pendant plus de 30 minutes. Les souffleurs font souvent des journées plus longues, car les journées sont divisées en quatre quarts de six heures, et il n’est pas rare qu’un ouvrier essaie d’en enchaîner deux, voire plus, pour joindre les deux bouts financièrement. Si le travail de finition des bracelets, pratiqué dans les maisons, est moins sujet aux accidents et à la chaleur extrême, il n’est pas exempt de souffrance. À domicile et dans les ateliers, les familles commencent à travailler à 5 h et sont exposées toute la journée aux vapeurs de kérosène produites par les lampes servant au colmatage des bracelets. Les enfants sont systématiquement mis à contribution durant de longues heures de travail. En octobre 2019, un adolescent me montrait son doigt déformé par des années de triage et de manipulation. Des mains brulées à l’usine aux mains déformées dans les maisons, le travail du verre marque tous les corps, et les luttes collectives visant à améliorer les conditions de travail sont difficiles à mettre en oeuvre.

Des luttes muselées : déclin syndical et rapport à la violence

Plusieurs syndicats représentent la main-d’oeuvre ouvrière de Firozabad, même si elle appartient entièrement au secteur informel. Les principaux syndicats représentant les ouvriers des usines (bracelets comme verre soufflé) sont le Kaanch Udyog Krantikari Mazdoor Sangh (KUKMS), affilié au Centre of Indian Trade Unions (CITU) (Parti communiste marxiste), formé en 2004 ; le syndicat de l’Indian National Trade Union Congress (INTUC) (affilié au parti du Congrès), un syndicat affilié au Hind Mazdoor Sabha (socialiste) et un syndicat du Bharatiya Mazdoor Sangh (affilié au Bharatiya Janata Party [BJP] — parti de la droite nationaliste hindoue, actuellement au pouvoir). Les ouvrières et ouvriers qui travaillent au colmatage des bracelets à domicile sont représentés par un syndicat indépendant, le Kanch Churi Mazdoor Sabha, enregistré en 2020 et dirigé par Ram Das Manav, un travailleur à domicile Dalit de caste Kori.

La plupart des ouvrières et ouvriers interrogés dans les usines critiquent l’incapacité d’action des syndicats. Les syndicalistes eux-mêmes admettent que les actions syndicales récentes sont restées largement inefficaces. Ils l’expliquent en partie par l’arrivée de Yogi Adityanath — du BJP — à la tête de l’Uttar Pradesh, qui ne considère pas les questions relatives au travail dans son programme politique. Concernant le règlement de litiges individuels, les syndicats sont peu sollicités. D’après le secrétaire, le KUKMS compte à peine plus de 250 membres et dit défendre environ cinq cas de litige par semaine — en comptant ceux qui concernent le secteur du bâtiment. Les ouvriers préfèrent souvent négocier directement avec le thekedar ou le patron. Un ouvrier verrier au soufflage interrogé le 20 janvier 2022 nous déclare : « Je préfère régler mon litige directement, mais même si je voulais le porter devant la labour court (cour statuant sur les conflits du travail), je préférerais le faire tout seul ; je crois que vu le contexte politique actuel[7], j’aurais encore moins de chances d’obtenir gain de cause si le syndicat était derrière moi ».

Les ouvriers de Firozabad ont des attentes par rapport aux programmes de protection sociale proposés par l’État et se plaignaient notamment de ne pas avoir touché toutes les mesures prévues pendant la pandémie de COVID-19. Mais les verriers interrogés ont également de nombreuses revendications concernant l’application du droit du travail et l’augmentation des salaires. Alors que le droit du travail n’a jamais été appliqué que de manière parcellaire parce que les ouvriers n’ont pas de contrat de travail, des mesures comme la réglementation du salaire minimum et de la limite du temps de travail (8 heures) restent d’importants jalons : par exemple, les ouvriers se plaignent de leurs journées de 11 heures, car ils savent qu’elles sont illégales. Le labour commissioner est sollicité pour arbitrer les cas d’abus les plus saillants, notamment en ce qui concerne l’imposition d’heures supplémentaires non payées.

Le contexte politique défavorable à la prise en compte des revendications ouvrières fait reculer les droits des salariés. Pendant le premier confinement imposé en raison de la pandémie de COVID-19, le gouvernement du BJP a aboli la quasi-totalité du Code du travail ; le temps de travail n’est plus limité par la loi[8]. Or, l’un des fronts de lutte les plus importants du mouvement syndical était le respect de cette limite de huit heures par jour et le paiement des heures supplémentaires si la limite était dépassée. Aujourd’hui, à Firozabad, la demande d’emploi est faible à cause de la crise économique provoquée par deux ans de pandémie et aggravée par le conflit en Ukraine et la montée du prix du carburant. Les usines demandent aux ouvriers d’effectuer des journées de 11 à 12 heures et ne rémunèrent pas les heures supplémentaires. Malgré leur grande diversité, les discours ouvriers ont certaines revendications en commun : journée de huit heures dans les usines, rehaussement des salaires et prise en charge des frais de kérosène (utilisé pour colmater les bracelets) dans les maisons.

En ce qui concerne les possibilités d’amélioration des conditions de travail, les discours ouvriers sont également marqués par un pessimisme qui s’articule dans un récit de déclin des luttes pour les droits des travailleurs. Pour les ouvriers, il s’agit avant tout d’un déclin des figures possédant ce que Lucia Michelluti (2010) appelle le pouvoir du muscle, ou musclepower, c’est-à-dire le pouvoir de réaliser ses objectifs par la force. Ainsi, les ouvriers des usines déclarent systématiquement qu’il n’y a pas de (réel) syndicat aujourd’hui, mais précisent toujours : « il y en avait un (neta, ou leader politique), Mukesh Yadav, mais depuis qu’il est mort, on n’a plus personne. » Mukesh Yadav (1970-2009) fut ainsi le dernier syndicaliste à remporter des victoires sociales, ce qui lui donne une place prééminente dans l’histoire syndicale de Firozabad. Née dans les usines, la lutte qu’il avait fédérée avait aussi commencé à agréger les travailleuses et travailleurs à domicile.

Il était le fils de Raju Devi, l’actuelle dirigeante honoraire du KUKMS. Appartenant à la caste dominante[9] des Yadav, il n’a jamais travaillé dans les usines, mais possédait de nombreux biens immobiliers ainsi qu’une compagnie de transport. Il a mis le syndicat en place en 2004 avec sa mère et réalisé plusieurs actions d’envergure (comme de grands rassemblements à Firozabad et à Lucknow, la capitale de l’État). Il a également pu faire respecter la journée de huit heures pendant plusieurs années. Il était également capable de régler les litiges par la force. Le père de Mukesh Yadav a été assassiné par des goonda (hommes de main) quand ce dernier était encore jeune. D’après ses anciens camarades de luttes, Mukesh a d’abord voulu venger son père, et s’est lui-même rapproché de groupes de goonda. Il aurait acquis sa popularité en rackettant des industriels[10], et utilisé son réseau criminel pour défendre les ouvriers des usines en tant que secrétaire général du KUKMS. D’après un de ses camarades, Mukesh Yadav était armé le jour de sa mort, le 20 octobre 2009. Il aurait percuté un véhicule avec sa moto et son pistolet chargé lui aurait tiré une balle dans le foie. Cependant, la plupart des ouvriers croient fermement que ce dernier a plutôt été assassiné par des goondas payés par les patrons d’usines[11]. À chaque évocation de son nom, ils déclarent « les Baniyas (castes majoritaires chez les patrons) l’ont fait tuer » ou encore font des signes de gorge tranchée.

Raja Ram Yadav, un autre syndicaliste, qui avait, trente ans avant Mukesh Yadav, réussi à faire respecter la journée de huit heures, correspond au même profil. Il était Yadav et possédait des terres. Son petit-fils, avant même de nous parler de sa carrière politique, nous le présente comme un homme grand et fort, ce qui lui permettait de se faire respecter. Il a été élu à l’assemblée législative dans les années 1970 puis assassiné par balles en 1977, par des goondas payés par des industriels — du moins d’après les récits concordants. Mais d’autres récits affirment qu’il s’agit simplement d’un règlement de compte entre goondas. Et cette frontière brouillée, comme dans tout l’Uttar Pradesh (Michellutti 2016 ; Picherit et al. 2018), entre mafia et politique rend impossible l’identification du commanditaire. Le petit-fils de Raja Ram nous a ainsi précisé que son propre père est resté quatorze ans en prison pour avoir assassiné le goonda qu’il soupçonnait d’avoir tué son grand-père. À Firozabad, les logiques de vengeances familiales et la politique syndicale furent donc étroitement liées. Chitra Joshi l’avait noté dans son étude sur les syndicalistes de Kanpur à l’époque coloniale : pour être respectés, ils devaient incarner la figure du « dada » (grand frère), en faisant valoir leur capacité à être violents (2002). Au-delà des stratégies de mobilisation, les luttes ouvrières locales sont structurées par ce prérequis de pouvoir mobiliser une certaine violence pour atteindre son but. Le fait que ces deux netas prééminents soient Yadav et appartiennent donc à l’une des castes dominantes localement n’est sans doute pas étranger au fait qu’ils aient pu se faire respecter dans la violence. Le déclin des luttes contemporaines à Firozabad coïncide ainsi avec le fait qu’après la mort de Mukesh Yadav, aucun neta ouvrier n’a été capable de mobiliser la « politique du muscle » pour faire pression sur le patronat.

Incarner la représentation ouvrière à Firozabad : une incontournable politique du muscle ?

Il existe deux critères principaux pour légitimer un représentant syndical à Firozabad : sa fidélité aux intérêts de ceux qu’il prétend défendre, et son efficacité, directement déterminée par sa capacité à user de son capital financier et social — y compris pour des recours violents[12].

La fidélité aux intérêts des travailleuses et des travailleurs peut s’exprimer de plusieurs façons. Par exemple, selon l’étude de Jean-Thomas Martelli (2021) sur les représentants étudiants de l’Université Jawaharlal Nehru de Delhi, les leaders étudiants venant de classes supérieures procèdent à un « déclassement », qui consiste à renier un héritage qu’ils qualifient de « bourgeois » et à adopter le mode de vie de la classe qu’ils prétendent défendre, même si cela se borne souvent à en adopter les symboles. À Firozabad, la situation est, d’une certaine façon, inversée. De nombreux netas proviennent directement de la classe ouvrière, et c’est leur engagement dans le syndicalisme qui est souvent la source de leur relative ascension sociale. Ils doivent donc justifier cette ascension en réaffirmant leur fidélité à l’engagement ouvrier. À titre d’exemple, L. M.[13], cadre sexagénaire du KUKMS, a bien des origines ouvrières, mais ce dernier a étudié jusqu’à la licence de droit grâce à ses relations dans les partis marxistes, établies à un jeune âge. Il était ainsi devenu rédacteur dans les années 1980. Il nous précisait, le 23 janvier 2022, que sa femme faisait pression pour qu’il arrête ses activités militantes et se concentre plutôt sur sa carrière. Il a développé un discours justifiant l’acquisition de capital social et culturel par et pour son engagement envers la classe ouvrière.

Comme mentionné plus haut, les netas doivent également être légitimés par une efficacité concrète qui s’exprime souvent par cette capacité à pratiquer la politique du muscle. Cette politique du muscle est articulée avec une forte valorisation de la posture de martyr, comme dans toute la gauche radicale indienne (Martelli 2021). Une statue dédiée à Raja Ram Yadav a été érigée en face d’usines de verre, près de la gare de Firozabad. Baba Shiv Kumar, leader historique des finisseuses et finisseurs de bracelets, Dalit, a été tué dans une charge de la police alors qu’il tentait, en 1983, d’occuper une usine. Ce dernier, qui manquait d’influence, a donc été tué sans obtenir de résultats, mais il est régulièrement évoqué par les militants de la finition des bracelets — et parfois par les syndicalistes des usines — comme un modèle. Cette glorification des syndicalistes morts contraste avec leur manque de crédibilité de leur vivant.

En effet, dans la zone industrielle, les ouvriers affirment peu s’intéresser à la syndicalisation parce que les leaders actuels seraient, d’après eux, faibles et indignes de confiance. Des rumeurs récurrentes font état de pots-de-vin versés aux syndicalistes de la part des industriels, une pratique qui s’observe d’ailleurs aussi dans le secteur formel (Sanchez 2016). La pratique n’est pas condamnée en termes moraux simplement parce qu’elle serait illégale ; dans le contexte politique du secteur informel indien, l’État est souvent vu comme étant partial, et les frontières entre le légal et l’illégal sont toujours poreuses (Picherit 2019). Les activités de racket de Mukesh Yadav étaient plébiscitées. Toutefois, si l’on croit que les syndicalistes se laissent corrompre, il faut aussi considérer qu’ils ne remplissent aucun des deux critères de légitimité : ils ne seraient ni fidèles aux intérêts des ouvriers ni efficaces.

D’après L. M., les patrons savent mettre au jour ce type d’activités. Il ne serait pas rare qu’un patron d’usine laisse un ouvrier fidèle tendre l’oreille dans les réunions syndicales afin que ce dernier rapporte les stratégies de lutte. Les patrons essaieraient souvent, à l’aide de ce réseau d’ouvriers, de répandre la rumeur selon laquelle ils auraient payé le représentant syndical pour arriver à un accord. L. M., désabusé, en vient à la conclusion que « dans ce cas, c’est toujours le syndicaliste qui subit les conséquences, car le patron a de l’argent, et lui n’en a pas ». Le patron, grâce au pouvoir économique et au capital social qu’il possède, n’a pas besoin de sauvegarder sa crédibilité. Le pouvoir économique permet un répertoire d’actions coercitives en quatre échelons : salir la réputation et menacer, verser des pots-de-vin, créer une fausse affaire judiciaire puis, si les trois premiers moyens ne fonctionnent pas, faire assassiner le syndicaliste par des hommes de main. Un leader, selon les ouvriers, doit avoir de l’argent pour pouvoir subvenir aux problèmes que rencontreraient les ouvriers en cas de grève, mais aussi parce que pour eux, posséder de l’argent est synonyme de relations dans les partis politiques et, surtout, dans les milieux criminels. Comme le déclarait sans ambages un thekedar rencontré le 20 janvier 2022 dans la zone industrielle : « sans goonda, personne ne peut devenir leader syndical [efficace] ».

Un neta rencontré durant notre terrain ethnographique semblait se distinguer des autres et tentait de mener des luttes différemment. Ce neta, Ram Das Manav, cherche à représenter les finisseurs de bracelet. Il est Kori, donc Dalit, et ouvrier. Il n’appartient pas à une caste dominante et manque d’argent et de relations dans le monde criminel, ce qui le rend vulnérable. Physiquement, ce dernier est de petite taille et, malgré son insatiable énergie, son hexis corporelle raffinée n’évoque pas la posture virile d’un Raja Ram Yadav ; elle est en décalage avec les stéréotypes masculinisés de ceux qui incarnent la politique du muscle en Uttar Pradesh (Michelutti et Price 2016). En juillet 2021, après trois semaines d’une grève organisée par le Kanch Churi Mazdoor Sabha — un jeune syndicat enregistré officiellement en 2020, dirigé par Ram Das Manav, qui s’inscrit dans la continuité de celui de Baba Shiv Kumar —, les travailleuses et travailleurs de finition des bracelets à domicile ont obtenu environ six roupies supplémentaires par tola ou paquet de 123 bracelets (36 roupies[14] au lieu d’une rémunération moyenne de 25 à 30 roupies par tola, dans les faits). Cette augmentation, ratifiée par le labour commissioner, a fait grand bruit dans la ville et se heurte à la franche opposition des industriels, qui ne l’ont pas appliquée et ont même baissé les rémunérations actuelles d’une à deux roupies par tola en raison de la baisse de la demande engendrée par la crise de la COVID-19 et de l’augmentation des prix du carburant depuis le début de la guerre en Ukraine. Les usines ferment par intermittence pour écouler les stocks, et la faible demande en main-d’oeuvre permet aux industriels de fixer leurs conditions avec plus de facilité.

Ram Das Manav, le neta, travaille lui-même avec sa famille à la finition des bracelets à domicile. Ram Das s’est associé à de nombreuses mouvances politiques ; il a toujours eu des difficultés à obtenir un appui institutionnel pour son syndicat compte tenu de sa pauvreté et de son manque de relations politiques. Après s’être associé dès 1985 avec le Hind Mazdoor Kisan Panchayat (organisation de fermiers fondée par le socialiste Georges Fernandes), Manav a mené de manière indépendante une première grève des travailleuses et travailleurs à domicile en 1997. Il regrette cette grève qui, s’étant étirée sur trois mois, a provoqué de lourdes pertes financières pour les travailleuses et travailleurs sans même permettre d’avancée. Dans les années 2000, il quitte les activités syndicales, mais continue à militer. À cette période, il part à Jaipur puis revient à Firozabad, où il réussit à se faire élire dans un conseil municipal de quartier, mais n’a toujours aucune structure pour formaliser ses activités syndicales. Il s’associe successivement au Bahujan Samaj Party (parti défendant les intérêts des Dalits) et au Samajwadi Party (socialiste), et a même négocié une alliance avec le Bharatiya Mazdoor Sangh (syndicat affilié au BJP) de 2017 à 2018, l’organisation lui ayant proposé un cadre légal pour refonder son syndicat. En 2018, Ram Das Manav a mené une autre grève pour l’amélioration des conditions de travail dans la finition des bracelets qui s’est soldée par son arrestation et son incarcération avec ses camarades de lutte les plus actifs. Bien qu’ils soient habituellement en compétition, tous les leaders syndicaux ont fait preuve de solidarité pour sa libération.

Ram Das jouit d’une réputation d’honnêteté (imandari) très solide, non seulement auprès des finisseuses et finisseurs de bracelets, mais aussi des ouvrières et ouvriers des usines. Rares sont les personnes interrogées qui l’accusent d’instrumentaliser la lutte pour son profit personnel. La pauvreté de Ram Das est interprétée comme une preuve d’honnêteté par ses partisans. G. M., syndicaliste au KUKMS et issu de la même caste, déclare : « Comment peut-il être corrompu ? Vous avez vu ses enfants travailler ? Quel argent aurait-il reçu, lui dont toute la famille travaille dans les bracelets ? ». Ram Das Manv se met lui-même largement en scène dans son appartenance à la classe ouvrière. Quand nous tournions un documentaire sur son quartier en mars 2022, ce dernier nous demandait de filmer sa famille au travail. Ses discours rappellent tous qu’il est avant tout ouvrier (mazdur), et il aime préciser que le travail des enfants a également lieu dans sa propre maison[15].

Mais la réputation d’honnêteté ne suffit pas : encore faut-il avoir des moyens de pression. Dépourvu de relations dans le monde criminel, contrairement à Mukesh Yadav, Ram Das a échoué à faire appliquer l’augmentation qu’il avait fait ratifier. Il a dû fuir vers la fin de la grève de l’été 2021, car il était recherché par la police pour « incitation à la rébellion sur les réseaux sociaux » à la suite d’une plainte déposée par les industriels. Il a donc entrepris, fin 2021, de faire campagne pour décrocher un siège à l’assemblée législative aux élections de l’Uttar Pradesh (du 10 février au 7 mars 2022) afin de disposer de davantage de moyens de pression dans le cadre d’un mandat et d’une carrière politique. Ancien élu local avec une forte base d’influence sur le quartier, ce dernier tente de combiner, comme dans de nombreux contextes sud-asiatiques (Picherit 2019), les rôles de leader syndical, de leader de quartier et d’élu politique, ersatz multiples de la figure du neta. Mais dépourvu d’argent comme de relations au sein des partis politiques, il n’avait aucun moyen pour financer sa campagne. Il possédait des contacts au sein de l’Azad Samaj Party[16] et a fait campagne avec l’affiliation au parti pendant un certain temps, mais n’a finalement pas obtenu l’accréditation et a dû mettre fin à sa campagne comme indépendant.

Ram Das Manav a essayé de compenser son manque de moyens financiers et d’appuis politiques par ses compétences en communication. Personne, chez les syndicalistes de Firozabad, n’utilise les réseaux sociaux avec autant de brio que lui. Sa page Facebook présente près d’une vingtaine de publications par jour, généralement orientées sur la politique locale, mais aussi sur les situations de détresse vécues par les travailleuses et travailleurs de la ville, qu’il interroge pour ensuite publier les entrevues. Pendant sa campagne, il a fait un usage extensif de Facebook Live pour faire commenter ses discours directement et a réussi à faire des opérations de communication politique, malgré un manque de moyens tel qu’il peinait à imprimer tracts et banderoles. À partir du milieu de la campagne, Ram Das Manav a ainsi commencé à porter de lourdes chaînes sur tout le corps, en déclarant qu’il ne les enlèverait que quand ses revendications seraient entendues. Ce savoir-faire communicationnel a contrebalancé son manque de moyens financiers. Ram Das Manav était très régulièrement invité par les chaînes télévisées locales, et a même fait l’objet d’un reportage de la BBC en Inde. Il s’est montré fort confiant tout le long de la campagne, car il comptait au moins sur le soutien des travailleuses et travailleurs à la finition de sa caste, dont il estimait le nombre entre 15 000 et 20 000. Dans son quartier, les habitants exprimaient leur souhait de voter pour lui, comme des membres d’une famille qui nous affirmaient, le 15 février 2022 : « il n’a pas d’argent, on n’a pas eu notre augmentation, mais nous voterons tout de même pour lui, car s’il ne porte pas notre voix, qui l’entendra ? ».

Malgré ces promesses d’appui, Ram Das Manav fut défait aux élections, n’obtenant que 6 300 voix. Sa déception à la suite de sa campagne politique fut amère ; il a vécu comme une trahison le fait que même sa caste ne vote pas majoritairement pour lui. Dans une réunion publique rassemblant ses soutiens dans la salle communale de son quartier, le 10 mars 2022, ses supporteurs avançaient l’achat de votes par le BJP pour expliquer ce revirement d’opinion. Mais certains militants interrogés nous expliquaient également que, Ram Das Manav défendait les travailleuses et travailleurs de la finition, mais ne pouvait assurer leur subsistance malgré son honnêteté, soulignant que la grève de l’été leur avait fait perdre de l’argent sans produire de résultat. Ram Das Manav affirmait lui-même vouloir s’exiler de Firozabad, après avoir déclaré, durant la grève et la campagne, être prêt à mourir en martyre « tel Baba Shiv Kumar[17] ». Il nous confiait en mars 2022 se sentir d’autant plus menacé qu’il n’était plus si sûr d’être soutenu par les siens.

Cette défaite d’un syndicaliste et politicien ayant essayé — par la force des choses — de mener un mouvement social sans posséder de capital financier et sans disposer de relations dans le monde criminel souligne la double contrainte à laquelle sont soumis les netas ouvriers à Firozabad : alors qu’aucun neta n’a une meilleure réputation d’honnêteté que Ram Das Manav, sa position subalterne l’empêche d’avoir accès aux moyens de réaliser ses ambitions, et la mise à nu de son impuissance lui fait ultimement perdre ses soutiens. Dans cette optique, il est possible — et ce n’est là qu’une hypothèse — que cette double contrainte soit l’un des multiples facteurs expliquant pourquoi les figures de brigand social — qui sont ici Raja Ram Yadav et Mukesh Yadav — fascinent autant chez les classes populaires indiennes et au-delà (Picherit et al. 2018). Face aux multiples échecs et au déclin des mouvements ouvriers de Firozabad, il ne serait pas absurde de se poser cette question provocante : à part le brigand social, fidèle aux intérêts des classes populaires mais puissant, qui peut défendre les droits du travail dans l’Inde contemporaine ?

Conclusion

Dans les usines de Firozabad, un récit de déclin du syndicalisme met fortement en contraste l’efficacité passée de certains syndicalistes qui savaient se faire respecter par la violence et les leaders qui leur ont succédé, jugés inefficaces. Chez les finisseuses et finisseurs de bracelets à domicile, c’est, au fond, un même leader qui, depuis trente ans, essaie de faire augmenter les salaires. Sans argent ni liens avec des hommes de main, ses essais se sont avérés infructueux, et ce, malgré l’organisation de grèves suivies. Dans l’immédiat, de nouveaux moyens d’action, comme l’usage des réseaux sociaux, montrent leurs limites, même s’ils offrent sans aucun doute des leviers d’action supplémentaires. Contrairement au prolétariat migrant rural qui peut aller d’un emploi à l’autre, et pour lequel les revendications pour des programmes sociaux adressées directement à l’État s’avéreraient bien plus efficaces, les ouvriers de Firozabad sont liés aux métiers du verre et entretiennent un rapport particulier de domination les attachant aux industriels et aux marchands en gros de la ville. C’est pourquoi il y a plusieurs parallèles entre leurs luttes et celles des ouvriers industriels du secteur formel, sans qu’elles soient pour autant convergentes. Leurs luttes sont, comme dans le secteur formel, largement menées contre les industriels. Leur discours suggère — souvent avec amertume — le caractère incontournable de la « politique du muscle » ainsi que le manque d’argent de leurs netas pour peser dans le jeu politique local. Or, cette question n’est pas propre au secteur informel, les réseaux criminels étant centraux tant dans les relations industrielles du secteur formel que dans la vie politique de nombreux États de l’Inde contemporaine. Ces faits semblent indiquer que le contexte sociospatial du travail (en grandes industries, en petits ateliers, en migration dans des chantiers, etc.) détermine tout autant les rapports de lutte que la séparation entre les secteurs formel et informel. En définitive, si la citoyenneté est conçue comme un statut juridique appuyé de droits fondamentaux, ces luttes pour la protection du travail, l’inclusion dans des programmes gouvernementaux ou le droit à la ville sont toutes façonnées par ces intermédiaires liés aux réseaux criminels, hommes de main des industriels ou syndicalistes pratiquant la politique du muscle, des slum lords appartenant souvent à des réseaux croisés. Au-delà de la question purement syndicale, cette analyse des relations industrielles à Firozabad confirme combien les luttes pour la citoyenneté « sociale » des classes populaires indiennes sont profondément dépendantes de ces intermédiaires politiques.