Corps de l’article

Depuis Pythagore et sans doute même avant lui, des philosophes se sont préoccupés des obligations qui incombent aux êtres humains, en tant qu’agents moraux, envers les animaux non humains. Le sadisme ou la cruauté ont presque toujours fait l’objet de condamnations unanimes, même chez ceux qui accordaient le moins de valeur aux animaux. Récemment, le souci pour les êtres sensibles non humains s’est particulièrement accentué puis répandu là où les pratiques agricoles se sont industrialisées au point de devenir les plus impitoyables; là où, pour des motifs d’efficacité et de rendement, l’abomination s’est silencieusement le mieux déployée. C’est donc dans un contexte où l’exploitation des animaux est devenue plus intensive que jamais auparavant que l’éthique animale, comme branche de la philosophie morale, a pris son essor au cours des quarante dernières années. Avec la parution du célèbre ouvrage Animal Liberation de Peter Singer en effet, les débats concernant notre droit d’infliger de la souffrance aux animaux sensibles ont pris une vigueur nouvelle.[1] Les discussions ont également porté sur la légitimité de leur mise à mort, même indolore. Actuellement, les spécialistes de l’éthique animale discutent pour une grande part du problème moral que représente leur instrumentalisation.

Reprenant le terme forgé par Richard Ryder, Singer dénonce le spécisme, c’est-à-dire « ce préjugé ou ce parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce, au détriment de ceux des membres d’autres espèces ».[2] Selon lui, le spécisme constitue une discrimination arbitraire comparable au racisme ou au sexisme. Or, la morale exigerait que nous évitions le spécisme et que nous respections le principe de l’égale considération des intérêts, principe s’appliquant à tous ceux qui peuvent être affectés par une décision ou par une action, qu’ils soient humains ou non. Voilà qui jetait les bases de ce qu’allait devenir l’éthique animale.

Adoptant une perspective déontologique, Tom Regan soutient par ailleurs que nombre d’animaux – au moins tous ceux qui répondent à sa définition des sujets-d’une-vie – ont une valeur inhérente et méritent autant de respect, pour cette raison, que les êtres humains.[3] Sans être des agents moraux que l’on peut légitimement tenir responsables de leurs actes, les animaux sont des patients moraux, selon Regan, au même titre que certains êtres humains, comme les personnes lourdement handicapées mentalement, les jeunes enfants, les personnes séniles, et tous les autres cas dits marginaux. Comme ces derniers, les animaux dont il est question n’ont pas de devoirs, mais bénéficient néanmoins de droits moraux qui nous interdisent de leur causer du tort et nous obligent à les traiter toujours comme des fins en soi et jamais comme de simples moyens.

Les animaux sont certes capables d’actions intentionnelles ou d’agentivité, mais jusqu’à tout récemment, il semblait aller de soi que Regan avait raison de supposer qu’ils ne pouvaient faire preuve d’agentivité morale. Cette supposition est maintenant remise en cause par des auteurs qui contestent une conception jugée trop rationaliste de la moralité et interprètent le comportement de plusieurs animaux non humains de manière à faire ressortir leur capacité à se plier à des normes sociales et à agir en fonction des obligations qu’ils estiment avoir envers leurs semblables. Christiane Bailey plonge au coeur de ce débat. Elle défend, d’une part, que certains animaux sociaux sont capables de ce que Peter F. Strawson appelle des attitudes réactives et sont par conséquent des agents moraux compétents et, d’autre part, que certains êtres humains adultes rationnels devraient occasionnellement être traités comme des agents moraux incompétents.

À l’instar de Regan, Gary L. Francione considère que de nombreux animaux ont une valeur inhérente et méritent le respect moral.[4] Selon lui, tous les êtres sensibles ont des intérêts qui devraient être protégés par un droit qu’il qualifie de prélégal, en l’occurrence celui de ne pas être considérés comme de simples ressources à notre disposition. Les animaux devraient échapper au régime de propriété et jouir du statut juridique de personne. Francione demande en conséquence l’abolition de toutes les formes institutionnalisées d’exploitation animale, incluant l’industrie des animaux de compagnie, qui repose elle aussi à son avis sur une instrumentalisation illégitime d’êtres sensibles. Selon Francione, l’irréductible vulnérabilité des animaux que nous avons asservis fait en sorte qu’on ne peut espérer parvenir un jour à les utiliser ou même à simplement les côtoyer sans finir par en abuser ou les exploiter. L’abolitionnisme est donc le plus souvent associé à l’extinction des espèces domestiquées. Francione pense que nous avons en effet le devoir de prendre le plus grand soin possible des animaux qui existent à l’heure actuelle et qui dépendent de nous. Nous devons toutefois impérativement nous assurer que des êtres d’une telle vulnérabilité ne viennent plus à naître, en cessant d’en faire l’élevage et en stérilisant les animaux qui vivent sous nos soins.

L’abolition de l’exploitation animale implique-t-elle, comme le pense Francione, la fin des rapports étroits entre les êtres humains et les autres animaux, et peut-être même l’extinction de plusieurs espèces domestiquées? Sue Donaldson et Will Kymlicka le contestent.[5] Tous les animaux devraient certes jouir des droits les plus fondamentaux qui restreignent ce que les agents moraux peuvent leur imposer. Mais selon la théorie politique qu’ils privilégient, c’est-à-dire celle des droits différenciés en fonction des groupes auxquels appartiennent les individus, les droits des animaux ne se limitent pas aux droits négatifs. En effet, les animaux devraient également bénéficier de droits positifs, c’est-à-dire de droits qui exigent des agents moraux qu’ils leur procurent certains services ou certains biens. Par exemple, les animaux domestiqués, qui vivent en relation étroite avec des êtres humains particuliers et qui font partie intégrante de nos communautés mixtes humaines/non humaines, devraient obtenir rien de moins que la citoyenneté, en bonne et due forme. Dans ce cadre, l’abolition de l’exploitation ne va plus de pair avec l’extinction des espèces domestiquées, puisque les nouveaux citoyens non humains auraient, à certaines conditions relativement exigeantes, la possibilité de se reproduire. C’est précisément sur cette question que Frauke Albersmeier et Bertrand Cassegrain se prononcent dans ce dossier.

Albersmeier s’attache à montrer que l’intérêt des animaux à ce que leur progéniture jouisse d’un certain niveau de bien-être (qu’il pourrait s’avérer impossible de garantir même dans une zoopolis) justifierait qu’on les empêche de se reproduire, ce qui pourrait mener à l’extinction des espèces concernées. Elle soutient en outre que le fait de permettre aux citoyens non humains de se reproduire imposerait un fardeau excessif aux membres des sociétés mixtes humaines/non humaines. Cassegrain, pour sa part, propose de justifier la perpétuation de certaines espèces d’animaux familiers par le recours à une comparaison avec la procréation humaine. L’auteur soutient que, lorsqu’on a de bonnes raisons de supposer que la vie des animaux de compagnie à naître sera bonne, il n’est pas moins légitime de provoquer l’existence de ces animaux par désir égoïste, que de mettre des enfants humains au monde pour les mêmes motifs.

Quant aux animaux qui vivent dans la nature et qui n’ont des contacts qu’indirects avec des êtres humains, Donaldson et Kymlicka suggèrent qu’ils devraient être traités comme les membres de nations souveraines. Eleni Panagiotarakou abonde dans le même sens et défend l’idée d’un « droit au territoire » [right to place], droit qui constituerait le coeur d’une théorie politique des animaux sauvages. L’auteure rejette la position soutenue par les défenseurs du « cosmopolitisme terrien » [terrestrial cosmopolitanism] selon laquelle il faudrait étendre l’ensemble de nos droits civiques à tous les animaux qui habitent la terre, y compris les animaux sauvages. Panagiotarakou s’oppose par conséquent aux interventions humanitaires de grande envergure auprès des animaux sauvages et à la reconnaissance d’un droit à la mobilité géographique sans limites. Selon elle, les théories fondées sur un modèle de souveraineté territoriale servent mieux les intérêts de ces animaux.

Jusqu’à tout récemment, la réflexion morale sur le statut politique des animaux comptait probablement parmi les objets théoriques les plus négligés par la philosophie politique contemporaine. Comblant cette lacune, des philosophes de plus en plus nombreux s’intéressent maintenant aux fondements politiques de nos obligations de justice à l’égard des autres animaux.[6] Ils cherchent non seulement à avancer une justification politique de ce qui est dû aux animaux non humains, mais souhaitent également mettre à l’épreuve (et, éventuellement, faire reculer) certaines limites de l’approche libérale « classique », qui traditionnellement refuse d’admettre l’existence de telles obligations. Ces limites s’expliquent notamment 1) par une focalisation sur les rapports sociopolitiques interhumains au détriment des rapports entre humains et animaux d’autres espèces; 2) par une application exclusive du concept de personne juridique et de personne citoyenne aux êtres humains; 3) par une capacité restreinte à considérer les effets occasionnés par la structure de base de la société sur les conditions de vie des animaux domestiques et sauvages; et 4) par une conception étroite de la raison publique qui peine, entre autres, à intégrer des revendications de justice qui reposent sur des intérêts non humains.

On peut en outre repérer deux obstacles importants à l’inclusion politique des animaux non humains dans la sphère de la justice libérale. D’une part, certains affirment que les sociétés libérales démocratiques contemporaines sont caractérisées par le fait du pluralisme raisonnable. Or, ajoutent-ils, cela limite le pouvoir politique que l’État peut légitimement exercer sur ce qui concerne nos obligations à l’égard des animaux non humains, car ces obligations font pour plusieurs citoyens l’objet de désaccords raisonnables à propos desquels l’État devrait s’abstenir de prendre position. D’autre part, certains auteurs croient que la nature même du contrat social à la base de ces sociétés libérales porte en elle les raisons d’un tel rejet. Le mariage entre le contractualisme et l’éthique animale serait d’entrée de jeu voué à l’échec.[7]

Andrée-Anne Cormier remet en question l’idée défendue par Robert Garner et Ruth Abbey selon laquelle le libéralisme politique rawlsien n’offrirait pas de ressources théoriques satisfaisantes pour penser nos rapports aux autres animaux. L’auteure explore en outre différentes pistes grâce auxquelles il serait possible de justifier certains types d’interventions étatiques opérées dans l’intérêt des animaux non humains dans le cadre du libéralisme politique rawlsien. Federico Zuolo prolonge cet examen du potentiel théorique du libéralisme politique en considérant le principe de la « priorité de la minimisation de la souffrance par rapport au droit à la vie des animaux » comme fondement d’un consensus raisonnable, justifié sur la base du respect pour la valeur accordée aux animaux par les citoyens. L’auteur estime que cette justification offre l’avantage d’être également compatible avec les demandes d’accommodements faites par certains groupes culturels et religieux au sujet de l’abattage rituel. Matthew Taylor, pour sa part, remet en question l’idée selon laquelle les théories du contrat social, et plus particulièrement celle du « contractualisme de l’avantage mutuel », seraient inhospitalières à la considération morale des animaux non humains. Selon l’auteur, un contractualisme de l’avantage mutuel dûment conçu devrait nous offrir la possibilité d’octroyer plusieurs types de protections à différents animaux et d’interdire la cruauté de manière générale à leur égard. Alan Reynolds élargit enfin l’étude des théories du contrat social pour y inclure les traditions lockéenne et kantienne, mais conclut néanmoins que l’ensemble des formes de contractualisme échoue à rendre compte des enjeux fondamentaux de l’éthique animale. Il tend à considérer qu’un dépassement du contractualisme vers une approche agonistique de la politique est nécessaire si l’on souhaite intégrer ces considérations en philosophie politique.

L’éthique animale, comme d’autres questions d’éthique appliquée, a effectivement donné lieu à un mouvement social de contestation et de revendications. Un nombre considérable d’individus militent maintenant pour un meilleur traitement des animaux de compagnie ou même des animaux de ferme. D’autres ne réclament rien de moins que la libération animale. Pour toucher la population, éveiller les consciences et convaincre leurs concitoyens d’appuyer leur cause, plusieurs d’entre eux ont notamment recours à des analogies et comparent la situation dans laquelle nous plaçons aujourd’hui les animaux et la manière dont certains groupes d’êtres humains ont été traités, surtout dans un passé relativement récent. C’est ainsi qu’on parlera de l’esclavage non humain, d’une Shoah perpétuellement reconduite, des viols et de l’exploitation du système reproducteur des femelles pour leur lait, par exemple. Si ces parallèles permettent de rendre saillants certains paramètres autrement ignorés de notre traitement des animaux, ils peuvent aussi être jugés choquants et rebuter le public que l’on cherche à convaincre. C’est à ces analogies que Jérôme Ravât consacre son article.

Le mouvement de défense des animaux a pris de l’importance. Les activistes multiplient leurs stratégies. Certains sont résolument pacifistes, d’autres jugent qu’il est légitime d’avoir recours à quelques formes de violence pour défendre les plus vulnérables. Ils estiment qu’il est parfois justifié d’employer la force brutale pour libérer des animaux opprimés, causer des dommages économiques à l’industrie qui les exploite ou révéler au grand jour des pratiques abusives et cachées.[8] Depuis une dizaine d’années, aux États-Unis, toutes les actions visant à causer du tort à la propriété ou à intimider des personnes dans le but d’interférer avec les activités des entreprises exploitant des animaux sont considérées comme du terrorisme. En outre, les lois « ag-gag » interdisent notamment de documenter l’exploitation animale en filmant clandestinement ce qui se passe dans les fermes d’élevage, dans les laboratoires scientifiques ou dans les abattoirs. Le « terrorisme animalier » est même perçu comme l’une des plus importantes formes de terrorisme domestique en Amérique. Lisa Kemmerer analyse les méthodes employées par ces activistes pour déterminer s’il est juste de les considérer comme du terrorisme. Elle en conclut que notre manière d’interpréter ou d’évaluer la violence n’est pas la même selon que ses victimes innocentes sont humaines ou non humaines, et que la violence utilisée pour défendre les dernières est en réalité plus contenue que plusieurs le pensent.