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J’aimerais présenter ici dans ses grandes lignes l’évolution de l’enseignement de la traduction à l’Université de Sherbrooke, en faisant ressortir, notamment, comment cela a débuté, dans un contexte particulier marqué par la cohabitation des deux communautés linguistiques anglophone et francophone dans la région.

L’arrivée des francophones dans les Cantons de l’Est est très tardive par rapport à d’autres régions du Québec. On n’y observe pas du tout le même peuplement d’allochtones que dans la vallée du Saint-Laurent. Dans les Cantons de l’Est, ce sont des colons anglophones qui sont venus d’abord, certains des États-Unis. Issus de familles nombreuses, ils montaient du New-Hampshire ou du Vermont pour cultiver la terre. Les frontières n’étaient pas définies comme elles le sont aujourd’hui, et les nouveaux arrivants n’étaient pas forcément des loyalistes[2]. Le peuplement allochtone de la région, comme à Hatley, s’est produit de cette façon. On le voit dans l’architecture vernaculaire américaine à Sherbrooke, où l’on retrouve l’influence de la Nouvelle-Angleterre.

À l’époque du poète Alfred Des Rochers, vers 1930, Sherbrooke était encore une ville très anglophone. Ce n’est que dans les années 1950 que la proportion des francophones par rapport aux anglophones est devenue assez importante pour nécessiter l’établissement d’une université de langue française dans la région. L’Université de Sherbrooke a ainsi été fondée en 1953-1954 : il s’agissait à l’époque d’un collège universitaire créé sous l’égide de l’Église catholique. L’institution comptait un Département d’études anglaises et un Département d’études françaises. Ces départements ont fusionné en 1988 pour former le Département des lettres et communications, lui-même devenu depuis 2019 le Département des arts, langues et littératures.

En 1963, le Département d’études anglaises crée la maîtrise en littérature canadienne comparée, l’un des premiers programmes d’études supérieures offerts à l’Université de Sherbrooke. Contrairement aux programmes de littérature comparée offert dans d’autres universités au début des années 1960, ce programme se concentrait sur la comparaison des littératures québécoise et canadienne-anglaise, ce qui était tout à fait novateur, et la traduction littéraire était l’un des outils de rapprochement privilégié entre les deux corpus. Ronald Sutherland, romancier et essayiste, et premier professeur engagé en études anglaises, est à l’origine de la création du programme. Sutherland avait soutenu un doctorat à Ann Arbor, aux États-Unis, sur le Roman de la rose. J’ai eu la chance de l’avoir comme professeur quand j’ai fait ma maîtrise en littérature canadienne comparée. C’était un personnage haut en couleur, joueur de cornemuse, formidable conteur, un type très sympathique. Il organisait des fêtes mémorables dans sa maison de North Hatley.

Engagé peu après Sutherland, le professeur et écrivain Douglas Gordon Jones est arrivé à l’Université de Sherbrooke en 1963. Originaire de l’Ontario, Jones avait fait sa maîtrise sur Ezra Pound, à l’Université Queen’s, dans les années 1950. Il a été professeur à l’Université Bishop’s pendant une année ou deux. Jones et Sutherland habitaient des maisons voisines à North Hatley, situées sur une petite rue où vivait aussi le poète Ralph Gustafson, alors professeur à l’Université Bishop’s. Grand poète, Jones était aussi un excellent traducteur. Rapidement, il est apparu comme la figure dominante de ce programme, figure qui allait profondément marquer son évolution. Ainsi, la traduction littéraire et la possibilité de faire des mémoires (puis des thèses à partir de 1978, avec la création du doctorat en littérature canadienne comparée) en traduction littéraire existent depuis le début. Mais pour suivre le fil de l’histoire de ce programme, il faut rappeler le contexte littéraire et intellectuel dans lequel il se situe.

Dans les années 1950, une époque que j’ai étudiée pour ma thèse publiée sous le titre Traduction littéraire et sociabilité interculturelle au Canada, 1950-1960 (Godbout, 2004), la vie littéraire anglophone au Québec et au Canada rencontrait de profonds changements. On constate essentiellement deux phénomènes : jusque-là situé à Montréal, le centre de gravité de la vie littéraire se déplace vers l’ouest à Toronto; les actrices et acteurs de la vie littéraire anglophone qui demeurent à Montréal commencent alors à s’intéresser plus sérieusement à la littérature québécoise, qu’ils lisent et traduisent. C’est à cette époque que des écrivaines et des écrivains comme Frank R. Scott entreprennent de traduire les poètes québécois. Scott, qui a notamment traduit Anne Hébert, avait une maison d’été à North Hatley. Certes, ce petit village des Cantons de l’Est présentait une grande densité d’écrivains et de professeurs de littérature au mètre carré!

D’autres écrivains anglophones ont beaucoup fait pour rapprocher les deux communautés par le biais de la traduction, à l’instar de Scott. Je pense par exemple à John Glassco, qui a publié une anthologie de poésie québécoise en 1970, sur laquelle je reviendrai. Glassco était tout un personnage qui vivait à Paris à la fin des années 1920 : ses Memoirs of Montparnasse, parus en 1970, qui rappellent son aventure parisienne, à la manière de A Moveable Feast d’Hemingway (publié à titre posthume en 1964), sont un petit bijou de texte. Glassco possédait une maison dans les Cantons de l’Est, à Foster près de Knowlton, entre Montréal et Sherbrooke. Il connaissait Jones et participait aux fêtes chez les uns et les autres. Glassco a traduit les poésies complètes et le journal de Saint-Denys Garneau. Ce qui a attiré Glassco dans la poésie de Saint-Denys Garneau et qui a déclenché chez lui le désir de le traduire, c’est la difficulté d’être qui s’exprime dans son oeuvre. Glassco l’homme du monde, avait aussi un côté obscur, autoréflexif, qu’il a retrouvé chez Saint-Denys Garneau. Il s’est consacré à faire connaître cet auteur au Canada anglais.

Dans les années 1960, la montée du nationalisme au Québec marque la communauté intellectuelle anglophone. La littérature québécoise participe à l’affirmation identitaire, avec des titres comme Terre Québec de Paul Chamberland, qui paraît en 1964. Juste avant les événements d’Octobre 1970, les Canadiennes et les Canadiens anglais cherchaient à mieux comprendre le peuple québécois – on était à l’ère du What does Quebec want? – et voulaient le traduire – ce qui était moins vrai dans le sens inverse. Des rapports de convivialité persistaient pourtant encore entre divers cercles de Québécois et de Canadiens anglais, entre autres à North Hatley. Dans un chapitre d’un collectif dirigé par Sherry Simon, In Translation – Honouring Sheila Fischman (Godbout, 2013), je décris le climat interculturel de North Hatley en 1968. Glassco allait prendre une bière, par exemple, avec les poètes Paul Chamberland et Gérald Godin, lequel avait aussi une maison à North Hatley et connaissait Jones. Glassco fréquentait plusieurs des poètes dont on trouve des poèmes en traduction dans son anthologie, Poetry of French Canada in Translation (Glassco, 1970)[3].

Le besoin de traduire les écrivains québécois se faisait donc sentir, tant chez les écrivains que chez les professeurs anglophones. Originaire de l’Ontario, Philip Stratford, qui avait fait sa thèse de doctorat à Bordeaux et qui était professeur d’études anglaises à l’Université de Montréal, était lui aussi traducteur. Il a entre autres traduit Antonine Maillet, et il enseignait la littérature québécoise en traduction dans ses cours à l’Université de Montréal à la fin des années 1960. C’est à ce moment qu’il se rend compte qu’il n’a pour ainsi dire rien à faire lire à ses étudiantes et à ses étudiants en traduction. En 1968, il sonne l’alarme dans un article de la revue Meta (Stratford, 1968). La Bibliographie de livres canadiens traduits de l’anglais au français et du français à l’anglais qu’il publie en 1977 (Stratford, 1977) fait ressortir l’état désolant de la traduction littéraire au Canada[4].

À la fin des années 1960, Stratford et Jones sentent tous deux le besoin de disposer de traductions pour leur enseignement. Ils ne pouvaient pas, par exemple, faire lire en anglais des poètes comme Gaston Miron ou Paul-Marie Lapointe, que Jones s’appliquera plus tard à traduire. En 1969, Jones se dit qu’il faut faire quelque chose. C’est une des raisons pour lesquelles il crée la revue Ellipse, à l’Université de Sherbrooke.

Le premier comité de rédaction compte son épouse d’alors, Sheila Fischman, traductrice littéraire bien connue qui a traduit à peu près tout dans la littérature québécoise : Anne Hébert, Marie-Claire Blais… C’est à cette époque qu’elle s’est mise à faire de la traduction littéraire, à commencer par La guerre, yes sir!, de Roch Carrier, qui paraît en 1968 (Carrier, 2008 [1968]). Carrier avait aussi une maison d’été à North Hatley. Dans le numéro d’automne 1970 de la revue Ellipse, intitulé « Octobre », Doug Jones traduit notamment un texte de Gaston Miron. La revue, qui voulait faire état de la situation, comprend aussi une traduction du « Manifeste des enfants libres du Kébèk » de Chamberland, et d’autres textes du genre, en appui aux personnes qui avaient été arrêtées – mais pas aux felquistes. La position de la revue était à l’opposé de celle de la plupart des anglophones : Scott, par exemple, était ouvertement en faveur de la Loi sur les mesures de guerre.

Étroitement associée au programme de littérature canadienne comparée, la revue Ellipse a ainsi joué un rôle crucial pour la traduction, non seulement en tant qu’instance de publication, mais en outre comme lieu de formation. Autour de cette revue ont gravité plusieurs professeurs et étudiants du programme, qui y ont travaillé, qui s’y sont intéressés. La traduction littéraire s’en est trouvée dynamisée. J’ai moi-même contribué à cette revue à partir de la fin des années 1980, en traduisant des articles et des poèmes. Cela m’a permis de collaborer avec des professeurs de littérature canadienne-anglaise comme Jones et Larry Shouldice, et des professeurs de littérature québécoise comme Joseph Bonenfant et Richard Giguère, qui deviendra mon directeur de thèse. Larry Shouldice était professeur de traduction vers l’anglais et lui-même traducteur. Il a créé un cours sur l’histoire de la traduction au Canada, History of Translation in Canada, offert au premier cycle. Shouldice a dirigé la revue Ellipse pendant des années. Membre de l’Association des traducteurs littéraires du Canada, il était une force vive de la traduction littéraire et de la traductologie. Il a participé à l’établissement de la traductologie comme discipline au Canada et dans le monde, avec d’autres traductrices et traductologues importantes, telles Sherry Simon, Luise Von Flotow, Annie Brisset, et Judith Woodsworth. Une façon de penser la traduction se dessine alors au Canada, si bien que l’on en est venu à parler d’une « école canadienne de la traductologie ».

Le décès de deux professeurs, au début de la décennie 1990, a été un coup dur pour la revue Ellipse[5] et les programmes de littérature canadienne comparée : celui de Shouldice décédé prématurément dans la quarantaine, en 1991, et celui d’un autre professeur rattaché au programme English Professional Writing développé dans les années 1980, Avrum Malus. Mais cela n’a pas mis fin pour autant à l’enseignement de la traduction. En 2014, une cinquantaine de mémoires et de thèses avaient été produits. C’est quand même beaucoup quand on sait que le terme « traduction » ne figurait pas dans le titre du programme. Jusqu’alors, la traduction demeurait invisible. C’est la raison pour laquelle j’ai entrepris, avec Shirley Fortier, alors chargée de cours à forfait, de créer un cheminement en traduction littéraire et traductologie au sein de la maîtrise en littérature canadienne comparée. Nous avons ainsi tablé sur la tradition de traduction littéraire à l’Université de Sherbrooke, tout en la mettant en valeur et en l’insérant dans le dynamique courant canadien des études traductologiques.

J’aimerais aussi parler de l’évolution de l’enseignement de la traduction au premier cycle à l’Université de Sherbrooke. Dans plusieurs universités, l’enseignement de la traduction au premier cycle est une émanation, une excroissance de la linguistique. Par exemple, à l’Université de Montréal, le programme de traduction est offert au Département de linguistique et de traduction. Ce n’est pas le cas à l’Université de Sherbrooke où l’implantation du programme a été complètement différent. Les premiers cours de traduction ont été créés dans le cadre des programmes de premier cycle en Études anglaises. Dès la fin des années 1960, on donne des cours de stylistique comparée du français et de l’anglais. Puis, plus tard, au début des années 1980, au Département d’études françaises, un cours sur les anglicismes est créé par le professeur Jean Forest, ainsi qu’un « Atelier de traduction anglais-français » qui s’intègrent au cheminement en rédaction-recherche du baccalauréat en études françaises. À l’époque, plusieurs baccalauréats étaient composés d’une majeure et d’une mineure et devant l’intérêt que manifestent les étudiantes et étudiants envers la traduction, une mineure en traduction de l’anglais vers le français a été créée en 1989. Peu de temps après, en 1990-1991, on a mis en place un certificat de traduction pour celles et ceux qui souhaitaient en faire un programme à part entière. Chargée de cours en traduction depuis 1985, je suis devenue chargée de cours à forfait en 1994, au moment où on m’a confié la responsabilité de ces deux premiers programmes de traduction.

En 2003, le département envisage de créer un cheminement en traduction de l’anglais vers le français dans son baccalauréat multidisciplinaire. Nous avons d’abord pensé créer un baccalauréat en traduction en cumulant trois certificats existants. Mais le problème qui s’est posé, c’était que ce type de programme par cumul de certificats ne permettait pas à nos étudiantes et étudiants d’être agréés par l’ordre professionnel, l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). Il nous fallait donc concevoir à l’intérieur du baccalauréat multidisciplinaire un cheminement entièrement dédié à la traduction, ce que nous avons fait. Nous avons dû entre autres nous assurer du bon nombre de cours de transfert (où l’étudiante ou l’étudiant doit traduire des textes) et de cours connexes (par exemple des cours de rédaction ou de grammaire). La création du cheminement en traduction fut un processus assez exigeant. Rappelons qu’à ce moment-là, il n’y avait pas de professeure ou de professeur en traduction vers le français et que j’étais encore chargée de cours. En études anglaises, une seule professeure, Pamela Grant, donnait des cours de traduction vers l’anglais. Autrement dit, nous n’avions pas encore les ressources humaines suffisantes pour obtenir du ministère de l’Éducation la création d’un baccalauréat spécialisé en traduction. Mais la création du cheminement constituait une première étape. La chance que nous avons eue était qu’il n’existait pas de baccalauréat en traduction offert en région (le programme de l’UQTR sera créé plus tard). Au Québec, on ne pouvait étudier la traduction que dans les grands centres. En outre, la création de ce programme reposait sur son attachement à une région historiquement bilingue. Enfin, j’ajouterais que j’étais moi-même membre de l’OTTIAQ depuis 1986, alors qu’il se nommait Société des traducteurs du Québec, ce qui a sans doute facilité les choses. Le cheminement en traduction du baccalauréat multidisciplinaire a finalement été créé en 2004. J’ai été engagée comme professeure la même année, devenant ainsi la première professeure officiellement associée à un programme de traduction.

Issu du cheminement en traduction du baccalauréat multidisciplinaire, le baccalauréat en traduction professionnelle a été créé en 2009. L’année suivante, la professeure Nicole Côté a été embauchée pour enseigner à la maîtrise et au baccalauréat[6]. La gestion des programmes de premier cycle en traduction a été confiée à Shirley Fortier, puis à Héloïse Duhaime, également chargée de cours à forfait. Dans ce baccalauréat, on retrouve des cours tels que « Traduction et révision », « Traduction littéraire », « Traduction en sciences humaines et sociales », mais aussi « Traduction technique et scientifique ». Le programme compte quelques cours de traduction vers l’anglais, des cours de thème comme on avait l’habitude de les appeler, mais la formation que nous offrons demeure orientée de l’anglais vers le français. Les besoins en traduction au Québec vont généralement dans cette direction. Le Canada étant ce qu’il est, la majorité des textes sont écrits en anglais et un certain nombre sont traduits vers le français[7]. Le baccalauréat en traduction professionnelle s’est modifié au fil des ans pour mieux s’arrimer aux exigences de la profession avec la création de cours sur la gestion de projets ou les réalités professionnelles. L’intérêt marqué pour le doublage et le sous-titrage donne aujourd’hui une couleur distinctive au programme.

Pour conclure, en quelques mots, je rappellerais qu’à l’Université de Sherbrooke, les programmes de traduction se sont donc développés à la croisée de plusieurs champs disciplinaires : littérature canadienne comparée, études anglaises, avec l’introduction de cours de stylistique comparée et de traduction littéraire, et, plus tard, celui de rédaction-recherche et de rédaction-communication, avec la création de cours d’anglicismes et de traduction générale. Dans cet article, je n’ai offert qu’un aperçu de l’évolution des programmes de traduction, aux études supérieures ainsi qu’au premier cycle depuis les années 1960. Mais j’ai voulu témoigner de la place distinctive qu’occupent ces programmes dans l’enseignement de la traduction au Québec. Leur histoire nous parle de la région qui les a vu naître et montre surtout à quel point ce sont les gens qui font l’histoire.

La traduction hors de ses gonds Postface

René Lemieux
Université Concordia[8]

Dans un texte devenu classique, Sherry Simon fait un constat important sur la différence dans la direction vers laquelle la traduction au Canada se fait. Dans le cas de la traduction du français vers l’anglais, Simon nous apprend que

[f]or English Canada, translation began as a kind of ethnographic activity, a desire to acquire knowledge about a little understood and opaque society and it has remained marked by this origin

Simon, 1988 : 40

Ce type de traduction, d’abord et avant tout « littéraire », date au moins depuis la traduction des Anciens Canadiens de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé, père (1863) par Charles G. D. Roberts en 1890. On traduit les Canadiennes et Canadiens français, nous dit Simon, pour mieux les connaître – même si cette connaissance relève d’une curiosité pour une peuplade exotique. Un tout autre ethos s’installe dans la direction inverse, de l’anglais vers le français, depuis, cette fois-ci, la Conquête, alors que « [m]any of the members of the New France’s most influential families were reduced to accepting tranlator’s positions in the new British civil administration » (Simon, 1988 : 41). Historiquement, la traduction vers le français est « pragmatique », mot qui désigne souvent, en traductologie, une traduction essentiellement informative, anonyme, visant la transmission d’un message équivalent et prenant la langue comme instrument de communication plutôt qu’espace d’expression. Simon cite ainsi Denis Juhel sur le rôle que prend la traduction vers le français : « Au Québec, la traduction a aujourd’hui pour fonction dominante de garantir l’unilinguisme des citoyens. » (Juhel, 1983 : 123; cité dans Simon, 1988 : 43)

Près de 30 ans plus tard, Annie Brisset donnait une nouvelle image de ce constat à partir de coordonnées différentes. Dans son article « La traductologie canadienne au fil des publications (1970-2017) », Brisset cherche plutôt à comprendre l’évolution de la traductologie. Elle établit une distinction basée sur le temps, dans laquelle la fin des années 1980 marque une certaine rupture : 1987 est l’année de fondation de l’Association canadienne de traductologie (ACT), mais il faut aussi la voir comme le début d’un moment réflexif de la communauté des professeures et professeurs de traduction sur leur objet d’étude[9]. Brisset explique ainsi qu’on voit la traduction de 1970 à 1989, année de la fondation de la revue TTR, l’organe officiel de l’ACT, d’abord et avant tout comme une activité pratique et axée sur la didactique (Brisset, 2017 : 143). Sont alors publiés des ouvrages de terminologie, mais surtout des manuels d’initiation à la traduction. La traduction et la terminologie sont encore soumis aux « besoins consécutifs à l’instauration du bilinguisme de l’État » (Brisset, 2017 : 128). La fin des années 1980 marque un tournant : la traductologie se fait critique et va cette fois axer sa réflexion sur l’interculturalité (Brisset, 2017 : 143) : « La montée des études réflexives coïncide avec le développement des programmes d’études supérieures d’où émerge une nouvelle génération de traductologues à partir des années 2000. Elle accompagne l’évolution de la traductologie sur la scène internationale, en particulier dans le monde anglo-saxon. » (Brisset, 2017 : 131)

Brisset souligne ce qu’apporte le tournant de la fin des années 1980 dans la traductologie canadienne : le texte littéraire comme nouvel objet de recherche, des études renouvelées sur l’histoire de la traduction, un intérêt pour l’interculturalité, des avenues de recherche novatrices comme les études sur le genre, ou des formes d’interdisciplinarités théoriques inédites, avec la sociologie ou la philosophie. Contrairement à l’analyse que faisait Sherry Simon, cette nouvelle distinction entre une étude de la traduction plus pratique et une traductologie plus réflexive ne se fait plus strictement sur le plan de la différence linguistique, mais bien plutôt chronologique : une première époque où l’on enseigne la traduction pour former des traductrices et des traducteurs professionnels, une seconde où l’on théorise la traduction comme objet intellectuel. Il y a pourtant un point commun entre les deux analyses : le rôle de la littérature.

L’analyse de Simon et celle de Brisset peuvent être conjuguées pour donner une image plus nette de la traductologie canadienne ces dernières années. Il est vrai, comme le montre Sherry Simon, qu’une distinction existe entre l’attitude des anglophones et des francophones quant à la traduction. Pour donner une image un peu caricaturale, certes, mais sans être fausse, chez les premiers, la traduction est affaire de loisir, alors que pour les seconds, la traduction relève d’un droit. Les premiers peuvent se permettre de faire de la traduction un lieu d’exploration de la diversité culturelle, alors que les seconds la ressentent davantage comme une obligation, conséquence d’un rapport de force dans lequel ils tiennent une position de subalternité. Il est aussi vrai qu’une distinction se fait de manière chronologique, entre une période allant de l’instauration de la Loi sur les langues officielles, en 1969, qui encourage, voire force une professionnalisation de la pratique traductive, au tournant, par ailleurs mondial, vers une traductologie qui prend en compte ses aspects culturels, à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Une troisième analyse différenciant deux pans de la traductologie serait possible, et elle nous est fournie par l’histoire des programmes de traduction à l’Université de Sherbrooke, telle que racontée par Patricia Godbout. C’est la contribution que le texte précédent fait au panorama de la traduction et de la traductologie au Canada. Cette analyse prendrait en compte où se pense la traduction? Dans quels institutions (universitaire ou autre), et dans quelles disciplines? Les trois premiers programmes de traduction fondés au Canada (Université d’Ottawa, Université de Montréal et Université Laval) sont rattachés à la linguistique (Brisset, 2017 : 122). Ce sont aussi des universités francophones (l’Université d’Ottawa a d’abord été francophone avant de devenir bilingue). Les universités anglophones donnent également des cours de traduction et proposent même souvent une recherche en traductologie. Pour le Québec seulement, l’Université McGill et l’Université Concordia possèdent des programmes en traduction, mais on les retrouve dans les départements fortement marqués par la littérature ou la langue française[10]. La différence est importante : alors que c’est la linguistique qui, dans le milieu francophone, donne naissance à l’enseignement de la traduction au premier cycle, du côté anglophone, c’est à la littérature et aux études culturelles qu’on doit la paternité de la traductologie, avec un accent mis sur les cycles supérieurs.

L’histoire des programmes de traduction à l’Université de Sherbrooke est d’autant plus intéressante lorsqu’on la compare aux autres programmes au Québec, car elle est la scène où s’entrechoquent les deux visions sur la traduction. D’un côté, nous avons l’apport de l’ancien Département d’anglais (renommé Département d’études anglaises vers la fin des années 1970) qui développe un enseignement et une recherche à la maîtrise puis au doctorat axés sur la littérature canadienne comparée, mais avec la présence toujours continue de la traduction littéraire. De l’autre, celui de l’ancien Département d’études françaises, devenu par la suite le Département des lettres et communications après la fusion, pour un enseignement plus pragmatique au premier cycle (création d’une mineure et d’un certificat entre 1989 et 1991, puis du baccalauréat en traduction professionnelle en 2009, en suivant les exigences de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec). Dans ce dernier cas, l’enseignement, historiquement influencé par la linguistique appliquée, se pense dans une visée pratique, voire professionnalisante, ce qui se raccorde parfois mal avec une visée réflexive et académique d’un programme de recherche aux deuxième et troisième cycles.

Cette réalité des programmes à l’Université de Sherbrooke n’est pas unique, c’est un enjeu commun à la majorité des universités où s’enseigne la traduction. Le cas des programmes à l’Université de Sherbrooke est toutefois exemplaire en ceci que cette différence est plus évidente, qui relève d’un héritage laissé historiquement par des décisions administratives.

J’ai intitulé mon texte « La traduction hors de ses gonds » en référence au passage bien connu de Hamlet où l’époque est qualifiée de « out of joint » (Shakespeare, 1965). Mais cette « dis-jointure » est le reflet de la difficile position de l’enseignement de la traduction au Canada : on enseigne la traduction au premier cycle pour former des professionnelles et des professionnels, tout en espérant admettre aux cycles supérieurs des traductologues prêts à faire de la traduction un objet d’étude. Le passage, lorsqu’il se fait, ce qui demeure trop rare, est difficile. La différence disciplinaire, doublée d’une différence linguistique, est un des facteurs contribuant à miner la visibilité de la traduction et de la traductologie, à Sherbrooke comme ailleurs. Elle est bien là, et depuis longtemps, mais l’angle mort disciplinaire l’invisibilise.