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La traduction littéraire n’est pas un simple transfert linguistique et culturel, elle nécessite de créer. Et la création transforme. Une analogie peut être proposée pour illustrer les effets de la traduction sur la culture littéraire : l’art ancien de l’alchimie et tout ce qu’il peut signifier à travers ses différentes étapes, incluant le transvasement, l’amalgame des métaux liquéfiés, l’observation de la putréfaction et la réalisation de la transformation radicale par la transmutation. Cette métaphore peut aussi être utilisée pour décrire l’histoire du livre et la culture de l’imprimé, qui proposent de considérer les livres et autres objets littéraires comme des êtres dont on peut retracer la biographie : on y trouvera une naissance, mais plutôt qu’une mort, on aura une capacité à transformer le milieu littéraire et ses acteurs. Dans le présent article, j’utilise la notion de « biographie du livre » pour évoquer l’histoire de la traduction littéraire au Canada, contemporaine des trajectoires de Patricia Godbout, traductrice, traductologue et écrivaine à part entière et de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC – en anglais : Literary Translators’ Association of Canada, LTAC) dont je suis membre.

Tout comme Patricia Godbout, j’ai commencé à traduire de la littérature au début de la vingtaine. Comme elle, j’ai joint l’ATTLC dans les années 1980 et je me suis impliquée dans la défense de la traduction littéraire dans les années 1990.

L’ATTLC trouve son origine à l’Université de Sherbrooke, avec la fondation quelques années plus tôt de la revue Ellipse. Voici ce que raconte Godbout de cette origine :

La revue est née sur les bords du lac Massawippi, à North Hatley, dans les Cantons de l’Est : c’est le poète et traducteur D. G. Jones, alors professeur de littérature canadienne comparée à l’Université de Sherbrooke, qui en eut l’idée. Jones s’était rendu compte, en préparant ses séminaires de poésie comparée, que très peu de poèmes avaient été traduits. Il se met alors à faire lui-même des traductions de poésie québécoise. Richard Giguère est à cette époque un jeune étudiant qui prépare un mémoire de maîtrise sur la littérature québécoise sous la direction du regretté poète, traducteur et professeur Joseph Bonenfant. Jones leur demande à tous les deux s’ils aimeraient se joindre au comité de rédaction d’une nouvelle revue de traduction poétique qu’il aimerait lancer avec sa compagne d’alors, Sheila Fischman. Celle-ci vient justement de se mettre à la traduction littéraire en entreprenant de rendre en anglais le roman La Guerre, Yes Sir!, de son ami Roch Carrier, qui passe ses étés à North Hatley et accepte de faire partie du premier comité de consultation. Les deux autres membres de ce comité, John Glassco et Philip Stratford, sont des figures importantes de la traduction littéraire au Canada. Glassco, qui a publié en 1962 sa traduction anglaise du Journal de Saint-Denys Garneau, est alors sur le point de faire paraître une importante anthologie de poésie québécoise en traduction (Poetry of French Canada in Translation). Quant à lui, le critique et traducteur Philip Stratford est à cette époque professeur de littérature anglaise à l’Université de Montréal. […] Les pressions exercées par des gens comme Stratford, Jones, Giguère et autres ont indéniablement contribué à la mise en place, quelques années plus tard, de programmes d’aide à la traduction relevant du Service des lettres et de l’édition du Conseil des arts du Canada

Godbout, 2014 : 248‑49[1]

La nécessité de trouver un appui institutionnel à la traduction littéraire apparaît implicitement dans les raisons qui ont mené à la fondation d’Ellipse. L’urgence de considérer la traduction comme une composante intrinsèque de la culture littéraire canadienne coïncidait avec la volonté du gouvernement canadien de financer massivement les arts. En 1972, le Conseil des arts du Canada mettait sur pied le Programme d’aide à la traduction pour favoriser la publication de traductions. Soutenues par des subventions du Conseil des arts, les maisons d’édition anglophones, grandes et petites, allaient intégrer les autrices et les auteurs québécois à leur catalogue.

L’ATTLC elle-même a été fondée en 1975. Ses principaux fondateurs sont Joyce Marshall, Ray Ellenwood, Sheila Fischman, Philip Stratford, Patricia Claxton, le regretté Jean Antonin Billard, toutes et tous des pionnières et des pionniers de la traduction littéraire. Leur travail a contribué non seulement à constituer le canon canadien, mais aussi à le faire évoluer et, j’oserais dire, à créer une véritable culture du livre authentiquement canadienne. Ainsi, l’ATTLC a travaillé sans ménagement à la défense des droits des traductrices et traducteurs littéraires, réclamant que leur tarif de base augmente régulièrement. L’association réclamait aussi des maisons d’édition qu’elles reconnaissent le statut d’auteur des traducteurs, par exemple en apposant leurs noms sur la page couverture des livres qu’ils traduisaient. L’action de l’ATTLC a également pris d’autres formes, tel le fait de réprimander les éditeurs de journaux et de revues qui omettaient, dans les comptes rendus de livres traduits, de nommer les traducteurs. Les traductrices et traducteurs ont aussi oeuvré à la reconnaissance de leurs droits : aujourd’hui, les traducteurs littéraires sont reconnus comme les auteurs de leurs traductions grâce à un langage contractuel équitable, sont rémunérés pour leur travail grâce aux subventions du Conseil des arts, obtenues et gérées par les maisons d’édition, et reçoivent des paiements du Programme de droit de prêt public. Il importe toutefois de faire ici une mise en garde. Si tous les traducteurs peuvent bénéficier du Programme de droit de prêt public, seuls les traducteurs de textes canadiens peuvent toucher les subventions du Conseil des arts du Canada. En d’autres mots, nous qui traduisons les textes des autrices et des auteurs qui ne sont pas canadiens, nous ne pouvons pas recevoir de financement. Et nous sommes très nombreux. La pensée nationaliste qui a conduit à la fondation du Conseil des arts et qui guide encore aujourd’hui ses actions s’est montrée jusqu’à ce jour hermétique aux changements. Les programmes, incapables de soutenir les acteurs qui travaillent avec les littératures qui proviennent d’ailleurs, n’apparaissent plus en adéquation avec les réalités des traducteurs et des maisons d’édition. La position du Conseil des arts établit ainsi une division inacceptable entre les traducteurs qui peuvent être publiés et ceux qui ne le peuvent pas, car en réalité, les maisons d’édition canadiennes ne publient pas d’oeuvres non subventionnées. Concrètement, cela signifie que les traductrices de littérature latino-américaine, comme moi, ne verront jamais leur travail publié. Nul besoin de démontrer que la position du Conseil des arts est intrinsèquement préjudiciable pour les traducteurs. En ce qui concerne la traduction littéraire, le Conseil des arts du Canada a créé un système qui départage ceux qui méritent l’aide publique et les autres.

Il est urgent de changer les orientations et les stratégies de la traduction littéraire au Canada. La conception statique et dépassée de la traduction littéraire véhiculée au sein des organismes de financement doit être revue. La traduction littéraire devrait être considérée comme un véritable art, transcendant les frontières nationales. Pourquoi devrait-on se soucier que les autrices et auteurs en traduction ne soient pas canadiens? Après tout, le fait que notre vie et notre être soient immergés dans la réalité de l’anglais canadien (dans mon cas), signifie que peu importe l’origine de l’oeuvre traduite, cette dernière se transformera, par notre travail, en une oeuvre canadienne. Ce sont ces arguments que je fais valoir depuis 35 ans au nom de la communauté toujours grandissante des traductrices et traducteurs littéraires.

Ce qu’on traduit touche la lectrice ou le lecteur, et les textes traduits changent les écrivains. Pour moi, il est évident que le travail de traducteurs comme Ray Ellenwood, Patricia Claxton, John Glassco, D. G. Jones, Sheila Fischman et tant d’autres a changé comment on écrit dans le Canada anglophone. Pour ne donner qu’un exemple, il ne fait aucun doute que les poètes de ma génération ont été influencés et touchés par les traductions que Barbara Godard a faites de Nicole Brossard. Et quels genres de lectrices ou de lecteurs serions-nous si nous n’avions pas lu à l’école secondaire La route d’Altamont de Gabrielle Roy transformé en The Road Past Altamont par Joyce Marshall? Les exemples abondent – tout le monde les connaît.

Ceux qui font du Canada l’un des pays les plus multilingues au monde apportent leurs littératures extraordinaires, des littératures qui, une fois traduites, pourraient enrichir notre culture. Après plusieurs années passées à revendiquer, sans succès, l’amélioration des conditions de travail des traductrices et des traducteurs, j’ai pris du recul par rapport à mon militantisme au sein de l’ATTLC.

J’ai ensuite voulu devenir éditrice de littérature en traduction. Avec trois partenaires, j’ai fondé la maison d’édition Quattro Books. Après sept années d’efforts, j’ai quitté l’entreprise dans la frustration, non sans avoir tiré d’importantes leçons sur le monde de l’édition. J’ai appris, par exemple, que les éditrices et les éditeurs tiraient une bonne part de leurs profits en achetant et en vendant des droits de traduction à l’international. Les maisons d’édition américaines et britanniques, en particulier, achètent les droits pour la traduction en anglais de tout ce qui se publie dans le domaine de la fiction. Un peu d’aide financière permettrait de faire du Canada un important lieu de traduction en français et en anglais de la littérature du monde. Il existe des milliers de livres fabuleux, écrits depuis des millénaires en des centaines de langues, dans des lieux qui dépassent l’imagination; des livres qui n’attendent qu’une chose : être traduits – ici et maintenant. Le Canada possède l’expertise en publication, le marché international existe, et les écrivains comme celles et ceux qui les lisent sont avides de voix nouvelles. Tout ce qu’il faut, c’est un peu de soutien. Selon moi, un tel projet viendrait dynamiser l’ensemble du secteur éditorial au Canada, en favorisant la diversité littéraire, qui se nourrit des oeuvres écrites ailleurs, dans d’autres langues. Ce faisant, l’industrie de l’édition au Canada anglais pourrait être arraché des mains des multinationales qui en ont pris le contrôle et l’ont appauvri et paralysé. Plus important encore, une telle richesse d’influences littéraires ferait grandir notre culture littéraire.

La traduction n’enrichit pas seulement la littérature, elle peut avoir un effet sur la trajectoire littéraire d’une nation. Pour l’illustrer, je donnerai quelques exemples. En 1922, le romancier chilien Augusto D’Halmar publiait sa traduction du poète et mystique lituanien Oscar Venceslas de Lubicz Milosz, qui écrivait en français. Bien qu’il ait été largement perçu par l’élite littéraire française comme un insignifiant poète symboliste tardif, Milosz avait réussi à réunir autour de lui une foule d’adorateurs. D’Halmar obtint la permission de Milosz pour prendre des libertés avec sa traduction en espagnol de poèmes choisis, publiés dans l’excellent recueil Poemas. Les libertés prises par D’Halmar dans sa traduction allaient jusqu’à changer les titres, raccourcir ou allonger les vers et, dans certains cas, éliminer des strophes au complet, comme c’est le cas dans sa version du poème « Tous les morts sont ivres » :

TOUS LES MORTS SONT IVRES

Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale

Au cimetière étrange de Lofoten.

L’horloge du dégel tictaque lointaine

Au coeur des cercueils pauvres de Lofoten.

Et grâce aux trous creusés par le noir printemps

Les corbeaux sont gras de froide chair humaine;

Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant

Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.

Je ne verrai très probablement jamais

Ni la mer ni les tombes de Lofoten

Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais

Ce lointain coin de terre et toute sa peine.

Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines

Au cimetière étranger de Lofoten

- Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,

Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous?

- Tu pourrais me conter des choses plus drôles

Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine,

Des histoires plus charmantes ou moins folles ;

Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.

Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne

La voix du plus mélancolique des mois

- Ah les morts, y compris ceux de Lofoten -

Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi…

La traduction en espagnol par D’Halmar change le titre qui devient « Lofoten », en référence au cimetière mentionné dans le poème. Plus radical encore comme changement, les deux dernières strophes ont été complètement éliminées :

LOFOTEN

Todos los muertos están ebrios de lluvia vieja y sucia

En el cementerio extraño de Lofoten.

El reloj del deshielo tictaquea lejano

En el corazón de los féretros pobres de Lofoten.

Y gracias a los agujeros abiertos por la negra primavera

Los cuervos están cebados de fría carne humana;

Y gracias al débil viento de voz de niño

El sueño es grato a los muertos de Lofoten.

Yo no veré probablemente nunca

Ni el mar ni las tumbas de Lofoten

Y, sin embargo, es en mí como si yo amase

Ese lejano rincón de tierra y toda su pena.

Vosotros desaparecidos, vosotros suicidas, vosotras lejanas

En el cementerio extranjero de Lofoten

El nombre suena a mi oído extraño y suave,

¿Dormís, verdaderamente, decidme, es que dormís?

Les traductions de Milosz produites par D’Halmar se sont avérées conséquentes, exerçant une grande influence sur deux générations de poètes chiliens dont les oeuvres, à leur tour, ont changé la poésie chilienne des cinquante années qui ont suivi. Gabriela Mistral, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1945, a plusieurs fois reconnu l’influence de Milosz sur sa poésie. On peut également entendre la voix de Milosz se mélanger à celle de Pablo Neruda, en particulier dans le recueil Residencia en la tierra, son oeuvre la plus importante. Neruda sera lui aussi récipiendaire, en 1971, du prix Nobel de littérature. Milosz influencera également la poétique du poète extraordinaire Rosamel del Valle qui, lui, influencera mon beau-père, le poète et artiste canadien d’origine chilienne, Ludwig Zeller. C’est lui qui m’a fait découvrir Rosamel del Valle, que je me suis mise ensuite à traduire en anglais avec ardeur. Je reconnais l’influence indéniable de sa merveilleuse écriture sur ma propre poésie. Je me permets de l’illustrer avec un poème qui montre le caractère orphique de la poésie de Rosamel del Valle :

VISITA

Vendrá, se piensa, y viene el visitante. La habitación se abre. No hay ni qué decirlo, entra. Los muros pierden la tranquilidad, los objetos pierden la tranquilidad, la luz pierde la tranquilidad y lo que soy allí para recibirlo no guarda tampoco relación alguna con la palabra tranquilidad. Entonces sé que los muros tienen la forma de un oído y que el visitante pone el suyo junto a la cerradura de la puerta para asegurarse tal vez de que la mitad de sus pensamientos se han quedado afuera y como rindiéndome homenaje en nombre de la lealtad. Tal vez por eso mismo recuerdo que su conducta ha sido siempre irreprochable. Y en cuanto lo veo quitarse el sombrero y arrojarlo al mar comprendo que la conversación está iniciada. Una conversación de palabras húmedas, a veces semejantes al verano, a veces semejantes a la transpiración de los vidrios. No podría asegurarlo. Pero eso que dice sin que nada le salga de la boca es exactamente lo oído anoche en el sueño. Es decir, la historia de una conversación nunca empezada. Entonces, y para evitar la tragedia de toda despedida, me vuelvo hacia el muro y le devuelvo al visitante esa página en blanco que amenaza derrumbarse de un momento a otro de entre sus dientes. Y cuando oigo caer la lágrima de la puerta que se cierra, la tranquilidad se enciende otra vez en la habitación. Pero es tarde y sería inútil tratar de pasearme por las orillas de ese río que por esta vez no va al mar.

Voici ma traduction du poème en anglais, suivie de la traduction de l’anglais au français de Patricia Godbout et Héloïse Duhaime :

VISITA

He will come, one thinks, and the visitor arrives. The room opens. Needless to say, he comes in. The walls lose their calm. The objects lose their calm. The light loses its calm and whatever I am when I extend my greetings is in no way related to the word calm. I realize then that the walls are shaped like an ear and that the visitor will place his own to the lock of the door. Perhaps to assure himself that the first half of his thoughts have remained outside. Perhaps to pay me tribute in the name of loyalty. This may be why I remember his behaviour as having always been beyond reproach. The instant I see him take off his hat and throw it into the sea, I know that our conversation has begun. It’s a conversation made of humid words, at times like the summer, at times like the sweating windowpanes. I can’t say for sure. Even so, without a word coming out of his mouth, he utters the exact same thing I heard in my dreams last night. That is to say, the story of a conversation never started. Then, and to avoid a tragic farewell, I turn to the wall and hand back the visitor the blank page which suddenly threatens to collapse from his teeth. When I hear a tear falling from the closing door, calm once again illuminates the room. But it is late and it would be useless to attempt walking over to the shore of that river, which this once, does not reach the sea.

LA VISITE[2]

Il va venir, se dit-on, et voici le visiteur qui arrive. Il ouvre la porte. Inutile de dire qu’il entre. Les murs perdent leur calme. Les objets perdent leur calme. La lumière perd son calme et peu importe ce que je suis lorsque je l’accueille, cela n’a aucun rapport avec le mot calme. Je prends conscience que les murs ont la forme d’une oreille et que le visiteur posera la sienne sur la serrure de la porte. Peut-être pour s’assurer que la moitié de ses pensées ont été laissées à l’extérieur. Peut-être pour me rendre hommage au nom de la loyauté. C’est peut-être pourquoi je me souviens que sa manière d’être a toujours été sans reproche. Dès que je le vois enlever son chapeau et le jeter à la mer, je comprends que notre conversation a commencé. C’est une conversation de mots humides, tantôt comme l’été, tantôt comme la transpiration sur la vitre. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, même si, sans un mot sortant de sa bouche, il dit la même chose entendue dans un rêve la nuit dernière. C’est-à-dire l’histoire d’une conversation jamais commencée. Donc pour éviter l’adieu tragique, je me détourne vers le mur et retourne au visiteur sa page blanche qui menace soudainement de s’effriter entre ses dents. Et quand j’entends la larme tomber de la porte qui se ferme, le calme illumine la pièce à nouveau. Mais il se fait tard et ce serait inutile d’essayer d’atteindre à pied les rives de ce fleuve qui, cette fois, ne se jette pas à la mer.

Plusieurs années après avoir traduit « Visita », j’ai écrit un poème qui reprend la première ligne, mais s’en détourne entièrement tant dans son thème que dans les images évoquées. Il a été publié dans mon recueil Sew Him Up :

ORIGINAL MAN

[after Rosamel del Valle]

He will come, one thinks, and the visitor arrives. He opens the door. I take out my needles. It would be useless to say that I sew myself to him because I have yet to meet his true heart, feel it like fruit that is offered, rendered liquid in a clear glass. There are his memories and there are my memories. Perhaps we are to stitch them together and display our joined selves to the judges in the audience. In a city like this one, before night falls and the colour of our blood changes to a darker hue. A spectacular meeting by all accounts, with our attending limbs growing wilder as the ghosts of living and dead singers crowd our senses. He speaks in silence, echoing joint performances of times past when we were apt to raise our legs in tandem and ride out the music of the heart. And yet he does speak the language of the worm in the fruit. Words spoken by the wind sweeping over expanses of prairies where original man is bound with sinew, his ear sewn to the earth by the invisible hands of the Great Soundmaker.

Ce poème a été magistralement traduit par Patricia Godbout et Héloïse Duhaime et publié dans La Couturière et l’homme poupée (Éditions de la Grenouillère) :

L’HOMME ORIGINAL

[d’après Rosamel del Valle]

Il va venir, se dit-on, et voici le visiteur qui arrive. Il ouvre la porte. Je sors mes aiguilles. Il serait vain de dire que je me couds à lui car il me reste à rencontrer son vrai coeur, à le sentir tel un fruit offert et liquéfié dans un verre transparent. Il y a ses souvenirs et il y a les miens. Peut-être devrions-nous les coudre ensemble et exhiber nos moi reliés devant les juges dans l’auditoire. Ici dans cette ville, avant que la nuit tombe et que la couleur de notre sang prenne une teinte plus sombre. Rencontre spectaculaire à tous égards : nos membres s’ensauvagent tandis que les fantômes de chanteurs morts et vivants nous peuplent les sens. Il parle en silence, faisant écho à des performances conjointes du temps où nous pouvions lever la jambe à l’unisson et aller au bout de la musique du coeur. Et pourtant il parle la langue du ver dans le fruit. Paroles prononcées par le vent soufflant sur de vastes étendues de prairie où l’homme original est ligoté, l’oreille cousue à la terre par les mains invisibles du Grand Musicien.

Ainsi en est-il du traduire et de ses effets : une première traduction (celle par D’Halmar), deux prix Nobel chiliens (Mistral et Neruda), les effets de cette traduction sur deux Chiliens immigrés au Canada (Zeller et moi), ma transposition en anglais des résonances de Milosz dans la poésie de Rosamel del Valle, affectant et influençant ma propre poétique, suivie par ma poésie traduite en français par Patricia Godbout et Héloïse Duhaime. C’est une descendance bien fertile que D’Halmar aura amorcée avec sa traduction de Milosz en espagnol en 1922, il y a exactement cent ans!