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L’une des manifestations évidentes des changements que connaît l’action publique à l’heure actuelle est l’emploi croissant de mécanismes ayant une composante dite « contractuelle ». Bien que l’action unilatérale soit largement présente et visible, le phénomène de la « contractualisation » de l’action gouvernementale (government by contract[1]) s’impose de plus en plus dans tout le droit public, même si certaines branches semblent plus réceptives, comme le droit de l’environnement et le droit de la concurrence. Pour les juristes, ce phénomène de « contractualisation » renvoie à la notion de contrat, catégorie claire à laquelle sont rattachées des conséquences juridiques importantes.

Si plusieurs des instruments négociés ont une composante conventionnelle, volontaire, relationnelle ou consensuelle, il est moins sûr qu’ils soient tous contractuels au sens où le droit l’entend. Par exemple, il serait probablement erroné de dire de toutes les ententes[2] entre personnes publiques qu’elles sont des contrats. De même, certaines ententes négociées avec les pollueurs avant ou après le fait s’inscrivent souvent dans les limites de programmes publics dont le régime est distinct du régime classique du contrat.

La qualification des instruments négociés nécessite généralement une analyse particularisée, puisque tous les rapports à caractère bilatéral entre l’État et les administrés ne sont pas de nature contractuelle. Or, cette analyse particularisée requiert de s’interroger sur la mécanique de qualification propre au droit, laquelle repose sur le cadre conceptuel du droit public et sur ses critères structurants.

Nous voulons préciser ici la manière dont l’étude du cadre conceptuel du droit positif et des critères propres à ce cadre peut contribuer à donner une vue d’ensemble du phénomène de l’action administrative négociée et de la qualification juridique des mécanismes rattachés à cette mouvance. L’approche privilégiée consistera à faire une synthèse non exhaustive de la problématique de la qualification juridique de l’action administrative négociée. L’accent sera placé sur les sources doctrinales et non sur la jurisprudence, puisque le débat sur la qualification juridique des instruments négociés est rarement abordé de front, les auteurs s’y intéressant généralement de façon accessoire. Il s’agira donc de faire une première tentative d’exploration générale du sujet, en vue de faciliter la recherche future sur ce thème et sur des thèmes connexes.

En guise d’entrée en matière, nous traiterons brièvement des origines et des fondements de l’action administrative négociée, qui s’expliquent principalement à partir des courants idéologiques remettant en cause le rôle et les façons de faire de l’État (1). Suivra une réflexion sur la façon dont le droit positif organise l’action administrative, laquelle sera centrée sur les notions de droit et de contrat. Cela permettra de faire le point sur les critères structurants du droit, sur le potentiel explicatif de ces critères et sur le rôle réel du contrat dans l’action publique (2).

1 Les fondements de l’action administrative négociée

L’essor de l’action administrative négociée et de la nouvelle gouvernance publique (new public management[3]) est indissociable des courants politiques dominants des dernières décennies. À gauche comme à droite, le rôle de l’État est envisagé différemment, notamment en raison des contraintes des finances publiques, de l’endettement national, de la diminution de la confiance des citoyens en l’État, de la montée de l’individualisme et de l’insatisfaction des administrés relativement à la qualité des services publics. La réforme de l’administration publique qui découle de ces circonstances est habituellement appelée « nouvelle gouvernance publique ». Ce modèle suppose l’horizontalité dans les rapports entre les acteurs, la responsabilité accrue des gestionnaires, l’évaluation du rendement et du coût de gestion des services publics, le recours au secteur privé pour la production de services publics, la mise en concurrence et la gestion par programmes, objectifs et plans stratégiques. Des réformes de cette nature ont été mises en oeuvre un peu partout en Occident au cours des dernières décennies[4], principalement sous l’influence de gouvernements inspirés par les idées libérales, dans un premier temps, et par la mouvance de la troisième voie, ensuite[5].

Pendant les décennies 70 et 80, à la faveur de l’échec des dirigismes et de la remise en question du modèle de l’État keynésien, les idées libérales ont connu un retour en force dans plusieurs pays occidentaux[6]. C’est principalement sous l’impulsion des conservateurs américains, britanniques et canadiens[7] que la première vague importante de réformes sera mise en oeuvre dans ces pays : privatisation, obligation de résultats, création d’agences, décentralisation, réglementation économique, efficacité administrative et impartition sont les thèmes de l’heure. Déjà, le modèle du contrat devait occuper une place importante dans l’application de ce programme. Le recours accru aux ententes entre personnes publiques en est une manifestation visible[8]. Nous pouvons en dire autant de la mise en concurrence appliquée aux industries relevant traditionnellement de monopoles[9] ou aux services publics (corporatization)[10].

Puis, le repositionnement stratégique et idéologique de la gauche politique[11] s’est accompagné d’une seconde vague de réformes de l’administration publique, habituellement associée à la mouvance de la troisième voie[12]. Ces changements ont été accompagnés par une réflexion large sur le rôle de l’État, dont Anthony Giddens est un des chefs de file. Dans ses écrits, Giddens traite, entre autres, du thème des droits et de celui des responsabilités qui en découlent, selon la formule no rights without responsibilities[13]. Il insiste sur le thème de l’efficacité de l’État[14] et sur celui de la légitimité démocratique[15]. Le rôle du modèle contractuel dans la mise en oeuvre d’un tel programme est clair : le contrat pourrait être employé à restructurer les relations entre l’État et les citoyens (personnes morales et individus), entre les différents organes de l’État et, finalement, entre l’État et la « société civile ». Un tel constat s’impose à l’analyse de la critique adressée par la mouvance néolibérale et, dans une moindre mesure, par celle de la troisième voie à l’action administrative coercitive et normative. Bien que ces mouvances aient peu en commun a priori, toutes deux portent en elles un certain constat d’échec, ou du moins une critique vive, de ce type d’action administrative. Cette critique se présente généralement en trois volets, et il existe une correspondance entre ces trois éléments de critique et les promesses du modèle de l’action administrative négociée[16]. Ces éléments de critique traduisent également les valeurs proclamées de la nouvelle gouvernance publique, qui sont avant tout des valeurs gestionnaires : atteinte des résultats, efficacité et participation publique. Ces valeurs mettent l’accent sur des considérations très différentes des valeurs juridiques que sont la transparence, la responsabilité et la légalité.

Le premier volet de la critique remet en question la capacité du modèle normatif et coercitif à accomplir les missions de l’État, notamment la fourniture de services publics[17] et la régulation[18]. En matière de services publics, le recours à la privatisation, à l’impartition et au partenariat public-privé est apparu, à tort ou à raison, comme un modèle mieux indiqué que la fourniture étatisée de services publics. En matière de régulation, certains auteurs ont proposé de donner un rôle plus limité à la réglementation traditionnelle et de lui préférer l’incitation à la conformité (notamment par l’emploi de taxes et de subventions) et le recours à des mécanismes du type marché[19]. D’autres mécanismes ont fait progressivement leur apparition dans le sillage de la critique du modèle normatif et coercitif. Tel est le cas des « approches volontaires », lesquelles se présentent comme un moyen permettant d’atteindre plus efficacement les différents objectifs de l’État[20]. En bref, le contrat s’est imposé comme technique ayant le potentiel de surpasser la réglementation traditionnelle sur le plan des résultats, que ce soit en matière de fourniture de services publics ou de régulation.

Le second volet de la critique est lié au premier : il met l’accent sur les difficultés propres à la nature et aux méthodes de la gestion publique. La critique vise ici l’inefficacité des organisations publiques[21], leur tendance à favoriser les intérêts particuliers au détriment de l’intérêt public[22] et la lourdeur du cadre décisionnel législatif et réglementaire. Le contrat est présenté comme une méthode permettant justement à l’État d’accroître son efficacité et d’économiser ses ressources. Selon Mark Freeland, qui adopte une vision critique de l’action administrative négociée, l’atteinte de l’objectif d’efficacité peut s’accomplir de deux manières principales[23]. La première est le transfert au secteur privé, par contrat, de fonctions ou d’activités relevant traditionnellement de l’État. La privatisation, l’impartition et les partenariats public-privé en sont des exemples. Le contrat est alors vu comme l’outil de délégation qui permet de bénéficier directement de l’efficacité accrue attribuée au secteur privé, tout en conservant un pouvoir contractuel et réglementaire sur le « partenaire privé ». La seconde méthode est la restructuration interne de l’administration publique par l’emploi d’ententes entre personnes publiques. Dans cette optique, l’entente peut permettre de séparer les fonctions normatives des fonctions exécutives[24] et de créer des obligations morales dans un document à apparence contractuelle, tout en facilitant la mise en oeuvre d’une obligation de rendre compte[25]. Par ailleurs, la séparation par entente des fonctions du fournisseur de services de celles de l’acheteur (consommateur ou gouvernement) permettrait d’accroître la transparence, la reddition de comptes et la saine gestion, outre qu’elle préviendrait les abus[26]. Plus globalement, il faudrait ajouter à ces deux mécanismes toutes les autres formes d’instruments négociés qui ont explicitement pour objet de rehausser l’efficacité administrative, cet objectif étant souvent évoqué, à tort ou à raison, comme justification du recours au modèle contractuel[27].

Le troisième et dernier volet de la critique du modèle traditionnel touche la participation publique. Sur le plan théorique, Ian Harden indique, par exemple, la dimension « morale » du contrat, en tant qu’idéal et en tant que symbole du libéralisme économique, de l’autonomie de la volonté et de la primauté du droit[28]. Dans la même veine, François Lichère mentionne que le « contrat véhicule […] une image très positive, renvoyant à toute une série de valeurs elles-mêmes portées aux nues : imagination, adaptation, souplesse, démocratisation[29] ». Associer davantage les citoyens, les entreprises et la « société civile » aux processus décisionnels favoriserait la mise en oeuvre facilitée des normes et la conciliation des intérêts divergents dans la décision publique, particulièrement lorsque celle-ci comporte des aspects techniques ou évolutifs importants. Autrement dit, le droit imposé serait incapable de bien saisir la complexité de certains enjeux de politique publique, et le contrat constituerait une réponse appropriée à ce problème. Il s’agit en quelque sorte d’un parti pris pour la négociation et la souplesse qui caractérisent le contrat, lesquelles favoriseraient la légitimité démocratique de la décision gouvernementale[30].

2 L’action administrative négociée à la lumière des critères structurants du droit

Le recours à l’action administrative négociée est davantage fondé, comme la partie 1 le laisse entrevoir, sur des valeurs gestionnaires (atteinte des résultats, efficacité, participation publique) que sur des valeurs juridiques (transparence, responsabilité, légalité). Cela explique sans doute, pour une bonne part, les difficultés majeures associées à la qualification des instruments négociés. Or, la qualification revêt une importance cruciale pour les juristes puisque c’est elle qui, par une mécanique reposant souvent sur des définitions autoréférentielles et des fictions juridiques, détermine la nature des problèmes juridiques susceptibles de survenir dans une situation donnée[31]. Ainsi, dès qu’un instrument négocié entre dans la catégorie « acte unilatéral » ou « contrat », il acquiert un caractère obligatoire[32]. Outre cette conséquence évidente de la qualification, des effets particuliers à chacune des catégories juridiques s’ensuivent. D’une part, les actes unilatéraux sont subordonnés à différentes règles de droit qui dépendent de leur nature : par exemple, les lois doivent être adoptées suivant la procédure parlementaire et les règlements sont soumis à des exigences procédurales particulières. D’autre part, si un instrument négocié est qualifié de contrat gouvernemental, il sera soumis à un régime contractuel complexe (règles de formation, règles d’interprétation, etc.), lequel est adapté au contexte du droit public. Le tableau qui suit illustre les paramètres et les catégories du cadre conceptuel du droit public tels qu’ils sont habituellement décrits dans la littérature.

Tableau

Paramètres et catégories du cadre conceptuel du droit public

 

Unilatéralité

Accord des volontés

Juridique (caractère obligatoire, effets de droit)

Acte administratif unilatéral (lois, règlements, etc.)

Contrat public, administratif ou gouvernemental

Non juridique

Norme pararéglementaire

Entente « non juridique » ?

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Pour mieux répondre aux interrogations sur la qualification juridique des instruments négociés, il est indispensable de présenter la démarche méthodologique rattachée à ce cadre, laquelle donne une place de premier plan aux notions de juridicité et de production d’effets de droit (2.1), ainsi qu’à celles de contrat et d’accord des volontés (2.2)[33]. Ces critères structurants du droit[34], bien que critiquables, sont essentiels au fonctionnement de la mécanique du droit. Leur relative simplicité est un avantage considérable dans cette optique. Ce cadre pose toutefois certaines difficultés.

La première difficulté consiste à situer les frontières des catégories avec précision et à y placer la multitude des instruments négociés. En effet, le degré d’unilatéralité et de juridicité d’un instrument ne s’impose pas clairement dans tous les cas.

La seconde difficulté, moins évidente, apparaît tout de même au tableau ci-dessus, où sont introduites deux analogies implicites qui complexifient la réflexion. La première analogie, qui a l’apparence d’un raccourci, est celle entre l’accord des volontés en droit privé et l’accord des volontés en droit public. On peut, à juste titre, remarquer que l’idée du contrat s’est développée, en droit privé, au moins en partie sur la base du principe libéral de l’autonomie de la volonté[35], principe qui trouve difficilement son équivalent en droit public, puisque c’est alors l’État, personne souveraine, qui manifeste sa volonté à travers ses institutions[36]. Néanmoins, et cela rend plus plausible l’analogie, il semble que, tant en common law qu’en droit civil québécois et français, la notion de contrat de droit privé entretient des rapports très étroits avec le régime des contrats publics[37]. Dans les deux traditions juridiques, plusieurs auteurs ont fait un rapprochement entre la notion de contrat de droit public et celle de contrat de droit privé[38]. La seconde analogie, qui peut sembler risquée, est celle entre le critère de la juridicité, qui est un critère du droit, et le critère de la production d’effets de droit, qui est généralement employé comme critère du contrat. Dans un article marquant paru en 1990, Jacques Ghestin reconnaît implicitement la correspondance entre le « domaine » du droit et le critère de la production d’effets de droit en soulignant qu’un contrat qui ne produirait pas d’effets de droit appartiendrait au non-droit[39]. En ce sens, l’analogie ne serait pas aussi problématique qu’il n’y paraît. En outre, la théorie du droit s’intéresse de plus en plus au thème de la séparation droit public/droit privé, certains y voyant même une distinction artificielle[40]. Si cette théorie est juste, il y aurait là un indice additionnel d’une correspondance réelle entre la notion de juridicité et celle d’effets de droit[41].

2.1 Les effets de droit, la juridicité et le non-droit

La question de la qualification juridique d’un instrument négocié renvoie inévitablement, dans un premier temps, aux frontières de la notion de droit, à la définition de la juridicité[42] et à la signification du critère de la production d’effets de droit. Il s’agira maintenant de présenter le courant dominant qui s’impose dans la doctrine, selon lequel la norme est juridique par proclamation de l’autorité publique. Il faudra en outre mettre en évidence certaines embûches de cette définition autoréférentielle qui, malgré la dissidence de certains auteurs, est dominante dans les traditions civiliste et anglo-américaine.

La pensée positiviste anglo-américaine, très marquée par les écrits de H.L.A. Hart et de John Austin, définit le droit par rapport au souverain (ou, dans le cas d’Austin, au political superior) ou en se référant à l’idée de contrainte[43]. Ces auteurs anglais ont traité abondamment, dans des textes classiques, de la différence entre la norme juridique et la norme morale[44], ce qui rejoint les idées de Kelsen, qui distingue la « science du droit positif » de la « philosophie de la justice »[45]. Renonçant à offrir une définition complète de la norme juridique, Hart insiste sur le caractère obligatoire de la norme juridique[46] et sur la doctrine de la reconnaissance légale (legal recognition)[47]. Selon cette doctrine, le droit est un commandement (order) du souverain ou de son délégué autorisé à édicter des commandements à sa place. La principale faiblesse de cette définition est son caractère autoréférentiel, qui indispose plusieurs auteurs[48].

À la suite de nombreux auteurs, Denys de Béchillon s’est interrogé dans un ouvrage de synthèse sur la nature de la règle de droit. Ses conclusions rejoignent celles des positivistes anglo-américains. Il remet en question le présupposé voulant que la sanction soit un critère du droit[49] et offre une solution pratique au dilemme que pose le caractère partiellement ineffectif du droit. Traitant de la nature de la norme, il remarque la pluralité des définitions données par la doctrine à cette notion et observe que la norme juridique est celle « dont l’auteur bénéficie d’une habilitation conférée par l’État à l’exercice d’un pouvoir normatif, quelles que soient sa forme ou sa nature[50] ». Dans la même veine, Paul Amselek a défini les règles juridiques comme des « outils de direction publique des conduites humaines, des outils de commandement ou gouvernement public[51] ». La norme serait donc juridique en ce qu’elle appartient à un système, qui est juridique par autoproclamation. Cela correspond à l’idée moniste selon laquelle « le droit ne peut que dénier à tout autre système de règles le titre de droit[52] ». Adopter ce point de vue présuppose la centralité de l’État dans la détermination du droit, ce qui, en soi, est controversé puisque l’idée de pluralisme juridique s’y oppose[53]. L’évolution du droit et des recherches sur le thème des normes pararéglementaires[54], que les juristes tendent à exclure du droit (parce qu’elles sont dites non exécutoires)[55], permet justement d’actualiser la critique de la définition autoréférentielle du droit[56]. Quoi qu’il en soit, il faut admettre la place prépondérante donnée par plusieurs auteurs à l’État et aux institutions dans les définitions de la juridicité, encore que cette question demeure non résolue pour ceux qui refusent une définition dogmatique du droit[57].

Par ailleurs, il importe de remarquer que la définition autoréférentielle du droit rappelle l’un des critères du contrat, tel qu’il est entendu au sens purement juridique, c’est-à-dire la production d’effets de droit. Retenir ce critère est controversé. Ce choix repose sur le constat selon lequel la définition du contrat donne généralement un rôle important aux idées de sanction, de reconnaissance étatique et de conséquences judiciaires dans les codes civils[58] et la doctrine[59].

Néanmoins, le critère de la production d’effets de droit semble imparfait, en particulier lorsque les instruments négociés prennent la forme d’ententes se situant à la fois dans le registre juridique et dans le registre politique. Il est alors difficile de tracer la ligne entre ce qui est véritablement contractuel et ce qui s’apparente à des ententes plus politiques, notamment parce que les obligations y sont formulées en tant qu’objectifs et non en tant qu’obligations précises. Dans ces cas, une hypothèse évidente voudrait qu’il existe en marge du droit public une dynamique politique qui n’a pas d’existence en droit, et que cela n’a rien d’étonnant puisque, à titre comparatif, le cadre conceptuel du droit privé a lui aussi ses limites[60]. Cette hypothèse apparaît peu plausible prise isolément, puisque les instruments négociés ont des effets beaucoup plus marqués sur le droit public que les obligations non juridiques sur le droit privé. Il est tout de même possible qu’une partie des réponses aux interrogations des administrativistes se trouve là, dans cet espace situé légèrement en marge du droit. Michelle Cumyn a nuancé cette hypothèse dans un article récent, en opposant le juridique et le non-juridique et en observant que le discours de la « contractualisation » se situe à la fois dans le registre juridique et dans le registre politique. Se pose alors la question de savoir quels sont les droits et obligations des parties et des tiers dans ce contexte. Est-il possible d’obtenir un jugement déclaratoire ? Faut-il se tourner vers des recours de droit commun ou vers des théories aux assises relativement fragiles, comme celle des attentes légitimes ? Le débat demeure ouvert[61].

Une hypothèse complémentaire mérite d’être envisagée à l’étude de l’action administrative négociée et de son rapport au droit. Se pourrait-il que certains instruments négociés se situent dans le domaine juridique sans pour autant correspondre aux critères du cadre conceptuel du droit public ? Si c’était le cas, alors le juriste pourrait à juste titre se demander quelles conséquences il doit tirer de cette confusion conceptuelle ! Cette hypothèse, qui apparaît comme le prolongement de la théorie de l’évincement du droit révélée par l’examen des conséquences juridiques des normes pararéglementaires, a déjà été mentionnée dans la doctrine. En effet, Daniel Mockle a soulevé quelques interrogations sur l’existence d’un droit de la gouvernance publique, qui se démarquerait à certains degrés du droit public et du droit privé, et qui constituerait, selon lui, une mutation ou une reconfiguration des catégories existantes[62]. À son avis, l’action administrative se présente sous des formes nouvelles qui correspondent à des emplois nouveaux et à des préoccupations nouvelles. La notion de contrat subirait-elle un élargissement ? Y aurait-il un « conventionnalisme diffus » en gestation, lequel serait le reflet de pratiques d’hybridation et de l’emploi de formules de substitution ? Les instruments négociés correspondraient-ils à l’emploi différent de procédés classiques ou au recours à la mixité réglementaire et conventionnelle[63] ? Ces réflexions ont le mérite de mettre en évidence des rapprochements à faire entre les catégories classiques du droit et les catégories nouvelles. Dans cette optique, l’acte unilatéral traditionnel en vue de modifier l’ordre juridique (couple loi-règlement) inspirerait le recours à la norme pararéglementaire, dont la juridicité n’est pas claire (énoncés de politique, chartes d’usagers, directives). De même, le modèle traditionnel du contrat produisant des effets de droit inspirerait le recours à différents types d’instruments négociés, dont le rôle, la nature et l’encadrement juridique sont variables.

2.2 L’accord des volontés, la bilatéralité et le contrat

Ayant expliqué sommairement la manière dont les juristes définissent le droit et appliquent cette définition en droit des contrats, nous discuterons maintenant du domaine du contrat et de ce qui distingue cette catégorie de celle d’acte unilatéral. Cela renvoie à l’un des critères du contrat mis en évidence par Ghestin, soit l’accord des volontés[64]. Dans les codes civils, ce critère ressort des définitions du contrat et de l’énumération de ses conditions de formation. En outre, plusieurs auteurs insistent sur ce critère pour définir le contrat, tant chez les civilistes[65] que chez les common lawyers[66]. Bien qu’il fasse l’objet d’une certaine controverse[67], l’accord des volontés sert donc de critère de classification en droit civil, en common law et en droit public. Il s’agira maintenant de faire un bref survol de la doctrine sur cette question et d’identifier certaines difficultés propres au critère de l’accord des volontés.

Le droit civil québécois et le droit civil français disent du contrat qu’il est un acte juridique[68] et non un fait juridique[69]. Cette division est critiquée[70], mais son utilité est avérée puisqu’il s’agit du meilleur outil d’organisation du droit privé dont disposent les juristes présentement. Toujours en droit civil, le critère de l’accord des volontés est employé pour tracer la frontière, cette fois entre les contrats et les autres actes juridiques. En common law, les choses se présentent autrement. Le droit privé des obligations est généralement divisé par la doctrine en quatre branches qui se recoupent, soit le droit des contrats (law of contracts), le droit des délits (law of torts), le droit de l’enrichissement sans cause (law of restitution) et le droit de l’obligation fiduciaire (equity)[71]. Chez les auteurs anglo-américains, différentes théories concurrentes ou complémentaires existent pour isoler le droit des contrats[72]. Une majorité accepte que, au coeur de la notion de contrat, il y a la notion de promesse (contract as promise) ou celle d’accord (contract as agreement)[73], et l’idée de volonté revient fréquemment dans la doctrine comme facteur permettant de distinguer le droit des contrats des autres branches de la common law[74]. Enfin, le critère de l’accord des volontés joue un rôle structurant semblable en droit public. Comme le remarque De Béchillon, une majorité de juristes paraît insister sur ce critère, puisqu’il permet de différencier le contrat des autres actes administratifs unilatéraux. Ainsi, « [l]e propre de l’acte unilatéral [serait] de supposer une volonté unique, autosuffisante à créer finalement la règle[75] » et le propre du contrat serait de supposer un accord des volontés.

Qu’en est-il, à la lumière du critère de l’accord des volontés, des régimes dont le statut est moins bien établi, tels que les prélèvements[76], les prestations[77], les autorisations[78] et les subventions[79] ? Une lecture très stricte des catégories du droit public laisserait probablement ces régimes de côté parce qu’ils ne sont pas assez consensuels pour être des contrats, ni suffisamment unilatéraux pour s’apparenter aux lois ou aux règlements. Aussi ces régimes sont-ils parfois déroutants pour les juristes du fait de leur hétérogénéité. Dans la plupart des cas, la qualification ne pose pas problème, mais il a néanmoins fallu donner une géométrie variable à ces régimes. Certains phénomènes seront assimilés à des contrats, d’autres, à des actes unilatéraux et d’autres encore se situeront quelque part entre les deux, notamment parce qu’ils se présentent sous une forme hybride. L’autorisation, par exemple, peut, dans certains cas, être rapprochée du modèle du contrat. Tel est le cas lorsque l’autorisation a un fort caractère consensuel[80] et lorsqu’elle comporte des conditions susceptibles de donner lieu à des effets de droit sous la forme d’une sanction de droit public (par exemple, la suspension d’un permis ou son annulation), ce qui rappelle les critères du contrat. C’est encore le cas lorsque l’administration publique doit se soumettre à un cadre procédural complexe, lequel peut créer une dynamique de négociation entre les parties[81]. La transférabilité (droit de cession ou de vente) de certains permis tend encore à différencier l’autorisation de l’acte unilatéral dans sa forme la plus pure[82]. En somme, l’autorisation peut ressembler, sous certains aspects, au contrat. Il en est de même de la subvention, des prélèvements et des prestations, dont la qualification dépendra principalement du degré de consensualisme ou d’accord des volontés qui les caractérise. Par exemple, une subvention accordée en vertu d’un programme d’assistance économique dont les critères sont très stricts pourrait difficilement être qualifiée de contrat — elle s’apparenterait davantage à un acte unilatéral. Par contre, un « partenariat » de développement officialisé dans une entente en bonne et due forme (dans laquelle l’octroi d’une subvention est la principale obligation de l’État), en vue de réaliser un projet, se rapproche beaucoup du modèle du contrat et a d’ailleurs déjà été ainsi qualifié par les tribunaux[83]. De même, les subventions accordées pour soutenir l’« économie sociale » et l’« action communautaire » peuvent parfois se rapprocher du modèle du contrat. L’administration publique élabore une série de programmes, de critères et de conditions que les organismes doivent remplir pour toucher la subvention rattachée à l’entente, dont le respect est assuré par des mécanismes de reddition de comptes et de supervision[84].

En résumé, le critère de l’accord des volontés permet dans bien des cas, tant en droit privé qu’en droit public, de distinguer ce qui est unilatéral de ce qui ne l’est pas. En droit civil, ce critère permet de différencier le contrat des autres actes juridiques. En common law, il isole le droit des contrats par rapport aux autres branches du droit. En droit public, il marque la frontière entre les contrats de l’administration et les autres actes administratifs. Ce critère permet finalement, avec un certain succès, de déterminer le régime juridique applicable aux prélèvements, aux prestations, aux autorisations et aux subventions. Ce quadruple constat mène à la conclusion que, malgré les assauts de la critique contre la classification positiviste des obligations, il existe un fort consensus chez les juristes pour employer le critère de l’accord des volontés afin d’isoler la catégorie juridique « contrat ». L’utilité de ce critère est donc avérée.

Malgré ce consensus, il devient de plus en plus clair que le critère de l’accord des volontés est aux prises avec le phénomène de l’action administrative négociée. En effet, pour qualifier certaines pratiques rattachées à cette mouvance, plusieurs auteurs ont tenté, à tort ou à raison, de dépasser le critère de l’accord des volontés. Cela en laisse entrevoir les possibles insuffisances. Pierre Delvolvé, par exemple, a expliqué que, en qualifiant un acte administratif, il faut considérer des critères organiques (auteur de l’acte) et formels (manière dont l’acte est établi), ainsi que l’objet de l’acte et ses effets sur les tiers[85]. Certains auteurs ont mentionné l’existence d’actes administratifs permettant de décrire des situations juridiques particulières, tels que l’acte mixte ou l’accord conventionnel à effets réglementaires[86], l’union[87] ou l’acte détachable[88]. Des auteurs ont distingué la situation où un accord est donné à un acte unilatéral de celle où il en est la condition[89]. D’autres parlent de « relations quasi contractuelles[90] » et de « pseudo-contrats[91] ». De son côté, Peter Vincent-Jones a tenté d’ordonner les instruments négociés en fonction de leur rôle politique et social[92], alors que d’autres les ont situés sur un « spectre des degrés de participation[93] » ou les ont classés en fonction de la proximité des rapports entre l’acteur public et l’acteur privé (jointness), d’une part, et le degré de volontarisme (voluntariness), d’autre part[94]. D’autres critères auraient pu être introduits, tels que celui de la formalisation juridique et de l’information publique[95]. L’ensemble de ces tentatives de dépassement de la notion de contrat traduisent un certain malaise devant l’incapacité réelle ou perçue du critère de l’accord des volontés à saisir certaines des évolutions de l’action administrative. Ces théories révèlent en outre une relative distanciation de la doctrine par rapport à un strict cadre positiviste, lequel serait incapable de saisir la réalité changeante de l’action publique. À défaut de trouver des réponses complètes dans la littérature juridique, certains auteurs invitent les juristes à entrer dans le champ plus large des sciences sociales[96].

Conclusion

Sur le plan théorique, le problème de l’action administrative négociée se présente comme un choc entre les valeurs managériales et les valeurs juridiques. Ce choc trouve son origine dans la remise en question partielle, au cours des dernières décennies, des méthodes appartenant au modèle coercitif et normatif. En d’autres termes, le droit obéit à une mécanique reposant sur des catégories juridiques relativement étanches dont les frontières sont définies par des critères qui se sont développés à partir de valeurs juridiques s’accommodant difficilement des valeurs managériales qui pénètrent l’action publique.

Le cadre conceptuel du droit public n’ayant pas une élasticité illimitée, il ne serait pas surprenant que les difficultés de qualification des instruments négociés découlent en grande partie de ce choc de valeurs. Des difficultés de qualification apparaissent, en particulier, dans deux cas distincts qui correspondent aux critères structurants du droit public. Le premier cas est celui des ententes qui se situent à la fois dans le registre politique et dans le registre juridique. Certains hésitent alors à qualifier l’instrument négocié « d’entente non juridique » ou de contrat. Le second cas est celui des instruments qui ne sont ni clairement consensuels ni clairement unilatéraux. Il y a parfois hésitation à l’idée de qualifier l’instrument négocié d’acte unilatéral ou de contrat. L’étude de ces deux cas de figure révèle que l’emploi du vocable « contractualisation », qui renvoie à la notion de contrat, n’est probablement pas approprié dans tous les cas. En effet, il n’y a pas accord des volontés produisant des effets de droit dans tous les cas, du moins selon la signification classique et stricte donnée à ces critères. C’est pourquoi il vaudrait probablement mieux employer l’expression « action administrative négociée ». Cette tournure, très générale, recoupe tant les véritables contrats publics que les autres formes d’action publique ayant une composante conventionnelle.

Les préoccupations gestionnaires d’atteinte des résultats, d’efficacité et de participation publique et les changements qui en découlent ont donné naissance à deux solutions théoriques principales en doctrine. Ces solutions visent à répondre aux difficultés de qualification des instruments négociés. La première solution qui vient à l’esprit serait de redéfinir les critères du contrat et d’en élargir la notion. Cela participerait d’une mouvance plus large d’essor et de « déromanisation » du contrat[97], laquelle serait en rupture avec la tradition juridique civiliste et avec celle de la common law. De plus, cette solution risquerait de donner des conséquences contractuelles à des instruments négociés qui n’ont pas cette vocation. Pour ces raisons, il est peu probable qu’il s’agisse d’un développement souhaitable du droit. Une seconde solution possible consisterait à emprunter une approche empirique en créant à la pièce de nouvelles catégories juridiques qui viendraient s’ajouter à celles qui existent déjà, que ce soit en marge ou à l’intérieur du cadre conceptuel existant. Cependant, cette avenue est risquée puisqu’il faudrait alors renoncer à la simplicité relative du droit public et s’aventurer à définir les conséquences rattachées à ces catégories. Par contre, c’est une solution éprouvée. Les régimes des prélèvements, des prestations, des autorisations et des subventions en offrent des exemples. Il s’agit de catégories hétérogènes dont les conséquences juridiques sont définies dans les lois particulières. Il est possible d’imaginer, de la même manière, que les lois permettant le recours à des instruments négociés peuvent définir précisément l’effet à leur donner. Cela permettrait de lever, au moins en partie, l’incertitude pouvant découler du recours à des instruments négociés qui ne s’appuient que partiellement sur les catégories classiques du droit. Admettre cette hypothèse ne signifie pas qu’il faille renoncer à défendre le cadre conceptuel du droit public tel qu’il existe, avec ses inconvénients et ses avantages. D’ailleurs, ce cadre suffit dans la plupart des cas à qualifier les instruments négociés, et les ententes qui posent problème sur le plan juridique ne représentent qu’une infime partie du droit public. Voilà qui explique sans doute pour une bonne part la relative indifférence des juristes à l’égard de l’essor de l’action administrative négociée. De plus, comme l’observent Richard Moulin et Pierre Brunet dans un ouvrage récent, le régime des contrats et celui des actes unilatéraux se rejoignent à certains égards, de sorte que les solutions juridiques applicables dans les deux cas sont souvent les mêmes en pratique[98].

Quoi qu’il en soit, les questionnements importants relatifs aux effets de l’action administrative négociée pour le droit et pour l’administration publique en général demeurent. Ces questionnements touchent essentiellement la préservation des valeurs juridiques de légalité, de transparence et de responsabilité dans un contexte où d’autres valeurs, gestionnaires celles-là, deviennent prééminentes. Il y a d’abord la question du cadre juridique applicable aux instruments négociés. Il est plausible que la multiplication de ces instruments ait au moins en partie pour objet d’échapper au droit, lequel est perçu comme trop rigide pour intégrer des considérations telles que l’atteinte des résultats, l’efficacité administrative et la participation publique. Le problème de l’effet des pratiques d’action administrative négociée sur la transparence, l’impartialité et la rectitude de l’action administrative est également en toile de fond[99], d’où, sans doute, les tentatives d’accroître l’encadrement de ces pratiques. En outre, d’autres questions se posent quant à la capacité de l’administration publique d’agir en se fondant sur le modèle du contrat. La souplesse que l’action administrative négociée supose soulève des questions importantes du fait que l’administration publique et les organismes de régulation se trouvent souvent investis d’une discrétion administrative très large. La politique du cas par cas qui en découle peut possiblement augmenter les risques de collusion et donner lieu, notamment en raison des asymétries informationnelles, à une multiplication de stratégies opportunistes de la part des acteurs privés. Enfin, certaines formes d’action administrative négociée ébranlent sérieusement la conception de la hiérarchie des normes qui règne en droit. Ce sont là des questions que les juristes ne peuvent éluder.