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Comment faut-il analyser la situation juridique dans un contexte de troubles de voisinage en droit civil ou de nuisance en common law ? Les droits du propriétaire sont-ils limités en raison des droits concurremment absolus du propriétaire du fonds avoisinant ? Faut-il y voir une sorte de servitude ou une obligation réelle attachée à la propriété ou bien s’agit-il plutôt d’une application particulière du régime de la responsabilité civile ? Voilà autant de questions qui nous mènent à notre thèse principale.

Le présent article se veut une contribution à une étude comparative[1] et transsystémique[2] de la notion de trouble de voisinage et de nuisance dans les traditions romano-germaniques et de common law. La thèse principale de cette étude est de montrer que le trouble de voisinage et la nuisance ont, dans ces deux traditions, un fondement mixte, à la fois réel et personnel, ce qui met en exergue l’idée d’une propriété relationnelle et évoque l’existence de devoirs de la propriété[3].

En common law, il est usuellement admis — à travers la définition de la propriété comme un faisceau de droits (bundle of rights) — que la propriété implique des devoirs et des obligations, en même temps que des droits. En droit civil, la notion de droit réel et la conception traditionnelle de la propriété comme un droit absolu sur une chose rendent plus difficile cette acceptation de principe. L’idée de propriété relationnelle y est pourtant présente au moins en filigrane, si bien qu’il est possible de se demander si le droit civil peut également reconnaître des devoirs ou des obligations associés à la propriété.

De même que la propriété a un rapport particulier avec le parent, du fait de la transmission familiale et successorale des biens, elle en a également avec le voisin, en raison de la communauté[4] et de la proximité géographique de son habitat. La situation de voisinage est intéressante, car le mythe de la propriété absolue y apparaît en plein jour, le droit de propriété se présentant alors sous un angle résolument social et relationnel. Il s’agit en effet d’une situation factuelle qui mêle le droit des biens au droit des obligations. Dans un tel contexte, les limites de la propriété immobilière entrent sur le devant de la scène pour se montrer plus clairement que dans l’hypothèse d’école qui envisage toujours l’immeuble ou le fonds de terre en situation isolée et sous l’emprise absolue de son propriétaire.

Le voisinage constitue un objet intéressant de comparaison. En effet, si les systèmes civilistes et de common law n’ont pas une conception identique de la propriété, plusieurs similitudes fondamentales existent néanmoins à grande échelle quant au concept même de propriété[5], ce qui s’observe également à plus petite échelle, dans le contexte spécifique du voisinage. De plus, il y a une tendance au rapprochement des traditions juridiques, s’agissant du traitement des troubles de voisinage et de la nuisance, ces systèmes évoluant ensemble à l’interstice de la propriété et de la responsabilité, ce qui rappelle ainsi les limites d’une opposition absolue entre les droits réels et les droits personnels, y compris dans les systèmes civilistes. Cette tendance au rapprochement des traditions juridiques peut être illustrée au moyen de l’observation de droits nationaux représentatifs de ces traditions.

La récente affaire Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barette de la Cour suprême du Canada se situe dans ce contexte de rapprochement des traditions juridiques[6]. Souvent commentée sous l’angle du droit des obligations, cette décision est également riche en enseignements sous l’éclairage du droit des biens. L’affaire rappelle en effet au juriste civiliste, en des termes non équivoques, que la propriété, bien qu’elle soit traditionnellement analysée comme un droit absolu, est un droit essentiellement soumis à des limites. Cela a pour effet de remettre les limites de la propriété au coeur même de ce concept et évoque la notion de devoir de la propriété. L’idée de devoir associé à la propriété s’inscrit parfaitement dans une conception sociale et éthique de la propriété, telle qu’elle a été récemment exposée par la théorie américaine de l’obligation sociale (social obligation theory), mais dont les ramifications sont lointaines et puisent leur inspiration dans la philosophie d’Aristote. Dans une telle conception, la propriété peut être envisagée comme une relation d’exclusivité socialement limitée.

Afin de montrer l’existence d’un fondement mixte des troubles de voisinage et ses conséquences en fait de propriété relationnelle et de devoirs de la propriété, nous procéderons en trois temps. Après avoir considéré la notion de trouble de voisinage et de nuisance sous un angle transsystémique (1), nous verrons que les troubles de voisinage et la nuisance ont un fondement mixte à la fois réel et personnel (2), ce qui souligne le caractère relationnel de la propriété et évoque la présence de devoirs de la propriété (3).

1 Les notions de trouble de voisinage et de nuisance

Il importe d’envisager les troubles de voisinage en droit civil (1.1) et en common law (1.2), pour en proposer une conceptualisation transsystémique (1.3).

1.1 Les troubles de voisinage en droit civil

La notion de trouble de voisinage n’est pas aisée à cerner dans sa spécificité[7]. Le voisinage, observait Capitant, « est un fait qui donne naissance à des obligations réciproques à la charge des propriétaires[8] ». Quant aux troubles de voisinage, le Vocabulairejuridique de Cornu les définit ainsi : « Dommages causés à un voisin (bruit, fumées, odeurs, ébranlement, etc.) qui, lorsqu’ils excèdent les inconvénients ordinaires du voisinage, sont jugés anormaux et obligent l’auteur du trouble à dédommager la victime, quand bien même ce trouble serait inhérent à une activité licite et qu’aucune faute ne pourrait être reprochée à celui qui le cause[9]. »

Cette définition, qui met l’accent sur la conduite, distingue donc l’inconvénient ordinaire de voisinage, jugé normal par le droit et ne conférant aucun recours, de l’inconvénient non ordinaire, jugé anormal, qui engage la responsabilité du voisin, même en l’absence de faute. De façon plus lapidaire, mais relativement proche, en droit civil québécois, le Dictionnaire de droit privé donne du trouble de voisinage la définition suivante : « Trouble de fait qui dépasse les limites de la tolérance que les voisins se doivent[10]. » Cette définition met également en relief l’idée selon laquelle le trouble de voisinage consiste dans le dépassement d’un seuil de tolérance entre voisins.

L’une des difficultés à circonscrire la notion de trouble de voisinage s’explique sans doute par les liens qu’elle a entretenus pendant un temps avec le concept d’abus de droit et, partant, avec la conduite fautive. En droit civil québécois, la notion de trouble de voisinage est en effet historiquement liée à celle d’abus de droit. Longtemps identifiées l’une à l’autre, la théorie des troubles de voisinage a toutefois acquis son autonomie, notamment depuis la codification de l’article 976 du Code civil du Québec, distinct de la réglementation de l’abus de droit à l’article 7 du même code[11]. La faute n’est donc plus nécessaire à l’existence d’un trouble de voisinage[12]. Dans le contexte d’un trouble de voisinage en droit civil québécois, la responsabilité sera engagée à la condition que le demandeur fasse la preuve d’un dommage sérieux[13]. Alors que le voisin doit subir ou tolérer le dommage normal, tel n’est pas le cas du dommage anormal, qui s’appréciera de manière objective, en tenant compte de la nature des fonds, de leur situation ainsi que des usages locaux[14]. La même évolution s’observe en droit civil français[15].

En droit positif français, il est usuellement admis que tout propriétaire a l’obligation de ne pas causer d’inconvénient anormal à son voisin[16]. Cette règle générale est désormais fondée sur une jurisprudence bien arrêtée de la Cour de cassation, qui a posé le principe selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage[17] ». La responsabilité sera engagée à deux conditions : celle de l’utilisation d’un immeuble et celle de la création d’un dommage anormal, la référence à la faute devenant sans importance[18]. Comme l’observait déjà Josserand, alors que, par l’acte abusif, « le propriétaire […] détourne son droit de sa destination [et] agit sans motifs légitimes », l’acte excessif n’est pas critiquable en soi ou dans ses mobiles[19]. Simplement « il cause à autrui un préjudice anormal et, par conséquent, injuste ; c’est un acte […] qui a rompu l’équilibre de la situation juridique des fonds voisins » et qui devient ainsi générateur de responsabilité[20].

Ces développements sur les troubles de voisinage en droit civil français et québécois tendent à montrer que le trouble de voisinage peut être défini en droit civil comme le trouble qui dépasse le seuil de la tolérance normale ou ordinaire que les voisins se doivent. La nuisance de la common law n’est pas très éloignée d’une telle conception.

1.2 La nuisance de la common law

Tout comme les troubles de voisinage, la nuisance est surtout utilisée pour régler les conflits liés au bruit, à l’odeur, à la fumée ou à la poussière qui émanent du fonds du défendeur et portent atteinte à l’usage par le plaignant de son propre bien-fonds[21]. La difficulté à définir la notion de nuisance existe également en common law et s’explique par le même embarras à en déterminer les contours précis[22]. En common law, cette difficulté définitionnelle est principalement liée aux liens que la nuisance entretient avec le délit de public nuisance et avec le droit commun de la negligence, délit lié à une conduite fautive.

Il convient tout d’abord de distinguer la nuisance publique de la nuisance privée, qui sont en common law deux délits/torts ou causes d’actions distinctes[23]. La nuisance publique protège principalement le public dans l’exercice de droits qui sont communs à tous les citoyens, tels que le droit de passage sur des autoroutes publiques ou sur des rivières navigables[24]. Quant à la nuisance privée, souvent appelée nuisance « tout court », qui seule nous occupe ici, ses contours ont été établis dans plusieurs affaires au cours du xixe siècle[25].

Les auteurs et la jurisprudence ne sont pas avares de définitions de la nuisance. Selon une définition souvent citée de Winfield & Jolowicz, la nuisance est « [the] unlawful interference with a person’s use or enjoyment of land, or some right over, or in connection with it[26] ». La Cour suprême, dans l’affaire Ciment du Saint-Laurent, cite les auteurs classiques Linden et Feldthusen[27], pour définir la nuisance comme « un trouble déraisonnable de l’usage d’un bien-fonds[28] ». Cette définition est relativement proche de celle d’Osborne, pour qui la nuisance protège les personnes contre une interférence à l’usage, à la jouissance et au confort de leur terre[29]. La nuisance (privée) peut ainsi être définie comme un trouble déraisonnable à l’usage ou à la jouissance d’un bien-fonds.

Pour donner lieu à un recours, l’interférence doit être déraisonnable et le plaignant doit avoir subi un préjudice[30]. Le trouble doit être intolérable pour une personne ordinaire. Il s’agit d’une question de fait[31], qui s’apprécie en examinant le contexte de la nuisance, notamment sa nature, sa gravité, sa durée, la particularité du voisinage, la sensibilité du demandeur et l’utilité de l’activité[32].

Tout comme pour les troubles de voisinage du droit civil, la faute est largement indifférente dans le contexte de la nuisance. En common law, cela distingue la nuisance de la negligence : contrairement à la negligence qui est axée sur la faute[33], « la nuisance constitue un champ de responsabilité qui considère le dommage subi plutôt que les comportements interdits[34] ». Toutes les atteintes au confort et à la jouissance de son bien-fonds ne constituent pas une nuisance. Cependant, les limites de la tolérance sont dépassées lorsque l’activité du défendeur cause une atteinte non raisonnable à l’usage, à la jouissance et au confort de la terre du plaignant[35]. On retrouve donc dans le concept de nuisance de la common law une notion très similaire à celle des troubles de voisinage du droit civil.

1.3 Conceptualisation transsystémique

Les deux grandes traditions juridiques de droit civil et de common law sont aux prises avec des situations factuelles similaires d’atteinte aux droits de propriétaires voisins et elles y ont répondu en développant une notion relativement identique, susceptible d’englober et de régir ces situations. Le trouble de voisinage du droit civil et la nuisance de la common law peuvent s’analyser comme un trouble anormal ou déraisonnable à l’usage d’un fonds de terre qui dépasse les limites de la tolérance que les voisins se doivent. Telle est l’idée générale vers laquelle les deux traditions étudiées semblent converger en la matière. En droit civil comme en common law, l’évaluation du caractère anormal ou déraisonnable de l’atteinte est confiée à l’appréciation des tribunaux[36], ce qui laisse à ces derniers une grande marge de manoeuvre, qui reste pourtant encadrée dans les deux traditions par des critères d’appréciation qui, là encore, sont très proches, comme nous venons de le montrer. De plus, un fondement mixte à la responsabilité de l’auteur du trouble, à la frontière de la propriété et de l’obligation, peut être mis en évidence dans le contexte du trouble de voisinage ou de la nuisance.

2 Le fondement mixte des troubles de voisinage et de la nuisance

En droit civil comme en common law, les troubles de voisinage et la nuisance ont un fondement mixte et, plus précisément, un fondement réel ou propriétal, teinté d’obligationnel, ce qui se vérifie tant pour la notion de trouble de voisinage et de nuisance (2.1) que pour les sanctions qui s’y rattachent (2.2).

2.1 Le fondement mixte des notions de trouble de voisinage et de nuisance

Il existe une difficulté importante dans la recherche du fondement, réel ou personnel, des troubles de voisinage, et cette question divise la doctrine civiliste depuis un certain temps. Plusieurs explications ont été tentées pour faire la lumière sur la responsabilité dans le contexte des troubles de voisinage, qui vont du quasi-contrat de voisinage de Pothier jusqu’à l’invocation d’un droit subjectif de la personnalité (droit à la tranquillité de son mode de vie[37]). Surtout, une tension se crée entre, d’une part, les explications liées au droit des biens et à la propriété[38] et, d’autre part, celles qui se rattachent au droit des obligations et à la responsabilité[39]. La doctrine québécoise a surtout insisté, pour expliquer les troubles de voisinage, sur les limites à l’exercice du droit de propriété[40], sur l’existence d’une obligation légale propter rem[41], ou encore sur la responsabilité civile[42]. En common law également, plusieurs justifications ont été apportées : elles vont du droit de la propriété (property law) au droit des obligations et de la responsabilité (tort law)[43]. Nous ne retiendrons ici que les principales analyses, réelle (ou en common law propriétale)[44] et personnelle (ou en common law obligationnelle), dans les deux traditions.

2.1.1 Analyse réelle ou propriétale

Selon l’analyse réelle (ou propriétale), le conflit existe moins entre les acteurs juridiques qu’entre les fonds. La conception réelle dominante des troubles de voisinage en droit civil analyse ce conflit en termes d’atteinte à la propriété ou, à tout le moins, de limites aux droits du propriétaire. Comme cela a déjà été souligné en doctrine, les rédacteurs du Code Napoléon ont eu « une vision exclusivement foncière » des relations de voisinage[45]. C’est ainsi que, dans leur Traité de droit des biens, Baudry-Lacantinerie et Chauveau exposent la situation en ces termes :

[T]out propriétaire est limité dans l’exercice de son droit de propriété par la défense de porter atteinte au droit égal du propriétaire voisin. Cette formule implique tout d’abord qu’il ne suffit pas d’une simple privation de jouissance causée au voisin, d’un préjudice quelconque, pour entraver l’exercice du droit de propriété […] il faudra, de toute nécessité, recourir à une analyse, minutieuse en ses détails, des facultés, des attributs, des avantages qui composent le droit de propriété, pour savoir si l’un d’entre eux se trouve atteint et diagnostiquer ainsi la lésion du droit[46].

De même, selon Capitant, « [l]e dommage infligé au voisin consiste toujours et nécessairement dans un amoindrissement du droit de propriété, dans une diminution des avantages que ce droit procure à son titulaire[47] ». Plus précisément, le préjudice est vu comme une atteinte au droit d’usage (jus utendi) que confère la propriété[48].

En droit civil québécois, les grands traités et ouvrages mentionnent aussi les troubles de voisinage sous l’idée d’une atteinte ou d’une limite à la propriété. C’est ainsi que Montpetit et Taillefer notent que, dans le contexte de voisinage, « le droit absolu de chaque propriétaire est restreint par le droit également absolu des propriétaires voisins[49] ». De même, Mignault analysait les inconvénients résultant du voisinage sous un titre relatif aux « dommages à la propriété immobilière[50] ».

Un certain courant jurisprudentiel, ainsi qu’une partie de la doctrine civiliste, a proposé d’analyser les troubles de voisinage comme une servitude[51], plus exactement comme une servitude légale[52]. Cette conception a notamment été envisagée par la doctrine civiliste française du Code Napoléon[53] et par une partie de la doctrine sous l’empire du Code civil du Bas Canada — lequel contenait un chapitre 2, intitulé « Des servitudes établies par la loi », au sein du titre iv intitulé « Des servitudes réelles[54] ». Comme certains l’ont déjà justement souligné, cette idée de servitude permettait de conserver l’illusion d’un caractère absolu de la propriété[55].

Une telle analyse comporte néanmoins des limites. La doctrine et la jurisprudence ont notamment fait valoir que ce qui est parfois appelé « servitude légale » ne saurait constituer une servitude réelle, puisque les véritables servitudes n’obligent le propriétaire du fonds servant qu’à une simple abstention[56]. Il ne saurait s’agir d’une charge grevant un héritage au profit d’un autre héritage, ce qui constitue la définition de la servitude réelle[57], dès lors que toutes les propriétés y sont soumises. Ainsi, explique Caron, ces prétendues servitudes légales sont plutôt des « obligations légales passives et universelles du respect du droit de propriété », puisque tous les fonds y sont soumis, le titulaire du droit de propriété n’étant tenu que propter rem[58]. Il faut alors plutôt y voir une limite au droit de propriété faisant partie du droit commun de la propriété[59].

L’analyse réelle ou propriétale est également présente en common law. Traditionnellement, la nuisance était décrite comme protégeant des intérêts propriétaires ou possessoires dans la terre[60]. C’est ainsi que, pour Blackstone, la nuisance privée pouvait être définie comme « anything done to the hurt or annoyance of the lands, tenements, or hereditaments of another[61] », ce qui constitue une vision fortement marquée par l’analyse réelle. La jurisprudence s’est souvent fait l’écho de cette conception, notamment dans l’affaire Royal Anne Hotel Co. Ltd. v. Ashcroft (Village), où le juge McIntyre a pu estimer que, dans un contexte de nuisance, « one is concerned with the invasion of the interest in the land[62] ».

L’analyse plus moderne et actuellement dominante en common law voit dans la nuisance un conflit entre droits d’usage et, plus précisément, une mise en balance d’intérêts propriétaires (proprietary interests)[63]. Il est ainsi usuellement admis, dans la common law contemporaine, que la fonction première de la nuisance est de trouver un équilibre approprié entre l’intérêt du défendeur à utiliser son fonds de terre et l’intérêt du plaignant relativement à l’usage et à la jouissance de son propre bien-fonds[64]. La nuisance est alors vue comme « the common law of competing land use[65] ». Selon cette conception, les cas de nuisance sont des hypothèses de compétition entre droits d’usage, et cela est analysé comme un conflit entre droits propriétaires — donc un conflit de propriété — puisque chaque droit issu du faisceau de droits est lui-même considéré comme un droit de propriété[66]. C’est ainsi que les juges analysent souvent les cas de nuisance en termes de mise en balance entre droits d’usage (in terms of balancing rights of use)[67].

L’analyse de la nuisance comme un conflit entre droits d’usage, et donc comme un conflit de droits de propriété, a été critiquée en doctrine, notamment par Penner. En effet, pour cet auteur, ces droits d’usage extraits de la propriété analysée comme un faisceau de droits (bundle of rights), ne sont pas des droits de propriété indépendants, mais seulement une expression trompeuse employée pour expliquer ce que la propriété d’un droit implique[68]. Dès lors, la nuisance doit plutôt être vue comme une atteinte à la propriété et à la possession exclusive[69] — ce qui rapproche ainsi d’autant la nuisance du trespass.

2.1.2 Évolution vers l’analyse personnelle ou obligationnelle

Nous observons une tendance à l’évolution des troubles de voisinage et de la nuisance, du droit des biens vers le droit des obligations[70]. La nuisance de la common law est historiquement liée à la propriété, tout comme en droit civil, l’analyse des troubles de voisinage s’est avant tout construite comme une limite à la propriété[71]. À l’origine, la nuisance privée était seulement une extension des actions en revendications d’intérêts propriétaires ou possessoires dans la terre[72]. Le caractère délictuel de l’action s’est par la suite développé, lorsque les tribunaux ont élargi l’étendue de l’action pour englober des atteintes indirectes et plus abstraites à l’usage et à la jouissance de la terre[73]. Le professeur Girard a montré que, depuis le milieu des années 70, il existe un mouvement dans la jurisprudence canadienne et anglaise qui tend à abandonner l’analyse en termes de propriété au profit d’une conception liée à la responsabilité[74]. Parallèlement, certains estiment que le droit civil québécois s’est détaché d’une explication fondée sur l’article 1053 du Code civil du Bas Canada et sur la preuve d’une faute, pour se rapprocher de la common law, dans le sens d’une responsabilité sans faute[75].

Contrairement à l’analyse réelle (ou propriétale), selon l’analyse personnelle (ou obligationnelle), la responsabilité découlant des troubles de voisinage résulte de rapports personnels et non de rapports entre les fonds[76]. Dans un article intitulé « La protection du voisinage », Marie-France Nicolas a soutenu que les rapports de voisinage sont des rapports personnels et non des rapports entre fonds et qu’« ils ne sauraient sans erreur être rattachés à la propriété[77] ». Pour cette auteure, cette explication ne tient pas, car, si la responsabilité du trouble de voisinage était liée au droit de propriété, la réparation devrait peser dans toutes les hypothèses sur le propriétaire du fonds, ce qui n’est pas le cas, notamment lorsqu’un trouble est causé par un locataire. Elle en tire alors la conclusion que la responsabilité du trouble de voisinage doit être rattachée aux rapports personnels[78]. Le principal avantage de l’analyse personnelle est que l’action devient automatiquement envisageable pour tous les occupants des fonds, quel que soit leur statut, ce qui diminue, d’un point de vue pratique, le nombre de recours à intenter — notamment puisque le locataire n’a pas à s’adresser à son propriétaire, mais peut intenter une action directement contre l’auteur du trouble[79].

Une analyse personnelle de la nuisance est également présente en common law. Selon cette conception, la propriété n’est pas nécessaire pour rendre compte du droit d’action en nuisance. Dès lors, il suffit, pour expliquer la nuisance, de la considérer sous l’angle de la responsabilité et, plus précisément, d’une responsabilité stricte ou sans faute[80]. C’est ainsi qu’un auteur comme Richard Epstein considère simplement la nuisance comme faisant partie du droit de la responsabilité (tort law)[81]. L’analyse purement obligationnelle est toutefois surtout présente en common law américaine, du fait de la présence du Restatement (Second) of Torts[82]. Cela a néanmoins eu tendance à influer sur le reste de la common law, ce qui a semé ainsi davantage de confusion dans la notion[83]. Sous réserve de cette spécificité de la common law américaine, cette évolution vers l’obligationnel ne supprime pas, selon nous, le lien traditionnel à la propriété, mais elle se superpose plutôt au fondement réel.

2.1.3 Fondement mixte : fondement réel mâtiné d’obligationnel

Nous proposons de retenir un fondement mixte, réel (ou, en common law, propriétal), mais teinté d’obligationnel, pour rendre compte des troubles de voisinage et de la nuisance. En dépit d’une certaine évolution de cette notion vers l’obligationnel dans les deux traditions, cela ne supprime pas son lien traditionnel avec le droit des biens et un fondement unique — qu’il soit réel ou personnel — est insuffisant pour expliquer les troubles de voisinage et la nuisance.

Ni le droit de la responsabilité ni le droit des biens, pris de façon isolée, ne sont parfaitement aptes à rendre compte de la situation de voisinage et de nuisance. D’une part, le droit de la responsabilité n’est pas totalement approprié pour expliquer cette situation. En effet, il ne s’agit pas d’une responsabilité pour faute, ce qui constitue pourtant le droit commun de la responsabilité à la fois en droit civil[84] et en common law, à travers le délit de negligence[85]. De plus, il est difficile de retrouver le droit commun de la responsabilité dans le fait générateur de responsabilité pour troubles de voisinage, tous les troubles n’étant pas réparables, mais seulement ceux qui excèdent les inconvénients normaux — si bien qu’un seuil est créé dans le dommage[86]. Finalement, la réparation n’est pas toujours due par ceux qui sont à l’origine des troubles — ce qui est le cas en droit civil français et, plus exceptionnellement en common law, dans une situation de location[87]. D’autre part, le fondement réel ne peut rendre compte à lui seul de la situation juridique dans un contexte de voisinage. Comme Anne-Marie Patault l’a justement souligné, « [l]a propriété absolue suppose, pour sa plénitude, un propriétaire sans voisin ». Or, « [l]’espace frontière entre deux propriétés ne peut fonctionner concrètement sans s’altérer d’obligations réciproques[88] ».

Il est possible de concevoir un fondement mixte aux troubles de voisinage, principalement réel, pour tenir compte de l’origine de l’action et de son pouvoir explicatif fort, mais teinté d’analyse personnelle, ce domaine ne pouvant être totalement détaché du droit de la responsabilité[89]. L’explication des troubles de voisinage par un fondement mixte, à la fois réel et personnel, est parfaitement conforme au droit civil québécois. En effet, aux termes de l’article 976 du Code civil, « [les] voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux ».

Cet article est le premier à figurer au chapitre iii, qui a pour titre « Des règles particulières à la propriété immobilière », lui-même situé sous le titre 2 du Code, intitulé « De la propriété »[90].

Il semble délicat dans un système civiliste de faire complètement fi de la place que le législateur québécois a donné aux troubles de voisinage au sein du Code civil. Dès lors, le fondement réel des troubles de voisinage s’impose, d’autant plus que les termes mêmes de l’article 976 du Code civil font référence aux « fonds ». Il n’en reste pas moins qu’un aspect obligationnel est également présent en la matière, dès lors que les voisins, en leur qualité de propriétaire ou d’ayants cause, ont droit à la jouissance paisible de leur bien, mais également l’obligation corrélative de respecter le droit à la jouissance paisible de leur bien par le propriétaire voisin et ses ayants cause. De plus, l’aspect obligationnel des troubles de voisinage s’observe dans la présence d’une responsabilité civile imposée au propriétaire ou au voisin au sens large.

Une partie de la doctrine civiliste a analysé les limites à la propriété dans le contexte du voisinage en termes d’obligations réelles[91] — droit mixte s’il en est[92]. Ainsi, pour Capitant, les obligations de voisinage constituent des obligations réelles ou propter rem, « qui sont pour ainsi dire inhérentes aux fonds et qui ne grèvent la personne que parce qu’elle est et tant qu’elle est propriétaire[93] ». Ces obligations sont attachées à la propriété, comme l’hypothèque l’est à la créance[94]. Cette position est proche de celle de Planiol et Ripert, qui considéraient les obligations de voisinage comme des obligations réelles, qui « n’existent qu’à raison de la propriété de la chose[95] ». L’idée d’obligation réelle est également présente dans la doctrine civiliste québécoise, notamment chez Lucie Laflamme, qui a analysé le rapport de voisinage en s’appuyant sur la notion d’obligation réelle[96].

Dans l’affaire Ciment du Saint-Laurent, la Cour suprême a eu à se prononcer sur la pertinence d’un recours collectif pour troubles de voisinage liés à l’exploitation d’une cimenterie. Le recours avait été intenté par les résidents qui se plaignaient de problèmes liés à la poussière, aux odeurs et aux bruits causés par l’exploitation de la cimenterie. La plus haute cour du pays a rejeté l’analyse en termes d’obligation réelle pour étendre la protection au voisin locataire[97], ce qui constitue la marque d’une prise en considération de l’aspect relationnel et obligationnel du trouble de voisinage. La notion de voisin dans le contexte d’un trouble de voisinage peut en effet s’entendre dans un sens plus ou moins large. Si, dans un sens restrictif, elle ne désigne que le propriétaire, cette notion peut aussi être comprise dans un sens large, pour inclure le titulaire d’un autre droit réel ou le simple détenteur[98]. La Cour suprême a donc adopté ici une position généreuse, qui a pour effet de ne pas priver de protection celui qui, tel le locataire, n’est pas titulaire d’un droit réel[99]. Il existe une solution similaire en droit civil français, où la théorie des troubles de voisinage s’étend à tout voisin victime, qu’il soit un propriétaire, locataire ou simple occupant[100]. De même, en common law, un locataire[101] ou une personne autre qu’un propriétaire peut avoir une action en private nuisance, puisque toute personne qui a un intérêt dans la terre (interest in land) peut bénéficier d’une telle action[102].

Le rejet circonstancié de la théorie de l’obligation réelle ne rend pas pour autant sans aucune pertinence la référence à l’obligation réelle[103], pas plus qu’il ne constitue, selon nous, une condamnation de tout lien avec le droit des biens. Si une compréhension large du voisin se justifie pour des raisons pratiques, notamment dans le contexte d’un recours collectif[104], il n’en reste pas moins que, d’un point de vue théorique, l’obligation de voisinage correspond parfaitement à la définition de l’obligation réelle, dont une personne est tenue en raison de sa qualité de titulaire de droit réel[105]. Ce lien avec le droit des biens apparaît à plusieurs endroits de la décision, qui contient d’ailleurs — et ce n’est pas un hasard dans cette affaire de troubles de voisinage — des développements importants sur la propriété et ses limites.

L’argument selon lequel l’action doit profiter à d’autres que le propriétaire et pouvoir être intentée directement par un locataire ou un occupant n’est pas dirimant pour écarter tout fondement réel à l’action. En effet, les troubles de voisinage peuvent être analysés comme constituant une action rattachée à la propriété et donc conférée au propriétaire qui, par extension, peut être octroyée à ses ayants cause. Comme le soulignait déjà le doyen Carbonnier, « [p]ar-delà les immeubles […] ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont entraînés dans cette communauté ; il existe entre eux des obligations de voisinage[106] ». Et le savant auteur de poursuivre :

[L]a communauté de voisinage en soi est indépendante de la propriété ; les rapports de voisinage peuvent se concevoir a priori entre des locataires ou entre des fermiers, aussi bien qu’entre des propriétaires. Il faut souvent entendre, lorsque des droits sont reconnus, des obligations imposées, à un propriétaire foncier dans les rapports avec les propriétés voisines, que ces droits pourront être exercés, ou ces obligations exécutées, par les locataires et fermiers, ses ayants cause[107].

Cependant, rappelait Carbonnier, « historiquement, c’est bien comme des limitations de la propriété qu’elles sont apparues, et l’on peut dire que les locataires y sont aux droits des propriétaires[108] ». Le même raisonnement peut être étendu aux autres ayants cause du propriétaire.

Si la notion de voisin et de voisinage peut avoir un sens large a priori, le rapport de voisinage est pourtant pris en considération par le législateur québécois d’abord dans sa dimension réelle. Cela n’empêche pas, notamment pour des raisons pratiques, d’étendre le droit d’action à des ayants cause du propriétaire. Il reste que le lien au fonds est essentiel dans un contexte de voisinage et que le locataire n’a, selon nous, un droit d’action qu’en tant qu’ayant droit du propriétaire qui, quant à lui, est lié réellement. Cette interprétation permet de respecter l’intention du législateur québécois qui a été d’envisager les relations de voisinage en termes de propriété, de même que les besoins pratiques d’alléger les actes de procédure et de donner, le cas échéant, un recours direct au locataire.

L’idée d’un fondement mixte de la nuisance paraît également bien rendre compte de la situation en common law. Dans une étude intitulée « Exclusion and Property Rules in the Law of Nuisance », Henry Smith a souligné le caractère mixte de la nuisance[109]. Pour cet auteur, la nuisance est un hybride entre différentes méthodes de délimitation des droits. Parfois, elle s’analyse comme une mise en balance de coûts et d’avantages entre différents usages, ce qui la rapproche d’un régime de responsabilité. Parfois, au contraire, la nuisance a un aspect de « protection de l’exclusivité » et ressemble dans ce cas au trespass, ce qui la rapproche du droit des biens et de la propriété[110].

Finalement, c’est sans doute également parce que les troubles de voisinage ont un aspect réel que l’on ne passe pas, dans un tel contexte, par l’entremise de la responsabilité de droit commun pour faute en droit civil[111], ou par le tort de negligence en common law[112]. Autrement dit, le fondement au moins partiellement réel de l’action peut être vu comme une justification du régime d’une responsabilité sans faute (strict liability). L’analyse des sanctions de l’action confirme par ailleurs la conception mixte des troubles de voisinage et de la nuisance proposée ici.

2.2 Le fondement mixte des sanctions des troubles de voisinage et de la nuisance

Le caractère mixte des troubles de voisinage et de la nuisance se vérifie dans leurs sanctions. S’agissant des sanctions envisageables dans un contexte civiliste de troubles de voisinage, le professeur Lafond mentionne la cessation de l’activité nuisible, sa modification ou encore la démolition de l’élément dommageable, tant par la voie d’une injonction ou d’une action possessoire que d’une indemnité pécuniaire[113]. De façon très similaire, en droit civil français, le trouble de voisinage est sanctionné par des dommages-intérêts pour le préjudice passé et futur, mais surtout par une réparation en nature, par exemple, la suppression d’un ouvrage ou d’une exploitation. De plus, il est fréquent d’obtenir une interdiction pour le propriétaire de causer des actes dommageables à l’avenir[114]. Or, si les dommages-intérêts sont la sanction typique en droit de la responsabilité et en droit des obligations en général, l’injonction et la réparation en nature sont plutôt du ressort du droit des biens et de la propriété. L’analyse des sanctions en matière de troubles de voisinage dans un contexte civiliste souligne donc, ici encore, le fondement mixte de l’action.

La situation est très proche sur ce point également en common law. Dans cette tradition juridique, la nuisance procure généralement un recours contre des atteintes à la propriété qui ne constituent pas un trespass. L’action de trespass implique des situations dans lesquelles une personne envahit physiquement la propriété d’une autre personne[115]. La nuisance, quant à elle, procure plutôt un recours contre des atteintes à la propriété qui constituent un usage de son propre fonds, mais qui influent négativement sur l’usage ou la jouissance d’une propriété voisine, par exemple, le bruit, l’odeur, la fumée ou la poussière[116]. Bien qu’il y ait une tendance au rapprochement entre les deux actions[117], le trespass protège l’intérêt à une possession exclusive, alors que la nuisance protège l’intérêt à l’usage et à la jouissance de son propre bien-fonds[118]. De plus, alors que toute invasion physique constitue une atteinte à l’intérêt du propriétaire à une possession exclusive, la nuisance ne sera pas sanctionnée dans tous les cas mais seulement dans les hypothèses où les conduites causent un préjudice non raisonnable à l’usage ou à la jouissance d’un bien[119].

Dans un article souvent cité en common law américaine, Guido Calabresi et Douglas Melamed ont proposé une analyse mixte des sanctions dans un contexte de nuisance. Ces auteurs ont classé les différents types de recours dans un tel contexte — injonction, absence de recours, dommages-intérêts ou rachat d’une injonction — en recours propriétaires et en recours en responsabilité[120]. Les deux premières sanctions sont décrites comme des recours propriétaires, car elles assignent des droits et permettent aux parties de décider de conserver ou de vendre leurs droits. Au contraire, les deux derniers recours permettent au préjudice d’être commis ou d’être prévenu, en payant une compensation pécuniaire, et sont donc des règles de responsabilité impliquant l’octroi de dommages-intérêts par un tribunal[121]. Cette classification correspond ainsi parfaitement à la nature hybride de la nuisance. De plus, sous réserve du rachat d’une injonction, propre au droit américain, cette analyse mixte des sanctions, fondées à la fois sur la propriété (injonction) et sur la responsabilité (dommages-intérêts), vaut également en common law canadienne.

L’étude des sanctions des troubles de voisinage et de la nuisance confirme donc leur fondement mixte. Le passage du droit des biens vers le droit des obligations montre qu’un domaine du droit classiquement associé à la propriété a dérivé progressivement vers le droit des obligations, sans toutefois perdre ses racines qui restent ancrées dans le droit des biens et la propriété. Ainsi, le droit des biens s’ouvre sur le droit des obligations et ne peut être totalement compris sans être complété par lui. Cette tendance, dans les deux traditions juridiques, à faire passer les troubles de voisinage ou la nuisance du droit des biens vers le droit des obligations constitue la marque d’une transition d’un droit de propriété, vu comme traditionnellement absolu, à un droit davantage considéré comme relationnel et socialement limité.

3 Les conséquences du fondement mixte des troubles de voisinage et de la nuisance

Le caractère mixte du fondement des troubles de voisinage et de la nuisance met en exergue le caractère relationnel de la propriété (3.1) et pourrait être le signe de la présence de devoirs de la propriété, tant en droit civil qu’en common law, l’opposition entre une propriété absolue en droit civil et une propriété relative en common law étant moins nette que ce qui est souvent présenté (3.2).

3.1 La mixité du fondement des troubles de voisinage et de la nuisance comme mise en exergue de l’aspect relationnel de la propriété

Le rapport de voisinage souligne le caractère relationnel de la propriété à un double niveau. En premier lieu, la propriété immobilière suppose le plus souvent un voisin, à tout le moins dans nos sociétés contemporaines, contrairement à la propriété absolue, qui est pensée de façon abstraite, en dehors du contexte concret du voisinage[122]. La théorie de la propriété immobilière devrait tenir compte de cet autrui qu’est le voisin, ce qui implique minimalement de reconnaître un certain aspect relationnel à la propriété en droit civil.

Ce constat, lorsqu’il est fait, n’est toutefois pas interprété par la doctrine civiliste dominante comme remettant en cause la notion de droit réel vue comme un rapport direct avec la chose. Il existe toutefois un second palier relationnel dans le contexte des troubles du voisinage — qui apparaît dans la confrontation du droit civil et de la common law — susceptible de faire reconnaître au juriste civiliste que tout rapport avec les richesses reconnues par l’État est en réalité une relation entre personnes. Cette seconde idée, qui se trouve couramment exprimée en common law[123], est souvent méconnue en droit civil. Nous en trouvons cependant la trace chez Planiol et les personnalistes, qui ont déjà observé ceci : « Un rapport d’ordre juridique ne peut pas exister entre une personne et une chose, parce que donner à l’homme un droit sur la chose équivaudrait à imposer une obligation à la chose envers l’homme, ce qui serait une absurdité. Par définition, tout droit est un rapport entre les personnes. C’est la vérité élémentaire sur laquelle est fondée toute la science du droit[124] ».

Dès lors, le droit réel, comme tous les autres droits, « a nécessairement un sujet actif, un sujet passif, et un objet[125] ». Dans le droit réel, « c’est toutes les autres personnes qui sont tenues d’une obligation purement négative : cette obligation consiste à s’abstenir de tout ce qui pourrait troubler la possession paisible que la loi veut assurer au titulaire du droit[126] ». Les personnalistes ont ainsi reconnu une obligation passive universelle reposant sur toutes les autres personnes, hormis le propriétaire, de respecter son droit[127]. La différence entre le droit réel et le droit personnel réside alors principalement dans le nombre de sujets passifs[128].

D’un point de vue transsystémique, si l’on délaisse le jus in re tel qu’il est défini classiquement en droit civil — à savoir comme un droit absolu portant directement sur une chose — pour y voir un rapport entre personnes, la question se pose alors de savoir ce que cela implique en matière de troubles de voisinage. Il est fort probable que les conséquences qui en découlent aillent plus loin que ce qui est pressenti par Anne-Marie Patault, notamment lorsqu’elle constate que, dans le contexte du voisinage, le droit réel s’altère d’obligations réciproques[129]. Il se pourrait alors que la notion de devoir de la propriété s’impose, y compris dans un contexte civiliste et, à tout le moins, dans le contexte du voisinage, pour désigner quelque chose d’inhérent à la propriété, susceptible d’imposer une ou plusieurs obligations au propriétaire.

3.2 La mixité du fondement des troubles de voisinage et de la nuisance comme signe de la présence de devoirs de la propriété

Si la présence de devoirs de la propriété apparaît clairement en common law (3.2.1), la question se pose de savoir si la présence de devoirs de la propriété peut également être observée en droit civil (3.2.2).

3.2.1 Les devoirs de la propriété en common law

En common law, les tribunaux ont parfois débattu de la question du fondement de la responsabilité dans le contexte de la nuisance, en ayant recours à la notion d’obligations inhérentes à la propriété[130]. Pour rendre compte du fait qu’un propriétaire peut, en common law, être tenu responsable dans les limites d’une action en nuisance même s’il ne l’a pas commise[131], une partie de la doctrine et une tendance jurisprudentielle ont invoqué l’idée de devoirs de la propriété. Certains ont pu ainsi estimer que la responsabilité potentielle du propriétaire, en dépit de son absence de participation à la nuisance, implique une théorie de la propriété qui reconnaisse des « incidence of liability [in] nuisance[132] ».

Cette approche correspond très bien à la conception de la propriété en common law. Comme nous l’avons vu, la common law voit la propriété moins comme un droit absolu de contrôle sur une chose que comme une relation entre personnes relativement à des choses[133] et, plus précisément, comme le faisceau de droits le plus complet que le droit reconnaît à un propriétaire[134]. La définition de la propriété comme un faisceau de droits, actuellement dominante en common law nord-américaine[135], souligne que la propriété est immédiatement associée à ses limites et aux responsabilités qu’elle engendre[136]. La propriété de la common law est ainsi souvent décrite comme un droit relatif[137].

L’idée selon laquelle la propriété est assortie de plusieurs devoirs ou obligations n’est pas nouvelle en common law[138]. Le professeur Lametti a ainsi souligné que la propriété comporte un aspect social, en ce qu’elle met en forme certaines des valeurs collectives d’une société en ce qui concerne la relation des individus avec les objets[139]. L’idée de devoir de la propriété a notamment été mise en valeur par la récente théorie américaine de l’obligation sociale (social obligation theory). Selon cette théorie, la propriété a une dimension éthique et doit être envisagée comme conférant des droits et pouvoirs, mais aussi en considérant l’impact que l’exercice de ces droits et pouvoirs a sur autrui[140]. Dès lors que la propriété concerne des relations entre les personnes, il est normal, selon cette conception, que les propriétaires aient des obligations en même temps que des droits[141]. Puisque l’exercice du droit de propriété influe sur les autres personnes, le propriétaire n’est d’ailleurs pas libre d’ignorer les externalités de la propriété, telles que le caractère du voisinage dans lequel son fonds de terre est situé[142].

Dans leur article « Properties of Community », Gregory Alexander et Eduardo Peñalver ont proposé une théorie de la propriété fondée sur l’épanouissement humain (human flourishing) et relativement proche de la théorie aristotélicienne, dans laquelle le droit de recevoir et l’obligation de donner sont liés, en raison de la relation de dépendance des individus à l’égard de la communauté[143]. Déjà, dans son article « The Social-Obligation Norm in American Property Law », le professeur Alexander affirmait que la propriété sert de nombreuses fonctions sociales et que le droit de la propriété et le droit des biens doivent encourager l’épanouissement humain et la dignité humaine, ce qui passe par l’encadrement de relations humaines faites de réciprocité, au sein d’une communauté[144]. Cela implique une certaine responsabilité sociale du propriétaire[145], voire une obligation morale de ce dernier[146]. Sans aller jusqu’à reconnaître une responsabilité morale du propriétaire, il se pourrait que le droit civil reconnaisse une certaine responsabilité sociale dans un contexte de propriété.

3.2.2 Des devoirs de la propriété en droit civil ?

L’idée de devoir de la propriété semble a priori éloignée du droit civil. Au contact de la common law, la question se pose toutefois de savoir si cette idée existe, au moins à l’état latent, dans le contexte de voisinage, y compris au sein des systèmes civilistes.

Il est courant d’opposer à une conception relative de la propriété en common law une conception absolue de la propriété en droit civil. L’opposition est pourtant moins tranchée qu’il n’y paraît au premier abord. Traditionnellement en droit civil, la propriété était décrite comme le droit réel le plus fort, impliquant le droit de jouir de la chose de la manière la plus absolue[147]. En vertu du Code civil du Québec, cette conception s’est néanmoins trouvée atténuée par rapport à l’ancienne formulation du Code civil du Bas Canada, qui reprenait celle du Code Napoléon. Le droit québécois ne décrit plus aujourd’hui la propriété comme le droit le plus absolu mais, plus plutôt, comme un droit libre et complet[148].

L’idée d’une propriété limitée est souvent occultée en droit civil. Pourtant, les restrictions et les limitations à la propriété en droit civil se développent[149], ce qui trouve notamment à s’illustrer dans le contexte de voisinage, où ces limites apparaissent de façon criante. Il a d’ailleurs déjà été soutenu en doctrine que ce que font de nos jours les tribunaux dans le contexte des troubles de voisinage constitue un arbitrage entre intérêts conflictuels, ce qui est lié à une conception non absolutiste de la propriété, qui contraste avec une analyse en termes de faute — cette dernière analyse étant plutôt rattachée à une conception absolue de la propriété[150].

Dans l’affaire Ciment du Saint-Laurent, la Cour suprême a estimé qu’il existe un régime de responsabilité civile sans faute en matière de troubles de voisinage, distinct de l’abus de droit et du régime général de la responsabilité civile, fondé non pas sur le comportement de l’auteur du préjudice, mais sur le caractère excessif des inconvénients subis. Elle a du même coup affirmé que le droit de propriété n’est un droit qu’apparemment absolu[151]. Dans un certain sens, la Cour suprême a ainsi remis indirectement en cause la définition civiliste de la propriété comme le plus absolu des droits réels.

L’un des mérites de l’affaire Ciment du Saint-Laurent a sans doute été de rappeler au juriste civiliste que la propriété est un droit essentiellement « social », nécessairement limité par la reconnaissance concomitante des droits d’autrui. La Cour suprême renoue en cela avec les théories de grands civilistes français tels que Jhéring[152] ou Josserand. Ce dernier notait déjà, à propos de l’abus de droits, ce qui suit :

[C]ette fonction sociale de la propriété que le code civil avait laissée dans l’ombre, notre jurisprudence a su la retrouver et la rejoindre en faisant appel au concept de l’abus ; elle a causé ce droit prétendument absolu et souverain ; [elle en a fait le centre d’obligations positives qui incombent, de plus en plus nombreuses, à son titulaire ;] elle l’a assoupli et socialisé en lui attribuant une finalité propre, en fonction du milieu dans lequel il est appelé à se réaliser et en considération de l’objet sur lequel il porte[153].

Cette position de la Cour suprême se rapproche également d’un courant important de la doctrine civiliste québécoise, qui a souligné les limites de la propriété. Outre l’article phare d’Albert Mayrand sur l’abus de droit[154], plusieurs études ont déjà été consacrées à la relativité du droit de propriété[155]. Certes, ce n’est pas la première fois qu’un tribunal rappelle les limites de la propriété[156]. Cependant, l’affirmation prend ici valeur de symbole. Elle a d’autant plus de poids qu’elle vient du plus haut tribunal du pays et qu’elle est faite avec une force particulière en « conclusion » du raisonnement de la Cour suprême sur la responsabilité sans faute[157].

L’affaire Ciment du Saint-Laurent devrait avoir pour effet de mettre l’accent sur ce que les civilistes ont tendance à oublier, à savoir la deuxième partie de la définition de la propriété donnée dans l’article 947 du Code civil : « La propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions d’exercice fixées par la loi » (l’italique est de nous). Nous avons montré ailleurs que l’idée d’une propriété relationnelle n’est pas totalement absente en droit civil, et qu’elle existe notamment à travers les travaux de Planiol et des personnalistes[158]. Or, la conception relationnelle de la propriété prend davantage en considération les limites de la propriété[159]. En insistant sur ces limites, la Cour suprême a ainsi créé un rapprochement supplémentaire entre la propriété civiliste et la propriété en common law.

Les juristes civilistes ont souvent parlé de « droit égoïste » pour désigner la propriété[160]. Cette affirmation semble pourtant de moins en moins justifiée, tant il est vrai que le propriétaire doit tenir compte non seulement de l’intérêt de la société en général, mais aussi de l’intérêt d’une partie plus délimitée de la société, autrement dit, de sa communauté et en particulier de son voisinage — donc des personnes avec qui il entre en contact en raison de la proximité géographique de leurs fonds respectifs. C’est ainsi que le doyen Carbonnier écrivait que le « principe […] n’est point l’obligation de réparer les inconvénients anormaux, mais bien l’obligation de supporter les inconvénients normaux. C’est là l’idée maîtresse de la communauté de voisinage[161]. » Or lorsque l’accent est mis sur l’obligation de supporter les inconvénients normaux, il y a insistance sur les limites de la propriété — ou, en d’autres termes, sur les devoirs de la propriété — l’obligation de réparation n’étant alors que la sanction du dépassement des limites de son droit.

En droit civil également, il existe donc, au moins à l’état latent, l’idée selon laquelle la propriété peut obliger[162]. La notion de devoir de la propriété semble avoir été au moins indirectement évoquée par des auteurs tels que Caron[163] ou Lucie Laflamme[164], la notion d’obligation réelle — obligation à laquelle une personne est tenue en sa qualité de titulaire de droit réel, et en l’occurrence en sa qualité de propriétaire — contenant implicitement cette idée. La jurisprudence québécoise s’est également déjà fait l’écho de cette tendance. Nous en trouvons notamment la trace dans l’affaire Katz c. Reitz, où l’idée d’une obligation inhérente à la propriété a été mentionnée en ces termes : « L’exercice du droit de propriété, si absolu soit-il, comporte l’obligation de ne pas nuire à son voisin et de l’indemniser des dommages que l’exercice de ce droit peut lui causer. Cette obligation existe, même en l’absence de faute, et résulte alors du droit du voisin à l’intégrité de son bien et à la réparation du préjudice qu’il subit, contre son gré, de travaux faits par autrui pour son avantage et profit[165]. »

Ainsi peut-on se demander si l’idée de devoir de la propriété, clairement présente en common law, est tout à fait inconnue du droit civil.

Conclusion

La situation particulière des troubles de voisinage et de la nuisance participe à la remise en cause du mythe de la propriété absolue, y compris en droit civil. Alors que la notion de droit réel décrivait la propriété civiliste comme un droit absolu et illimité de la personne sur la chose, l’idée de devoir de la propriété — qui s’infiltre progressivement, y compris en droit civil — insiste davantage sur l’aspect relationnel de la propriété, celle-ci étant alors plutôt considérée comme une relation entre personnes vis-à-vis d’un bien. Dans le contexte du voisinage, la propriété apparaît clairement dans son aspect relationnel, comme une relation d’exclusivité socialement limitée. Une telle conception de la propriété est d’ailleurs en accord avec la théorie de l’obligation sociale proposée récemment par certains théoriciens du droit.

Traditionnellement en droit civil, les limites de la propriété sont reconnues mais acceptées à la marge et ne font pas véritablement partie de la définition de la propriété. Elles apparaissent plutôt comme l’exception qui confirme la règle, la limite qui ne fait que mieux souligner le principe. Au Moyen Âge, la propriété était divisée et la Révolution a voulu rompre avec ce modèle en rejetant toute forme d’obligations. Pourtant peut-être les juristes sont-ils allés trop loin dans le rejet de l’ancien modèle, en oubliant que la propriété reste un droit essentiellement social. L’obligation n’est toutefois plus due à un supérieur — le roi ou le seigneur — mais à un égal, le propriétaire et, par extension, à un autre citoyen voisin, qui a une égale prétention à la jouissance et au libre exercice de ses droits.