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Le présent article s’insère dans le projet Le dialogisme obligationnel ou l’intégration du dialogue et de l’altérité au sein de la théorie du contrat, qui a pour objet d’alimenter la réflexion sur un fondement contractuel renouvelé et qui cherche, plus précisément, à faciliter le passage d’une compréhension individuelle de la théorie des contrats à une conception reflétant davantage la complexité polyphonique et intersubjective de la relation obligationnelle. À cet effet, ce projet de recherche explore les approches dialogique et polyphonique en matière de contrat. Dans le premier des trois volets qui constituent ce projet de recherche, nous avons tenté d’inscrire l’interprétation du contrat dans un cadre méthodologique et conceptuel plus vaste que celui qui est habituellement adopté par les juristes afin de mettre en évidence la nature intersubjective des contrats contemporains[1]. Il s’agit ici de poursuivre notre réflexion qui aborde la doctrine juridique d’un angle novateur, car, comme le remarque Fabrice Bin, « [l’]altérité […] ne fait pas partie de la culture juridique habituelle. Mais si le concept ne fait pas partie de la cartouchière du juriste, il n’est pas complètement absent de l’armurerie. Cependant les ouvrages doctrinaux qui traitent conjointement de droit et d’altérité ont la particularité d’importer les outils juridiques dans la besace d’une autre science et non l’inverse[2]. »

Pour éviter ce piège, notre analyse de la littérature en matière de dialogisme et de polyphonie a pour objet d’établir les contours d’un outillage théorique emprunté à la linguistique, en vue de déterminer le vocabulaire pertinent à adopter et à appliquer à la théorie des contrats dans les stades ultérieurs du projet englobant. Pour cette raison, nous devrons concentrer ici notre propos sur le cadre linguistique adopté, tandis que les exemplifications et les conclusions du projet feront l’objet de publications complémentaires. Une telle étape intermédiaire est en effet essentielle à la bonne compréhension du cadre méthodologique que nous avons appliqué à l’ensemble du projet, en ce qu’elle permet d’établir avec précision le sens donné aux termes « dialogique » et « polyphonique » qui font l’objet de nombreux débats. Nous souhaitons de plus qu’elle joue le rôle de synthèse introductive pour le juriste non initié aux particularités de ces champs d’études d’ordre linguistique. Bref, un tel chemin de traverse méthodologique — aussi exotique qu’il puisse sembler par rapport à la théorie du contrat — s’impose ici pour bien circonscrire le cadre théorique et présenter avec le plus de rigueur possible les outils qui seront appliqués à des clauses contractuelles à la troisième étape[3] du projet[4].

Ainsi, il nous faut tout d’abord préciser que les notions de dialogisme et de polyphonie, lorsqu’elles sont appliquées au langage, concernent la non-unicité du sujet parlant[5], en d’autres mots, la présence de plusieurs voix dans un énoncé qui — du moins en apparence — n’a qu’un seul producteur. Sur le plan juridique, un exemple évident est celui du contrat d’adhésion qui est rédigé par la partie qui se trouve généralement en position de domination tant stratégique qu’informationnelle et économique, position qui lui permet d’imposer ses conditions à l’adhérent[6]. Nous pouvons donc proposer que les outils linguistiques se rapportent à une question simple : qui parle et pense par l’intermédiaire de l’énoncé qu’est le contrat ? Au lieu d’étudier en premier lieu le sujet parlant physique, le linguiste s’intéresse, dans sa quête d’une réponse, aux images que le langage délivre des différents points de vue que le locuteur met en scène. À l’inverse, le juriste raisonne davantage en termes de personnes/entités juridiques ; c’est d’ailleurs ce qui se dégage de l’image — dépassée ? — de la rencontre des volontés contractuelles de deux individus selon l’article 1378 du Code civil du Québec. Le fameux postulat de l’unicité du sujet parlant[7], selon lequel l’énoncé n’exprime les paroles que de celui qui le produit, se voit infirmé lorsque le regard ne porte pas sur le producteur de l’énoncé en soi, mais sur les représentations que le langage en délivre. Cela signifie en premier lieu que, plutôt que de fonctionner comme une représentation homogène de ce qui est exprimé par le sujet parlant, le sens se livre à l’interprétation comme une espèce de « dialogue abstrait » selon les praxématiciens, ou encore comme un « concert de voix orchestrées » selon les polyphonistes.

En effet, indépendamment de ce qui distingue les deux courants, les conceptions dialogiques et polyphoniques du langage considèrent invariablement que le sens intègre certaines voix venues d’ailleurs, des éléments énonciatifs dits hétérogènes[8], et qu’il établit diverses relations de prise en charge[9] ou, au contraire, de mise à distance[10] de ces points de vue. Les analyses divergent parfois, notamment en ce qui concerne le plan sur lequel se situerait cette hétérogénéité énonciative : le mot, la phrase, l’énoncé, voire, en ce qui nous concerne ici, le texte contractuel. D’une part, ces approches sont le simple reflet de la structure complexe qu’est la langue, susceptible d’être abordée sous différents angles. D’autre part, les diverses théorisations du dialogisme et de la polyphonie sont à l’image de la complexité de la pensée de Bakhtine, de laquelle elles sont issues.

Le débat sur l’opposition entre faits dialogiques et faits polyphoniques en témoigne de façon éloquente[11]. Même si, en principe, elles s’appliquent grossièrement aux mêmes faits empiriques, le choix de l’une ou l’autre notion est tout sauf indifférent. Ainsi, ceux qui se rattachent au dialogisme prennent appui sur l’image du dialogue, de l’échange inévitable avec l’énoncé d’autrui, une métaphore chère à Bakhtine. En revanche, la notion de polyphonie et la métaphore musicale dont elle relève indirectement mettent l’accent sur une mise en scène énonciative active de la part du locuteur. Les voix qu’elle évoque peuvent dialoguer au sens métaphorique, certes, mais elles peuvent tout aussi bien se côtoyer de façon très différente. Par conséquent, en dépit des usages qu’a pu en faire Bakhtine et sur lesquels nous revenons au point 2, la notion de polyphonie est souvent jugée moins contraignante, moins orientée, et donc d’application plus générale que celle de dialogisme[12].

Cela dit, s’il existe un point sur lequel les différents théoriciens s’entendent, c’est le fait que les deux notions souffrent actuellement d’une certaine instabilité conceptuelle : « il y a presque autant de conceptions de cette notion [de polyphonie] que de linguistes qui s’en servent[13] », « le terme de dialogique est aujourd’hui d’un large emploi […] ; mais, […] son tranchant scientifique semble parfois quelque peu émoussé[14] ». À l’instar de Vincent[15], nous en concluons que l’heure est plus au bilan critique des cadres conceptuels existants qu’à l’élaboration de nouvelles théories ; par conséquent, le juriste saura retrouver dans notre texte l’écho de différentes approches. Quoiqu’elle soit modeste, l’aspect original de cette revue de la littérature comporte la présentation et la comparaison critique des principales théories de l’altérité discursive qui présentent un intérêt potentiel pour l’interprétation des contrats, ainsi que la conception d’un nombre d’exemples simples et de tableaux illustratifs. Notre but est d’intégrer ce cadre linguistique au milieu juridique — en l’occurrence le contrat — et de souligner les apports potentiels envisageables sur le plan théorique en la matière. Une fois de plus, nous sommes bien conscients d’emprunter ici une voie détournée par rapport à l’interprétation habituelle des discours juridiques, mais cette dernière s’avère, à notre avis, essentielle à la bonne compréhension des applications dialogiques et polyphoniques en matière contractuelle.

Ainsi, afin de définir et de préciser les notions de dialogisme contractuel et de polyphonie contractuelle, nous renouons dans un premier temps avec l’origine des deux concepts à l’étude, soit le cercle de Bakhtine (1). Ensuite, nous nous attachons aux textes de Ducrot, à qui revient le mérite d’avoir introduit la notion de polyphonie en linguistique (2), à ceux de Bres, qui cherche à rester le plus proche possible de la pensée de Bakhtine en matière de dialogisme (3) et à ceux de Nølke, qui élabore une théorie qui rend compte des phénomènes polyphoniques proprement linguistiques, tout en anticipant leur influence sur l’interprétation des textes (4). Nous terminons par une comparaison globale des trois principales théories (5). Ce faisant, nous souhaitons rendre possible l’élaboration d’un cadre conceptuel et d’un vocabulaire appropriés à une application en droit privé, et plus particulièrement en droit contemporain des contrats, par l’étude de clauses de divers contrats d’assurance terrestre et de fournisseurs de services Internet[16].

1 Origine et paternité des concepts (Bakhtine)

Bien que, dans les travaux de Bakhtine, les notions de dialogisme et de polyphonie se réfèrent respectivement à l’étude de la linguistique et de la littérature, la réflexion du sémioticien russe s’inscrit plus généralement dans ce qui est désigné comme une anthropologie de l’altérité[17]. Sur le plan juridique, cela signifie pour le contractant que l’ego est en relation et en communication perpétuelle avec l’alter, sans lequel il ne saurait exister et donner lieu à une relation juridique par l’entremise du contrat[18]. Pour Bakhtine, cette aliénation constitutive[19] se voit excellemment reflétée dans le langage que nous héritons, d’une part, d’autrui, et que nous orientons, d’autre part, vers l’autre[20].

Cela dit, il importe de distinguer ce rapport avec l’autre omniprésent du discours à vrai dire dialogique/polyphonique. En effet, il s’agit dans les deux cas de formes émanant de la présence de l’altérité dans les mots qui sont empruntés, mais seulement le second cas « est un rapport accompli où l’autre terme de la relation n’est pas fictif, mais réellement présent[21] ». Afin de rendre compte des deux conceptions possibles, certaines études sur le dialogisme[22] distinguent entre le dialogisme constitutif, « qui se cache ou se masque derrière les mots[23] », et le dialogisme montré, « la représentation qu’un discours donne en lui-même de son rapport à l’autre[24] ». Comme le souligne Bakhtine lui-même, « [l]es rapports dialogiques sont donc beaucoup plus larges dans le discours dialogique au sens strict. Même entre les oeuvres verbales profondément monologiques des rapports dialogiques sont toujours présents[25]. » La polyphonie, quant à elle, « ne se découvre pas par une étude des interprétations […], mais seulement par un examen des (co)textes[26] ». Nous approfondirons la différence entre dialogisme et polyphonie dans les pages qui suivent.

Le plus grand problème qui se pose par rapport à l’oeuvre de Bakhtine est l’accès limité aux différentes traductions, ce qui ne permet qu’une lecture indirecte et, parfois, rudimentaire de ses écrits. Moyennant une relecture minutieuse des trois principaux textes du penseur russe[27], Aleksandra Nowakowska[28] a voulu démystifier l’origine des concepts de dialogisme et de polyphonie, afin d’en favoriser des définitions qui permettent un usage complémentaire des termes, par opposition au silence généralement observé chez les théoriciens de l’une ou l’autre des notions.

La seule étude des mots proposés en traduction[29] de la forme russe slovo (mot, terme, discours, parole) permet de comprendre la difficulté à circonscrire le langage sous la plume de Bakhtine. Outre la délicatesse inhérente à toute entreprise de traduction, font obstacle à l’interprétation du vocabulaire bakhtinien les emplois particuliers qui étendent le sens de termes existants en russe standard, les dérivations néologiques des mêmes termes et les maintes métaphores qui se trouvent dispersées dans les écrits de Bakhtine. Ainsi, le substantif dialogichnost’, qui est à la base de la notion de dialogisme dans l’acception qui nous intéresse ici, n’existe point en russe standard. Les adjectifs dialogicheskij et dialogichen, traduits en français par dialogique, sont des extensions de sens qui, en russe standard, signifient plutôt sous forme dialoguée, ce qui se traduirait par dialogal. Bref, la distinction faite aujourd’hui en sciences du langage entre dialogue externe (dialogal) et dialogue interne (dialogique) ne s’offrait pas à Bakhtine, et ce n’est qu’en interprétant le contexte dans lequel ils apparaissent que nous pouvons élaborer une théorie qui se fonde sur cette opposition. Une telle analyse des divers textes de Bakhtine et leurs traductions respectives fait apparaître que le concept de polyphonie semble s’appliquer chez ce dernier uniquement au domaine littéraire (et plus précisément à l’oeuvre de Dostoïevski), tandis que le dialogisme se trouve dans toute pratique langagière et donc, éventuellement, en matière de contrat. Ainsi, le dialogisme serait hiérarchique du fait que la voix du locuteur d’un énoncé donné est toujours plus forte que celles avec lesquelles il « dialogue », tandis que, dans le roman polyphonique, toutes les voix sont censées avoir le même statut. Cela dit, Bakhtine n’a jamais élaboré de définition du dialogisme ni de la polyphonie : il aborde ces phénomènes le plus souvent de façon métaphorique et latéralement plutôt que frontalement. De surcroît, « Bakhtine n’est pas un penseur systématique, ses oeuvres n’ont pas toujours un caractère achevé et bien développé[30] », ce qui fait en sorte que « l’approfondissement a fait émerger des problèmes […] suscitant ainsi des tentatives de solution plus ou moins définitives[31] ». Bien que la pensée de Bakthine, dans toute sa richesse, soit à la source théorique des notions de dialogisme et de polyphonie, c’est la linguistique moderne qui a défini et opérationnalisé les concepts[32].

Puisque le présent texte a pour objet d’exposer le cadre conceptuel applicable au contrat de chacune des trois principales théories linguistiques de la polyphonie et du dialogisme, nous nous pencherons d’abord brièvement sur les préalables théoriques des trois théories principales : la première en linguistique (Ducrot), puis la deuxième, soit celle qui cherche à rester fidèle à Bakhtine (Bres), et enfin la troisième, la ScaPoLine, théorie plus synthétique et complète.

2 Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation (Ducrot)

2.1 Souche et préalables théoriques

Bien que les premières références à la notion de polyphonie linguistique apparaissent dans Les mots du discours[33], c’est l’« Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation » d’Oswald Ducrot, soit le dernier chapitre de son ouvrage Le dire et le dit[34], qui reste « le texte de référence pour qui cherche une introduction à la polyphonie[35] ». Cela dit, il s’agit en effet d’une « esquisse » de théorie, qui s’intéresse non seulement au fait polyphonique en tant que tel, mais plus généralement à l’analyse de l’énonciation. Cela s’explique par le fait que Ducrot cadre sa théorie de la polyphonie dans une approche pragmatique générale[36]. Pour ce qui est du contrat, une telle analyse de l’énoncé saura alors rendre compte des images de l’énonciation qui est à son origine, bref, elle montrera comment l’énoncé qu’est le contrat représente le « dialogue » entre les contractants et les éventuelles négociations dont le contrat est le fruit.

En ce qui concerne l’origine de la notion de polyphonie qu’il cherche à exploiter en linguistique, Ducrot se montre redevable envers Bakhtine, qui avait appliqué le terme au langage dès 1929[37]. Cependant, en postulant que la théorie de Bakhtine s’applique uniquement au texte, cette citation montre en même temps que Ducrot ignore l’existence de la notion de dialogisme, ou qu’il en fait fi. Quoi qu’il en soit, cette observation mène à croire que, malgré le fait que Ducrot s’est inspiré de Bakhtine, il s’est basé avant tout sur des travaux antérieurs dans le domaine de la linguistique même : « C’est en lisant Bally, et spécialement le début de Linguistique générale et linguistique française […], que j’ai été amené à esquisser une théorie linguistique de la polyphonie[38]. » Bally a été le premier à postuler que la phrase (en langue[39]) ne décrit pas simplement le monde à travers le contenu qu’elle exprime, mais qu’elle met également en scène sa propre énonciation. Ainsi, la phrase comprend non seulement un dictum — l’expression du contenu —, mais aussi un modus, l’attitude que le sujet parlant manifeste à l’égard de ce contenu[40]. Par ailleurs, Bally souligne également que « le sujet modal peut être le plus souvent en même temps le sujet parlant[41] », formulation dont il est possible de déduire qu’il existe une dissociation entre le producteur effectif de l’énoncé et celui qui s’y trouve présenté comme ayant ce rôle. En élaborant à partir de cette observation une théorie de la non-unicité du sujet parlant, Ducrot cherche à éviter que soient condamnés au « domaine de l’anormal les exemples qui feraient apparaître une pluralité de points de vue juxtaposés ou imbriqués[42] ».

2.2 Cadre conceptuel

Un point que Ducrot a en commun avec son prédécesseur russe, c’est l’absence, dans son texte, d’une définition précise de ce qui constitue la polyphonie. Tout au plus fournit-il une description floue de ce que serait la « conception polyphonique du sens » : « c’est l’objet propre d’une conception polyphonique du sens que de montrer comment l’énoncé signale, dans son énonciation, la superposition de plusieurs voix[43] ». L’ambiguïté de la notion de « voix » pose problème ici, comme elle le fait d’ailleurs dans les traductions de Bakhtine. Tantôt le mot semble renvoyer aux acteurs discursifs (« plusieurs voix parlent simultanément[44] »), tantôt il semble s’agir plutôt des points de vue, des opinions de ces personnages (« le sens de l’énoncé, dans la représentation qu’il donne de l’énonciation, peut y faire apparaître des voix qui ne sont pas celles d’un locuteur[45] »). Selon l’interprétation de la notion de voix, il est alors possible de parler de polyphonie « quand il y a dans un seul et même énoncé superposition ou pluralité d’instances énonciatives [ou] […] quand il y a dans un seul et même énoncé superposition ou pluralité de points de vue[46] ». Selon la ligne de pensée de Bakhtine, tout énoncé — et donc également le contrat, rappelons-le — est traversé d’un dialogisme constitutif, puisqu’il juxtapose des éléments langagiers qui ont été utilisés antérieurement. Dans certains cas seulement, ce dialogisme est « montré », visible donc à travers l’énoncé même. C’est ce type de dialogisme sur lequel se concentre la praxématique (section 3). Partant des observations de Bakhtine, nous pourrions nous éloigner un tant soit peu de la théorisation qu’en a fait la praxématique, pour rester fidèles à l’idée du « déjà-dit » dans le sens strict du terme (et réserver l’idée de superposition de points de vue, qu’ils soient verbalement exprimés ou non, au seul domaine de la polyphonie). Ainsi, nous parlerions de dialogisme montré dans les passages du contrat où l’usage d’une certaine terminologie fait référence à une vision contextuelle, idéologique ou encore circonstancielle particulière, tels que les « usages » propres à la naissance d’un contrat dont fait mention l’article 1378 du Code civil. Nous pensons aussi à la jurisprudence[47]. Quoi qu’il en soit du dialogisme montré, le contrat, comme tout texte, est toujours dialogique dans le sens constitutif. De même, le contrat sera alors polyphonique dans une mise en scène discursive particulière, où la personne qui rédige le contrat (dans le sens de l’énoncé même — le locuteur), exprime, à travers ses mots, non seulement son propre point de vue, mais également celui d’une ou plusieurs autres personnes (dans ce cas, ce seront les signataires). Il reste à déterminer s’il existe des contrats qui ne sont pas polyphoniques dans la mesure où ils ne mettent en scène que le point de vue de la partie contractante qui a élaboré le contrat.

Qu’il s’agisse de personnages, de points de vue ou d’un mélange des deux, nul doute n’existe sur le caractère pluriel de ces voix énonciatives. Le premier dédoublement s’opère entre les niveaux extralinguistiques et les niveaux intralinguistiques et permet notamment de distinguer le sujet parlant, qui correspond au producteur empirique, du locuteur, un être discursif. En guise d’illustration de ce que nous suggérons d’appeler la « polyphonie translinguistique », Ducrot avance le cas d’« une circulaire de lycée, où il est écrit ceci : “Je, soussigné…, autorise mon fils à […]. Signé…”[48] ». Primo, Ducrot observe que le locuteur est nonidentifié tant que la circulaire n’a pas été remplie. Secundo, il remarque que le locuteur (un parent) n’a nul besoin de coïncider avec le producteur empirique du texte (un employé de l’école). C’est en signant la lettre qu’une personne particulière prend la responsabilité de l’énoncé, et devient ainsi son locuteur à travers l’emploi du pronom je. Ainsi, la signature assure « l’identité entre le locuteur indiqué dans le texte et un individu empirique […] Dans la conversation orale quotidienne, c’est la voix qui […] authentifie l’assimilation du locuteur à un individu empirique particulier, celui qui produit effectivement la parole[49]. » Cependant, Ducrot ne s’arrête guère à ce qui oppose le producteur empirique de l’énoncé à son locuteur[50]. Plutôt, il s’intéresse au niveau proprement linguistique[51]. À l’intérieur de l’énoncé même, Ducrot distingue différentes instances énonciatives en fonction des responsabilités qu’elles ont. Le locuteur est celui à qui sont attribués les mots de l’énoncé[52].

Dans un premier temps, Ducrot distingue ainsi le locuteur (être de discours) du sujet parlant (être empirique), puis, « à l’intérieur même de la notion de locuteur, le “locuteur en tant que tel” (par abréviation “L”) et le locuteur en tant qu’être du monde (“λ”)[53] » : « L est [considéré uniquement en tant que] responsable de l’énonciation […] λ est une personne “complète”, qui possède, entre autres propriétés, celle d’être l’origine de l’énoncé[54]. » En guise d’illustration, imaginons l’énoncé « Je promets que je viendrai ». Selon les définitions de Ducrot, le premier je renvoie au locuteur L, dans sa seule activité énonciative que constitue la promesse, alors que le second je fait réfèrence au locuteur λ, décrit comme le sujet d’une activité physicomotrice qui dépasse le cadre de l’énoncé. Il en va de même pour l’énoncé « Je te jure que je sais nager », que nous pouvons schématiser comme suit : L ([jurer] λ [savoir nager]). Cette formalisation (qui est la nôtre, non celle de Ducrot) montre clairement que, « d’une façon générale, l’être que désigne le pronom je est toujours λ, même si l’identité de ce λ n’est accessible qu’à travers son apparition comme L[55] ». Cette distinction est pertinente au sein du contrat dans la mesure où λ exprime son engagement par l’intermédiaire du je qui se rapporte plus directement au locuteur L de l’énoncé. Dans une analyse concrète, il importe alors d’identifier d’abord L et de le lier ensuite à λ et, enfin, à l’être empirique.

L’importance de ce dédoublement de l’être discursif qu’est le locuteur ne se limite pas au simple repérage des différentes occurrences du pronom je dans un énoncé donné. D’après nous, la distinction entre les deux permet également d’adresser la problématique qui existe autour des actes illocutoires[56]. Ainsi, il s’avère délicat d’expliquer pourquoi, dans l’énoncé interrogatif « Avez-vous Le Devoir ? », l’acte illocutoire envisagé par le locuteur n’est pas la simple question, mais bien la demande, qui s’exprimerait de façon plus directe à travers la forme impérative. Les théories traditionnelles parlent évasivement d’un acte dérivé (la demande) de l’acte primitif (la question) « en vertu d’une loi de discours[57] ». À partir de l’exemple de Ducrot (cité dans un but autre), nous souhaitons suggérer une solution possible qu’apporterait la distinction entre L et λ. De cette façon, l’acte primitif de la simple question est retenu dans les cas où l’activité énonciative de L correspond entièrement à l’intention extraénonciative de λ. Toutefois, λ peut également se « cacher » en quelque sorte derrière L, et viser par conséquent l’acte de la demande à travers la question que pose L. Il s’agit là d’une manifestation indirecte de λ telle qu’elle s’observait également dans « Je te jure que je sais nager ». Cette stratégie permet alors au locuteur d’atténuer son discours, sans toutefois renoncer à sa prise en charge.

Outre les deux instances du locuteur qui se définissent à travers l’occurrence de paroles, Ducrot distingue les énonciateurs :

[C]es êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils “parlent”, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles […] Je dirai que l’énonciateur est au locuteur ce que le personnage est à l’auteur […] D’une manière analogue, le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes[58].

C’est dans cette mise en scène énonciative par le locuteur que se trouve l’essence de la polyphonie. En effet, chaque énonciateur est responsable d’un point de vue donné, et c’est le locuteur qui a le pouvoir de s’assimiler à l’un et de se distancier de l’autre, afin de prendre en charge ou non le point de vue exprimé. À partir de ce mécanisme de mise en scène de plusieurs « voix », « énonciateurs » ou encore « points de vue », Ducrot compte proposer des solutions à des problèmes qui se posent dans les théories de l’énoncé qui prônent l’unicité du sujet parlant, telles que la présupposition, la négation ou l’ironie.

Récapitulons : l’esquisse de théorie de la polyphonie de Ducrot part du postulat de la non-unicité du sujet parlant ; le locuteur se construit toujours plusieurs places énonciatives dans son discours. Il est à la fois le producteur[59] de l’énoncé et l’énonciateur[60] qui construit subjectivement un dictum par rapport auquel il réagit avec un modus. Si la notion d’énonciateur repose sur celle de point de vue, le locuteur ne peut produire un énoncé sans, en tant qu’énonciateur, exprimer un ou plusieurs points de vue à travers son énoncé. Pour Ducrot, le locuteur est donc doublement présent : d’abord en tant que producteur du message, mais également en tant qu’énonciateur exprimant un ou plusieurs points de vue au sein de ce message.

3 Dialogisme et praxématique (Bres et autres)

3.1 Souche et préalables théoriques

La notion de dialogisme a fait son apparition dans le contexte de la praxématique vers la fin des années 80[61]. Cependant, les jalons d’une véritable théorie du dialogisme n’ont été posés que beaucoup plus récemment, notamment dans les travaux de Bres[62] et de Nowakowska[63]. Cette introduction tardive d’un cadre analytique précis s’explique facilement par le fait que la praxématique, à l’encontre de la pragmatique linguistique de Ducrot[64], s’attache avant tout à « la description de la production du sens en discours[65] ». Ainsi, le dialogisme en praxématique se situe « d’abord au niveau macro de l’énoncé-tout-texte, plutôt qu’au seul niveau micro de l’énoncé-fragment, ou de celui des phrases de la langue[66] ». Dans cette approche descendante, c’est donc « par le niveau textuel global qu’il convient de commencer l’étude du dialogisme […] avant d’aborder ses manifestations précises au niveau microtextuel[67] ». Le dialogisme sera donc d’importance dans l’étude du phénomène contractuel sur le plan de sa compréhension globale théorique/philosophique. La polyphonie, quant à elle, sera considérée comme une manifestation particulière, visible, qui, à l’encontre du dialogisme qui nécessite un travail d’interprétation (subjective), se révèle plus facilement à l’aide d’une analyse discursive méthodique (objective).

Le dialogisme se veut un vrai « retour aux sources[68] », à savoir l’oeuvre de Bakhtine, à laquelle il cherche à rester le plus fidèle possible. Par conséquent, les praxématiciens ne s’empêchent pas de reprocher à Ducrot (et aux polyphonistes en général) que leurs recherches, en tant que lectures de Bakhtine, reposent sur nombre de malentendus. Cela dit, « la fidélité n’est pas forcément une vertu », comme le remarque d’ailleurs Bres lui-même[69]. Faute d’une définition précise du dialogisme dans les travaux de Bakhtine, la praxématique s’est chargée de l’opération délicate d’en élaborer une, appuyée sur une relecture minutieuse des textes originaux[70], « au risque que cette définition et ces cadres s’avèrent à l’usage trop étroits, et doivent donc être déplacés[71] ». Il en résulte que le concept de dialogisme est tout sauf stable à travers les différents articles qui y sont consacrés, comme nous le montrerons dans la section 3.2.

Selon Bakhtine, toute activité langagière est habitée par le dialogue, dans la mesure où chaque énoncé entre en relation, en interaction, avec d’autres énoncés : « Il ne saurait y avoir d’énoncé isolé. Un énoncé présuppose toujours des énoncés qui l’ont précédé et qui lui succèderont ; il n’est jamais le premier, jamais le dernier[72]. » Ainsi, « [i]l n’y a pas un “sens en soi”. Le sens n’existe que pour un autre sens, avec lequel il existe conjointement[73]. » Ce dialogue peut être extériorisé, et se montrer à travers l’alternance des tours de parole, le dialogal. Il peut également rester intériorisé, dans le sens que l’énoncé s’oriente vers d’autres énoncés « au principe de sa production comme de son interprétation[74] », ce qui constitue le dialogique. Cette orientation vers l’altérité discursive introduit alors l’autre dans l’un[75], de sorte qu’un énoncé ne fait sens que dans son rapport à l’autre[76].

3.2 Cadre conceptuel

Par souci de fidélité tant à la lettre bakhtinienne qu’à ses métaphores de dialogue et de rencontre d’énoncés, Bres cherche à opérationnaliser le concept de dialogisme en linguistique comme « cette dimension constitutive qui tient à ce que le discours ne peut pas ne pas se réaliser dans un dialogue implicite avec d’autres discours[77] », comme « cette dimension constitutive qui tient à ce que le discours, dans sa production, rencontre (presque obligatoirement) d’autres discours » ou encore comme « la capacité de l’énoncé à faire entendre, outre la voix de l’énonciateur, une (ou plusieurs) autre(s) voix qui le feuillettent énonciativement[78] ». Nous ne saurions ignorer la forte ressemblance de ces définitions avec l’usage que fait Ducrot du concept de polyphonie ; le lecteur y trouvera d’ailleurs la même ambiguïté quant à la signification de voix. Toutefois, deux mécanismes différents semblent sous-tendre la présence de ces voix. Tandis que Ducrot met l’accent sur une mise en scène active de la part du locuteur, c’est l’énoncé qui est le protagoniste dans la théorie du dialogisme, réservant ainsi un rôle plutôt passif à son locuteur.

Contrairement à Ducrot, la praxématique définit la notion essentielle d’énoncé non en termes de cohésion et d’indépendance, mais comme « “l’unité réelle de l’échange verbal”[…], défini par ses frontières, elles-mêmes “déterminées par l’alternancedes sujets parlants[79] ». L’énoncé correspond alors au « tour de parole — dans le “dialogue réel”[80] », et non à l’« énoncé-phrase » que considère Ducrot. Cette distinction permet de définir à leur tour les concepts du dialogal et du monologal : « on pourrait dire que, dans le dialogal, les tours de parole antérieurs et ultérieurs sont in praesentia, alors que, dans le monologal, ils sont in absentia[81] ». Le contrat est alors un genre de discours à forte prépondérance monologale, étant donné qu’il est rédigé dans un style impersonnel où les parties contractantes sont présentées comme des personnes tierces qui ne prennent pas directement la parole. En outre, Bres souligne qu’un énoncé est toujours « actualisé », ce qui implique qu’il a une existence matérielle, à l’encontre du point de vue de Ducrot à cet égard. La particularité de l’énoncé dialogique consiste dans le fait que son actualisation ne porte pas sur un simple contenu (dictum), mais sur un énoncé déjà actualisé antérieurement (modus + dictum). Cet énoncé antérieur devient alors « enchâssé » au sein du nouvel énoncé « enchâssant », ce qui le rend ainsi dialogique. Pourtant, cette conception théorique ne peut être appliquée[82]. Malgré le fait que « la notion de dialogisme nous paraît à l’heure actuelle aussi indispensable que… problématique[83] », la théorie réussit à proposer une typologie qui s’appuie sur un cadre conceptuel simple et cohérent[84].

Après considération des applications favorables au développement de la théorie des contrats, il nous est apparu que les deux théories revues demeurent incomplètes en raison de leurs buts, sans compter que la ScaPoLine est plus synthétique. C’est donc à partir de cette dernière théorie que nous élaborerons notre cadre conceptuel adapté précisément aux besoins de l’analyse du contrat.

4 Théorie scandinave de la polyphonie linguistique (Nølke et autres)

4.1 Souche et préalables théoriques

Les polyphonistes scandinaves ont élaboré une théorie de la polyphonie qui se veut une héritière en même temps qu’une amélioration, à la fois redevable à la théorie de Ducrot et concurrente de celle-ci en ce qui concerne l’appréhension linguistique du fait polyphonique. Leur théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine) a pour objet de rendre compte non seulement de l’organisation des contraintes polyphoniques associées aux phrases de la langue, la structure polyphonique à laquelle se limite l’étude de Ducrot, mais aussi de leurs effets sur l’interprétation des énoncés en contexte, soit la configuration polyphonique. En effet, la « ScaPoLine étendue » a choisi de relier la polyphonie interne aux énoncés à la polyphonie des textes dont ces énoncés font partie. Généralement, les deux expressions de polyphonie sont développées bien séparément. La première semble du ressort exclusif des linguistes, dont les exemples canoniques ne dépassent guère quelques lignes, tandis que la seconde a le plus souvent pour lieu les études littéraires ou discursives consacrées à l’analyse de longs passages, voire d’ouvrages complets.

En 1985, à peine un an après la publication de l’esquisse de la polyphonie de Ducrot, Henning Nølke a appliqué pour la première fois la notion de polyphonie dans une série d’études empiriques intitulée Le regard du locuteur[85]. En 1994, il a présenté sa propre version de la théorie de la polyphonie, la ScaPoLin (à cette époque sans -e), qui constitue une élaboration et un remaniement considérable du cadre ducrotien[86]. Depuis 1999, il dirige une équipe de linguistes et de littéraires, ce qui a mené à la publication de la ScaPoLine, qui présente en près de 200 pages un cadre descriptif théorique élaboré et rigoureux, tout en offrant un « appareil opérationnel » pour l’analyse concrète[87] :

Le chercheur littéraire, aussi bien que le linguiste, prend son point de départ dans [l’observation] des configurations polyphoniques des énoncés et des fragments de texte. Là où le littéraire se sert de ces observations dans sa description de la structure et la thématique de l’oeuvre, […] le linguiste [tente] d’expliquer l’apparition des configurations à partir de ses analyses [pointues]. Il semble donc naturel d’essayer d’appliquer [l’outillage] du linguiste en vue de rendre opératoire l’analyse du texte ; et inversement, [d’adopter l’analyse contextuelle comme source d’inspiration de cet appareil linguistique][88].

Sur le plan juridique, cette démarche nous semble tout à fait pertinente étant donné que, linguistiquement parlant, le contrat n’est guère plus qu’un genre de texte parmi d’autres, bien sûr avec ses particularités et problématiques propres, dont nous devrons d’ailleurs tenir compte dans la constitution précise de notre outillage[89].

4.2 Cadre conceptuel

La ScaPoline se veut une théorie « énonciative, sémantique, discursive, structuraliste et instructionelle[90] ». Elle considère la polyphonie, « bien évidemment », comme la « présence de différents points de vue ou de “voix” dans un seul énoncé[91] » ; en d’autres termes, un énoncé est polyphonique s’il « véhicule plus d’un pdv [point de vue][92] ». La ScaPoLine en finit donc avec l’ambiguïté du sens de voix présente chez Bakhtine, Ducrot et Bres. Par ailleurs, son ancrage sémantique suit « les idées et la terminologie de Ducrot. Ainsi, la phrase est pour nous un élément de la langue […] D’autre part, l’énoncé est un élément de la parole auquel nous associons une description sémantique nommée sens […] nous concevons l’énoncé comme l’image de l’énonciation. En tant que tel, l’énoncé renferme donc des indications concernant les protagonistes, la situation énonciative, etc.[93]. » Selon cette conception, l’interprétation de l’énoncé se fait à travers trois éléments :

  • Les instructions contenues dans la signification [de la phrase] :

    • posent des variables types […]

    • posent des relations entre les variables

    • donnent des indications relatives à leur saturation (par défaut) […]

  • Le co(n)texte en permet la saturation qui, elle, fait partie de l’interprétation [de l’énoncé]

  • Les stratégies interprétatives régissent la saturation et partant l’interprétation (dans les limites permises par les instructions posées par la signification)[94].

Le concept de valeur par défaut est essentiel dans la théorie scandinave. Il découle d’une saturation et d’un raisonnement « indiqué[s] ou construit[s] par la forme linguistique[95] ». Les éléments du co(n)texte complètent ensuite l’interprétation « minimale » pour donner lieu à une interprétation « pragmatique[96] ». Ce dédoublement dans le processus d’interprétation mène à un dédoublement parallèle dans le processus de l’analyse ; la ScaPoLine distingue entre la structure polyphonique quant à la phrase, et la configuration polyphonique pour ce qui est de l’énoncé. Illustrons ce fonctionnement à partir de l’exemple proposé par Nølke[97], qui est devenu l’exemple canonique de la littérature portant sur la polyphonie :

  • « Ce mur n’est pas blanc. »

  • « Ce mur n’est pas blanc, ce que croit mon voisin. »

  • L’un comme l’autre des énoncés véhiculent deux points de vue (pdv) :

  • Pdv: ‘ce mur est blanc’

  • Pdv: ‘ce pdv est injustifié’

C’est le marqueur de la négation ne… pas qui est la trace linguistique de ces deux points de vue en matière de structure polyphonique. Dans cette structure se précise également la relation qu’entretient le locuteur avec ces points de vue : il réfute le pdv1 en même temps qu’il affirme le pdv2. Par contre, l’identité de celui qui prend en charge le pdv1 est absente de la structure polyphonique de la négation. Elle n’est accessible qu’à travers la configuration polyphonique qui concerne le co(n)texte de l’énoncé. Effectivement, dans le second exemple, ce co(n)texte nous permet d’identifier le voisin comme celui qui est responsable du pdv1.

La configuration polyphonique se compose principalement de quatre éléments en fonction desquels se détermine et se définit la polyphonie[98] : les êtres discursifs (ê-d), les points de vue (pdv) et les liens énonciatifs (liens). Comme chez Ducrot, le locuteur est l’être discursif principal de la configuration polyphonique. Cela dit, la ScaPoLine a profondément réorganisé la conception des instances énonciatives. Au locuteur ducrotien qui est à la fois responsable de l’énoncé et responsable d’un point de vue, la ScaPoLine substitue le locuteur-en-tant-que-constructeur (LOC) qui :

est toujours présent dans la configuration dans la mesure où c’est lui qui est constructeur du sens. Il peut être indiqué par différents moyens linguistiques comme les pronoms de la première personne, certaines expressions modales, etc. LOC est pourvu d’un certain nombre de propriétés : il peut avoir une histoire, des connaissances encyclopédiques, etc. dont il peut se servir dans son travail constructeur […] Pour employer […] la métaphore théâtrale bien connue, on peut dire que chaque énoncé est un drame dont LOC est à la fois l’auteur et le metteur en scène [mais non un acteur][99].

Le seul rôle de LOC est alors de construire les autres êtres discursifs « comme des images de différentes “personnes linguistiques” [qui] peuvent être représentées linguistiquement par des syntagmes nominaux, des noms propres ou des pronoms personnels, etc.[100] ». Les trois personnes représentées sont ainsi le locuteur et l’allocutaire (les protagonistes discursifs), à qui s’ajoutent les tiers, « étiquette destinée à couvrir tous les ê-d qui n’ont aucun rapport (direct) ni [au locuteur] ni à [l’allocutaire][101] ». Nous observons que la ScaPoLine se distancie de Ducrot, selon qui un point de vue comporte seulement un contenu, non un jugement. En même temps, en traitant des pdv complexes, la théorie semble se rapprocher du dialogisme, qui parle plutôt d’« énoncé actualisé ». Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un énoncé qui comporte un seul dictum pourvu de deux modi.

Les liens énonciatifs qui relient les êtres discursifs aux points de vue sont le troisième et dernier élément qu’agence LOC. Il est important donc de souligner que c’est le locuteur-constructeur qui est le seul responsable de la représentation des ê-d et des liens qu’ils entretiennent avec les pdv ; il s’agit d’images « subjectives et donc pas forcément fidèles[102] ». Le type de lien le plus important est le lien de responsabilité ; un être discursif est donc responsable d’un point de vue quand il en est la source. Les liens de non-responsabilité demeurent moins précisément définis dans la ScaPoLine. Ainsi, ils peuvent être réfutatifs (la négation) ou nonréfutatifs (« peut-être »), alors que d’autres marqueurs (« certes… mais ») semblent plus difficiles à classifier[103]. Finalement, le locuteur peut aussi se contenter de montrer un point de vue sans y porter jugement. C’est le cas dans l’énoncé « Le témoin a dit : ‘Je suis malade’ », où le locuteur reprend une expression à un tiers (saturé ici par ‘le témoin’), sans toutefois spécifier s’il est d’accord avec cette désignation ou non. Les liens énonciatifs se résument alors comme suit :

Tableau 1

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Une dernière distinction s’opère entre la polyphonie interne, où les différents pdv relèvent tous d’instances énonciatives du locuteur (« Il me semble que le témoin est malade »), et la polyphonie externe qui fait appel aux autres ê-d (« Il paraît que le témoin est malade »). La configuration mise en scène par LOC permet ainsi à la ScaPoLine de repérer et d’identifier de façon rigoureuse les différents types de polyphonie au sein de l’énoncé. Le passage de l’analyse locale de l’énoncé à l’analyse globale du texte/discours se fait moyennant le passage polyphonique (PP),

  • un type de fragment textuel […] qui est pertinent pour l’analyse polyphonique pour autant que ce type de fragment constitue un “univers clos” par rapport aux relations polyphoniques. Le passage constitue une sorte de pont unissant les énoncés individuels au texte entier […] :

  • énoncé1 + énoncé2 + … + énoncén à Passage Polyphonique (PP)

  • PP1 + PP2 + … + PPn à Texte [discours][104]

Afin d’illustrer comment le passage polyphonique permet d’ajouter à l’analyse ponctuelle de l’énoncé des éléments contextuels qui complètent l’interprétation pragmatique d’un discours donné, considérons un exemple[105], dont le contexte va comme suit : Sam et son ami ont une journée de congé, et ils essaient de décider ce qu’il feront. Tandis que son ami veut aller au parc safari parce qu’il n’est pas très loin, Sam préfère aller au zoo et il présente ses arguments dans son tour de parole :

  • a. « Certes le parc safari est plus proche, mais le zoo est plus beau. »

  • b. « D’ailleurs, l’entrée n’y coûte pas cher et ses ‘manèges rouillés’ sont divertissants. »

En ce qui a trait à la structure polyphonique, nous relevons les marqueurs certes… mais et ne… pas, ainsi que l’usage des guillemets, ce qui nous permet de la formaliser comme suit :

  • a. pdv1 (simple) : [X] (VRAI (p1)), p1 = (le parc safari est plus proche)

  • pdv2 (relationnel) : (si p1 alors CONCLUSION 1)

  • pdv3 (simple) : [la] (VRAI (p2)), p2 = (le zoo est plus beau)

  • pdv4 (relationnel) : (si p1 alors CONCLUSION 2)

  • b. pdv5 (simple) : [X] (VRAI (p3)), p3 = (l’entrée du zoo coûte cher)

  • pdv6 (hiérarchique) : [lb] (INJUSTIFIÉ (pdv5))

  • pdv7 (simple) : [lb] (VRAI (p4)), p4 = (les ‘manèges rouillés’ sont divertissants)

  • pdv8 (simple) : [X] (RESPONSABILITÉ /’manèges rouillés/)

Les marqueurs au niveau de la structure polyphonique nous permettent d’identifier la comme responsable de pdv3 et pdv4 et lb comme responsable de pdv6 et pdv7. Cependant, cette structure ne nous fournit pas de détails par rapport au responsable des pdv1, pdv2, pdv5, pdv6 ou pdv7. C’est la cohérence du passage polyphonique qui nous permet de poser que la et lb sont des images identiques de LOC, qui prend donc la responsabilité finale des pdv3, pdv4, pdv6, pdv7. Un examen des liens qu’entretient LOC avec les autres pdv nous montre alors qu’il réfute les pdv1, pdv2, pdv5 et qu’il entretient un lien de représentation avec le pdv8. Étant donné qu’un être discursif ne peut être la source d’un point de vue que quand il le prend en charge, ces pdv ne peuvent donc pas relever de LOC. Grâce à la cohérence polyphonique, qui tient compte du contexte discursif, nous sommes capables d’identifier ALLOC comme le responsable. En effet, au sein d’un cadre argumentatif, LOC affirme ses pdv et réfute ceux d’ALLOC. La dernière étape consiste alors « à identifier les divers ê-d et à les lier à des êtres réels (ou fictifs dans une oeuvre littéraire) afin de pouvoir proposer un sens global du texte[106] ». Il s’agit de regarder le contexte plus large de la conversation et ainsi déterminer que Sam correspond au LOC, tandis que son ami est l’ALLOC.

En récapitulant, la ScaPoLine se veut « une théorie qui [est] en mesure de prévoir et de préciser les contraintes proprement linguistiques qui régissent l’interprétation polyphonique [du discours][107] ». À cette fin, elle propose une analyse minutieuse qui consiste en trois étapes : « 1. Déterminer la structure-p [soit la structure polyphonique de la phrase], 2. Rendre compte des relations transphrastiques [la configuration et le passage polyphoniques], 3. Lier les ê-d à une situation réelle (ou fictive)[108]. » En ce qui concerne l’analyse du contrat, cette démarche méthodologique est importante, car elle permettra de faire la démonstration du fait polyphonique de façon précise et ponctuelle, de sorte que nous puissions en extrapoler des conclusions générales. Et ce, à l’encontre du dialogisme, qui est toujours présent, mais dont la présence ne peut pas toujours être démontrée univoquement.

Tableau 2

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5 Comparaison et évaluation

5.1 Comparaison des concepts

Notre tour d’horizon a montré que l’origine des termes « dialogisme » et « polyphonie » se trouve dans l’oeuvre du penseur russe Bakhtine, qui les emploie pour faire référence à une « pluralité de voix », respectivement dans l’énoncé et dans le texte littéraire. Réelle inspiration pour la praxématique, la pensée bakhtinienne ne constitue guère plus qu’une référence bibliographique pour la ScaPoLine. Outre cette paternité partagée, les notions ont également une motivation métaphorique propre : tandis que la polyphonie, terme hérité du domaine musical, nous inspire intuitivement une « mise en scène » de voix, le dialogisme évoque plutôt l’image d’un dialogue implicite à tout acte langagier. Ici se trouve, d’après nous, la différence fondamentale entre les deux concepts : le dialogisme met l’accent sur l’énoncé même, qui dialogue inévitablement avec les énoncés antérieurs et ultérieurs ; la polyphonie insiste sur un être discursif, le locuteur, qui agence les voix (Ducrot) ou les points de vue (ScaPoLine). Ainsi, le dialogisme nous inspire une impression de bruissement de voix énonciatives à la fois inévitable et passive ; la polyphonie, au contraire, évoque un caractère intentionnel et actif.

Quand nous creusons un tant soit peu sous la surface « intuitive » des deux notions, il s’avère vite que leur familiarité apparente est traître et que leur définition, au-delà des différents cadres théoriques, est problématique. Chacune des trois grandes théories s’est attachée à l’usage particulier d’un des deux termes de sorte que les deux notions souffrent d’une instabilité conceptuelle importante. Cela pose problème non seulement d’une théorie à l’autre, mais également à l’intérieur des cadres mêmes. Ainsi, nous avons vu que Bres, dans un souci de fidélité à la lettre de Bakhtine, se voit parfois obligé de guillemeter la notion de dialogue, limitant ainsi sa portée afin de mieux rendre compte de certains phénomènes énonciatifs qu’il souhaite analyser. Il devient alors légitime de se poser la question de savoir s’il est viable pour le chercheur de s’attacher à un seul des deux concepts, quand il est obligé de l’éroder afin de maintenir la cohérence du cadre conceptuel.

Pour Ducrot, il y a pluralité de voix — et donc polyphonie — quand il note la présence dans l’énoncé d’au moins deux êtres discursifs qui ne s’identifient pas : un locuteur et un énonciateur, deux énonciateurs ou encore deux locuteurs. Étant donné que les énonciateurs sont responsables d’un point de vue, il y a, par conséquent, aussi présence de plusieurs points de vue. La « voix » représente chez Ducrot tantôt une instance énonciative, tantôt un point de vue. Cette ambiguïté se trouve également chez Bres : au sein de sa théorie du dialogisme, la notion d’énoncé désigne à la fois le tour de parole, le texte, l’énoncé enchâssant et l’énoncé enchâssé. Ces différents statuts du concept d’énoncé mènent à un paradoxe par rapport à la portée du dialogisme : en effet, d’une part, Bres affirme qu’un énoncé dont l’actualisation porte sur un dictum non modalisé est monologique ; d’autre part, il adhère à la position de Bakhtine que tout énoncé est dialogique. Enfin, la définition que propose la ScaPoLine semble la plus univoque : il y a polyphonie quand un énoncé comporte plusieurs points de vue.

L’orientation conceptuelle des cadres théoriques influe non seulement sur leurs définitions, mais aussi sur les différents éléments énonciatifs qu’ils distinguent au sein de leurs analyses. Ainsi, Ducrot reconnaît quatre instances énonciatives : le producteur empirique, le locuteur-en-tant-que-tel (L), le locuteur-en-tant-qu’être-du-monde (λ) et l’énonciateur. Pour sa part, Bres élabore un système dédoublé : il distingue deux énonciateurs, deux énonciataires et deux locuteurs. Il exprime ainsi la hiérarchie qui existe entre l’énoncé enchâssant et l’énoncé enchâssé, et en accordant une place explicite à l’énonciataire (qui n’est qu’un simple énonciateur chez Ducrot), il symbolise l’importance du dialogue. De son côté, la ScaPoLine ne différencie pas moins que neuf instances énonciatives : les constructeurs LOC et ALLOC ainsi que leurs images l et a quant à l’énoncé et L et A quant au texte, les tiers individuels, les tiers collectifs ON et LOI. Le fait que ces instances énonciatives, qui portent souvent les mêmes noms (locuteur, énonciateur, et ainsi de suite), ont des fonctions bien différentes au sein de chaque théorie complique considérablement leur comparaison.

Le locuteur est un personnage central chez Ducrot : il est responsable de l’énonciation, il met en scène les énonciateurs et il peut être responsable d’un point de vue. Par contre, le locuteur de Bres n’a qu’une fonction secondaire ; il est responsable de l’actualisation phonétique ou graphique de l’énoncé. Il nous semble donc positionné entre le producteur empirique et le locuteur-responsable-de-l’énonciation chez Ducrot. Par ailleurs, la ScaPoLine renoue avec l’importance que Ducrot accorde au locuteur, en prenant soin de désigner individuellement chacune de ses incarnations : LOC, l et L.

L’énonciateur ducrotien est une entité abstraite créée par le locuteur, et qui prend en charge un point de vue. Chez Bres, l’énonciateur a une existence beaucoup plus concrète, en tant que responsable d’un énoncé, auquel il attribue un modus. Ainsi, l’énonciateur E de l’énoncé enchâssant correspond grossièrement au locuteur de Ducrot. À noter que la ScaPoLine ne se sert pas de la notion d’énonciateur. Toutefois, elle ne supprime pas sa fonction, qu’elle attribue aux êtres discursifs-sources-d’un-pdv. Ces êtres discursifs sont abstraits quant à la structure de la phrase, mais ils peuvent être saturés par des individus concrets en ce qui a trait au texte/discours. La ScaPoLine agrandit ainsi considérablement la portée de la théorie de la polyphonie, qui était limitée au cadre de l’énoncé-phrase chez Ducrot.

Revenons enfin aux « voix ». Ducrot les considère comme des entités sémantiques abstraites, dépourvues de toute forme concrète. Pour lui, le fait qu’elles relèvent d’énoncés réels, hypothétiques, voire irréels, n’est pas pertinent, car il ne s’intéresse qu’à la structure de la langue et non au contexte discursif. Pour sa part, Bres s’oppose carrément à Ducrot sur ce point : pour lui, l’énoncé est quelque chose qui a véritablement été dit, et qui est, par conséquent, doté d’un modus et d’un dictum. Nous avons vu que lors de l’analyse concrète de certains énoncés, Bres ne peut toutefois maintenir cette position et qu’il est obligé d’admettre que l’énoncé enchâssé est « présupposé » plutôt que réel. La ScaPoLine, de son côté, reste fidèle à Ducrot sur ce point aussi. Ils raffinent la typologie des points de vue en distinguant différents sous-type, et ils reconnaissent, à l’encontre de Ducrot, que le pdv comporte un modus et un dictum. La ScaPoLine se positionne ainsi entre Ducrot (énoncé abstrait) et Bres (énoncé tangible), afin de proposer une sorte d’abstraction de l’énoncé. En outre, la ScaPoLine tente de préciser les différents liens qui existent entre les voix/pdv. Cela n’est pas le cas chez Ducrot ni chez Bres.

Les différentes instances énonciatives s’agencent alors comme suit à travers les trois théories :

Tableau 3

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5.2 Comparaison d’un exemple : cas de présupposition

Afin d’illustrer clairement la manière dont les trois cadres théoriques mettent en application les concepts qu’ils ont élaborés, considérons l’exemple suivant, et comparons les analyses qu’en présentent les trois théories respectives :

  • « L’avocat a cessé de plaider »

Pour Ducrot[109], cet énoncé est polyphonique dans la mesure où il présente deux énonciateurs, E1 et E2, qui sont respectivement responsables des contenus posés [L’avocat ne plaide plus] et présupposés [L’avocat plaidait avant]. Le locuteur s’assimile ensuite à l’énonciateur E1, tandis qu’il attribue le pdv2 à une voix collective ON à laquelle appartient également son homologue textuel λ :

  • E1 ~ [L’avocat ne plaide plus]

  • E2 ~ [L’avocat plaidait avant]

  • E1 > L

  • E2 > ON (λ)

Bres avoue que, dans le contexte de sa théorie du dialogisme, cette analyse est problématique, parce que « [c]et ailleurs/antérieur énonciatif est difficilement “montrable”[110] ». Cela dit, Bres propose une analyse, en soulignant que « l’énoncé enchâssé est bien effacé, transformé en un événement du monde[111] ». Ainsi, l’énoncé présupposé (enchâssé) est attribuable à e1, qui, à son tour, correspond à E1 ou l’inclut, tandis que l’énoncé posé (enchâssant) est attribuable directement à E:

  • E1~ [L’avocat ne plaide plus]

  • e1 ~ [L’avocat plaidait avant]

  • e1> E1 ou e1 = E1

La ScaPoLine, enfin, postule l’existence d’un pdv simple présupposé, pris en charge par un être discursif tiers, et d’un pdv simple posé, pris en charge par le locuteur de l’énoncé[112]. Les deux instances énonciatives sont toutefois des constructions de LOC :

  • LOC > l0 et ON

  • [ON] (VRAI (L’avocat plaidait avant))

  • [l0] (VRAI (L’avocat ne plaide plus))

  • LOC = sujet parlant [= ScaPoLine étendue]

Cette exemplification montre les divers accents apposés par les trois théories. Ducrot considère dans un premier temps les entités abstraites que sont les énonciateurs, et qui sont inscrits dans la structure de l’énoncé même. Ce n’est que dans un second temps que le locuteur s’assimile à l’un et se distancie (à un degré plus ou moins grand) de l’autre. Ducrot ne tient pas compte du contexte qui pourrait procurer plus d’information par rapport à l’identité du locuteur. En principe, Bres ne s’intéresse qu’aux cas de dialogisme où un énoncé « dialogue » avec un autre. Rappelons que, pour lui, un énoncé a une existence matérielle. Par conséquent, même si l’outillage de la praxématique permet une analyse (réductrice certes, car, d’une certaine façon, elle attribue tous les énoncés à E1), Bres est porté à avouer que ce dialogisme n’est pas montrable, et ne dépasse donc pas le niveau de l’intuition. Le dialogisme favorise le niveau macro du discours, et il en résulte qu’il ne réussit pas toujours à expliquer à un niveau micro en quoi consisterait cette nature dialogique. D’après nous, il s’agit ici d’un problème majeur pour qui veut conduire des analyses contractuelles empiriques.

Conclusion

Notre tour d’horizon de la littérature en matière de dialogisme et de polyphonie nous a permis d’établir que, en ce qui a trait à l’analyse du discours contractuel, c’est la ScaPoLine qui est en mesure de délivrer l’analyse la plus convaincante. D’abord, sur le plan de l’énoncé, elle propose une formalisation rigoureuse. Ensuite, au plan du texte/discours, elle réussit à s’étendre vers une interprétation qui tient compte tant du contexte discursif que du contexte social, ce qui permet de saturer les variables qui restent ouvertes quant à la structure avec des personnages dont l’existence est réelle ou fictive. Ainsi, elle englobe tout le spectre de la production langagière, de sa matérialité en langue à son existence en parole. Grâce à cette polyvalence, elle saura facilement s’adapter et s’intégrer dans des études qui dépassent les intérêts de la linguistique.

Or, il nous semble difficile de traiter de la polyphonie dans le discours contractuel sans faire référence au dialogisme. Toutefois, la comparaison et la gestion des deux approches ne sont pas évidentes. La nature et le statut de l’élément hétérogène à l’intérieur du sens varient considérablement d’un modèle à l’autre. S’agit-il d’une énonciation, d’un énoncé, d’un discours, d’un contenu ou encore d’un point de vue ? Existe-t-il plusieurs formes de dialogisme ou de polyphonie correspondant à différents statuts, à diverses identités de l’élément hétérogène ? Nous pourrions multiplier ces questions, auxquelles les approches théoriques ne répondent pas toujours de façon appropriée ou compatible. En effet, les lignes de fracture sont nombreuses entre les approches d’inspiration linguistique, discursive ou littéraire, entre les études empiriques et les spéculations théoriques.

À la lumière de nos lectures, et des observations que nous venons de faire, nous sommes alors portés à conclure, et ce, à l’encontre d’un certain nombre d’auteurs[113], que le dialogisme est un phénomène omniprésent en langage, qui englobe celui de polyphonie. Effectivement, nous restons fidèles à la pensée de Bakhtine en posant que chaque énoncé — tel le contrat — est dialogique, comme il est précédé et suivi d’autres énoncés avec lesquels il interagit inévitablement. Cela dit, dans certains cas, la rencontre avec d’autres énoncés ne se fait pas de façon passive, mais bien de façon active, par l’intervention d’un être discursif — le locuteur — qui met intentionnellement en scène ces énoncés/points de vue au sein de son propre énoncé. Seuls ces cas nous permettront de parler de polyphonie.

Dans le contexte de notre projet de recherche qui a pour objet l’intégration du dialogue et de l’altérité au sein de la théorie du contrat, nous estimons alors autant pertinent qu’inévitable d’élaborer une réflexion holistique et philosophique du dialogisme, dans un but descriptif fidèle à l’oeuvre bakhtinienne[114]. Par contre, son pouvoir explicatif, tel qu’a essayé de le développer la praxématique, ne nous semble pas assez puissant. En revanche, l’hétérogénéité montrée que constitue la polyphonie se repère invariablement moyennant des analyses ponctuelles et contextuelles, telles qu’elles ont été élaborées par la ScaPoLine. Ces analyses, appliquées à des échantillons de contrats authentiques, peuvent ainsi nourrir une conception de l’altérité au sein de la théorie du contrat qui saura intégrer et concilier dialogisme et polyphonie[115]. Notre démarche se justifie par le désir de remettre en question les fondements contractuels du droit positif et d’investiguer leur perte de sens juridique. En effet, il ne faut pas perdre de vue que, avant de produire de l’économie, le rapport contractuel crée des normes juridiques : c’est là un rapport normatif fondamental à ne pas occulter. Ainsi, pour tenter de répondre à ce déficit théorique, qui s’exprime notamment dans la crise du contrat[116], nous tentons d’établir un nouveau paradigme contractuel basé non pas sur une conception individualiste du contrat — la rencontre de deux volontés qui s’opposent et la considération des faits ayant mené à cette fusion pour établir le contenu obligationnel —, mais sur la nature éminemment intersubjective, sociale et humaine du contrat. Notre but avoué est de contribuer à un renouveau normatif qui s’inscrit dans un projet de modernité juridique à poursuivre, plutôt que de la laisser abandonnée aux seuls besoins de l’économie néolibérale. Une approche dialogique et polyphonique du contrat, en favorisant la considération de l’altérité intrinsèque du jeu interprétatif qui anime tout contrat, se présente comme une avenue théorique stimulante pour contrer la réification contemporaine des contractants[117]. À titre d’approche interprétative, elle peut permettre de renouveler notre perception juridique du contrat. Elle met à jour la création d’une (micro-)communauté sensible à l’intersubjectivité qui ne peut qu’unir les parties au contrat. C’est la principale critique que nous adressons à la théorie contractuelle contemporaine : son incapacité à faire place à deux individus socialisés et personnifiés[118]. En considérant l’entente contractuelle non plus comme un bien économique produit à grande échelle et porteur du discours monologique démultiplié, mais bien comme une norme juridique privée que les deux contractants s’approprient inévitablement, et ce, en raison de sa nature juridique, nous voulons repositionner l’interprétation des contrats au sein même du volontarisme[119]. Volontés complexes à partager — c’est l’idée même du contrat — au sein d’un fait social qui n’est pas d’abord technique ni économique, mais bien humain.