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Un constat préalable s’impose : le principe des responsabilités communes mais différenciées (PRCMD) se présente comme un intrus dans le domaine du droit international de l’eau. Si nous considérons la spécialité la plus évoluée dans ce domaine, à savoir le droit des cours d’eau internationaux, c’est même une idée diamétralement opposée qui prédomine : la parfaite égalité entre tous les États riverains. Elle est formulée de manière particulièrement catégorique par la jurisprudence internationale interprétant les traités sur l’eau. Ainsi la Cour permanente de justice internationale (CPJI) affirme-t-elle dans l’arrêt rendu dans l’affaire de la juridiction territoriale de la Commission internationale de l’Oder que « [c]ette communauté d’intérêts sur un fleuve navigable devient la base d’une communauté de droit, dont les traits essentiels sont la parfaite égalité de tous les États riverains dans l’usage de tout parcours du fleuve et l’exclusion de tout privilège d’un riverain quelconque par rapport aux autres[1] ». Cette affirmation est reprise par la Cour internationale de justice (CIJ) dans son arrêt rendu dans l’affaire du barrage de Gabcikovo-Nagymaros et complétée de la manière suivante : « Le développement moderne du droit international a renforcé ce principe également pour les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation[2] ». La parfaite égalité ainsi consacrée est en principe proportionnelle au nombre d’États du cours d’eau international (s’il y en a trois, les charges et les bénéfices seront divisés par trois). Une différenciation fondée sur le degré de développement des États est traditionnellement absente.

Or, le PRCMD repose, si nous simplifions pour les présents propos, sur la juxtaposition inséparable de deux idées[3] : des responsabilités communes pesant sur l’ensemble des États dans la gestion des ressources partagées et des responsabilités différenciées se justifiant par des atteintes étatiques à l’environnement mondial qui ont varié dans l’histoire. Si la première idée est tout à fait compatible avec le droit international de l’eau traditionnel, la seconde s’y oppose. En effet, elle sous-entend le traitement inégal des États visés (à l’image de la discrimination positive) dans la mesure où ils doivent faire des efforts différenciés en faveur du développement durable et de la protection de l’environnement. Le PRCMD oppose donc concrètement, dans le contexte d’une lecture parallèle des principes 6 et 7 de la Déclaration de Rio de 1992, États en développement[4] et États développés[5]. D’un côté, ces derniers, pollueurs historiques, sont sommés de faire des efforts supplémentaires en faveur du développement durable. À ce titre, ils doivent diminuer les pressions sur l’environnement et transférer vers des États en développement des techniques et des ressources financières. De l’autre côté, les pays en développement se voient bénéficier de faveurs, notamment grâce à des transferts financiers et technologiques, voire, par défaut de tels transferts, d’un droit spécifique de pollution, cette dernière étant équivalente à celle qui est déjà générée par les pays développés. Ce droit est en principe limité dans le temps jusqu’à l’atteinte d’une égalité dans le degré de développement. Les responsabilités, se présentant concrètement sous l’angle d’obligations (et de droits réciproques), sont donc graduées.

À la lumière de l’actualité du PRCMD, notamment dans le cas des négociations pour la protection du climat, il convient de vérifier s’il est possible et opportun de le rendre fécond dans le domaine des eaux douces internationales. Contrairement à la préservation du climat, la gestion et la protection des eaux douces s’inscrivent le plus souvent dans un contexte transfrontière de proximité (le bassin hydrographique, l’aquifère partagé) et non de géographie mondiale. Par conséquent, la communauté d’intérêts ainsi créée concerne un nombre limité d’États et oppose des États en principe homogènes du point de vue du développement économique.

De ce qui précède, plusieurs pistes de réflexion peuvent être explorées pour rendre opérant malgré tout le PRCMD dans le domaine des eaux douces internationales :

  • D’abord, une piste s’ouvre lorsqu’on quitte le cadre géographique restreint du bassin hydrographique international (ou de l’aquifère transfrontière qu’il conviendra par la suite d’assimiler au bassin) pour sonder si le PRCMD est susceptible d’être appliqué dans un cadre plus vaste (régional, suprarégional, mondial) de protection des eaux douces internationales où la présence d’États différemment développés ne fait pas de doute ;

  • Si nous restons, au contraire, dans le cadre restreint d’un bassin/aquifère particulier, il convient ensuite de prêter attention particulièrement à des situations où les États riverains[6] présentent un degré de développement différent, donc équivalent ou comparable à l’antagonisme États développés/États en développement ou, pour le moins, États développés/États en transition, voire simplement États plus et moins développés ;

  • Enfin, on peut chercher des instruments conventionnels plus classiques en matière d’eau douce internationale qui comportent, par défaut de mention explicite du PRCMD, des dispositions dont l’esprit en est proche.

Ces pistes de réflexion rendent nécessaire la prise en considération de l’ensemble des eaux douces internationales qui sont fort inégalement distribuées sur notre planète. Dans le présent texte, en partant de la répartition des eaux telle qu’elle est proposée par l’hydrologie moderne (voir le schéma ci-dessous[7]) et en l’appliquant au corpus juridique existant, nous aborderons ainsi les formes d’eau suivantes :

  • les cours d’eau internationaux (comprenant notamment le fleuve principal, les affluents, les lacs et les eaux souterraines reliés) et le bassin hydrographique dans lequel ils évoluent ;

  • les aquifères transfrontaliers non reliés à un cours d’eau international ;

  • les glaces internationales, à savoir les glaciers non reliés à un cours d’eau international, les glaces des mers, notamment en Arctique, et les glaces de la zone Antarctique ;

  • les eaux atmosphériques (les nuages, les précipitations[8]).

Distribution of the world's water

Distribution of the world's water

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À propos des instruments conventionnels examinés, une précision s’impose également. D’un côté, il convient d’appréhender de manière large ce terme, qui englobe non seulement les traités particuliers et généraux, en vigueur ou non, mais aussi les actes préparatoires, notamment de codification[9], voire des décisions dérivées et d’autres actes concertés. Nous prêterons attention particulièrement à la Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation[10], le projet d’articles de la CDI sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et aux commentaires y relatifs de 1994[11] et au projet d’articles de la CDI sur le droit des aquifères transfrontières de 2008[12]. Ces textes de codification et de développement du droit sont les plus importants sur le plan mondial dans le domaine du droit international de l’eau, malgré l’absence de validité conventionnelle de ces instruments (contrairement à la Convention d’Helsinki[13]). Leur vocation générale et mondiale, non limitée à un bassin/aquifère particulier, donne un cadre privilégié à une prise en considération potentielle du PRCMD.

De l’autre côté et dans une approche plus restrictive, il est impossible d’être exhaustif dans un domaine où nous avons analysé en 2002 plus de 600 traités portant sur des aspects de droit international de l’eau[14]. Nous nous limiterons donc dans les pages qui suivent à l’étude des instruments particuliers qui sont tout à fait significatifs pour notre démonstration, en insistant sur les régimes de bassins où le degré de développement des États riverains diffère[15].

Le plan adopté s’articulera donc autour du concept de bassin hydrographique. Dans un premier temps, nous chercherons les traces du PRCMD à l’intérieur du bassin en question (1). Dans un second temps, nous porterons notre regard au-delà de ce bassin (2).

1 La vision à l’intérieur du bassin hydrographique

Si nous considérons l’intérieur du bassin hydrographique, le degré de développement est le plus souvent comparable entre les États riverains, que ce soit du bassin ou de l’aquifère. L’application du principe de la parfaite égalité de traitement semble donc tout à fait adaptée. En revanche, il arrive que les États riverains présentent un degré de développement différent. Dans ce cas, l’instrument conventionnel, qu’il régisse un bassin/aquifère particulier ou qu’il ait une portée générale, peut intégrer des dispositions qui se rapprochent de la logique du PRCMD. Certaines dispositions sont susceptibles d’être interprétées dans le sens du PRCMD, même si, en principe, elles sont conçues dans une logique égalitaire des États riverains (1.1). D’autres dispositions affichent plus clairement leur parenté avec le PRCMD (1.2).

1.1 Les dispositions conventionnelles susceptibles d’être interprétées dans le sens du PRCMD

Le renvoi quasi systématique dans les préambules des instruments sur l’eau à la Déclaration de Rio de 1992[16], qui, quant à elle, consacre bien le PRCMD, est un indicateur favorable à la prise en considération de ce dernier. Ce renvoi ouvre tout au moins la porte à une interprétation du dispositif des traités dans le sens du PRCMD. C’est dans cette perspective que seront abordés les deux principes matériels classiques du droit international des cours d’eau, à savoir l’utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau douce (1.1.1) et l’interdiction de causer un dommage au territoire d’un autre État (1.1.2).

1.1.1 Le PRCMD et l’utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau douce

Le PRCMD peut être considéré comme un dérivé du principe général de l’équité inhérent au droit international[17]. Il présente à ce titre une certaine parenté avec le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau douce[18]. Ce dernier est le principe de base du droit international de l’eau, complété par ailleurs par un volet institutionnel (participation équitable[19]). Il n’a pas de portée précisément environnementale, mais il oblige les États visés à mettre en balance de manière équitable (et non égalitaire) une multitude de facteurs pour utiliser, de manière quantitative ou qualitative, ou les deux à la fois, les ressources en eau partagées. Le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des ressources en eau douce est codifié aux articles 5 et 6 de la Convention de New York[20]. En raison de son caractère souple et imprécis[21], il semble être particulièrement fécond pour intégrer des considérations relevant de la logique du PRCMD, notamment dans le cas d’États partageant les mêmes ressources en eau douce qui présentent des degrés de développement différents.

Le caractère équitable du partage des avantages des eaux (y compris le produit de l’eau) et du partage des charges (par exemple, des ouvrages ou des mesures antipollution) peut s’apprécier par rapport à des critères géographiques (au regard de la part respective des États riverains), relativement aux bénéfices concrets tirés de l’usage de l’eau et quant à l’importance de l’investissement de chacun des États riverains, etc.[22]. En revanche, si l’on tient compte de considérations liées au degré de développement des États riverains, phénomène par ailleurs rare dans les relations à l’intérieur du bassin, soit de manière partielle (le degré de développement se révèle un facteur parmi d’autres), soit à titre principal, on peut estimer que l’esprit du PRCMD est présent. À titre représentatif, quelques cas concrets méritent une attention particulière.

  • Dans le cas des eaux partagés entre les États-Unis d’Amérique et le Mexique, le Traité relatif à l’utilisation des eaux du Colorado, de la Tijuana et du Rio Grande (Rio Bravo) fixe comme objectif d’obtenir « l’utilisation la plus complète et la meilleure possible[23] » des eaux partagées, formule qui n’exclut pas l’application du PRCMD. Par exemple, la liste qui hiérarchise les utilisations (en mettant au sommet celles qui sont faites à des fins domestiques (art. 3)) pourrait permettre une prise en considération des degrés de développement différent des deux États. D’une manière générale toutefois, les Parties se trouvent sur un pied d’égalité : la répartition des coûts des ouvrages se fait systématiquement en fonction de la superficie des terres irriguées (art. 12[24]). Les quantités d’eau accordées au Mexique ne peuvent être augmentées que dans des circonstances exceptionnelles (sécheresse, accidents[25]). On constate cependant que la Commission internationale de la frontière et des eaux (International Boundary and Water Commission (IBWC)), instituée par le Traité (art. 2) pour l’appliquer et l’interpréter, doit autoriser certaines utilisations touchant les cours d’eau dans les deux États (art. 9). Le Traité permet, par ce biais, une évolution des principes d’utilisation[26]. Les décisions de l’IBWC prennent la forme d’actes (minutes, actas) qui deviennent obligatoires faute d’objection de la part d’un gouvernement dans les 30 jours (art. 25, al. 2).

De l’analyse des actes les plus récents de l’IBWC se dégage une application (timide) du PRCMD. L’acte no 318 du 17 décembre 2010, en se fondant sur l’objectif d’obtenir « la plus complète et satisfaisante utilisation », en l’occurrence des eaux du fleuve Colorado, envisage des actions de coopération communes pour lutter contre la pénurie d’eau due aussi au changement climatique[27]. Sur ce fondement, et indépendamment des mesures prises pour venir en aide au Mexique à la suite du tremblement de terre de 2010 dans la vallée de Mexicali, l’acte no 319[28] du 20 novembre 2012 prévoit un programme pilote pour créer des infrastructures et pour réaliser des projets au Mexique concernant le fleuve Colorado. Ce programme va notamment de pair avec une aide financière de la part des États-Unis d’Amérique[29] afin de rendre accessible plus d’eau en faveur du Mexique[30]. Une telle aide financière va clairement dans le sens du PRCMD et rompt avec l’égalité de principe entre les deux États voisins[31].

  • Dans le cas du Nil, la situation est diamétralement opposée à la logique du PRCMD. On est, certes, en présence d’une inégalité traditionnelle des États riverains, maintenue à l’époque par l’ex-puissance colonisatrice (le Royaume-Uni), mais au profit de l’État le plus développé, à savoir l’Égypte[32]. On perçoit donc un terrain d’application du PRCMD dans la mesure où les autres États riverains devraient avoir un « droit de rattrapage » dans l’exploitation des eaux du Nil, opposé aux droits exercés historiquement par l’Égypte. En effet, cette dernière ne semble pas capable d’assister économiquement les autres États en aval avec des transferts de moyens financiers ou technologiques. Retraçons brièvement la situation des principaux instruments conventionnels dans le bassin du Nil avant de nous pencher sur l’Accord de 2010[33].

En 1929, le Soudan doit accepter, à la suite d’un échange de notes relatif à l’utilisation des eaux du Nil à des fins d’irrigation, un développement économique avant tout au bénéfice de l’Égypte[34]. Cette situation est révisée en 1959 en raison des revendications de développement du Soudan, par l’Accord du Caire relatif à la pleine utilisation des eaux du Nil[35] qui associe désormais le Soudan au partage de l’eau, consacrant une sorte de directoire à deux sur ce fleuve. Devant les deux États se constitue le bloc des autres États (d’amont) du Nil dont les efforts aboutissent, après des échecs dans les limites de l’Initiative du bassin du Nil (Nile Basin Initiative[36]), à partir de 1999[37], à l’Accord-cadre sur la coopération dans le Bassin du Fleuve Nil[38]. Cet accord est contesté par l’Égypte et le Soudan. Entre-temps, les États du bassin du lac Victoria[39] avaient déjà décidé, en vertu du Protocole pour le développement durable du bassin du lac Victoria[40], de négocier comme un bloc (« negotiate as a bloc ») devant les États du bassin du Nil[41], sous-entendu par rapport, notamment, à l’Égypte et au Soudan.

La disposition la plus controversée de l’Accord-cadre sur le Nil de 2010, reposant sur la logique des responsabilités communes mais différenciées (RCMD), est l’article 14 consacré à la sécurité de l’eau, d’après lequel, tenant dûment compte des dispositions des articles 4 (utilisation équitable et raisonnable) et 5 (obligation de ne pas causer de dommages significatifs), les États du Nil reconnaissent que « la gestion et l’aménagement coopératifs des eaux du système du Fleuve du Nil faciliteront l’obtention de la sécurité de l’eau ainsi que d’autres avantages[42] ». Le concept peu précis de sécurité de l’eau est défini comme « le droit qu’ont tous les États du Bassin du Fleuve Nil à l’accès et à l’utilisation fiables du système du Fleuve Nil pour la santé, l’agriculture, les moyens d’existence, la production et l’environnement[43] ». La sécurité de l’eau figure aussi parmi les principes généraux applicables conformément à l’Accord-cadre sur le Nil (art. 3 (15)). Il n’est pas étonnant dans ce contexte que les États du Nil (Égypte et Soudan faisant face aux autres) n’arrivent pas à préciser les contours de la coopération en matière de sécurité de l’eau et, par un double renvoi[44], chargent la future Commission du Nil de trouver la solution. On devine l’enjeu énorme de cette disposition étant donné qu’il conviendra d’assurer la conformité des accords sur les sous-bassins (par exemple, entre l’Égypte et le Soudan) avec le dispositif de l’Accord-cadre sur le Nil (art. 31 (2)).

  • Le bassin du Danube, où deux États plus développés, soit l’Allemagne et l’Autriche, s’opposent à d’autres qui le sont moins, mérite ici un bref commentaire. Ce bassin fait l’objet de la Convention concernant la coopération pour la protection et l’utilisation durable du Danube qui compte actuellement 15 Parties[45]. Le volet de l’assistance mutuelle[46] pour pouvoir respecter les obligations (notamment l’utilisation équitable, art. 2 (1)) est particulièrement développé, que ce soit dans les relations interétatiques (art. 17), ou par l’intermédiaire de la Commission (art. 18). Un instrument conventionnel concernant un sous-bassin, à savoir l’Accord-cadre relatif au bassin du fleuve Save (accord d’application (art. 13, al. 2) par rapport à la Convention sur le Danube[47]), s’inscrit dans une logique de RCMD. En effet, il se réfère au Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est qui comprend parmi ses objectifs la reconstruction économique, le développement et la coopération dans la région (préambule, dernier alinéa[48]). Par ailleurs, pour le financement de la commission créée dans ce contexte, d’autres sources que celles des parties sont mobilisées (art. 17[49]).

À côté de ces trois situations particulièrement représentatives pour notre propos, on peut songer à une application du PRCMD également dans le cas d’autres eaux partagées[50] : les eaux situées au Moyen-Orient (opposant Israël et ses voisins arabes[51]), les eaux partagées entre la Russie et ses voisines, ex-républiques soviétiques en Asie[52], les eaux partagées entre ces dernières et la Chine[53], le Mékong (Chine/autres États riverains[54]), les eaux en Afrique australe (Afrique du Sud/autres États[55]) et l’Amazone (Brésil/autres États riverains[56]).

1.1.2 Le PRCMD et l’interdiction de causer un dommage

L’interdiction de causer un dommage, deuxième principe fondamental du droit international de l’eau et de l’environnement[57], est subordonnée au principe de l’utilisation équitable. Dans la balance établie en vertu de ce dernier, c’est un facteur plus ou moins important. L’interdiction de causer un dommage, codifiée notamment à l’article 7 de la Convention de New York, se présente comme une obligation de diligence. L’aspect intéressant ici est qu’elle peut ainsi être appréciée par rapport au degré de développement des États en cause. En effet, dans les États développés, les capacités socio-économiques et technologiques permettent de recourir à des procédés moins polluants. S’il semble être exclu d’invoquer à ce titre un droit de polluer ou de gaspiller l’eau en raison de difficultés économiques ou technologiques[58], le PRCMD peut conditionner l’obligation générale de prévention comme il ressort, d’une manière timide, des travaux préparatoires de la Convention de New York.

Déjà, le Projet CDI de 1994 précise que l’obligation de prévenir et d’atténuer les conditions dommageables visées à l’article 27 (principe corollaire de l’interdiction de causer un dommage) tient compte des moyens qu’ont les États pour connaître les conditions en question et pour prendre les mesures nécessaires (art. 27, comm. no 2 in fine). Lors des négociations à New York en 1997, certaines délégations gouvernementales ont revendiqué l’idée que le dispositif de l’article 27 doit être compatible avec le niveau de développement économique des États visés. Toutefois, un amendement en ce sens n’a pas été retenu, étant donné que l’article formulerait dans des termes suffisamment souples une obligation de moyen permettant aux États en voie de développement de se conformer à l’obligation[59].

Rappelons aussi le commentaire final, intervenu après le vote du Groupe de travail sur le projet de convention, de la délégation de l’Inde, représentative des pays en développement. Expliquant son abstention par la rupture de l’équilibre initialement élaboré entre les articles 7 (interdiction de causer un dommage) et 5 (utilisation équitable) au sein de la CDI, le gouvernement de l’Inde indique qu’il n’est pas défavorable à l’attention accordée aux considérations écologiques dans l’exploitation des ressources en eau. Toutefois, comme pour toute autre question d’environnement, ces considérations ne devraient pas être isolées du développement et du transfert de ressources techniques et de savoir, surtout en faveur des pays en développement[60].

Étant donné ces circonstances, étayées par une évolution plus récente, se cristallisant notamment dans le projet de la CDI de 2008[61], il ne fait plus de doute que l’interdiction de causer un dommage et ses corollaires[62] permettent bien d’être interprétés dans le sens d’une prise en considération du PRCMD.

1.2 Les dispositions dont l’esprit est équivalent au PRCMD dans les instruments relatifs aux eaux douces internationales

Dans la prise en considération du PRCMD, le Projet d’articles de la CDI sur le droit des aquifères transfrontières (2008) marque un changement de paradigme qui, potentiellement, touchera l’ensemble du droit des cours d’eau internationaux (1.2.2). On peut estimer que certaines dispositions contenues dans les instruments antérieurs à ce texte annoncent déjà cette évolution (1.2.1).

1.2.1 Les germes du PRCMD contenus dans les instruments antérieurs au Projet d’articles de la CDI sur le droit des aquifères transfrontières (2008)

Certains instruments conventionnels généraux (notamment les instruments-cadres et les instruments de codification[63]) comportent les germes d’une future émergence du PRCMD qui s’articulent principalement autour de l’obligation de coopération[64]. L’observateur actuel, privilégié par sa faculté de vision rétrospective, n’a pas de difficulté à déceler une telle évolution. Précisons cependant préalablement que l’instrument principal de codification, la Convention de New York, signée en 1997, est extrêmement timide à propos de l’idée des RCMD en ne se référant de manière expresse qu’une seule fois aux pays en développement, dans un bref alinéa dans le préambule (al. 7[65]), malgré la présence de discussions en vue d’une plus large prise en considération du degré de développement des États dans le Projet CDI de 1994 (déjà dans le projet adopté en première lecture en 1991) et dans la Convention de New York. L’obligation de coopération fait intervenir les aspects suivants qui, tous, permettent potentiellement de prendre en considération le PRCMD.

1.2.1.1 La coopération dans les cas d’urgence

C’est notamment à propos de la coopération dans les cas d’urgence que la problématique du degré de développement est abordée lors des négociations en amont de la Convention de New York (art. 28). Il a été estimé que la définition de l’urgence était trop large, susceptible de poser un problème aux pays en développement[66], en particulier à propos des plans d’urgence à élaborer (art. 28, al. 4[67]). D’après le Projet CDI de 1994, il convient de tenir compte de la situation surtout financière de certains États (art. 28, comm. no 6). Toutefois, l’article 28 de la Convention de New York ne mentionne finalement pas expressément les États en développement. La même solution apparaît dans d’autres instruments[68]. Seul l’échange des données dans les situations d’urgence semble justifier un traitement différencié[69].

1.2.1.2 L’échange des données dans les situations normales

Une graduation de l’obligation d’échange des données en situation normale se trouve également, de manière sous-jacente, dans certains instruments conventionnels[70]. En effet, les données disponibles sur un cours d’eau peuvent dépendre du degré de développement d’un État riverain. Ainsi, la mise en oeuvre de l’échange de données en matière de recherche[71], sur la réglementation juridique nationale, sur les mesures de gestion de l’eau et des expériences sur le terrain[72] et, plus particulièrement, sur les meilleures technologies disponibles[73] peut favoriser l’application du PRCMD.

1.2.1.3 L’obligation générale de coopération

Précisons préalablement que l’obligation d’assistance ne sera pas traitée dans les conventions sur l’eau de manière autonome puisqu’elle se rattache tantôt à la coopération en cas d’urgence[74], tantôt à l’obligation générale de coopération[75], notamment sous forme de coopération technique[76]. L’obligation générale de coopération est abordée d’une manière spécifique par la Convention de New York (art. 8). En fait, cette obligation chapeaute conceptuellement toutes les obligations concrètes exposées précédemment. L’obligation générale de coopération peut facilement être interprétée selon une logique de RCMD. Elle sera à l’origine de la future consécration expresse du PRCMD dans le droit des eaux continentales[77]. Revenons toutefois en arrière puisque, dans la Convention de 1997, l’obligation générale de coopération répond encore à une logique limitée, donc égalitaire et réservée aux seuls États du cours d’eau[78]. Le Projet CDI 1994 est lui aussi plutôt réservé dans ce domaine où l’on ne trouve dans les commentaires de l’article 8 que des indices vagues et isolés favorables à une prise en considération du PRCMD, notamment par renvoi à des instruments environnementaux généraux. Dans les instruments particuliers, le PRCMD est également difficile à dégager[79], même s’il arrive que certaines charges de gestion du cours d’eau soient assurées par une seule partie[80].

C’est le Protocole sur l’eau et la santé qui est un modèle dans la consécration de l’obligation de coopération. L’article 12 permet de fusionner l’ensemble des différents aspects concrets déjà étudiés. En effet, il décline en détail et de manière quasi exhaustive toutes les composantes potentielles de la coopération interétatique[81]. Cette dernière comprend ainsi : la définition commune des objectifs environnementaux et de leurs indicateurs, la mise en place de systèmes communs de surveillance, d’alerte et de mesures d’urgence, l’octroi d’une assistance mutuelle, la mise en place de systèmes d’information et de bases de données, la notification mutuelle et l’échange d’information sur les moyens efficaces de diffusion auprès du public des données relatives aux maladies liées à l’eau. Comme ces obligations s’inscrivent dans un contexte régional, suprarégional et mondial (c’est le contexte du Protocole[82]), elles s’adressent à des États différemment développés. Il va de soi que leur mise en oeuvre ne peut se faire que par recours au PRCMD, même si celui-ci n’est pas mentionné de manière expresse.

1.2.2 La poussée du PRCMD dans le Projet d’articles de la CDI sur le droit des aquifères transfrontières (2008)

Une véritable césure conceptuelle dans le droit des ressources en eau douce intervient avec l’élaboration du Projet d’articles de la CDI sur le droit des aquifères transfrontières de 2008, entériné le 11 décembre 2008 par la Résolution 63/124 de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU[83]). On peut considérer qu’à partir de ce moment-là l’idée du PRCMD « irrigue » cette spécialité juridique et rejaillira potentiellement sur l’ensemble du droit international des eaux continentales. Les détails de cette évolution méritent d’être exposés.

Déjà dans son préambule, le Projet d’articles de la CDI souligne la nécessité de prendre en considération la situation particulière des pays en développement (al. 9[84]). Le commentaire précise à ce propos que les « huitième, neuvième et dixième alinéas du préambule mettent un accent particulier sur la coopération internationale et, compte tenu des principes de la responsabilité commune mais différenciée, prennent en considération la situation particulière des pays en développement[85] ». Pour la première fois, le PRCMD est nommé expressément !

Par la suite, dans le dispositif, le Projet d’articles de la CDI s’intéresse en détail à la coopération technique avec des États en développement, contrairement à la Convention de New York. Le Projet d’articles de la CDI consacre effectivement, dans sa quatrième partie (dispositions diverses), un article entier (art. 16) à la promotion de la coopération technique entre, d’un côté, les États visés à titre principal par un aquifère (mais pas seulement les États de l’aquifère[86]) et, de l’autre côté, les États en développement. Notons l’emploi de l’expression « coopération technique » qui est plus large que le terme « assistance » et qui comprend tout un éventail d’obligations issu d’autres aspects de l’obligation de coopération. La coopération technique englobe concrètement les domaines de la science, de l’éducation, de la technique et du droit. Ce dernier domaine a été ajouté en seconde lecture[87].

Pour le rapporteur spécial, une telle coopération technique est vitale étant donné que la science concernant les aquifères est assez développée en Europe. Une liste (inspirée par ailleurs de l’article 12 du Protocole de Londres sur l’eau et la santé de 1999[88]) comportant huit points énumère directement dans l’article (et non en commentaire) les huit éléments à prendre en considération : 1) le renforcement de la capacité des États en développement dans les domaines scientifique, technique et juridique ; 2) l’appui favorisant leur participation aux programmes internationaux pertinents ; 3) la fourniture du matériel et des installations nécessaires ; 4) le renforcement de leur capacité de fabriquer ce matériel ; 5) la prestation des services consultatifs et la mise en place des installations permettant de mener des programmes de recherche, de surveillance, d’éducation et autres ; 6) la prestation des services consultatifs et la mise en place des installations pour réduire au minimum les effets préjudiciables des principales activités touchant leur aquifère ou leur système aquifère transfrontière ; 7) la prestation des services consultatifs pour élaborer des études d’impact sur l’environnement ; et 8) le renforcement de l’échange de connaissances techniques et pratiques entre États en développement afin de renforcer la coopération entre eux en matière de gestion de l’aquifère ou du système aquifère transfrontière[89]. La formulation initiale proposée par le rapporteur spécial avait consacré une véritable obligation de fournir de l’assistance ; en raison des critiques exprimées au sein de la CDI, la formulation a été assouplie (les États « promeuvent » seulement la coopération technique[90]).

Si nous avons insisté sur un véritable changement de paradigme, il faut bien souligner que la présence plus explicite du PRCMD dans un instrument-cadre de codification ne signifie pas sa reprise automatique dans des instruments d’application, ni a fortiori dans d’autres traités. Ainsi, l’Accord sur l’aquifère Guaraní conclu entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay le 2 août 2010 à San Juan (Argentine), s’inspirant largement du Projet CDI de 2008, n’y fait pas référence, mais il insiste sur l’égalité des États (préambule, al. 4 et art. 2). En revanche, il a été vu que le principe de l’utilisation équitable, contenu également dans l’Accord sur l’aquifère Guaraní (art. 4), est assez souple pour permettre l’intégration de considérations issues du PRCMD. Par ailleurs, à propos de l’échange des données (art. 8), les États Parties ne doivent fournir que les données techniques à leur disposition (art. 9 : « los datos técnicos disponibles ») qui peuvent en effet varier en fonction du degré de développement de chaque État[91].

Un autre instrument postérieur au Projet CDI de 2008 est l’Accord-cadre sur le Nil déjà analysé[92]. Soulignons ici seulement que dans le contexte inégalitaire qui existe à l’intérieur de ce bassin, le principe de la coopération prend une signification particulière lorsque le texte dispose qu’il doit se concrétiser « entre les États du Bassin du Fleuve Nil sur la base de l’égalité souveraine […] afin de réaliser le développement économique et social des États du Bassin du Fleuve Nil[93] ».

Si l’évolution de la consécration progressive du PRCMD est remarquable à l’intérieur de la communauté d’intérêts d’un bassin hydrographique partagé, sa présence est moins étonnante lorsque nous portons notre regard au-delà de ce bassin.

2 Le regard porté au-delà du bassin hydrographique

En dépassant les bassins hydrographiques/aquifères partagés, notre regard ouvre une perspective mondiale à l’égard de la protection des eaux douces internationales. La présence du PRCMD peut d’abord être découverte dans des régimes juridiques qui concernent des formes spéciales d’eaux douces, échappant aux domaines traditionnels du droit international de l’eau (2.1). Le PRCMD peut ensuite être pris en considération dans les relations entre les États riverains et les États tiers par rapport à un bassin (2.2).

2.1 La présence du PRCMD à la suite de la prise en considération de formes spéciales d’eaux douces

Les formes d’eau hors champ d’application du droit des cours d’eau internationaux et des aquifères transfrontières[94] sont certains glaciers continentaux (2.1.1), les glaces des mers (2.1.2), les glaces de la zone Antarctique (2.1.3) et les eaux atmosphériques (2.1.4). À propos de chaque forme, il convient d’abord de trouver un corpus conventionnel applicable pour vérifier ensuite s’il consacre le PRCMD.

2.1.1 Les glaciers continentaux et le droit international de la montagne

D’une manière générale, les eaux gelées reliées à un cours d’eau international entrent dans le champ d’application de l’instrument conventionnel qui les régit. C’est le cas de certains glaciers, des eaux captées en provenance de glaciers[95] ou encore des glaces en dérive sur les fleuves internationaux. Cette solution est également confirmée par le Projet CDI de 1994, d’après lequel les glaciers font partie de la définition du concept de cours d’eau international (art. 2, comm. no 4). De même, d’après un autre concept, celui de bassin hydrographique[96], les ressources aquatiques provenant de la fonte des neiges et des glaces deviennent internationales lorsqu’elles se déversent dans un bassin hydrographique partagé entre deux ou plusieurs États[97]. Pour ces glaces, s’appliquent donc les aspects étudiés plus haut.

Pour les glaciers non reliés à un cours d’eau ou à un bassin, ce sont les instruments protecteurs de la montagne qui sont particulièrement pertinents, à savoir notamment le système de la Convention alpine[98] et celui de la Convention-cadre sur les Carpates[99].

Dans la Convention alpine, le Protocole Protection de la nature et entretien des paysages mentionne expressément les glaciers en tant qu’habitat de la faune et de la flore (préambule, par. 8[100]). L’article 5 (participation des collectivités territoriales) exige, dans le contexte de l’application du principe de subsidiarité (al. 1) de la part des États Parties, la promotion d’une « solidarité dans la responsabilité, notamment pour exploiter et développer les synergies dans l’application des politiques de protection de la nature et d’entretien des paysages ainsi que dans la mise en oeuvre des mesures qui en découlent[101] ». La formulation ressemble à celle du PRCMD, sans lui correspondre littéralement. Par ailleurs, la Convention alpine, convention-cadre par rapport aux protocoles, prend en considération « la grande hétérogénéité […] de l’état de développement de l’économie » parmi les États situés dans l’espace alpin et précise que les « Parties contractantes, dans le respect des principes de précaution, du pollueur-payeur et de coopération, assurent une politique globale de préservation et de protection des Alpes en prenant en considération de façon équitable les intérêts de tous les États alpins[102] ». Le caractère équitable s’interprète donc également de manière favorable par rapport au PRCMD en présence d’États alpins[103] différemment développés.

La Convention-cadre sur les Carpates ne touche pas expressément les glaciers, mais elle introduit le concept de bassin hydrographique par lequel toutes les masses d’eau douce peuvent être prises en considération. Soulignons que ce bassin ne doit pas présenter un caractère transfrontalier, vu la nature territoriale[104] de cette convention (s’inspirant en cela de la Convention alpine). À la lumière du droit des cours d’eau internationaux, la gestion de l’eau, mais également la gestion de l’espace de manière générale, doit se faire en tenant compte des conditions précisément socioéconomiques dans les Carpates et de manière durable (art. 4-6). Le Protocole sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et des paysages[105] s’applique également à la gestion de l’eau et des bassins hydrographiques (art. 5, al. 1), donc des glaces. Il y est souligné que la responsabilité partagée pour développer et améliorer les synergies entre les Parties[106] doit être encouragée (art. 6, al. 1 et art. 17, al. 2). Le Protocole sur la gestion durable des forêts[107] mentionne également les ressources en eau (préambule, al. 3 ; art. 1, al. 2 j) — « water cycle regulation » ; art. 3, al. 1) et plus particulièrement le rôle des forêts pour prévenir les avalanches (art. 12). Notons la référence faite non seulement à la Déclaration de Rio mais également à la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique[108] et au Protocole de Kyoto[109] (préambule, al. 5) et plus généralement à la problématique du changement climatique (art. 1, al. 2 i) ; art. 14) ; ce qui permet de recourir au PRCMD pour interpréter ce texte.

2.1.2 Les glaces des océans, notamment dans la région de l’Arctique

L’application du PRCMD se conçoit doublement : sous l’angle de la protection des glaces des océans (contre la pollution et contre le changement climatique), notamment en Arctique (calotte glaciale et icebergs[110]), ou sous l’angle de l’utilisation de ces glaces (par exemple, par un remorquage d’icebergs[111]).

Au titre de la protection, toutes les eaux des océans doivent être protégées en vertu de la partie XII de la Convention-cadre des Nations Unies sur le droit de la mer[112], y compris donc les eaux sous forme de glace (transformée ipso facto en eau douce). L’article 234 (partie XII, section 8 de cette convention) s’intéresse aux zones recouvertes par les glaces et autorise les États côtiers à formuler des dispositions juridiques, « non discriminatoires », pour protéger précisément ces zones contre la pollution.

Pour l’utilisation, on songe au remorquage d’icebergs polaires vers des régions arides, remorquage qui peut se faire à partir de zones côtières étatiques ou à partir de la haute mer. Faudrait-il accorder dans ce contexte à certains États en développement des droits particuliers pour le remorquage d’icebergs, voire financer pour eux ce genre d’opération ?

La règle qui régit l’utilisation des ressources naturelles partagées, à savoir le principe de l’utilisation équitable, pose des problèmes pour les ressources en eau se trouvant dans les espaces qui ne relèvent d’aucune souveraineté étatique. Si l’on considère que ces ressources sont des res nullius, le partage équitable devrait se faire entre tous les États. L’idée que la première appropriation serait automatiquement équitable est discutable. La même conclusion s’impose si l’on considère, de lege ferenda, que ces ressources sont des res communis, bien que cette dernière proposition suggère, plutôt qu’un partage égal, une idée sociale, l’équité résultant de l’application du principe de la répartition en fonction des besoins[113].

D’une manière générale, l’idée du PRCMD est bien présente dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, non seulement pour l’ensemble du droit de la mer, dans le préambule (al. 5[114]) et dans la partie XIV (consacrée de manière générale au développement et au transfert des techniques marines : art. 266 et suiv.), mais aussi à propos de la protection et de la préservation du milieu marin (chap. XII), où la section 3 aborde l’assistance technique (art. 202 et 203), applicable mutatis mutandis aux eaux gelées[115].

2.1.3 Les glaces de la zone de l’Antarctique

Les glaces de l’hémisphère Sud entrent essentiellement dans le champ d’application du système du Traité de l’Antarctique[116] qui répond fondamentalement à une logique inégalitaire, en privilégiant un « directoire » d’États « possessionnés » (soit les États Parties au Traité de 1959) qui présentent dans l’ensemble un degré plutôt élevé de développement[117]. Si l’on considère que les ressources en eau de l’Antarctique sont patrimoine commun de l’humanité, tous les États du globe sont responsables, mais les États possessionnés ont des responsabilités renforcées[118]. Il a été évoqué dans ce contexte que la notion de patrimoine de l’humanité a un contenu positif et comporte une gestion internationale, au minimum une série d’obligations conçues dans l’intérêt général, prenant en considération plus particulièrement une volonté redistributrice au profit des pays en développement[119].

À propos de l’exploitation de la glace, il convient de rappeler l’alinéa 6 de l’acte final de la 11e Réunion consultative spéciale du traité sur l’Antarctique (tenue à Madrid le 4 octobre 1991) où l’on a adopté le Protocole relatif à la protection de l’environnement en Antarctique[120] : « La Réunion a noté que l’exploitation de la glace n’était pas considérée comme une activité relative aux ressources minérales de l’Antarctique ; en conséquence, il a été convenu que, si à l’avenir l’exploitation de la glace devenait possible, il était entendu que les dispositions du Protocole, autres que l’article 7[121], s’appliqueraient[122]. » Les dispositions protectrices du Protocole s’appliquent donc aux glaces en tenant compte de la « responsabilité particulière » incombant aux États possessionnés[123].

2.1.4 Les eaux atmosphériques

Milieu contenant de l’eau, l’atmosphère influe sur les ressources en eau continentales et vice versa[124]. Les eaux atmosphériques bénéficient d’une protection, notamment dans le contexte des instruments de lutte contre la pollution de l’air (aspect qualitatif) et de lutte contre le changement climatique (aspects quantitatifs à l’échelle mondiale[125]). Fait ici défaut un dispositif juridique spécifique pour gérer le partage des nuages (et de leurs précipitations) à partir du moment où il est technologiquement possible de provoquer la pluie (aspect quantitatif localisé[126]).

C’est d’abord le droit des cours d’eau internationaux qui peut reconnaître le fait qu’un préjudice à l’eau peut se produire à travers l’air (voire le climat[127]). La Convention d’Helsinki définit l’impact transfrontière (une modification de l’état des eaux transfrontières) par rapport à l’environnement d’une zone relevant de la compétence d’une autre Partie où se produit le préjudice. Celui-ci peut prendre la forme d’une atteinte à l’air ou au climat (art. 1 (2)[128]). Sans qu’il s’étende expressément aux zones ne relevant d’aucune compétence étatique, il s’agit d’un élargissement considérable à des territoires étatiques virtuellement situés loin de la frontière, d’où provient la pollution.

Sur le plan qualitatif, l’Agenda 21 considère déjà l’atmosphère d’une manière globale en tant qu’agent conducteur de pollutions aquatiques ayant des effets à longue distance[129]. Il convient de s’intéresser plus particulièrement au système établi par la Convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance[130]. Dans la Convention-cadre elle-même, il est difficile de trouver des traces du PRCMD. En revanche, le Protocole (révisé) relatif à une nouvelle réduction des émissions de soufre souligne au préambule (al. 9) que la politique de limitation des émissions de soufre sur le plan régional « entraînera une charge économique relativement lourde pour les pays en transition vers l’économie de marché[131] ». Une gradation des Parties en fonction du degré de développement est ainsi constatée et elle a des conséquences sur les plafonds d’émission fixés à l’annexe II (par renvoi de l’article 2 du Protocole[132]) qui varient par pays. Dans une démarche similaire, le Protocole relatif à la réduction de l’acidification, de l’eutrophisation et de l’ozone troposphérique admet la nécessité d’une approche régionale prenant en considération « les effets et le coût des mesures antipollution [qui] varient selon les pays[133] ». Ainsi, l’article 3 (1) dispose que « [c]haque Partie ayant un plafond d’émission dans l’un quelconque des tableaux de l’annexe II réduit ses émissions annuelles, et maintient cette réduction à cette limite, conformément au calendrier spécifié dans cette annexe. Au minimum, chaque Partie maîtrise ses émissions annuelles de composés polluants conformément aux obligations énoncées à l’annexe II[134]. » L’annexe II reproduit des tableaux de plafonds d’émission pour les diverses substances, différenciés par pays, en reprenant une méthode bien consacrée dans le Protocole de Kyoto.

Enfin, rappelons que la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, à laquelle l’idée de RCMD n’est pas étrangère[135], est aussi le premier instrument mondial comportant une disposition de lutte contre la pollution atmosphérique (art. 212[136]).

2.2 La présence du PRCMD à la suite de la prise en considération d’États tiers par rapport au bassin hydrographique

Dans le contexte régional, suprarégional et mondial, les différences de degré de développement jouent sans aucun doute plus fortement que dans le cas limité du bassin hydrographique. Par exemple, les maladies liées à l’eau ainsi que les installations sanitaires posent toujours des problèmes majeurs dans les pays en développement. C’est dans ce contexte que s’applique l’idée des RCMD[137]. En vertu du principe 7 de la Déclaration de Rio, les pays développés se voient imposer des efforts spécifiques pour diminuer les pressions sur l’environnement mondial (2.2.1) ainsi qu’un transfert vers les États en développement de techniques et de ressources financières (2.2.2).

2.2.1 L’effort des pays développés pour diminuer les pressions sur l’environnement mondial

Nous nous intéresserons ci-dessous plus particulièrement à la lutte, s’imposant de manière privilégiée aux pays développés, contre certains phénomènes régionaux, suprarégionaux ou mondiaux qui sont mentionnés dans les traités sur l’eau[138] et qui s’inscrivent dans un contexte de lutte soit contre le changement climatique (2.2.1.1), soit contre la pollution d’origine tellurique (2.2.1.2).

2.2.1.1 Les traités sur l’eau et la lutte contre le changement climatique

Le changement climatique exerce des effets considérables sur des masses d’eau particulières, comme par ailleurs sur le fonctionnement de l’hydrosphère dans son ensemble. Le concept d’hydrosphère[139] pourrait dans ce contexte ouvrir des perspectives intéressantes. Puisqu’il atteint les confins d’une approche en termes de territoire étatique, il est cependant impossible en l’état actuel du droit positif de remplacer simplement le concept de territoire par celui d’hydrosphère.

Sans entrer dans la thématique générale du changement climatique[140], où la présence du PRCMD ne fait pas de doute, rappelons que les traités sur l’eau n’ignorent pas la problématique[141]. Ainsi, la lutte contre certaines conséquences particulières qui résultent du changement climatique y est abordée : on trouve dans ces traités la lutte contre la sécheresse et la désertification, d’un côté, et la lutte contre les inondations, de l’autre.

  • Le fait que la lutte contre la sécheresse et la désertification est mentionnée en tant que facteur à prendre en considération dans les instruments consacrés à des cours d’eau internationaux[142] (par opposition aux instruments spécialisés[143]) ne prive pas le phénomène de sa portée globale. Le Projet CDI de 1994 mentionne expressément dans son article 27, entre autres facteurs, la prévention et l’atténuation des conditions dommageables résultant de la sécheresse ou de la désertification. La gravité du problème est relevée, et il est expressément souligné que cette problématique globale n’est pas limitée aux cours d’eau internationaux[144]. En revanche, la Convention de New York est à la fois plus précise et plus limitative sur ce point dans la mesure où elle rattache les problèmes de sécheresse et de désertification au contexte des seuls cours d’eau[145]. Il est toutefois fort douteux que les conditions dommageables résultant de la sécheresse ou de la désertification puissent être circonscrites au cadre spatial d’un cours d’eau international ;

  • Le problème des inondations dont l’origine et les causes sont dues à des précipitations massives ou à l’augmentation de température faisant fondre la neige ou la glace, ou aux deux à la fois, dépasse facilement les frontières et rend nécessaire une coopération internationale[146]. Ce problème est abordé également dans le contexte de l’article 27 respectivement du Projet CDI de 1994 et de la Convention de New York (inondations, lutte contre les glaces[147]).

En définitive, ces deux thèmes établissent un lien entre les instruments conventionnels relatifs aux eaux douces internationales et ceux qui portent sur le changement climatique. Par « contamination », il est donc inévitable que les seconds introduisent la logique du PRCMD dans les premiers.

2.2.1.2 Les traités sur l’eau et la pollution d’origine tellurique

Le problème mondial de la préservation du milieu marin et des eaux côtières de la pollution d’origine tellurique[148] apparaît dans les instruments relatifs aux ressources en eau douce. Ainsi, à l’image d’autres traités sur l’eau[149], l’article 23 de la Convention de New York impose la protection et la préservation du milieu marin contre les atteintes d’origine tellurique. À propos de cette disposition, le commentaire de la CDI précise toutefois qu’elle a une nature juridique tout à fait spécifique : elle est indépendante des dispositions relatives aux atteintes aux ressources en eau douce. Le caractère global de cette disposition réside dans la référence au milieu marin dans son ensemble, non seulement à l’eau de la mer, à sa faune et à sa flore, mais également aux fonds des mers et des océans. Pratiquement incontestée lors de l’élaboration de la Convention de New York, la disposition se réfère expressément aux règles et aux normes internationales généralement acceptées, dont, en premier lieu, l’article 207 (par. 2) de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer[150]. C’est le comité de rédaction qui a modifié presque de manière inaperçue l’article 23 du Projet d’articles de la CDI en élargissant l’action protectrice du milieu marin. Celle-ci ne concerne pas seulement les États du cours d’eau, mais également d’autres États. À propos de ces derniers, le comité de rédaction souligne qu’il serait parfois indispensable de s’assurer de leur coopération[151].

Ainsi, l’interdiction de causer un dommage[152] se trouve étendue au-delà du cours d’eau. Il a été vu que la Convention de New York prend en considération, en situation d’urgence, le dommage ou le risque de dommage causé à des États autres que ceux du cours d’eau (art. 28). Le commentaire de la CDI précise justement que ce sont généralement des États côtiers qui sont touchés, par exemple, par le transport de substances chimiques jusqu’à la mer (art. 28, comm. no 2[153]).

Donc, sans aborder les instruments précisément consacrés à la pollution d’origine tellurique et à la préservation du milieu marin, l’article 207 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, auquel se réfèrent les travaux préparatoires relatifs à l’article 23 de la Convention de New York, introduit par ricochet la dimension du PRCMD.

2.2.2 Le transfert vers les États en développement de techniques et de ressources financières

Le transfert vers les États en développement de techniques et de ressources financières peut provenir d’États plus développés ou d’organisations internationales (OI). On est alors en présence soit de clauses financières dans les accords sur l’eau, soit d’instruments financiers généraux concernant les ressources en eau[154]. Nous étudierons d’abord l’assistance financière et technologique de manière plus générale pour nous pencher ensuite sur le contexte particulier des transferts d’eau.

2.2.2.1 L’assistance financière et technologique générale

Si, en principe, chaque État finance ses propres projets et que les projets communs sont cofinancés sur une base équitable[155], il arrive que des États plus développés ou des OI fournissent une aide sous des formes diverses : assistance financière (prêts, dons ou financement gracieux, subventions), aides techniques dans le cas de programmes d’assistance ou encore transferts de technologies environnementales[156].

L’assistance financière peut s’inscrire dans un cadre bilatéral interétatique[157], faire intervenir une banque internationale[158] ou se réaliser dans une relation multilatérale[159]. Dans cette dernière hypothèse, il y a le plus souvent une prise en charge par une institution financière (banque internationale ou fonds interétatique[160]). L’aide est en général conditionnée. Certains fonds sont spécialisés dans le domaine de l’aménagement de cours d’eau[161], d’autres dans le domaine de la conservation du patrimoine culturel[162].

Les aides techniques, pour leur part, sont accordées dans le contexte de la coopération technique mutuelle entre pays en développement et pays développés. Quant aux transferts de technologies environnementales, ils dépendent étroitement des avancées scientifiques et de l’invention de moyens techniques, par exemple de la possibilité de transformer les eaux salées en eaux douces. Un transfert de technologies sur la base de stipulations préférentielles et de concessions dans le cas d’une coopération étroite en matière de gestion intégrée des ressources en eau est l’une des revendications fondamentales des pays en développement. Les transferts de technologies doivent être renforcés dans la coopération régionale et internationale, ainsi que le financement de programmes intégrés des ressources en eau. Ainsi, en vertu de la Convention d’Helsinki, les parties facilitent dans l’échange de données, le partage de la meilleure technologie à leur disposition[163]. Dans ce contexte on doit également mentionner la coopération internationale pour le renforcement des capacités d’infrastructure (capacity building) dans les pays en développement[164].

2.2.2.2 Un transfert d’eau particulier

Une modalité de mise en application particulière du PRCMD se dégage lorsqu’il est question des transferts d’eau en dehors du bassin hydrographique. La problématique soulève des interrogations. Y a-t-il une obligation de transférer des ressources en eau douce à des pays particulièrement vulnérables (en méconnaissance éventuellement de considérations écologiques) ou de financer de tels transferts ? Des pays en développement pourvus de ressources hydriques suffisantes peuvent-ils tirer bénéfice de la vente de ces dernières alors que dans l’état actuel du droit les transferts d’eau interbassin sont gratuits[165] ?

En réponse à ces questions, précisons d’abord que l’obligation de transférer pourrait se concevoir dans des cas d’urgence visés par l’article 28 de la Convention de New York que nous avons étudiés plus haut[166].

Ensuite, les eaux transférées de bassin à bassin par canal ou aqueduc[167] sont traditionnellement fournies gratuitement dans la mesure où le bénéficiaire ne paie pas le coût de la ressource (en eau), mais le seul coût des infrastructures. Dans ce contexte, le Traité de Maseru sur le projet d’eau des montagnes de Lesotho (Lesotho Highlands Water Project), conclu le 24 octobre 1986 entre le Lesotho et l’Afrique du Sud, constitue une exception isolée. C’est, en toute apparence, le seul traité international où une importation de la ressource en eau douce en tant que telle fait l’objet d’un paiement[168]. Ce transfert d’eau déjà opérationnel peut être interprété comme appliquant la logique du PRCMD dans la mesure où l’Afrique du Sud, plus développée que le Lesotho, paie des sommes considérables pour des ressources aquatiques normalement transférées de manière gracieuse. Une véritable vente d’eau constitue donc pour le Lesotho la source de revenus la plus importante dans les échanges avec l’étranger et est comptabilisée dans le budget national à hauteur de 75 p. 100[169].

Conclusion

L’analyse précédente a permis de découvrir l’intrus, à savoir le PRCMD dans les instruments conventionnels relatifs aux eaux douces internationales. Il convient encore de répondre à la question de savoir si l’application du PRCMD est opportune dans le domaine des instruments conventionnels relatifs aux eaux douces internationales. Après l’analyse des principaux textes, une réponse nuancée s’impose. Le PRCMD ne trouve pas sa place dans une situation qui crée une communauté d’intérêts entre États économiquement homogènes à l’intérieur d’un même bassin ou aquifère partagé. En revanche, lorsque des différences notables de développement existent entre États riverains ou lorsque la problématique de la protection des ressources en eau douce dépasse le cadre géographique restreint du bassin pour devenir régionale, suprarégionale ou mondiale, l’application du PRCMD est pleinement justifiée et, pour le moins de manière implicite, consacrée par de nombreux instruments.