Corps de l’article

Il existe des questions de droit en apparence purement techniques dont le traitement révèle en fait des risques d’injustice ; la qualification de la prescription est l’une de ces questions. Selon le débat maintenant séculaire à ce propos, il faut distinguer, au moment de l’expiration du délai, le droit de créance (le droit) et le droit d’action (l’action en justice) et se demander lequel s’éteint et lequel subsiste. Pour la plupart des protagonistes, se poser cette question revient à se demander si la prescription affecte la substance des droits ou seulement la procédure[1]. Ce problème présente, selon certains, un « intérêt pratique limité » en droit interne[2]. Cependant, lorsque la même question se pose à propos d’un rapport « contenant un élément étranger[3] », il est admis que la réponse emporte « des conséquences[4] ».

Le texte qui suit vise à rendre compte de ces conséquences en démontrant que la dichotomie droit — action a été abandonnée en droit international privé pour des raisons liées à des considérations de justice et d’équité. L’abandon de cette dichotomie étant juste et équitable dans les rapports entre étrangers, il n’y a pas de raison qu’elle persiste en droit telle qu’elle est. Notre recherche se veut donc une invitation à en repenser le contenu normatif, de manière à éviter les concepts susceptibles de causer des injustices dans les litiges présentant un élément d’extranéité.

Selon le point de vue que nous entendons présenter, la prescription a été historiquement qualifiée de règle de procédure dans le but de dépouiller l’étranger du droit d’invoquer les règles de prescription de son pays. La qualification substantielle trouvera donc un écho favorable auprès des esprits sensibles à cette injustice et elle finira par s’imposer dans de nombreuses juridictions. Il pourrait donc paraître plus ou moins pertinent d’aborder aujourd’hui ce problème, en particulier au Québec où le ministre dit que l’article 3131 du Code civil du Québec « met fin à cette controverse » et tient les termes droit et action pour équivalents[5].

Or, le lecteur attentif aura remarqué que des publications récentes semblent vouloir faire revivre la distinction non seulement en droit interne[6], où elle n’a jamais vraiment été évacuée[7], mais également en droit international privé[8], où l’idée selon laquelle la prescription est une question de procédure a reçu l’étonnante bénédiction de la Cour suprême du Canada dans un arrêt rendu en 2010[9], malgré un arrêt de 1995 ayant condamné cette qualification comme injustifiée[10] et un autre de 2003 admettant, dans le sillon des propos tenus par la Law Commission de 1982[11] : « On a traditionnellement considéré que les délais de prescription empêchaient le créancier d’exercer son recours, mais qu’ils n’éteignaient pas sa créance. À mon avis, il s’agit là d’une distinction vide de sens. À toutes fins utiles, la dette […] est prescrite[12]. »

Les affirmations récentes tendant à raviver la distinction droit — action dans le contexte de la prescription et les injustices que de telles affirmations peuvent causer dans un litige international justifient donc, à notre avis, d’approfondir l’étude de ce problème. Nous suivrons à cet égard un plan chronologique partant de la naissance de la personnalité juridique de l’étranger à Rome jusqu’à la pleine reconnaissance de la durée de ses droits à l’époque contemporaine, en passant par l’émergence, l’expansion puis le recul de la qualification procédurale.

1 La formation du droit international privé

Alors que la différence entre le droit privé des États et les contacts entre ceux-ci existent manifestement depuis longtemps, l’idée de traiter cette différence d’un point de vue juridique est relativement récente. En effet, « pour être le droit des relations privées internationales, le droit international privé suppose que de telles relations existent en fait et soient permises en droit. Or il est à peine besoin de rappeler que cela a été rarement le cas au cours des siècles[13] ». Pour en arriver à cette reconnaissance, il a fallu admettre d’abord que l’étranger était un sujet de droit (1.1) avant de concevoir non seulement que sa personne mais aussi que ses droits pouvaient être étrangers (1.2).

1.1 La confusion entre la procédure et la substance des droits à Rome

On se rappellera que « l’étranger a été considéré originairement par les civilisations antiques connues de nous comme dépourvu en principe de tout droit dans la cité[14] ». Mais à Rome, à partir de l’établissement du système de la procédure formulaire vers le IIe siècle avant Jésus-Christ, l’étranger acquiert graduellement le droit d’obtenir justice en raison de l’élargissement des pouvoirs des magistrats romains, conditionné par les conquêtes et la volonté d’unification qui s’en est suivie, notamment sous l’influence de la philosophie universaliste des stoïciens[15].

Sous l’ancien système des actions de la loi, seule existe l’instance légitime conduite à Rome entre citoyens romains sur une question de droit civil, mais le préteur de l’époque classique peut désormais ordonner la tenue d’une instance renfermée dans son imperium même en présence d’un étranger et autoriser le juge à trancher des questions ignorées de la Loi des xii Tables pour en combler les lacunes[16]. Ainsi l’affluence de pérégrins à Rome a-t-elle largement contribué à l’évolution du droit romain, particulièrement à la création du droit prétorien comme outil de correction du droit civil[17].

Cela dit, l’accession de l’étranger au prétoire passait toujours par le droit romain. Certains auteurs ont, il est vrai, suggéré que le préteur pouvait s’inspirer du droit étranger lorsqu’il rédigeait une formule pour un procès impliquant un étranger[18]. Mais jamais le problème n’a été envisagé sous l’angle du conflit de lois : au plus trouvait-on « des textes concernant l’autorité des magistrats subordonnés ou des textes qui renvoyaient en quelque matière spéciale à la coutume locale[19] », de sorte que le droit romain « ignorait le problème [des conflits de lois] ou en tout cas n’indiquait aucune solution[20] ». La raison en est que le droit romain ne concevait qu’un seul imperium — le sien, — tandis que la distinction fondatrice du droit international privé postule au contraire la reconnaissance d’un autre imperium ayant donné des droits à l’étranger. On peut donc, de manière imagée, suggérer que le droit romain était procédural[21], mais la distinction entre la procédure et la substance des droits n’existait pas encore, de sorte que l’application systématique de la lex fori n’était pas le fruit d’une qualification mais d’une absence de qualification. Celle-ci ne sera pas formulée avant le Moyen Âge, où la distinction entre le pouvoir du juge et les droits des parties apparaît.

1.2 La distinction entre la procédure et la substance des droits au Moyen Âge

On trouve l’énoncé de principes de droit international privé à partir du xiiie siècle, paradoxalement dans le contexte de l’étude du droit romain[22]. À cette époque, la reconnaissance de l’existence d’ordres juridiques étrangers se produit entre communes ou parlements soumis à une même autorité qui doit décider d’où tirer la loi applicable à une situation[23]. Doctrine et jurisprudence, séparément semble-t-il[24], commencent alors à distinguer la procédure de la substance des droits afin d’éviter que la loi du tribunal saisi s’applique à l’étranger en tout procès[25]. À l’inverse, la qualification procédurale empêche l’étranger d’invoquer la loi étrangère[26]. Avec cette distinction, « la science moderne du droit international privé était née[27] ».

La première opinion que nous avons retracée concernant la qualification de la prescription a été émise au milieu du xive siècle par Bartole, le « père de la science du droit international privé[28] ». Pour cet auteur, la créance du Florentin comparaissant devant le juge de Rome ne doit pas être assujettie à la prescription romaine lorsqu’elle est payable ailleurs, car « ce qui survient à l’improviste, comme une action en résolution du contrat » ne relève pas de l’ordonnancement du procès mais de la décision du litige[29]. Selon le célèbre Bolonais, c’est le lieu de l’inexécution qui doit déterminer la loi applicable au litis, lieu qu’il concède cependant être localisé au locus du procès lorsque rien n’a été stipulé au contrat. Il est cependant généralement admis que Bartole qualifie la prescription comme relevant de la substance des droits et non de la procédure[30]. Cette opinion sera suivie jusqu’au milieu du xviie siècle[31], bien que la question soit demeurée quelque peu obscure, comme en témoigne le fait que Dumoulin n’en a pas parlé[32].

On trouve dès cette époque des commentaires dénonçant l’injustice découlant de la qualification procédurale. Dans une affaire où un Savoyard avait promis un paiement à Rome, le sénat de Chambéry saisi de la poursuite a refusé d’appliquer la lex fori à la prescription de l’action en restitution[33]. Selon le commentateur de l’arrêt, outre que la restitutio in integrum ne fait pas partie de la procédure, il aurait été « injuste de faire varier le délai de prescription par un changement de juridiction[34] ».

2 L’émergence de la qualification procédurale

La réception d’un droit venu d’ailleurs va grandement diminuer à partir du xvie siècle. La technique pour rejeter la loi étrangère évoluera selon le moment et le lieu, passant de l’importance du domicile (2.1) à la qualification procédurale de l’actio (2.2), aboutissant en définitive à ne laisser entrer au prétoire que les droits de la lex fori (2.3).

2.1 La règle actor sequitur forum rei

En France, la rédaction des coutumes entraîne une réflexion sur la notion d’un droit commun non plus issu du droit romain mais des principes généraux en vigueur dans les coutumes du royaume, favorisant l’émergence d’un droit national[35]. À cette époque, le magistrat breton d’Argentré critique vigoureusement Bartole et rejette l’application de la loi étrangère, sauf aux personnes et à leurs meubles, ce qui n’inclut pas les contrats[36]. Dans cette conception territorialiste du conflit de lois, le lieu de conclusion du contrat et le lieu désigné pour le paiement ne sont plus des facteurs de rattachement suffisants, car seul le domicile est susceptible de justifier l’application de la loi étrangère — et encore, seulement pour les questions d’état et de possession, la lex fori étant appelée à régler tout le reste.

Le jurisconsulte nivernais Coquille, contemporain du magistrat d’Argentré, fournit à cette approche un motif voué à une grande fortune : la dette étant attachée au débiteur, c’est la coutume de son domicile qui doit la régir[37], ce qui aboutit évidemment à l’application systématique de la lex fori, compte tenu de la règle actor sequitur forum rei selon laquelle le demandeur doit suivre le for de la chose demandée (res) ou du défendeur (reus)[38]. Mais la règle actor sequitur n’était pas une règle de conflit : c’était une règle de compétence. La confusion entre compétence et loi applicable deviendra cependant largement répandue. D’autres apportent une justification philosophique à ce principe, tel Simon d’Olive qui conclut :

Mais puisque suivant l’axiome des Philosophes le mouvement et l’action prennent leur forme et leur essence du terme où ils tendent et aboutissent, il s’ensuit que c’est par le domicile du débiteur que les dettes actives doivent être réglées ; vu que, suivant le Droit, le débiteur est le terme de l’action civile, et que le créancier poursuivant l’effet de son obligation et le paiement de son dû, est obligé de suivre la Cour et la juridiction du débiteur[39].

Cet argument est appliqué à la prescription extinctive par Paul Voet puis par son fils Jean, juristes hollandais du xviie siècle. Pour ces auteurs, la lex fori s’applique à la prescription de l’action en raison de la localisation de la dette au lieu du domicile du débiteur, lieu qui se trouve forcément à être, par application de la règle actor sequitur, celui du juge saisi de l’affaire[40]. Le résultat, qui aboutit à exclure systématiquement la loi étrangère, s’inscrit également dans le contexte d’une exacerbation du sentiment national[41].

Pourtant, même à cette époque, des tempéraments à l’adéquation nécessaire entre compétence et loi applicable existent. Par exemple, dans la doctrine et la jurisprudence flamandes de la fin du xviie siècle, « on doit suivre la Coûtume du lieu du domicile du débiteur », mais cela n’empêche pas qu’un arrêt de 1692 refuse d’appliquer la lex fori à la prescription « de manière que celle du lieu où l’on plaide est indifférente pour la Question[42] ». De même, entre marchands, une ordonnance de 1673 permet la saisine du juge « soit du domicile, soit du lieu où la promesse a été faite et la marchandise fournie, soit du lieu auquel le paiement doit être fait, et cela pour la plus prompte expédition des affaires du Commerce qui intéresse toutes les Nations[43] », sans que cela signifie que la loi applicable doive changer.

Cela dit, la solution deviendra si généralisée qu’on ne retrouvera même plus de référence à Bartole dans les commentaires du début du xviiie siècle concernant ce débat : en France, la doctrine se borne à se demander si c’est la loi du créancier ou celle du débiteur qui doit régler la prescription, sans mentionner les autres facteurs de rattachement comme le lieu de conclusion ou le lieu de paiement, et tranche invariablement en faveur du débiteur[44]. De même, la jurisprudence écossaise de cette époque, vraisemblablement influencée par l’habitude des avocats d’aller étudier en Hollande[45], suit la doctrine des Voet et rattache la prescription de l’action au domicile du débiteur[46].

Selon cette conception, l’application systématique de la lex fori se fait en deux temps et de manière indirecte, en ce sens que la loi du juge demeure distincte de l’action à prescrire. Pour les Voet, comme pour Coquille, la dette est tout simplement localisée au lieu où le débiteur est domicilié, bien que le motif de cette localisation soit fondé sur l’obligation du créancier de se plier à la compétence du juge de ce domicile. Mais ni l’un ni l’autre, pas plus d’ailleurs que la doctrine française et la jurisprudence écossaise, ne rattachent la prescription aux règles d’ordonnancement du procès. En ce sens, on peut dire que cette conception se distingue de la qualification procédurale de la prescription et demeure fondée sur un raisonnement de conflit de lois.

Au contraire, la qualification procédurale formulée par un compatriote des Voet, le magistrat frison Huber, se démarque par l’oblitération complète de toute référence à une recherche de localisation : puisque son objet — l’action — relève de l’ordonnancement du procès, nul besoin de recourir aux principes du droit international privé.

2.2 La valeur du contrat et l’action

L’opinion d’Huber se trouve dans un opuscule paru en 1689 de « dix pages qui ont autant de poids que dix volumes[47] ». Il est le premier à formuler la qualification procédurale de la prescription dans un contexte de conflit de lois : selon lui, la prescription ne concerne pas la valeur du contrat mais l’action, laquelle est un acte distinct et relève de l’ordonnancement du procès[48].

Cette distinction s’apparente à celle faite par le professeur toulousain Guillaume de Cun, au début du xive siècle, pour défendre un passage de la glose d’Accurse où est justifiée la règle d’Azon selon laquelle le juge doit toujours appliquer sa propre loi[49]. Pour cet auteur, il faut distinguer les affaires (negotii) qui visent les effets du contrat, et le procès (litis) qui vise les suites en découlant à l’improviste et accidentellement, les premières pouvant être soumises à la loi étrangère, mais le second étant toujours régi par la loi du juge. Ce passage est précisément celui que conteste Bartole pour justifier que l’action en résolution de contrat ne soit pas régie par la loi du juge et rejeter ainsi l’application de la lex fori à la prescription[50].

Bien qu’il ne se prononce pas sur la loi applicable, Pothier reprend la même distinction en 1761. Selon lui, les prescriptions « n’éteignent pas la créance » mais rendent « le créancier non-recevable à intenter l’action qui en naît[51] », de sorte que ce qui subsiste, après l’écoulement du délai, peut aussi être regardé « comme obligation purement naturelle[52] ». Or, jusqu’à Pothier, les auteurs qui discutent de l’obligation naturelle ne parlent pas des obligations visées par la prescription[53]. Cependant, le terme « naturel » était bien connu en relation avec la prescription : un ancien débat se demandait si cette institution était de droit naturel ou de droit civil. Mais ce débat était, logiquement, antérieur à la qualification procédurale de la prescription et à la question de savoir si l’étranger pouvait invoquer la loi étrangère, puisqu’il s’est développé afin de déterminer si l’étranger pouvait seulement prescrire.

2.3 Le droit civil et le droit naturel

À partir du xvie siècle, la doctrine commence à utiliser la distinction romaine entre le droit civil et le droit naturel ou droit des gens pour justifier de refuser aux étrangers les bénéfices émanant d’un souverain qui n’est pas le leur, tout en leur permettant d’invoquer ceux qui n’émanent d’aucun souverain. Ainsi, on refuse à cette époque aux étrangers le droit de tester en invoquant la qualification civile de ce droit[54]. Quant aux contrats, les auteurs commencent à affirmer que « les contrats sont du droit des gens » à partir du xviie siècle[55], ce qui explique qu’ils lient les étrangers et traversent les frontières malgré la disparité des lois.

À la suite de Cujas qui se demandait si la prescription relevait du iure civili ou du iure gentium[56], Grotius se penche sur la question dans son célèbre ouvrage et conclut que tant les souverains que les étrangers peuvent prescrire, ce qui est « là un effet, non du droit civil, mais du droit naturel[57] ». Jusqu’au milieu du xviiie siècle, la plupart des auteurs qui se prononcent sur la question rattachent la prescription au droit naturel[58], solution que le Parlement de Paris avait alors consacrée en admettant que les étrangers puissent se prévaloir de la prescription[59]. Le débat s’épuisera dans le courant du xixe siècle, les étrangers finissant par obtenir graduellement « la jouissance de tous les droits qu’ils invoquaient ». Comme l’explique Batiffol, « [si] la distinction [entre le droit des gens ou le droit naturel et le droit civil] avait été viable, on aurait dû voir se développer une importante jurisprudence répartissant les matières du droit privé entre l’une et l’autre catégories, d’après leur caractère universel ou particulier, rationnel ou artificiel. Les choses se sont passées autrement[60] ».

En fait, la distinction romaine entre droit civil et droit des gens n’avait pas le sens que lui donnèrent les romanistes de la Renaissance, car toujours à Rome l’un et l’autre dépendaient de l’imperium du préteur, contrairement à la prescription que Grotius voulait précisément détacher de tout imperium. En ce sens, c’est plutôt à la différence entre le droit positif et le droit naturel auquel réfère le juriste hollandais[61]. Cette différence, qui semble restreinte à la philosophie et à la linguistique jusqu’à ce que les canonistes français du xiie siècle la popularisent[62], se manifestera également dans le débat relatif à la loi applicable dans les tribunaux marchands, où depuis Bartole on se demande dans quelle mesure l’équité doit l’emporter sur les formalités de la loi[63]. Mais la notion d’un droit naturel indépendant de l’imperium du préteur n’était pas explicite à Rome, à tout le moins en ce qui concerne la prescription.

Il est vrai que les stoïciens avaient déjà émis « l’idée d’un droit inhérent à l’homme par cela seul qu’il est homme, indépendamment de la cité et de la religion[64] ». Cependant, la théorie juridique des obligations naturelles qui se constitue à partir de Julien vise surtout la répétition de l’indu et la compensation dans un contexte où certains tempéraments sont apportés graduellement, par l’imperium du prêteur, à l’idée voulant que tout être humain n’est pas une personne et que tout accord de volonté n’est pas un contrat[65]. Les romanistes modernes estiment ainsi qu’une obligation naturelle n’existait pas dès que le droit, légal et prétorien, était injuste au sens stoïcien, en particulier dans le cas de la prescription[66]. Autrement dit, la prescription romaine relevait peut-être du pouvoir prétorien, mais elle n’était pas pour autant liée à la théorie des obligations naturelles.

Il faut dire, de manière pragmatique, que la durée des actions n’a vraisemblablement pas été réduite par l’établissement de la prescription trentenaire[67], compte tenu de la règle qui empêchait la transmission des actions perpétuelles avant d’être intentées[68], couplée aux informations contenues au texte dit de la « table d’Ulpien » établissant que l’espérance de vie maximale à tout moment de la vie d’un individu n’était jamais supérieure à 30 ans[69]. Ainsi, les actions perpétuelles, c’est-à-dire celles qui n’expiraient généralement pas dans l’année[70], portaient ce nom en raison de la règle de l’ancien droit voulant que le temps ne soit pas à même de briser un engagement[71], mais le préteur a fini par donner contre elles aussi une exception[72], de sorte que toutes les actions avaient un terme et que l’idée d’une obligation concrètement perpétuelle n’existait tout simplement pas. Il n’y avait donc rien de révolutionnaire lorsque Justinien a achevé de réformer les règles de la prescription en abolissant la différence entre la propriété civile et la propriété prétorienne[73] et en imposant un seul et même effet à toutes les actions : « qu’elles soient absolument éteintes par la prescription[74] ».

L’utilisation de la distinction entre jus civile et jus gentium à partir de la Renaissance était donc fondée sur une interprétation artificielle du droit romain[75], en particulier pour qualifier la prescription. La doctrine reconnaissait d’ailleurs ne pas suivre tous les développements de ce droit[76]. Même Pothier admettait que l’obligation naturelle subsistant à la prescription, qu’il nomme « créance inefficace », n’était pas l’obligation naturelle des Romains, car cette dernière était admise à compenser, contrairement à l’obligation prescrite[77]. De plus, il ne donnait à la créance ainsi inefficace qu’une valeur non pas seulement limitée mais surtout conditionnelle : pour Pothier, la créance est « présum[ée] éteinte et acquittée, tant que la fin de non-recevoir subsiste[78] ». Dans le système de Pothier, donc, l’action que peut éteindre la prescription représente plus que l’action civile de Gaïus que le préteur peut neutraliser par une exception : elle représente la totalité des manifestations concrètes de la créance et non seulement certaines selon leur origine normative.

En définitive, l’action d’Huber et de Pothier représente la manifestation positive du couple droit naturel et droit positif, la valeur du contrat ou la créance inefficace en étant la manifestation naturelle. Forcément, au fur et à mesure que la notion de droit devient équivalente à la seule notion de droit positif, l’action reste le seul droit du justiciable. Lorsque cette conception est mise en oeuvre au xixe siècle dans un contexte de droit international privé, le rejet de la loi étrangère est irrésistible et l’application de la lex fori devient systématique.

3 L’expansion de la qualification procédurale

De la fin du xviiie au milieu du xxe siècle, le protectionnisme juridique concernant la loi applicable à la prescription s’affiche sans complexe. Tandis que le droit civil suit plutôt l’approche localisatrice pour rattacher les droits au domicile du débiteur (3.1), la common law suit généralement la conception procédurale (3.2).

3.1 La France

En France, l’approche localisatrice de l’application de la règle actor sequitur pour régir la loi de l’action permet la persistance de la qualification substantielle dont le fonctionnement a été détaillé par Boullenois (3.1.1), mais les formules ambiguës de la doctrine et de la jurisprudence subséquente résultent en la généralisation de la qualification procédurale (3.1.2).

3.1.1 Le for naturel

En 1766, Boullenois publie son Traité de la personnalité et de la réalité des loix. Il convient de s’y attarder particulièrement pour deux raisons assez paradoxales. La première est qu’il inspire l’Américain Story, qui le cite à répétition pour justifier l’application de la lex fori à la prescription[79]. La deuxième est que, en fait, Boullenois reprend, non sans une certaine ambiguïté, l’essentiel des solutions de Bartole et repousse même encore plus loin que lui l’emprise de la lex fori.

Tout d’abord, Boullenois estime qu’il faut, lorsqu’un lieu a été stipulé pour le paiement, « suivre la Loi où le paiement doit être fait[80] ». Il ne cite pas Bartole, mais il s’agit très exactement de la solution que le maître de Bologne avait proposée pour expliquer pourquoi il ne fallait pas appliquer systématiquement la lex fori au litis. Lorsque aucun lieu n’a été stipulé, en revanche, c’est la loi du domicile du débiteur qui est déterminante, car « c’est la personne qui se défend et qui invoque la Loi de son domicile[81] ». Il cite alors Huber immédiatement après ce passage et l’on pourrait croire qu’il adopte sa qualification procédurale, comme Story l’a cru. De fait, la formule de Boullenois suggère clairement une conception procédurale de la prescription et de l’action qui en est l’objet : « quand on excipe de la prescription, on n’attaque pas le contrat en lui-même […] on soutient seulement que le créancier ne vient pas dans le temps prescrit par la Loi du débiteur, ce qui ne donne pas atteinte au titre en lui-même, mais à […] l’action et [à] la procédure intentée[82] ».

Il faut cependant aller lire un peu plus loin les précisions de Boullenois pour comprendre que ce passage n’est applicable qu’aux « contrats qui ont par eux-mêmes une exécution parée », car, à l’égard des « actions à diriger en Justice pour parvenir à obtenir des condamnations qui nous procurent une exécution parée » […] « la Loi seule de la Juridiction n’y influe point comme telle[83]. » Ainsi, dans le contexte des conventions matrimoniales, il précise que « la durée de l’action pertinet ad decisoria[84] ». Plus loin, il souligne que la péremption de l’instance ne doit pas avoir pour effet d’entraîner la prescription de l’action étrangère, car « l’on ne conçoit guères comment un Statut pourroit avoir l’autorité et la force d’éteindre et de périmer une action qui est soumise à d’autres Loix[85] ».

Pour Boullenois, donc, l’action se distingue des questions de procédure. De plus, il ne propose d’appliquer la loi du domicile du débiteur que dans le cas « où l’exécution des contrats n’est déterminée à aucun lieu[86] ». Malgré une certaine confusion, Boullenois rattache l’action à la loi du lieu désigné pour l’exécution de l’obligation, comme Bartole l’affirmait pour le litis de Guillaume de Cun. Mais, contrairement à Bartole, Boullenois ne localise pas le lieu de l’inexécution au lieu du tribunal saisi lorsque aucun endroit n’a été stipulé pour cette exécution : il rattache cette inexécution au lieu du domicile du débiteur et localise l’action à cet endroit.

Il est vrai que l’opinion de Bartole soulevait une difficulté : le choix de la juridiction, dans ce cas, emportait la désignation de la loi applicable en l’absence de stipulation. En revanche, Boullenois voit très bien le risque que pose l’application de la lex fori à l’action, car « le changement de Juridiction ne doit pas changer la décision[87] ». Pour lui, donc, l’action n’est pas régie par la lex fori, mais par la loi qui va « dans le principe devoir juger de la question[88] ». Pour justifier son opinion, il cite l’« Ordonnance des évocations », dont il décrit l’effet de la manière suivante : « Quand les parties ont contracté ensemble, et que les contestations qui naissent de leur contrat sont évoquées ou portées dans un Tribunal étranger, il faut juger comme on jugeroit dans le Tribunal naturel des contestations[89] ».

Boullenois ne réfute donc pas que la règle actor sequitur emporte désignation de la loi applicable à l’action ni qu’elle soit régie par la loi du tribunal compétent, mais il attribue à cette compétence un rôle autonome par rapport à la loi du tribunal qui aura à décider concrètement de la question. Selon lui, en effet, le tribunal saisi doit juger l’affaire comme s’il avait été le « tribunal naturel des contestations ». En d’autres termes, le « tribunal naturel » d’une action personnelle, et conséquemment la loi applicable à cette action et à sa prescription, est localisé au lieu désigné pour le paiement ou, lorsque ce lieu n’a pas été désigné, au lieu du domicile du débiteur. Boullenois rapproche ainsi la prescription de l’obligation qu’elle vise encore plus que Bartole ne l’avait fait.

La question n’est pas réglée par le Code civil de 1804, mais Boullenois est connu de ses commentateurs. Son opinion sera toutefois confondue avec celle des Voet et d’Huber, de sorte que la notion de « tribunal naturel des contestations » sera escamotée au profit de la notion de « tribunal » tout court, consacrant la qualification procédurale de la prescription comme de l’action.

3.1.2 L’action procédurale

Au début du xixe siècle, Merlin semble adopter l’opinion de Boullenois, mais il affirme également suivre l’opinion d’Huber et opte finalement pour « la loi du lieu où le débiteur est actionné[90] ». Cette confusion sera également reprise par Foelix, qui affirme suivre « l’opinion de Jean Voet, de Dunod et de Boullenois », selon laquelle « la prescription extinctive se règle par la loi du domicile qu’a le débiteur au moment de la demande[91] ». En affirmant que le domicile du débiteur doit être apprécié au jour de la demande, Foelix soulève une question importante, mais que Dunod et Boullenois avaient tranchée au contraire de ce qu’il affirme[92]. Enfin, bien qu’il souligne que l’application à la prescription de « la loi du lieu où l’action est née, c’est-à-dire où la convention a été formée » est « peut-être la mieux fondée en théorie[93] », Foelix propose plutôt de suivre la lex fori au motif que « le juge ne peut que suivre la loi à laquelle il est soumis[94] ».

Troplong, en revanche, propose l’application de la loi du lieu du paiement, car c’est à cet endroit que le créancier se rend « coupable de cette faute » selon laquelle il a négligé de poursuivre en temps utile[95]. Cela dit, il ne précise pas ce qu’il advient du cas où le lieu du paiement n’est pas prévu au contrat. De plus, il estime que la prescription éteint complètement l’obligation — et donc qu’elle lui est intimement liée —, mais il n’analyse que les fondements de la prescription pour déterminer la loi applicable. Troplong s’inscrit néanmoins dans la lignée de Bartole et de Boullenois en retenant un facteur de rattachement qui n’est pas nécessairement déterminé par le domicile d’une des parties, mais plutôt par l’un des lieux où doit se manifester l’obligation. De plus, pour ces auteurs comme pour lui, l’action — ou le droit résultant de l’inexécution du contrat — n’est pas une notion de procédure, mais une notion susceptible de conflit de lois.

L’opinion de Troplong demeurera isolée, car la Cour de cassation se prononce en faveur de la loi du domicile du débiteur pour régler la prescription en 1869, tout en fournissant cependant des motifs ambigus qui laissent paraître la préférence pour la lex fori : « les règles de la prescription sont celles de la loi du domicile du débiteur qui, poursuivi en vertu de la loi de son pays, a le droit de se prévaloir des dispositions de cette même loi qui peuvent le protéger contre l’action dont il est l’objet[96] ». D’ailleurs, selon le commentateur de cet arrêt, la lex fori est la loi qui doit réellement être appliquée à la prescription, car c’est cette loi qui octroie et limite la faculté d’agir en justice[97].

Mais si le débiteur peut se « protéger contre l’action » en invoquant la lex fori, le résultat est de réduire le droit corrélatif de son créancier, par hypothèse étranger. Dans ce cas de figure, l’action devient la mesure du droit du créancier étranger, ce qui a pour effet de le dépouiller des droits qui, par exemple, pouvaient se rattacher à une plus longue prescription. Dans les faits, ce système revient à appliquer systématiquement la lex fori aux droits des étrangers — ou plutôt, mais cela revient au même, à leurs actions.

Cela revient au même parce que la notion d’action elle-même, dans ce système, n’est rien d’autre que ce que le justiciable peut obtenir du juge, ce qui, à moins de croire que ce que le juge refuse et qu’on ne peut plus lui demander continue néanmoins d’exister en droit, est l’équivalent normatif du droit[98]. C’est à tout le moins la définition romaine (« L’action n’est autre chose que le droit de poursuivre en jugement ce qui nous est dû[99] »), comme celle de Demolombe : « L’action enfin, c’est le droit lui-même mis en mouvement ; c’est le droit à l’état d’action, au lieu d’être à l’état de repos ; le droit à l’état de guerre, au lieu d’être à l’état de paix[100] ».

Cette définition a donc pour effet d’oblitérer la distinction entre la procédure et la substance des droits comme à Rome. On se souviendra que cette distinction repose, lorsqu’elle est formulée au Moyen Âge, sur la différence entre le pouvoir du juge et les droits des parties[101]. Mais si l’action est reliée à la fois au pouvoir juridictionnel et au lien de droit, la distinction entre la procédure et la substance disparaît puisque l’action, le droit de saisir le juge et le droit d’obtenir ce qui est dû se confondent en une seule et même norme.

Ainsi, à partir du début du xixe siècle, la doctrine donne une définition de la procédure qui englobe en réalité la notion même de droit positif. Un essai paru en 1809 marque l’apparition de la notion de droits sanctionnateurs pour définir le contenu de la procédure, comprenant à la fois l’action, les dommages-intérêts et les voies d’exécution[102]. Blondeau, qui disait s’inspirer de Bentham, donnait en fait un nouveau nom à ce que le philosophe anglais appelait « obligations adjectices » pour désigner très exactement le litis de Guillaume de Cun[103]. La dichotomie devient rapidement populaire et est reprise par la doctrine qui définit la procédure comme composée des droits sanctionnateurs qui assurent la sanction des droits déterminateurs définissant les droits subjectifs substantiels[104]. D’ailleurs, lorsque Foelix publie son Traité du droit international privé (introduisant en France l’expression, inspirée de Story[105]), il cite l’essai de Blondeau pour expliquer comment distinguer les effets et les suites du contrat et définit ces dernières comme étant « les résultats qu’aura la négligence, la faute ou la demeure dans l’exécution, et les dommages-intérêts dus en conséquence, et la restitution en entier fondée sur une de ces dernières causes […] ainsi que le mode d’exécution d’un contrat[106] ».

Dans un tel système où l’action est la mesure du droit, le créancier étranger se voit privé des droits auxquels la lex fori permet de résister : « Le défendeur, en excipant de prescription, invoque un moyen de droit que lui accorde la loi de son pays[107] ». L’emploi indistinct de la notion d’action et de la notion de droit pour référer aux bénéfices que les parties peuvent obtenir des tribunaux illustre ainsi la confusion normative entre la procédure et la substance des droits qui s’est opérée. Aussi, bien que le raisonnement de l’arrêt de 1869 de la Cour de cassation ne soit pas formulé en termes de qualification procédurale de la prescription, le résultat est en tout point identique en raison du rejet systématique de la loi étrangère[108].

Des développements similaires se produisent à la même époque en Angleterre, en Écosse et aux États-Unis.

3.2 L’Angleterre, l’Écosse et les États-Unis

Dans les systèmes de common law, « une emprise durable [des idées d’Huber] s’exerça sur le conflit de lois[109] ». Ainsi, « la doctrine d’Huber orientera la jurisprudence et éclairera encore les constructions de Dicey en Angleterre et de Beale aux États-Unis » jusqu’au xxe siècle[110]. D’un point de vue technique, la confusion opérée entre la compétence et la loi applicable était tout à fait conforme à la conception qui régnait en Angleterre, où « les origines procédurales de la Common law elle-même interdisaient de dissocier le fond du droit et la délimitation du pouvoir juridictionnel[111] ». Ainsi, l’exclusivité de la lex fori était naturelle (3.2.1), mais la nécessité d’en expliquer les fondements dans un contexte de droit international privé a justifié l’émergence de la dichotomie right — remedy (3.2.2).

3.2.1 Le rejet des lois étrangères

Selon Kahn-Freund, le faible niveau d’abstraction du mandat juridictionnel du système romain se retrouve dans le système anglais du bref introductoire d’instance :

In the past the judicial mandate to enforce rights was formulated at a very low level of abstraction, exemplified by the Roman system of actiones or the English system of writs : the judge can declare and enforce only such rights as are protected by a limited catalogue of remedies each of which sets in motion a different procedure. He has a mandate to give redress for the breach of specifically defined promises, but not for « breach of contract », for specific wrongs, but not for « delict », for specific deprivation of benefit, but not for « unjust enrichment », just as today the mandate of a criminal court is to punish specific crimes, not « crime » in the abstract[112].

En effet, la mission juridictionnelle confiée aux juges de ce système est limitée au catalogue d’actions prévu par le droit qu’ils sont chargés d’appliquer. Par exemple, Blackstone parle ainsi de la responsabilité délictuelle :

When a person hath received an injury […], he is to consider what redress the law has given for that injury ; and thereupon is to make application or suit to the crown, the fountain of all justice, for that particular specific remedy which he is determined or advised to pursue. As, for money due on bond, an action of debt, for goods detained without force, an action of detinue or trover ; or, if taken with force, an action of trespass vi et armis ; or, to try the title of lands, a writ of entry or action of trespass in ejectment ; or, for any consequential injury received, a special action on the case[113].

Pour Laycock, qui analyse l’histoire de la notion de remedy, Blackstone et la jurisprudence américaine du début du xixe siècle formulent l’idée que cette notion doit servir à corriger la violation d’un droit substantiel, mais ils ne formulent pas l’idée moderne selon laquelle le remedy est l’une des étapes du procès, en raison de la confusion entre les éléments substantiels et procéduraux de celui-ci : « That distinction [of the remedy as a distinct phase of the lawsuit] could not easily emerge under the writ system, in which jurisdiction, procedure, cause of action, substantive law, and remedy were all tied together in each writ. Blackstone implicitely equated remedies with writs ; choosing what “remedy” to pursue meant choosing the appropriate writ[114]. »

Dans ces systèmes où l’action se confond avec le droit recherché et le pouvoir du juge de l’octroyer, il ne peut y avoir de distinction concrète entre la procédure et la substance des droits, car l’action, spécifique au droit réclamé, est la substance de celui-ci. Selon Monique Bandrac, la dualité du droit substantiel et de l’action « ne saurait se manifester dans les droits anglo-américains, qui, à l’instar du droit romain prétorien des époques classiques, ne réglementent que la procédure et ne contiennent qu’un ensemble d’actions[115] ».

Pour Kahn-Freund, le faible niveau d’abstraction du mandat juridictionnel de ces systèmes empêche l’application de la loi étrangère : « At this level of abstraction foreign law cannot be applied : every question of substantive law is merged in a question of the jurisdiction of the court which does not extend beyond the remedies of the lex fori[116]. »

De fait, la question des conflits de lois dans les juridictions anglaises n’a pas été abordée avant le xviiie siècle[117]. Dans la doctrine, Story fut le premier à en parler sérieusement dans son ouvrage de 1834[118]. Ainsi, en 1705, le juge Keeper applique le délai de prescription anglais à une action en recouvrement d’une dette constatée par un jugement français, en appliquant purement et simplement la loi anglaise sans poser même la question du conflit de lois ni de la qualification procédurale, « probably due to an insular preference for the lex fori[119] ». La question du conflit de lois commence à se poser vers la fin du xviiie siècle dans le contexte d’un emprisonnement pour dette, bien que Huber et Voet soient cités dès 1760 pour prouver l’application de la loi anglaise à une dette contractée en France par un Anglais[120].

3.2.2 La distinction graduelle du right et du remedy

Dans Melan v. The Duke de Fitzjames, les juges Eyre et Rooke estiment que la loi française régit le contrat conclu en France servant de soutien à l’arrestation du débiteur en Angleterre et que celui-ci doit être libéré puisque la loi française n’admet pas qu’un contrat contraigne le corps mais seulement les biens ; cependant, le juge Heath, dissident, est d’avis contraire : « The laws of the country where the contract was made can only have a reference to the nature of the contract, not to the mode of enforcing it », car les remedies sont régis par la loi « where the party resides », mais, précise-t-il immédiatement, quiconque entre dans un pays « voluntarily subjects himself to all the laws of that country[121] ». En d’autres termes, le juge Heath fournit des motifs pour expliquer que les tribunaux anglais peuvent juger l’affaire qui leur est soumise. Mais il déduit du fait qu’il exerce régulièrement sa compétence que la loi applicable est forcément la lex fori.

La distinction entre la nature of the contract et les remedies sera reprise en 1811 pour justifier l’application de la lex fori à la prescription. Dans l’affaire Williams v. Jones, un avocat invoquait la prescription indienne pour l’opposer à la réclamation de son client pour des sommes qu’il lui avait remises en Inde concernant divers procès qui s’y étaient tenus. Les juges ont rejeté l’argument de la prescription indienne au motif que celle-ci n’éteignait que l’action, laissant la dette intacte at common law, et qu’une loi prévoyait que la prescription anglaise était interrompue tant que le créancier était beyond the seas. Comme le laisse entendre le juge Ellenborough, la loi indienne relative au remedy n’opère pas en Angleterre by comity, de sorte que le créancier titulaire d’un unlimited right est à l’abri de la prescription tant qu’il est à l’étranger[122].

Mais la distinction entre le right et le remedy est ambiguë, à telle enseigne que lorsque le juge Tenterden est saisi, en 1830 dans De la Vega v. Vianna, de la même question que celle que le juge Heath avait eu à trancher dans Melan v. The Duke de Fitzjames, il réfère à l’opinion de ce dernier pour conclure à l’application pure et simple de la lex fori : « A person suing in this country […] is to have the same rights which all the subjects of this kingdom are entitled to[123]. » Pour le juge Tenterden, donc, la lex fori s’applique toujours aux rights d’une personne suing in this country.

De fait, ce dernier ne distingue pas non plus entre le right et le remedy lorsqu’il applique, dans The British Linen Company v. Drummond, la prescription anglaise de la lex fori contre une dette contractée en Écosse par des Écossais : « the party suing, and seeking to avail himself of the law of a particular country, must take that law as he finds it[124] ». Il termine toutefois son opinion en admettant qu’une décision antérieure de la Chambre des Lords créait « the smallest doubt in [his] mind[125] ». Dans cette décision venant d’Écosse (le doute soulevé illustre, en lui-même, la pertinence du droit écossais sur la question), c’est plutôt l’opinion inverse qui est énoncée, les juges refusant carrément d’appliquer la lex fori au motif que le débiteur n’est pas domicilié en Écosse[126].

Peu de temps après, le juge Tindal procède explicitement à la qualification procédurale de la prescription dans Huber v. Steiner, après avoir cependant cité le juge Tenterden qui appliquait pourtant purement et simplement la lex fori sans qualifier la question en litige :

[So] much of the law as affects the rights and merit of the contract, all that relates « ad litis decisionem », is adopted from the foreign country ; so much of the law as affects the remedy only, all that relates « ad litis ordinationem » is taken from the « lex fori » of that country where the action is brought ; […] in the interpretation of this rule, the time of limitation of the action falls within the latter division, and is governed by the law of the country where the action is brought, and not by the lex loci contractûs[127].

Cet arrêt fixe la jurisprudence anglaise pour longtemps, et inspire la Chambre des Lords dans Don v. Lippmann qui va écarter la jurisprudence écossaise au profit de la lex fori. Dans cette affaire où il s’agit de décider si la prescription est régie par la loi française ou écossaise, le juge Brougham applique la lex fori en soulignant ceci : « This rule is clearly laid down in The British Linen Company v. Drummond [une affaire venant d’Angleterre] » et « The law on this point is well settled in this country […] that whatever relates to the remedy to be enforced, must be determined by the lex fori, the law of the country to the tribunals of which the appeal is made[128] ».

La Chambre des Lords venait pourtant elle-même, dans l’affaire Campbell v. Stein, d’appliquer la loi écossaise à la prescription non pas en raison de sa nature comme règle de procédure mais en raison du domicile du débiteur[129]. De plus, dans l’affaire Glyn v. Johnston citée par le juge Brougham, on avait jugé qu’une preuve par témoignage interdite par la lex fori écossaise mais permise par la loi anglaise était recevable, car elle visait un instrument payable à Londres[130].

Cependant, le juge Brougham relativise l’importance de ces décisions et estime que la jurisprudence écossaise est contradictoire et qu’elle applique en fait la lex fori et non celle du domicile[131], omettant toutefois de commenter une décision rendue peu de temps auparavant selon laquelle le tribunal écossais avait appliqué le délai anglais en raison du domicile du débiteur anglais[132]. En définitive, le juge Brougham admet qu’il renverse la jurisprudence écossaise, mais que cela est « necessary to overrule some decisions, and to shake some doctrine which have been perhaps incautiously assumed », précisant qu’il ne fait que « sanctioning a return to the principles which, after some fluctuations of judicial authority, are found, upon a view of the whole subject, to be the real doctrines of the Scottish law itself[133] ».

Selon Guthrie, « [b]efore [Don v. Lippmann] the Scotch courts repeatedly admitted the foreign prescription in such cases », car s’il est vrai que le forum a toujours été, pour la jurisprudence écossaise, une considération pertinente, ce n’était pas celui du lieu de l’action, mais le forum naturel du débiteur, à savoir celui de son domicile[134]. Pour Westlake, le juge Brougham s’est trompé sur le sens des écrits des Hollandais et en serait probablement venu à une autre conclusion « had he known that [the general European doctrine] was the reverse of what he thought it[135] ». De fait, l’implantation de la règle de la lex fori applicable à la prescription sur le fondement de la doctrine européenne fut ainsi qualifiée : « This is another example where English law, through its failure to interpret a foreign rule in its context, has gone astray[136]. »

Aux États-Unis, la qualification procédurale de la prescription et l’application corrélative de la lex fori ont été adoptées dès le début du xixe siècle, notamment sous l’impulsion de Story[137]. Les Restatements de 1934 et de 1971, qui codifient la jurisprudence, reprennent essentiellement ce principe[138]. Par ailleurs, une pratique législative s’est développée dans certains États selon laquelle le délai d’un autre État peut être « emprunté » (d’où l’appellation des borrowing statutes) avec toute une gamme de modalités combinant ou non le délai étranger avec celui du for[139].

4 La reconnaissance de la qualification substantielle

Ces développements témoignent de la confusion et de l’ambiguïté entourant le contenu normatif de la dichotomie droit — action lorsqu’elle est mise en oeuvre concrètement. Mais surtout, la décomposition du rapport juridique entre les parties en une portion ouverte aux conflits de lois (naturelle ou substantielle) et une autre strictement locale (civile, positive ou procédurale) s’est opérée dans un contexte qui heurte le sentiment d’équité : en quoi le lieu du procès — nécessairement postérieur à l’éclosion du litige — devrait-il avoir une incidence normative ? Des critiques persistantes dénonceront donc l’injustice de ces systèmes qui font dépendre le sort du litige du lieu du juge saisi de l’affaire.

4.1 Le droit civil français

Dès la fin du xixe siècle, ces systèmes où le délai de prescription varie au gré des décisions unilatérales soit du créancier, dans le cas de la lex fori, soit du débiteur, dans le cas de la lex domicilii debitoris au jour de la demande, font l’objet d’une objection « importante et déterminante[140] ». On souligne ainsi qu’il est « rationnellement inadmissible de tenir compte des variations postérieures au contrat[141] », que l’application de la loi du contrat mène « plus sûrement à la stabilité du droit par un système homogène[142] », et que la loi du contrat contient des « dispositions égales pour tous ceux qui contractent dans le pays, sans distinction de nationalité ou de domicile[143] ».

Baudry-Lacantinerie et Tissier, qui admettent pourtant que la prescription éteint le droit comme l’action, estiment en revanche que « c’est la loi du pays où le débiteur est actionné qui indique la prescription applicable », encore qu’ils proposent de ne pas appliquer ce principe lorsque les parties peuvent déroger à la loi sur la prescription, car dans ce cas « il y a lieu d’appliquer la loi du pays sous l’empire de laquelle elles ont pu placer le contrat qui a donné naissance à l’obligation[144] ». En définitive, ces auteurs ne s’objectent à l’application pure et simple de la loi du fond à la prescription que pour des motifs qui ne visent pas le principe du rattachement de celle-ci à l’obligation, mais plutôt les difficultés inhérentes à toute application de la loi étrangère[145].

Les arguments justifiant l’application de la lex causae se précisent à partir du milieu du xxe siècle, alors que la notion d’une seule loi applicable à l’obligation prend forme, consacrée par la loi d’autonomie au début du siècle[146]. Il faut dire que le lien entre l’obligation et la prescription existait déjà depuis longtemps à l’égard de la prescription des jugements. En effet, depuis au moins 1859, la jurisprudence est constante pour appliquer la loi du for étranger[147]. En présence d’un jugement, donc, le lien entre la prescription et le domicile du débiteur ou le tribunal saisi cède naturellement sa place au lien entre la prescription et le jugement. La prescription était donc déjà conçue comme étant régie par la loi à l’origine du rapport à prescrire en présence d’un jugement.

Pour Dayant, « la prescription constitue un élément de l’organisation du droit, dont elle détermine le contenu et contribue à modeler la contexture[148] ». Selon cet auteur, il faut appliquer à la prescription la loi qui régit l’obligation qu’elle affecte, de manière à en éviter le « morcellement indéfini du rapport de droit[149] ». Bartole, Boullenois et Troplong avaient eu l’intuition de lier la prescription au lieu de l’exécution lorsque celui-ci était prévu au contrat, mais ils avaient omis de relever que l’absence de stipulation à ce sujet ne devait pas pour autant détacher la prescription du rapport à prescrire. Pour Dayant, la prescription est un « élément » de celui-ci, de sorte que la question de la loi applicable est nécessairement la même pour l’un comme pour l’autre.

Ces critiques portent fruit puisque la solution adoptée en 1869 sera écartée au profit de la loi du fond, timidement d’abord par un arrêt de 1950 laissant au débiteur le choix entre la loi de son domicile et la loi contractuelle[150]. Planiol et Ripert, qui publient la deuxième édition de leur ouvrage peu de temps après le prononcé de cet arrêt[151], ne reproduisent pas le passage paru dans leur première édition selon lequel la solution de 1869 se justifie par la nature procédurale de la prescription[152]. La solution de l’application de la lex causae à la prescription sera consacrée en 1971 par deux arrêts de la Cour de cassation, qui énoncent que « la prescription extinctive d’une obligation est soumise à la loi qui régit celle-ci[153] ». La règle a été codifiée lors de la réforme de la prescription en 2008[154].

4.2 La common law anglo-américaine

Dans les pays de tradition anglaise, la qualification procédurale de la prescription est également critiquée. Dès 1858, Westlake souligne que le système de la lex fori repose sur « two fallacies[155] » : la première est que rattacher la prescription à la loi applicable au contrat signifierait que les parties ont envisagé de ne pas exécuter leurs obligations au moment de sa conclusion, ce qui est fallacieux, car l’interprétation du contrat ne se confond pas avec l’opération de la loi applicable ; et la deuxième est que seule l’action serait éteinte par la prescription mais pas le droit, ce qui ne veut rien dire « for a right is only a faculty of putting the law in force[156] ».

Bien qu’on ait dit de cette règle que sa simplicité était « too obvious to be denied by anyone[157] », c’est à l’injustice qu’elle provoque que Lorenzen s’attaque : « The Anglo-American rule is simple and leads always to the application of the law of the forum ; the question is only, whether it brings about just results[158]. » En outre, il n’est pas clair que le système anglo-américain soit si simple. Selon Guthrie, « [the] truth is, that the doctrine of the English lawyers is founded on mere verbal distinctions occuring in their own statutes, and nearly parallel with the celebrated contrast of Bartolus between “bona decedentis veniant in primogenitum” (real statute) and “primogenitus succedat” (personal statute)[159]. »

De fait, Ailes, qui publie un vibrant plaidoyer en faveur de la qualification procédurale en 1932, estime néanmoins que cette qualification n’est plus appropriée en présence d’un « new substantive right » créé par le législateur pour corriger la common law et auquel une prescription est spécifiquement attachée, car un tel cas « the legislative intention […] is manifest […] that the time element is an integral part of the right created [and] accompanies the right wherever it is put in suit[160] ». Selon cette approche, la prescription est procédurale, sauf lorsqu’elle est substantielle selon le critère plutôt obscur de savoir si le droit a été d’abord « découvert » par les juges ou ensuite « créé » par le législateur.

Il faut attendre 1984 pour que la règle soit modifiée au Royaume-Uni, à la suite d’un rapport de la Law Commission qui recommande que la prescription devienne régie par la loi applicable au fond du litige, notamment au motif que le système de la lex fori est fondé sur une distinction artificielle et qu’il aboutit à des résultats inéquitables[161]. Cette recommandation sera mise en oeuvre par une loi intitulée An Act to provide for any law relating to the limitation of actions to be treated, for the purposes of cases in which effect is given to foreign law or to determinations by foreign courts, as a matter of substance rather than as a matter of procedure[162]. Pour la Cour suprême du Canada, l’adoption de cette loi a démontré « la faiblesse de [la] conception [procédurale] » de la prescription[163].

Quant aux États-Unis, la règle formulée par le Restatement de 1971 semble toujours applicable, malgré les critiques qui soulignent que « the right-remedy distinction in which it is rooted serves no real purpose[164] ». Pour certains, la distinction est insoluble : « There certainly is no functional basis for the “right-remedy” distinction. Indeed, it may represent nothing more than a bad example of whether the proverbial chicken came before the proverbial egg[165]. »

En fait, le remedy n’est pas une notion de procédure selon la doctrine récente[166]. La qualification substantielle du remedy est plutôt logique lorsqu’on sait que la différence entre le droit et l’action en common law ne dépend en définitive que de la manière dont la demande en justice a été formulée et non du contenu normatif qui y est associé[167].

4.3 La common law canadienne

La qualification procédurale, naturellement adoptée dans les provinces de common law au Canada[168], sera écartée non par une loi mais par la Cour suprême dans l’affaire Tolofson c. Jensen. Dans cette affaire, le juge La Forest, au nom de la Cour, a critiqué les motifs pour lesquels la prescription avait été qualifiée de règle de procédure en soulignant que cette position était liée « à la préférence anglaise pour la lex fori dans les situations de conflit » et à « l’opinion plutôt mystique selon laquelle une cause d’action en common law conférait au demandeur un droit permanent[169] ». Selon lui, la conception selon laquelle « toutes les lois en matière de prescription anéantissent des droits substantiels » est « convaincante[170]. » En définitive, il estime que l’on devrait suivre la tendance consistant à réduire la portée de la « distinction technique entre droits et recours[171] ».

Pour le juge La Forest, le noeud du problème réside dans la confusion entre la compétence et la loi applicable qui découle forcément de la « vieille règle de common law », car « le tribunal assume compétence non pas pour appliquer la loi locale, mais pour accommoder les justiciables afin de répondre à la mobilité contemporaine et aux impératifs de l’ordre économique national ou mondial[172]. » En d’autres termes, distinguer le pouvoir juridictionnel et la loi applicable favorise la justice dans les relations comportant un élément étranger[173].

On a dit de l’arrêt Tolofson qu’il s’agissait d’un « welcome development[174] », mais son effet concret a été pour le moins mitigé. Ainsi, l’Alberta a adopté une loi en 1996 dont l’article 12 prévoit que la prescription albertaine s’applique malgré le fait que l’affaire doit être jugée selon le droit étranger[175].

La portée de cette disposition albertaine a été discutée par la Cour suprême dans l’affaire Castillo c. Castillo, où une partie voulait se prévaloir du délai albertain pour pouvoir obtenir des dommages-intérêts en conséquence d’un accident survenu en Californie[176]. La Cour fut d’avis que la loi californienne avait éteint le droit réclamé puisque, conformément à la règle de Tolofson, la prescription californienne avait un effet sur le droit substantiel. Cependant, la Cour a précisé que le délai albertain aurait été applicable si le délai californien avait été plus long, car la loi albertaine aurait eu dans ce cas « pour effet d’empêcher les tribunaux de l’Alberta d’instruire l’action[177] ».

On peut s’étonner d’une telle conclusion, car cela revient à suggérer de scruter la formulation de la loi emportant prescription pour voir si celle-ci porte sur les droits ou sur la procédure[178]. De fait, pour répondre à l’argument soulevé selon lequel l’application du délai albertain avait une portée extraterritoriale, la Cour estime que la loi albertaine, bien qu’elle ne soit pas applicable dans le contexte de cette affaire, est parfaitement valide, car elle ne porte que sur les conditions dans lesquelles ses tribunaux vont « entendre une affaire[179] ». Pourtant, l’arrêt Tolofson visait précisément à établir que la prescription ne porte pas sur le droit d’être entendu mais sur le rapport entre les parties. Le juge Bastarache, dans son opinion concurrente, souligne d’ailleurs ce problème de compatibilité entre l’opinion de la majorité dans Castillo et celle dans Tolofson[180]. En fait, la règle albertaine vise à rejeter les droits étrangers même de ceux dont le seul lien avec l’Alberta consiste en la compétence exercée par ses tribunaux, ce qui n’est peut-être pas inconstitutionnel dans un contexte international mais certainement injuste.

La doctrine a critiqué l’arrêt Castillo. Pour Geneviève Saumier, cette décision « laisse perplexe » et « demeure imprécise et plutôt circulaire sur la qualification de la prescription[181] ». Pour Janet Walker, cette décision a été rendue « at the expense of sound reasoning » puisqu’une réclamation ne peut être éteinte qu’une seule fois en raison du droit corrélatif du défendeur de ne plus être poursuivi : « At any given moment, either the plaintiff has the right to bring the claim, or the defendant has the right to be free of the obligation to answer it. The horse is either in the barn or out the door[182] ».

Ces critiques n’empêchent pas la Cour suprême de revenir à la charge en 2010 dans l’affaire Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., où elle a émis l’opinion que la prescription est une règle de procédure au sens de la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (Convention de New York)[183]. Selon le juge Rothstein, la Cour n’écarte pas l’arrêt Tolofson, puisque cette affaire était rendue en droit interne, tandis que la Convention de New York est un traité international : « La façon dont le droit interne caractérise un tel délai de prescription, que ce soit dans un contexte abstrait ou de conflit de lois, importe peu[184]. » Pourtant, huit paragraphes plus haut, il tirait argument du fait que « les États de common law [considèrent généralement les délais de prescription] comme étant de nature procédurale[185] », ce qui est inexact dans les provinces canadiennes de common law depuis Tolofson. Outre qu’il est étonnant que la Cour suprême ait justifié son interprétation d’un traité par le droit interne d’autres États, tout en écartant le droit interne de l’État dont il est un organe, les travaux préparatoires ne font état d’aucune discussion à ce sujet[186], de sorte qu’il est douteux que les plénipotentiaires aient eu en fait l’intention de prendre position à l’égard de cette question pourtant connue pour être controversée.

De plus, il est regrettable que l’opinion de Janet Walker, selon laquelle les conditions contenues dans la Convention de New York « are different from those that arise through the operation of limitation periods[187] », n’ait pas été discutée. Cela aurait peut-être évité tout ce débat. En effet, il n’était pas nécessaire de conclure au caractère purement procédural des délais de prescription pour démontrer leur compatibilité avec la Convention de New York. Selon Alain Prujiner, la Convention ne concerne que les règles « directement liées à la sentence elle-même[188] » : il suffisait donc de distinguer la validité de la sentence et la prescription de l’obligation qui y est constatée[189], aboutissant à la reconnaissance mais pas l’exécution[190].

Des commentateurs de l’arrêt Yugraneft persistent aussi à tenter de réduire l’importance de l’arrêt Tolofson. Pour les auteurs Sexton et Kotrly, la Cour suprême a adopté une « internationalist perspective » en écartant le raisonnement tenu dans Tolofson au profit de la « more important question [of] whether local limitation periods [are] “rules of procedure” » au sens de la Convention de New York, ce que les auteurs reconnaissent avoir eu pour effet d’être « unfavourable to foreign creditors at first blush[191] ». Cette approche n’est pas seulement injuste pour les étrangers à première vue : elle l’est aussi après mûre réflexion.

En effet, pourquoi appliquer la prescription locale à une créance étrangère constatée ou non par jugement ou sentence, sinon que pour légiférer sur les droits des étrangers afin de protéger les plaideurs locaux et leurs actifs ? Évidemment, il est tentant pour un législateur de protéger les actifs sous sa juridiction au détriment des droits des étrangers. Mais cette conception est tout sauf « internationaliste » : elle confond la compétence avec la loi applicable et pose un obstacle à « la mobilité contemporaine et aux impératifs de l’ordre économique national ou mondial[192] ». La conception procédurale de la prescription est donc injuste pour les étrangers, car elle tend à ignorer, sur le fondement d’une distinction « vide de sens »[193], que les droits existent ailleurs que devant le juge local.

Même en Ontario, où la loi a été modifiée pour codifier la règle de Tolofson et disposer que, en matière de « conflit de lois, les lois de l’Ontario ou de toute autre autorité législative relatives à la prescription constituent des règles juridiques de fond[194] », la doctrine et la jurisprudence se questionnant sur le délai de prescription applicable aux jugements étrangers ne discutent même pas de la possibilité que ce délai soit une question de fond régi par autre chose que la lex fori[195]. Ce silence est critiquable, car il ramène le droit international privé au stade où le juge Keeper l’avait trouvé en 1705.

4.4 Le droit civil québécois

Au Québec, la reconnaissance du caractère substantiel de la prescription s’est opérée à la fois par la jurisprudence comme en France et par la loi comme en Angleterre.

Avant la codification de 1866, c’est la lex fori qui est appliquée à la prescription au Québec, selon les affaires de cette époque retracées par la doctrine[196]. On trouve bien une décision où le juge affirme que la prescription doit être régie par la lex loci contractus ou la lex loci solutionis en invoquant des auteurs français[197], mais elle est renversée en révision[198], un juge de la Cour d’appel affirmant peu de temps après, en citant cette même décision, que « the idea of limitations comes from the English law[199] ». Jean-Guy Fréchette réfère cependant à une affaire où la prescription appliquée a été celle de la loi du contrat pour en déduire que l’arrêt a qualifié la prescription « comme se rattachant au fond du litige[200] », mais il s’agit d’une lecture un peu enthousiaste de l’application pure et simple du droit anglais à un contrat conclu en Angleterre[201].

Les codificateurs de 1866, qui reconnaissaient la « coordination […] embarrassante » de « l’introduction graduelle de lois anglaises » en matière de prescription[202], ont d’abord traité d’un article fondé sur le droit anglais non seulement par la règle mais aussi par les sources qu’il énonçait[203], puis ils ont proposé ce qui allait devenir l’article 2190 du Code civil du Bas Canada en précisant que cet article consacrait le principe de la « réalité » de la prescription, par opposition à celui de la « personnalité » se rattachant à la personne et non au territoire, tout en laissant une place aux « prescriptions étrangères » en matière personnelle.

Selon Mignault, cette disposition est « bien plus compliquée » que celle en matière d’immeubles régis par la lex rei sitae, notamment en ce qui concerne la computation du délai écoulé selon la loi étrangère et de celui écoulé « à compter de l’acquisition » d’un domicile au Québec[204]. Cela dit, l’article 2190 C.c.B.C. semble admettre le caractère substantiel de la prescription puisqu’il permet l’introduction du délai étranger sans égard à la qualification substantielle ou procédurale de celui-ci, sauf lorsque la situation présente avec le Québec un des liens énoncés, auquel cas c’est alors la lex fori qui s’applique. On peut donc dire que « la prescription est considérée tantôt comme un élément indissociable de l’obligation, tantôt comme une règle qui vise la protection du débiteur québécois seulement, et non pas de tout débiteur[205] ». Autrement dit, l’application de la loi du fond du litige à la prescription « n’est que partiellement admise[206] ».

La situation est encore moins claire en matière de jugements étrangers. En 1870, la Cour de révision doit décider si un jugement obtenu au Wisconsin peut être exécuté au Québec ou s’il est prescrit, comme le prétend le défendeur. Le juge Mackay se prononce sur la loi applicable à cette question de la manière suivante : « our own law must control ; against judgments whatever, our own, or foreign, we enforce but one law of limitations[207] ». Mais il précise ensuite : « [o]f course were a foreign judgment extinguished, all the parties in the foreign country before and up to the extinguishment, new right could not be by removal of any of them to Lower Canada[208] », sans toutefois discuter du fait que l’article 2190 C.c.B.C., qui venait d’être promulgué, ne dit pas tout à fait cela.

La lex fori a été également appliquée purement et simplement à un jugement étranger dans Almour v. Harris, où la Cour d’appel a approuvé l’opinion de la Cour de révision voulant que « nos lois n’établissent aucune prescription de moins de trente ans, contre un jugement, qu’il soit rendu dans le pays ou à l’étranger[209] », sans mentionner l’article 2190 C.c.B.C. alors en vigueur. La lex fori sans mention de l’article 2190 C.c.B.C. a également été appliquée à la prescription d’un jugement étranger dans Lapierre c. Drouin, où les motifs du juge Papineau dans Almour ont été adoptés sans « rien à rajouter[210] ».

Une approche différente est évoquée par la Cour d’appel dans Brodeur Sulki Manufacturing c. Jacko Sales inc., où le juge Bélanger discute d’une demande d’exemplification d’un jugement étranger auquel on opposait la prescription de 5 ans, sans évoquer cependant l’article 2190[211]. Bien qu’il rejette ce moyen sur la base du délai de 30 ans prévu par la lex fori, le juge Bélanger semble avoir été ouvert à l’idée que ce délai puisse provenir d’une loi étrangère : « À défaut de preuve de la loi étrangère, il faut présumer que ses dispositions en matière de prescription et d’interruption de prescription sont semblables aux nôtres. C’est dire que le jugement étranger qui nous occupe ne le prescrivait que par 30 ans[212]. »

Au moment où cette décision a été rendue, des critiques s’étaient déjà élevées contre l’application pure et simple de la lex fori et même contre le système compliqué de l’article 2190 C.c.B.C., qui produisait d’ailleurs des résultats pas toujours « protecteurs ». Dans The Scottish Metropolitan Assurance Co. Limited c. Graves, le recours intenté contre un débiteur québécois ayant causé un accident en Ontario a été accueilli bien que la loi ontarienne ait prescrit ce recours, car ce débiteur était domicilié au Québec, ce qui donnait compétence à la lex fori selon le paragraphe 2 de l’article 2190 C.c.B.C., et le délai québécois n’était pas encore expiré au moment où l’action fut intentée[213]. Critiquant cette décision peu de temps après sa publication, Johnson suggère que la prescription devrait demeurer régie par la lex fori, sauf lorsqu’elle a été entièrement acquise selon la loi applicable à l’obligation en cause[214].

Johnson note cependant que le défendeur plaidait, dans cette affaire, l’application de la loi du fond du litige en référant à un auteur français dont il reproduit l’extrait suivant : « À la loi qui attribue un droit appartient de fixer le délai dans lequel il est susceptible de s’exercer. Du moment que le rapport en cause est soumis à un régime juridique, ce régime doit être suivi dans toutes ses dispositions, car elles tiennent à la nature de l’institution[215]. »

Cet extrait, qui sera reproduit jusqu’aux commentaires du Comité du droit international privé de l’Office de révision du Code civil (ORCC) lors de la présentation de ce qui deviendra l’article 3131 C.c.Q., est tiré du Précis de droit international privé de Pierre Arminjon[216]. Il faut noter que ce dernier ne proposait cette formule que pour les obligations autres que celles issues d’un contrat, car pour les obligations conventionnelles il était d’avis qu’il fallait, en ce cas, détacher la prescription de l’obligation et « la rattacher à la loi qui lui convient pour des raisons de justice et d’utilité[217] ».

Quoi qu’il en soit, l’idée de rattacher la prescription à la « loi qui attribue un droit » fera son chemin jusqu’au nouveau Code civil. Dès 1972, Jean-Guy Fréchette recommande que la règle de l’article 2190 C.c.B.C. soit modifiée pour la suivante : « La prescription est régie par la loi qui s’applique au fond du litige[218]. » Cette recommandation sera suivie par le Comité de l’ORCC, dont Jean-Gabriel Castel et Jean-Guy Fréchette étaient d’ailleurs membres. Dans son rapport déposé en 1975, le Comité mentionne, après un article 7 reproduisant intégralement le texte recommandé par Jean-Guy Fréchette, que « [l]a prescription fait corps avec l’obligation » et qu’elle « ne peut être envisagée séparément du rapport de droit auquel elle est attachée[219] ». Dans son commentaire de l’article 3131 C.c.Q., le ministre reprend essentiellement ce point de vue[220].

Cet article a été appliqué à un jugement étranger dans l’affaire Minkoff, où le débiteur d’un jugement rendu à Londres prétendait que celui-ci était prescrit :

[13] Le Code civil ne prévoit aucun terme de prescription des décisions étrangères. Le législateur a toutefois tranché une controverse antérieure, la prescription est une question de substance et non de procédure et elle est régie par la loi qui s’applique au fond du litige (art. 3131 C.c.Q.). « À la loi qui attribue un droit, il appartient de fixer le délai dans lequel ce droit est susceptible d’être exercé. »

[14] Une décision ne peut avoir au Québec plus d’effet qu’elle n’en a dans son pays d’origine. Comme notre Cour l’a décidé dans l’arrêt Ginsbow inc., une partie ne peut par une requête en exemplification prolonger la période de validité du jugement étranger, ni le faire revivre une fois éteint. À l’inverse, à défaut d’une disposition spécifique dans notre droit, on ne peut restreindre ou annuler la portée d’un jugement étranger pendant sa période de validité dans le pays d’origine[221].

Il faut noter que la première phrase du paragraphe 14 reprend mot pour mot un passage du commentaire du ministre portant non pas sur l’article 3131 mais sur l’article 3155 :

Le deuxième point met un terme à une controverse : une décision n’est pas définitive tant qu’elle est encore susceptible, dans son pays d’origine, d’un appel ou d’une révision. De même, une décision étrangère ne peut avoir au Québec plus d’effet qu’elle n’en a dans son pays d’origine ; c’est pourquoi une décision ne saurait non plus être déclarée exécutoire au Québec si elle ne l’est pas selon la loi de l’État où elle a été rendue[222].

Or, la Cour d’appel a depuis laissé entendre, dans l’arrêt William Millénaire, que l’extinction de l’obligation découlant d’un jugement étranger, dans ce cas par compensation (extinction prévue dans l’article 1671 C.c.Q., lequel mentionne aussi la prescription), n’était pas vraiment relative à l’article 3155 C.c.Q. mais plutôt à la prévisibilité de la réussite du moyen fondé sur l’article 596 (3) du Code de procédure civile concernant l’extinction de la dette au moment de la saisie[223]. Il est donc permis de douter que la prescription touche à la validité du jugement étranger, étant plutôt liée à l’existence de l’obligation de payer en découlant. D’ailleurs, on ne peut exclure qu’un jugement étranger prescrit soit invoqué au soutien de l’autorité de la chose jugée ou de la présomption simple d’exactitude[224], ce qui implique qu’il soit valide par ailleurs. Comme la forme des actes juridiques, la validité du jugement étranger se distingue du fond de sa condamnation.

Mais il est remarquable que l’arrêt Minkoff ait cité l’arrêt Ginsbow pour étayer son interprétation de l’article 3131 C.c.Q., puisque cette affaire était « régi[e] par l’ancien droit[225] ». Il est vrai que le juge de première instance dans Ginsbow ne cite pas l’article 2190 C.c.B.C. et discute plutôt de l’article 3131 C.c.Q. « au surplus[226] ». Mais la Cour d’appel dans Ginsbow rejette l’appel sans faire mention de l’article 3131 C.c.Q. et de la notion de fond du litige ; au contraire, l’arrêt se borne à affirmer que la créancière du jugement étranger ne pouvait « par sa requête en exemplification […], prolonger la période de validité du jugement étranger, ni le faire revivre une fois éteint[227] », paraphrasant les termes mêmes que le juge Mackay avait employés en 1870 dans l’affaire King v. Demers[228].

Conclusion

Ce survol historique démontre que la place importante prise par la lex fori depuis les glossateurs jusqu’au droit anglais et à la jurisprudence française du xixe siècle s’est fondée sur une interprétation artificielle du droit romain dans le but de dépouiller l’étranger du droit d’invoquer la loi étrangère. Cette approche a fait l’objet de critiques persistantes qui en ont dénoncé l’injustice, jusqu’à ce qu’elle cède graduellement sa place à la lex causae découlant de la qualification substantielle à partir du milieu du xxe siècle. La tentation de la lex fori n’a cependant pas été partout justifiée de la même manière.

Selon une première conception, formulée par Guillaume de Cun et reprise en common law, la lex fori s’applique parce que le tribunal saisi doit répondre à la question. La confusion entre le fait que le tribunal soit saisi de la question et le fait qu’il applique une loi ou une autre à cette question découle de la qualification procédurale qu’il assigne à la question. Selon une deuxième conception, formulée par Guy Coquille et reprise en droit civil, la lex fori s’applique parce que le débiteur est nécessairement domicilié à l’endroit où la question se pose par application de la règle de compétence actor sequitur forum rei. Dans ce cas, la confusion ne découle pas de la qualification procédurale de la question à trancher mais du rattachement de celle-ci à la personne du débiteur, lequel a le droit de soulever les moyens prévus par la loi de son for naturel. Dans le premier cas, le raisonnement est simple mais plus difficile à contredire, car il faut démontrer une erreur de qualification quant à l’effet du temps sur les droits. Dans le deuxième cas, le raisonnement est un peu plus complexe, mais l’étape de la qualification substantielle est déjà franchie, seule demeurant problématique la détermination du facteur de rattachement pertinent.

La prescription des jugements, quant à elle, suit un parcours différent. En France, la loi étrangère est admise pour les jugements étrangers dès le milieu du xixe siècle, alors que la Cour de cassation rattache encore la prescription à la règle actor sequitur. Dans les pays de common law, au Canada à tout le moins et en Ontario en particulier, c’est l’inverse qui se produit : la lex fori demeure appliquée à la prescription du jugement étranger, comme le fait la jurisprudence du début du xviiie siècle, alors même que le droit international privé impose d’appliquer à la prescription la loi régissant le fond du litige. Au Québec, la conception a évolué de l’application pure et simple de la lex fori à l’ouverture à la loi étrangère sans que la loi ait changé, tandis que la jurisprudence rendue sous l’ancien Code continue d’être invoquée au soutien de l’article 3131 C.c.Q.

Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, de constater que la question de savoir ce qui se prescrit au juste a fait l’objet des opinions les plus diverses. Une chose est cependant claire : la qualification procédurale a été invoquée pour protéger le plaideur local (et ses actifs) au détriment du plaideur étranger (et des siens). Ce constat rend plutôt incongrue la persistance de cette qualification. De fait, en droit interne, le débat sur l’effet de la prescription peut très bien se résoudre en termes de renonciation[229].

Ainsi, la dichotomie controversée droit — action ne cause peut-être que des difficultés techniques en droit des obligations et en procédure civile, mais elle cause des injustices en droit international privé. En effet, il est injuste de ne donner à l’étranger que les droits qui existent non seulement en vertu de la loi étrangère mais également en vertu de la loi du tribunal saisi, car il voit alors ses prétentions soumises à deux lois, comme si le fait de franchir une frontière réduisait les droits. En d’autres termes, il est injuste d’appliquer la prescription de la lex fori, car la lex causae est alors rejetée non pas parce qu’elle ne donne aucun droit, mais parce qu’elle est étrangère. Ces considérations de justice et d’équité ont présidé à la qualification substantielle de la prescription en France dans les années 70, en Angleterre dans les années 80, à la Cour suprême du Canada dans les années 90 et au Québec avec le nouveau Code. Selon nous, l’imposition de la lex fori sans autre forme de procès porte atteinte à « la stabilité et [à] la prévisibilité que commandent les principes fondamentaux du droit international privé que sont l’ordre et l’équité[230] ».

Or, l’utilisation de la dichotomie droit — action pour qualifier la prescription favorise la croyance qu’elle est reliée à la procédure et non aux obligations des parties[231]. Comme nous l’avons vu, cette croyance a été historiquement au coeur de l’application protectionniste de la lex fori, ce qui n’a rien pour préserver la sécurité juridique des parties dans les litiges présentant un élément d’extranéité. De plus, les récentes hésitations sur la loi applicable à la prescription témoignent de la fragilité de la qualification substantielle, ce qui devrait encourager à mieux exposer cette qualification en droit interne, vu le rôle prépondérant qu’il a eu, dans les faits, et qu’il doit avoir, en principe.

Nous formulions au début de ce texte une invitation à repenser l’objet de la prescription à la lumière de ces considérations. Cette invitation n’est pas théorique : elle vise à éviter que le droit des obligations et la procédure civile servent de caution à une conception problématique en droit international privé. Il serait donc souhaitable que la nature de la prescription et le contenu normatif du droit d’action soient révisés au moyen de concepts qui diminuent et non augmentent les risques d’injustice dans les rapports entre étrangers.