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Les catégories juridiques sont l’oeuvre constante du juriste[1]. Elles permettent de « discipliner le désordre[2] » et d’appréhender l’incertitude des faits, assurant au mieux la sécurité juridique[3]. Le civiliste, tout particulièrement, chérit la catégorisation[4]. L’obligation contractuelle ne faisant pas exception, elle est susceptible d’être catégorisée de nombreuses manières, et cela, loin de n’être que le fruit d’une analyse théorique, produira des effets concrets sur le contrat et sur les parties qui l’ont conclu. Par exemple, on dira de l’obligation qu’elle consiste « à faire ou à ne pas faire », ou encore qu’elle est « à modalité », laquelle sera simple ou complexe, et l’obligation pourra alors éventuellement être considérée comme conjointe, divisible ou indivisible. Au regard du discours jurisprudentiel[5] et doctrinal[6], il y a lieu de croire qu’une autre catégorie de l’obligation contractuelle émerge à l’heure actuelle : l’obligation essentielle.

Définir le concept d’obligation essentielle relève de la gageure. Nombreux sont les auteurs français qui se sont adonnés à cette tâche, et tant la quantité de la littérature que la qualité du dialogue doctrinal qui naît de la notion témoignent de l’évidente difficulté — voire de l’impossibilité — de la circonscrire[7]. Un auteur a dit qu’elle « découlait de la nature des choses » et qu’il y avait, dans chaque contrat, de par son économie propre, une obligation qui en constituait la pièce essentielle[8]. Toutefois, de tous les dictionnaires juridiques consultés[9], aucun ne définit la notion d’obligation essentielle. Nous n’aurons d’autre choix, donc, que de rester modeste, bien que rigoureuse, dans cette entreprise, et celle-ci se conclura peut-être après avoir soulevé plus de questions que de réponses.

Mentionnons d’ores et déjà que la conceptualisation de l’obligation essentielle est nécessairement liée à l’étude de ses fonctions, et cela s’explique par la polyvalence avérée de la notion d’obligation essentielle, alors que sa configuration dépend, semble-t-il, du rôle qui lui est attribué dans un contexte donné. Ainsi, le lecteur sera parfois appelé à une lecture interactive, où, encouragé à se laisser guider par les références aux autres sections de l’article, il participera concrètement à sa propre conception d’une définition efficiente, pondérée et, éventuellement, recevable de la notion étudiée. Nous commencerons l’analyse par une présentation de la notion (1). Nous étudierons ensuite les utilités concrètes qui lui sont prêtées dans le discours jurisprudentiel et doctrinal (2), et nous constaterons alors certainement l’intérêt, mais surtout la fécondité du concept. À terme viendra le passage du désir de comprendre la notion au choix scientifique de contribuer, un tant soit peu, au dialogue doctrinal qui tente d’offrir à la notion d’obligation essentielle une signification qui lui est propre.

1 La notion d’obligation essentielle

1.1 Les définitions doctrinales de la notion

Bien que l’occasion de mieux définir la notion d’obligation essentielle se présente chaque fois qu’elle est mise en avant, ses adeptes restent souvent expéditifs, si ce n’est muets, sur la définition qu’ils lui donnent. Heureusement, des auteurs français, qui ont davantage développé la notion, et quelques auteurs québécois, se sont certaines fois risqués à esquisser une définition autonome de l’obligation essentielle. Il nous paraît pertinent d’en présenter ici quelques-unes.

Soulignons d’abord que le concept d’obligation essentielle n’est pas sans rappeler la distinction que proposait Pothier entre les essentialia, les naturalia et les accidentalia. Il définissait les essentialia comme ceci : « Les choses qui sont de l’essence du contrat sont celles sans lesquelles ce contrat ne peut subsister, faute de l’une de ces choses, ou il n’y a pas du tout de contrat, ou c’est une autre espèce de contrat[10]. »

Pour Picard et Prudhomme, l’obligation essentielle était celle dont l’existence s’avérait nécessaire à la formation du contrat[11]. Ces auteurs mentionnaient en outre que les obligations essentielles au contrat avaient comme fonction de « jouer l’une vis-à-vis de l’autre le rôle d’équivalent juridique, de se faire contrepoids, bref de se servir mutuellement de cause. La notion de cause, voilà dans un contrat synallagmatique le critérium précis de l’obligation essentielle[12]. » Pour eux, donc, il semble que l’obligation essentielle ait été une ramification de la notion de cause, plutôt qu’une notion pleinement autonome.

Plus récemment, Nélia Cardoso-Roulot suggérait dans sa thèse que l’obligation essentielle compte trois caractères principaux : son caractère objectif[13], abstrait[14] et multiple[15]. À ses yeux, l’obligation essentielle est dictée par la nature du contrat (son caractère objectif). Elle s’apprécie, d’autre part, de manière isolée, c’est-à-dire « indépendamment du sujet ou de la personne concernée, ou encore des circonstances, ce qui lui assure une permanence et invariabilité[16] » (son caractère abstrait). Selon cette auteure, le même contrat pourrait renfermer plusieurs obligations essentielles (son caractère multiple). Elle suggère en définitive que l’obligation essentielle est « l’obligation indispensable à la fois à l’existence même dudit contrat, c’est-à-dire en dehors de laquelle il ne saurait y avoir de contrat, en d’autres termes à sa définition, et à sa qualification ou classification, c’est-à-dire en dehors de laquelle il serait un tout autre contrat[17] ».

Pour le professeur Philippe Jestaz qui emploie le vocable d’obligation fondamentale plutôt qu’essentielle[18], « c’est plutôt de la nature des choses que découle l’obligation fondamentale. Il y a dans chaque contrat, de par son économie propre, une obligation qui en constitue la pièce essentielle[19] ». À la différence des autres, cette définition suggère explicitement que chaque contrat comporte au moins une obligation essentielle. Quant aux sources de la qualification, cet auteur considère, contrairement à Nélia Cardoso-Roulot, que l’obligation peut être « fondamentale par nature[20] », mais aussi « fondamentale par la volonté des parties[21] ». Par ailleurs, les deux auteurs s’entendent sur le fait qu’une partie au contrat peut être créancier de plus d’une obligation essentielle[22].

De leur côté, les professeurs Jacques Flour, Jean-Luc Aubert et Éric Savaux parlent d’une « obligation qui commande la qualification de celui-ci [le contrat] ou qui en constitue le particularisme expressément voulu[23] ». Ici, tout comme Philippe Jestaz, mais contrairement à Nélia Cardoso-Roulot, les auteurs, implicitement, envisagent une double source à la qualification de l’obligation essentielle : « l’obligation qui commande la qualification du contrat » se rattache à une source objective, alors que « l’obligation qui en constitue le particularisme expressément voulu » se réfère plutôt à la volonté des parties, une source subjective.

Le professeur Christian Larroumet, pour sa part, mentionne que « certaines obligations font partie de l’essence même du contrat et lui donnent tout son sens. Il est évident qu’on ne saurait les supprimer sans atteindre la raison d’être du contrat[24]. » Cette définition rappelle sans aucun doute la notion de cause, tout comme celle qui a été proposée par Picard et Prudhomme. En effet, dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, la cause fait référence à « la raison ou [au] motif qui a déterminé le contractant à adhérer à l’engagement contractuel et en justifie l’existence[25] ». Nous remarquons par ailleurs que Larroumet envisage lui aussi la possibilité d’une multitude d’obligations essentielles au sein d’un seul et même contrat, comme le font Nélia Cardoso-Roulot et Philippe Jestaz, mais différemment, nous le verrons dans les lignes qui suivent, du professeur Maurice Tancelin.

Au Québec, le professeur Paul-André Crépeau considérait que la clause essentielle[26] du contrat est celle qui « doit nécessairement s’y trouver[27] ». Pour sa part, le professeur Tancelin parle de l’obligation première du stipulant comme de « [l’]obligation qui transcende toutes les autres et tient à l’essence même du contrat[28] ». Selon lui, il ne semble pouvoir y avoir qu’une obligation essentielle au contrat, ou peut-être une pour chacune des parties contractantes. Quant au professeur Sébastien Grammond, il suggère que ce concept « d’ailleurs mentionné à l’article 1437, semble se référer aux obligations les plus caractéristiques du contrat en cause[29] », alors que, s’intéressant à la qualification des contrats, le professeur Pascal Fréchette considère qu’il s’agit de « l’obligation donnant tout son sens au contrat, sans laquelle la relation contractuelle ne présenterait plus d’intérêt suffisant pour les parties en cause[30] ».

À la lumière de ces commentaires, nous observons que les définitions suggérées par tous ces auteurs se conjuguent aisément à certaines reprises, mais se contredisent par ailleurs, notamment quant aux sources de la qualification de l’obligation essentielle, quant à son caractère unique ou multiple au sein du contrat[31] et quant au fait de savoir si c’est une notion autonome ou si elle constitue plutôt une expression de la notion de cause. Il est nécessaire, croyons-nous, d’être prudent et de nous satisfaire d’une définition abstraite de la notion, d’autant plus qu’il est à présent temps de sonder les incertitudes qui planent autour de celle-ci.

1.2 Les incertitudes et les critiques

S’il est vrai que les définitions doctrinales que nous venons d’étudier divergent à de multiples égards, cela atteste sans contredit qu’un nombre considérable d’incertitudes ou de questions demeurées sans réponse alimentent le dialogue doctrinal qui tente de définir la notion. Voyons maintenant certaines de ces incertitudes et les critiques de l’obligation essentielle, lesquelles ont toutes, nous le constaterons, le risque de l’arbitraire pour commun domicile.

1.2.1 Le caractère polysémique de l’obligation essentielle : concept ou locution ?

Tant en doctrine qu’en jurisprudence, de nombreuses expressions évoquent l’idée qu’il existe certaines obligations au contrat qui seraient hiérarchiquement supérieures aux autres. Ainsi, on peut aisément attribuer à l’obligation essentielle plusieurs synonymes potentiels, sinon des concepts voisins, lesquels sont souvent, semble-t-il, utilisés indistinctement[32]. Nous en avons répertorié quelques-uns : le noyau dur du contrat[33], le socle obligationnel[34], l’essence du contrat[35], l’obligation contractuelle minimale[36], la prestation principale du contrat[37], l’obligation principale[38], le coeur du contrat[39], l’obligation fondamentale[40], l’obligation élémentaire[41], la prestation essentielle au coeur de l’entente[42], la véritable considération[43], l’objet principal du contrat[44], la prestation caractéristique[45] avec, en aval, l’obligation accessoire[46], secondaire[47] ou annexe[48].

Cela étant, il est laborieux et parfois même impossible de savoir si l’« obligation essentielle » est entendue, dans tel ou tel autre contexte, comme ayant une signification qui lui est propre ou si elle l’est plutôt comme faisant référence à la cause — de l’obligation[49] ou du contrat[50] —, notion elle-même incertaine, fuyante et subtile[51], ou encore comme simple synonyme d’« obligation principale », s’opposant nécessairement, dans le dernier cas, aux obligations dites « accessoires » ou « secondaires » du contrat.

L’obligation pour le locataire d’un local dans un centre commercial d’exploiter les lieux loués est selon nous, un exemple qui peut très bien servir à illustrer la distinction éventuelle entre l’obligation principale et l’obligation essentielle du contrat. Dans le bail commercial, l’obligation principale pour le locataire consiste incontestablement dans le paiement du loyer[52]. Mais l’obligation d’exploiter les lieux loués, bien qu’elle ne soit finalement qu’accessoire (puisque l’obligation qui n’est pas principale est nécessairement accessoire), s’avère néanmoins essentielle, puisque, « [e]n vertu d’une convention de ce type, le preneur d’un établissement commercial ne peut cesser son exploitation, même s’il continue à payer le loyer, puisqu’une telle fermeture occasionne une perte substantielle d’achalandage et diminue la valeur locative de la chose[53] ». Nous pourrions en dire autant de l’obligation accessoire — et pourtant essentielle — du mandataire d’agir à l’avantage du mandant ou de la personne gérée. Comme le mentionnait d’ailleurs la Cour d’appel dans une décision récente, puisque cette dernière obligation est de l’essence des contrats de gestion et d’administration de la chose d’autrui, « [c]elui qui détourne la fonction [de gestionnaire ou de mandataire] à son avantage se trouve à vider le contrat d’une obligation fondamentale[54] ».

1.2.2 Les sources incertaines de la qualification

Se pose par ailleurs la question des sources de la qualification de l’obligation essentielle. Nous pouvons en effet nous demander si la qualification de l’obligation essentielle ne peut qu’avoir une source objective ou si elle peut aussi en avoir une qui serait subjective, c’est-à-dire qui découlerait de la volonté des parties. Attribuer une source nécessairement objective à la qualification permet certes une plus grande prévisibilité, puisque les obligations essentielles sont, dans ce contexte, déterminées par la nature même du contrat conclu[55] et sont ainsi statiques, prévisibles.

Qu’arrive-t-il néanmoins si la volonté des parties quant au caractère essentiel ou non d’une obligation à laquelle elles s’engagent ne se juxtapose pas parfaitement aux obligations essentielles qui découlent de la nature objective du contrat qu’elles concluent ? La réponse n’est pas abstraite. Elle dépendra nécessairement de l’utilité attribuée à la notion d’obligation essentielle dans l’analyse.

Par exemple, si la notion n’est mise en avant que pour qualifier le contrat en cause[56], la réponse va de soi : il s’agit simplement d’un autre type de contrat. Toutefois, si l’obligation essentielle est étudiée dans un contexte différent, notamment pour apprécier l’importance de l’inexécution contractuelle dans le but d’en déterminer la sanction[57], la réponse se situe dans une autre dimension et l’intérêt de reconnaître la qualification de source subjective prend alors toute son importance.

1.2.3 La qualification laborieuse dans les contrats composites

D’autre part, s’il peut être relativement aisé de déterminer l’obligation essentielle dans un contrat simple, et à plus forte raison encore si c’est un contrat nommé[58], certains auteurs[59] soulèvent la difficulté de distinguer l’obligation essentielle dans le contexte d’un contrat composite, considérant que l’opération de qualification risque alors rapidement de devenir aléatoire. Prenons l’exemple du contrat qui intervient entre un hôtel et son client. Dans cette convention, l’obligation d’héberger le client constitue une obligation éminemment essentielle, alors que celle de prendre soin de la voiture de ce dernier durant son séjour est certainement accessoire : et pourtant, cette dernière obligation s’inscrit bel et bien dans un contrat, le dépôt, au sein duquel elle est absolument essentielle[60]. Un auteur disait justement que le contrat « mixte » se compose de « plusieurs obligations essentielles dont aucune n’absorbe à elle seule l’utilité économique de la convention[61] ».

1.2.4 L’indivisibilité du contrat : le caractère illusoire de la distinction entre l’essentiel et l’accessoire

Dans un même ordre d’idées, et indépendamment cette fois du caractère composite du contrat, il peut être laborieux, et en définitive totalement illusoire, de distinguer l’obligation essentielle du contrat, puisqu’il est communément admis que celui-ci est un ensemble d’obligations interdépendantes qui ne prennent sens que les unes par rapport aux autres[62]. Dans cette perspective, n’est-il pas artificiel de qualifier une obligation d’accessoire, dans la mesure où son inexécution rendrait impossible l’exécution d’une obligation incontestablement essentielle ? Pensons à l’obligation d’individualiser le bien vendu. Cette obligation, au premier regard accessoire dans le contrat de vente, pourrait, étant donné la nature ou la dimension du bien vendu, être absolument nécessaire pour rendre possible la délivrance du bien à l’acheteur. Le caractère systémique du contrat, et donc dynamique des obligations au sein de celui-ci, ne le rend-il pas indivisible ?

D’autre part, lorsque l’obligation essentielle a été exécutée, mais qu’une obligation à première vue accessoire s’y avère indispensable[63], est-il exact d’affirmer que cette dernière est non essentielle ? À titre d’exemple, dans une affaire française, une partie avait acheté plusieurs ordinateurs afin de les faire fonctionner en réseau. Or, le vendeur refusait de délivrer le modem pour permettre la communication entre les ordinateurs. La Cour de cassation a alors décidé que la délivrance du modem, bien qu’elle soit accessoire dans le cas du contrat de vente d’ordinateurs, « faisait partie de l’ensemble vendu, dont il était indissociable, tant il [était] nécessaire pour assumer l’une des fonctions principales du système[64] ». L’obligation de délivrer le modem, au premier regard accessoire par rapport au contrat de vente, ne devient-elle pas, de ce fait, essentielle ?

Ces exemples annoncent l’embarras suivant, qui est relatif à la tardiveté de la détermination de l’obligation essentielle : alors que cette dernière est susceptible d’apparaître en cours de contrat, certains auteurs déplorent qu’elle ne soit pas toujours déterminable au seuil de l’engagement[65].

1.2.5 La détermination tardive

Le terme « essentiel » n’est qu’un qualificatif de l’obligation qui est, par définition, obligatoire dans tous les cas ; l’obligation n’est pas plus obligatoire du seul fait qu’elle est essentielle, ni d’ailleurs qu’elle ne l’est moins lorsqu’elle est non essentielle. Elle n’est donc, a priori, pas différente des autres quant à son caractère obligatoire, mais elle se révèle plus féconde a posteriori — c’est-à-dire advenant son inexécution — et sa réelle signification ne jaillit souvent qu’au moment de la mise en oeuvre de la notion[66].

Ainsi, lorsque le concept d’obligation essentielle est mis en avant dans le contexte d’une inexécution contractuelle, bien que l’examen objectif d’abord du type et de la nature du contrat, ensuite des obligations qui y sont prévues, et finalement de la volonté des parties puisse certes se faire en amont, cet examen s’accompagnera presque inévitablement d’une appréciation concrète, en aval, du comportement du débiteur de l’obligation violée ainsi que du préjudice que celui-ci cause au créancier. Cela suppose que le caractère essentiel ou non de l’obligation en cause ne sera finalement déterminé qu’après coup[67]. Voilà qui nous mène à penser que, reprenant les propos d’un auteur, « [l]a qualification, qui permet d’identifier l’obligation essentielle, est un exercice à la fois dogmatique et casuistique qui laisse peu de place à la nature des choses. Une qualification se construit en fonction des effets juridiques jugés souhaitables[68]. »

Ce constat permet d’avancer que la notion d’obligation essentielle ne serait peut-être finalement qu’un outil permettant, en désespoir de cause, de conforter la légitimité de la solution juridique retenue.

1.2.6 Un simple instrument technique ?

Peut-être exagérément malléables, donc, la forme et la texture de la notion d’obligation essentielle pourraient en définitive n’être tributaires que de l’utilité qu’on lui prête ; la cerner en tant que concept juridique devient dès lors une sorte de fantaisie. L’obligation essentielle, dans cet esprit, se réduit à un simple instrument technique, sans véritable sens ni fondement propre, et est « appliquée de manière très ponctuelle, un peu comme la solution de la dernière chance laquelle s’impose comme une évidence avec toutefois un certain embarras lorsqu’il s’agit de préciser son fondement juridique[69] ».

Il va sans dire que nous pourrions aisément formuler ou répertorier de nombreuses autres incertitudes quant à la véritable signification de l’obligation essentielle, outre celles que nous avons présentées plus haut et que nous rappelons ici en rafale : le caractère polysémique de l’expression, les sources incertaines de la qualification tout autant que la difficulté qu’implique la qualification de l’obligation essentielle dans les contrats composites, l’indivisibilité du contrat, la détermination tardive de l’obligation essentielle et, finalement, le caractère éminemment instrumental de cette notion.

Certains auteurs vont même jusqu’à prohiber hardiment le recours à l’obligation essentielle, tant elle paraît insaisissable et illusoire[70]. D’ailleurs, au regard de ses applications, on peut avancer que cette notion pourrait éventuellement dans une majorité de cas — et devrait alors[71] — être absorbée par d’autres. Par exemple, en ce qui concerne sa mise en oeuvre dans l’appréciation de l’applicabilité d’une clause d’exonération de responsabilité[72], on peut penser au concept de clause abusive[73], d’absence de cause[74] ou d’économie du contrat[75], ou encore à la théorie des attentes légitimes[76].

À présent que nous avons jeté un regard tant sur la littérature qui valorise la notion d’obligation essentielle en tentant de la définir que sur les incertitudes qui la caractérisent, nous en sommes à nous demander si cette catégorie émergente de l’obligation contractuelle possède une signification qui lui est propre, laquelle serait assise sur ses fonctions distinctives. Voyons à présent les utilités que l’on prête à l’obligation essentielle dans le discours doctrinal et jurisprudentiel.

2 Les fonctions de l’obligation essentielle

2.1 La fonction objective : éclairer le sens de la convention

En premier lieu, la notion d’obligation essentielle est parfois intégrée dans un procédé principalement inductif — du moins en principe[77] —, alors que, dans le but d’éclairer le sens de la convention lors de sa conception, l’obligation essentielle est appréhendée de façon objective, quasi mécanique. La notion sert d’abord à qualifier le contrat conclu (2.1.1), puis on l’utilise afin d’en remettre en question la nature pour interpréter la volonté des parties qui ont contracté (2.1.2) ou pour déterminer les obligations implicites auxquelles ces dernières sont tenues (2.1.3).

2.1.1 La notion utilisée à des fins de qualification du contrat

La notion est d’abord utilisée à des fins de qualification du contrat[78], et cela tombe sous le sens, puisqu’il y a lieu de croire que le législateur établit lui-même ce qu’il entend caractériser d’obligations essentielles dans le contexte des dispositions relatives aux contrats nommés. Mentionnons cependant qu’il faut éviter de confondre les idées d’élément caractéristique et d’obligation essentielle du contrat. Pensons, par exemple, au lien de subordination qui caractérise le contrat de travail dans le Code civil du Québec (art. 2085) et qui le distingue, par exemple, du contrat de service (art. 2098). L’élément de subordination sera déterminant dans la qualification du contrat, mais il n’a absolument rien à voir avec la notion d’obligation essentielle que nous tentons de définir, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas, dans son sens purement technique du moins, d’une obligation[79]. Il arrivera toutefois qu’un élément caractéristique du contrat corresponde à une obligation essentielle.

Par exemple, au regard de l’article 1851 C.c.Q. qui définit le contrat de louage, on peut penser qu’une obligation essentielle pour le locateur s’inscrit dans le fait de fournir la jouissance d’un bien. De la même façon, par rapport à l’article 1708 C.c.Q. qui définit le contrat de vente, on peut aisément concevoir qu’une obligation essentielle pour le vendeur consiste dans le transfert de la propriété du bien vendu. Pour qualifier le contrat, le juge doit donc « déterminer, tantôt le but qui a présidé à la convention, tantôt — en fait, le plus souvent — la prestation essentielle au coeur de l’entente[80] ».

De cette manière, il a été décidé que la convention par laquelle un citoyen s’engage simplement à fournir de l’électricité à son voisin, sans que cet engagement implique de travail de sa part, ne saurait correspondre à un contrat de service. Il s’agit plutôt alors d’un contrat de vente, puisque « [l]a véritable considération du contrat est de mettre de l’énergie à la disposition d’une autre personne pour en retirer un paiement[81] ». Par ailleurs, dans l’affaire Côté c. Sécurité nationale (La), les juges devaient déterminer si les parties avaient ou non conclu un contrat de prêt à usage. Afin de vérifier si les faits juridiques en cause se juxtaposaient aux obligations essentielles de ce type de contrat, ils ont suggéré ceci : « La garde des lieux constitue l’une des obligations essentielles de l’emprunteur, selon l’article 1766 C.c.B.-C.[82]. »

2.1.2 La notion utilisée dans le contexte de l’interprétation du contrat

L’article 1426 C.c.Q. prévoit ce qui suit : « On tient compte, dans l’interprétation du contrat, de sa nature, des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi que des usages. » Or, certains considèrent que la notion de nature du contrat, employée à des fins d’interprétation, se rapproche sérieusement de celle d’obligation essentielle ou fondamentale : « s’il est possible d’affirmer que la nature du contrat de franchise implique pour le franchiseur une obligation d’assistance technique et commerciale, il est tout autant possible de soutenir que “l’une des obligations fondamentales du franchiseur à l’endroit du franchisé est celle d’assistance technique et commerciale”[83] ».

De la même manière, la Cour d’appel a eu à décider si l’interprétation d’un contrat de courtage exclusif empêchait, par sa nature, le vendeur de l’immeuble de conserver la faculté de vendre lui-même ledit immeuble. La Cour d’appel conclua que non : « l’exclusivité du contrat de courtage immobilier se caractérise par la retenue des services d’un intermédiaire exclusif. L’engagement pris par le vendeur de ne pas offrir ou vendre lui-même l’immeuble constitue un élément accessoire à ce type de contrat et non déterminant[84]. »

2.1.3 La notion utilisée pour déterminer le contenu implicite du contrat

La nature du contrat revient de nouveau à l’article 1434 C.c.Q. qui prévoit que les parties s’engagent non seulement pour ce qui est exprimé au contrat, mais également pour les obligations qui découlent de celui-ci « d’après sa nature et suivant les usages, l’équité et la loi[85] ». Le caractère essentiel d’une obligation dans le contrat peut ainsi servir à l’y inclure en tant que contenu implicite[86].

C’est de cette façon que la Cour d’appel considère que, dans le contrat de bail commercial intervenu avec l’exploitant d’un hôtel situé en bordure d’un aéroport, l’une des « considérations principales[87] » du bail était un achalandage suffisant pour garantir un profit raisonnable au locataire : « On ne peut, sans friser la pure argutie, sérieusement soutenir que quelqu’un accepterait d’exploiter un hôtel dans une zone inhabitée tout en pensant que, du jour au lendemain, son locateur peut impunément concentrer […] les vols sur lesquels il compte pour rentabiliser son entreprise[88]. » Ainsi, puisqu’il s’agissait d’une considération principale du bail, et donc que la décision de la défenderesse de rapatrier les vols nolisés à un autre aéroport « vide pratiquement le contrat de sa substance[89] », la Cour d’appel a décidé que le maintien des vols commerciaux courants à l’aéroport en constituait une obligation implicite. Dans le même sens, la Cour supérieure a considéré qu’une obligation implicite, pour le locataire, d’exploiter le local loué dans un centre commercial pouvait se dégager des diverses clauses du bail ainsi que des dispositions explicites du Code civil[90].

Dans l’affaire Union canadienne (L’), compagnie d’assurances c. Mini- entrepôt Longueuil inc., la juge considère également que découle de la nature et des usages du contrat d’entreposage l’obligation essentielle pour l’entreposeur de s’assurer que les biens de ses clients ne seront pas détruits[91]. De même, dans l’affaire Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, le juge mentionne qu’une norme d’assiduité doit être tenue pour implicite à toute relation de travail[92] et, pour appuyer ses propos, il reprend ceux du juge Hilton : « Il tombe sous le sens qu’il ne peut y avoir exécution adéquate et efficace du travail sans une prestation régulière et raisonnable de travail […] la prestation de travail constitue l’une des obligations essentielles du contrat de travail, pour laquelle l’employé reçoit sa rémunération[93]. »

2.2 La fonction subjective : assurer le sens de la convention

Il arrive en second lieu que ce soit en aval, au temps de l’exécution du contrat, que la notion d’obligation essentielle soit appréhendée. Le juge lui octroie alors un rôle manifestement effectif, alors que, suivant à présent un procédé casuistique, elle est utilisée pour orienter les aboutissements du contrat dans une certaine direction, voire introduire une forme d’équité dans le rapport contractuel. De cette manière, l’obligation essentielle servira dans le choix de la sanction appropriée à une inexécution contractuelle (2.2.1), autrement en vue de déterminer le caractère abusif d’une clause du contrat (2.2.2), et sinon dans le but d’apprécier la gravité de la faute commise (2.2.3). Ainsi, le recours à la notion permet non plus seulement d’éclairer le sens de la convention, mais celle-ci sert dorénavant à assurer, et même parfois à provoquer, le sens à lui donner au moment de son exécution.

2.2.1 La notion utilisée pour déterminer la sanction applicable à une inexécution contractuelle

D’abord entendue comme se confondant parfaitement dans l’obligation principale du contrat, l’obligation essentielle se distingue de l’obligation accessoire lorsqu’il est question de décider de la sanction d’une inexécution contractuelle. À cet égard, l’article 1604 al. 2 C.c.Q. prévoit que le créancier n’a pas droit à la résolution ou à la résiliation du contrat lorsque le défaut du débiteur est de peu d’importance. On considère donc généralement que l’inexécution d’une obligation accessoire ne peut entraîner la résolution du contrat, ou sa résiliation dans le cas du contrat à exécution successive[94]. Il y a lieu de penser que la rédaction du deuxième alinéa de l’article 1604 C.c.Q. — qui amène un élément nouveau par rapport à l’ancien article 1065 du Code civil du Bas Canada — s’inspire de l’affaire Rouleau c. Power, dans laquelle le juge Rivard mentionnait ceci : « Quand l’une des parties ne fournit pas à l’autre l’équivalent de son engagement principal, par exemple le prix de la chose vendue, la résolution peut être prononcée ; mais “quant à la violation d’un engagement accessoire, elle n’est pas un motif de résolution, elle est seulement une cause de dommages-intérêts”[95]. » La résolution implique donc une inexécution substantielle, et l’appréciation par le juge du caractère substantiel de l’inexécution se fait à la lumière du contexte, en tenant compte, notamment, de l’importance qualitative du manquement[96].

Dans le même sens — et bien qu’il ne s’agisse pas d’une sanction de l’inexécution à proprement parler — pour ce qui est de l’exception d’inexécution prévue par l’article 1591 C.c.Q., on reconnaît que le créancier qui l’invoque ne peut utiliser le prétexte de l’inexécution d’une obligation secondaire ou accessoire pour refuser d’exécuter son obligation principale[97]. Par exemple, dans l’affaire Midas Canada ltée c. Commission scolaire Jérôme Le Royer, les juges refusent d’appliquer l’exception d’inexécution puisqu’ils considèrent que « [l]’inexécution d’une obligation accessoire […] ne donne pas ouverture à l’exception d’inexécution, surtout lorsque le cocontractant a explicitement renoncé à l’exécution de cette obligation accessoire[98] ».

Cela dit, la signification propre de l’obligation essentielle — entendue autrement que comme correspondant parfaitement à l’obligation principale du contrat — peut ici être attestée. Reprenons en exemple l’affaire Aéroports de Montréal c. Hôtel de l’aéroport de Mirabel inc. Dans cette décision, l’obligation implicite pour la défenderesse de fournir l’achalandage suffisant pour garantir un profit raisonnable au locataire se distingue de l’obligation principale du contrat de louage, laquelle consiste à fournir la jouissance de l’immeuble[99]. L’inexécution de cette obligation implicite et accessoire au bail a néanmoins entraîné la résiliation du contrat, et non simplement l’octroi de dommages, étant donné que celle-ci constituait « une considération principale de l’engagement du locataire[100] » et que la décision de la défenderesse de rapatrier les vols nolisés à un autre aéroport « vide pratiquement le contrat de sa substance[101] ».

Dans une autre affaire[102], une injonction — qui, faut-il le rappeler, constitue un remède draconien à caractère exceptionnel pour l’exécution en nature de l’obligation[103] — a été accordée à une locataire afin de forcer son locateur à continuer de fournir les services de restauration et de bar à eaux pour les clients de celle-ci, comme le prévoyait le contrat de louage commercial qui les liait. La locataire louait un terrain du locateur dans le but d’y construire un spa luxueux adjacent à l’établissement hôtelier de ce dernier. Une fois encore, cette obligation dont l’exécution par le locateur s’est vue forcée, tant elle était essentielle pour la locataire, ne correspond nullement à l’obligation principale du bail commercial en cause, laquelle réside, soulignons-le, dans le fait de fournir la jouissance de l’immeuble.

2.2.2 La notion utilisée pour déclarer une clause abusive

Le législateur prévoit que la clause abusive est notamment celle qui est « si éloignée des obligations essentielles qui découlent des règles gouvernant habituellement le contrat qu’elle dénature celui-ci[104] ». Ainsi, dans certains cas, les magistrats se fondent sur la dérogation aux obligations essentielles du contrat pour déclarer une clause abusive et ainsi refuser son application[105]. À titre d’exemple, dans l’affaire Bélanger c. S.S.Q., société d’assurance-vie inc.[106], le juge a considéré comme abusive une clause d’un contrat d’assurance qui exigeait qu’un traitement dentaire soit terminé dans des délais absolument impossibles à respecter étant donné les circonstances[107], puisque reconnaître sa validité aurait eu l’effet concret, en amont, de réduire à néant l’obligation essentielle de l’assureur (soit celle de fournir une assurance pour les soins dentaires nécessités par l’état de santé de l’assuré) et, en aval, de priver l’assuré des bénéfices de l’assurance à laquelle il avait souscrit.

En outre, en ce qui concerne précisément les clauses d’exonération de responsabilité, de plus en plus nombreux sont ceux qui estiment que celles-ci devraient être rendues inopérantes lorsqu’elles ont l’effet de « paralyser l’obligation essentielle, le coeur même du contrat[108] ». Bien que cette tendance ne s’appuie pas toujours directement sur l’article 1437 C.c.Q. concernant les clauses abusives dans les contrats d’adhésion et de consommation[109], il y a néanmoins lieu de croire que c’est dans cet esprit qu’elle s’inscrit[110]. D’autre part, on le remarquera, elle connaît d’importantes similitudes avec la fundamental breach of contract[111], règle prétorienne de common law, tout autant qu’avec la position adoptée par la jurisprudence française dans l’affaire Chronopost[112].

Ainsi, dans l’affaire Gestions Solvic ltée c. Amusements Daniel inc., relativement à une clause d’exonération de responsabilité contenue dans un bail commercial, le juge Crête a conclu ceci :

De l’avis du tribunal, Solvic ne peut s’exonérer de son obligation essentielle à titre de locateur, soit celle de fournir la jouissance paisible des lieux loués à son locataire, en s’appuyant sur les clauses […] de son bail type. Ces deux clauses, interprétées comme le voudrait bien Solvic, constitueraient à la limite une négation même du contenu essentiel du contrat de bail qu’elle a signé […], à savoir, fournir le local contre le paiement d’un loyer et de garantir le locataire contre l’éviction et les vices cachés[113].

De plus, on peut observer un cas où la notion d’obligation essentielle a justifié la non-application d’une clause d’exonération de responsabilité, alors que l’obligation en cause se distinguait clairement de l’obligation principale du contrat. Dans l’affaire Samen Investments Inc. c. Monit Management Ltd.[114], la Cour d’appel devait déterminer si les défenderesses, dans le cadre d’un contrat de gestion d’immeubles commerciaux, avaient illégalement facturé aux demanderesses — les propriétaires desdits immeubles — des frais de gestion que les contrats qui unissaient les parties n’autorisaient pas. À leur défense, les gestionnaires soutenaient l’application de la clause d’exonération contre toute responsabilité. Or, dans ce contexte, la Cour d’appel a mentionné ce qui suit : « Il est de l’essence des contrats de gestion et d’administration de la chose d’autrui que le mandataire ou le gérant agisse à l’avantage du mandant ou de la personne gérée. Celui qui détourne la fonction [de gestionnaire ou de mandataire] à son avantage se trouve à vider le contrat d’une obligation fondamentale[115] » et a refusé d’appliquer la clause d’exonération de responsabilité. Ici, l’obligation d’agir à l’avantage du mandant ne correspond pas à l’obligation principale de ce type de contrat, qui réside simplement dans la représentation du mandant dans l’accomplissement d’un acte juridique avec un tiers[116], mais son inexécution justifie néanmoins la non-application d’une clause d’exonération de responsabilité, puisque l’appliquer aurait l’effet concret de vider le contrat d’une obligation essentielle.

2.2.3 La notion utilisée pour apprécier la gravité de la faute

En outre, le concept d’obligation essentielle a une incidence concrète lorsqu’il est question de qualifier la faute commise dans le contexte de l’exécution du contrat. Cette utilisation de la notion est critiquable et d’ailleurs vertement critiquée[117] et elle est souvent mise en avant pour déterminer, elle aussi, l’applicabilité d’une clause de limitation ou d’exonération de responsabilité. Cela s’explique facilement du fait que la constatation d’une faute lourde constitue une limite législative explicite à la possibilité d’invoquer une clause d’exonération de responsabilité (art. 1474 C.c.Q.). De plus, conformément à l’article 1613 C.c.Q., si le juge constate que c’est en raison d’une faute lourde que l’obligation contractuelle a été inexécutée, le débiteur pourra être tenu au-delà des dommages-intérêts qui ont été prévus ou que l’on a pu prévoir au moment où l’obligation a été contractée.

Dans cette perspective, la qualification de la faute par le juge dépend essentiellement de l’importance, au sein du contrat, de l’obligation qui fait l’objet de l’inexécution contractuelle. De cette façon, donc, plus l’obligation se trouvera au coeur du contrat (c’est-à-dire plus elle sera essentielle), plus son inexécution aura tendance à être considérée par le juge comme relevant de la faute lourde. S’éloignant de la méthode classique d’appréciation de la faute[118], cette qualification s’opérera avec relativement moins d’égard pour l’importance de l’écart entre le comportement du débiteur de l’obligation inexécutée de celui du débiteur normalement prudent et diligent.

À titre d’exemple, dans l’affaire Monit Management Ltd. c. Samen Investments Inc.[119], directement après avoir nommément déterminé que l’obligation inexécutée (qui était celle d’entretien et de préservation de l’immeuble) constituait l’une des obligations essentielles du contrat de gestion en cause, le juge considère qu’il y a lieu de conclure à la faute lourde du gestionnaire[120]. Aussi, en matière de contrats de service conclus avec des centrales de sécurité et où l’obligation essentielle consiste, pour ces dernières, à communiquer avec la partie cocontractante ou les premiers répondants en cas d’incident dans l’immeuble surveillé, l’inexécution de cette obligation a été considérée, à plus d’une reprise, comme relevant de la faute lourde[121].

Conclusion

Le concept d’obligation essentielle s’avère sans contredit très subtil. Nous avons vu, d’abord, qu’une littérature abondante, en France plus qu’au Québec, valorise l’obligation essentielle en essayant, autant que faire se peut, de définir la notion. Il n’en demeure pas moins que, étant donné l’importance tant quantitative que qualitative des éléments qui distinguent chacune des définitions proposées, aucune d’elles ne saurait être reçue à titre autonome. Au demeurant, force est d’admettre que les nombreuses critiques ou difficultés de conceptualisation de l’obligation essentielle présentées rendent malaisée la tâche de saisir sa réelle signification. Nous constatons à tout le moins que ses fonctions concrètes dans le discours jurisprudentiel et doctrinal s’articulent à partir de deux objectifs clairs.

En premier lieu, le concept d’obligation essentielle est mis en avant pour dégager le sens de la convention lors de sa conception. Le regard sera alors posé sur l’obligation essentielle de façon plus mécanique, théoriquement moins casuistique, pour, notamment, qualifier le contrat conclu[122]. De la même manière, elle servira en outre à étudier la nature du contrat dans le but de dégager, dans un exercice d’interprétation du contrat, la commune intention des parties[123], sinon les engagements implicites auxquels elles sont tenues[124].

En second lieu, le concept d’obligation essentielle est interpellé de façon plus audacieuse, en vue d’assurer le sens de la convention au moment de l’exécution du contrat. L’appel à la notion ne s’inscrit plus dès lors dans un mécanisme simplement inductif, mais dans un procédé intentionné, directif, où le juge intervient activement au contrat afin de l’orienter vers des débouchés estimés plus souhaitables, c’est-à-dire généralement plus équitables pour les parties qui l’ont conclu. C’est ainsi que la notion d’obligation essentielle permettra au juge d’opter pour une sanction plus sévère dans le cas de l’inexécution contractuelle[125], sinon d’invalider une clause au motif qu’elle est abusive[126], ou encore d’accorder des dommages-intérêts au-delà de ceux qui ont été prévus ou encore de ceux que l’on a pu prévoir au moment où l’obligation a été contractée[127]. Le concept d’obligation essentielle a, pour ainsi dire, taillé sa place au sein de l’ensemble de plus en plus ample et recherché des restrictions à la liberté contractuelle, lequel ensemble témoigne de la matérialisation de la nouvelle « moralité contractuelle ».

Au-delà de ses fonctions, nous sommes maintenant à même de percevoir que, s’il est vrai que la notion d’obligation essentielle est utilisée, dans le discours jurisprudentiel et doctrinal, sans distinction soit de l’obligation principale, soit encore de la cause du contrat ou de l’obligation[128], cela s’explique parfaitement du fait qu’elle y est liée de si près, qu’elle s’y fond la plupart du temps dans la réalité. Une notion camouflée donc, subtile, disions-nous plus haut, mais qui apparaît certaines fois de façon saillante. Repensons, entre autres, à l’obligation pour le locataire d’un local dans un centre commercial d’exploiter les lieux loués[129], qui ne correspond ni à l’obligation principale du locataire ni à la cause de l’obligation. Rappelons de la même façon l’obligation d’agir à l’avantage du mandant[130] ainsi que l’obligation d’assistance technique et commerciale dans le contrat de franchise[131], en plus de celle pour la centrale de sécurité de réagir en contactant les premiers répondants en cas d’incident dans l’immeuble pour la surveillance duquel elle a été engagée[132], ou encore celle pour l’entreposeur de s’assurer que les biens entreposés ne seront pas détruits[133]. Dans tous ces cas, il ne s’agit ni de l’obligation principale du contrat ni tout à fait de la cause. C’est là qu’apparaît, selon nous, le véritable sens de l’obligation essentielle.

Au terme de ces différents constats, si, comme plusieurs l’ont fait avant nous, nous tentons à notre tour et à notre manière de donner une signification qui est propre à l’obligation essentielle, elle serait alors l’annexe qui s’attache tantôt à l’obligation principale, tantôt à la cause, et sans laquelle la substance du contrat souffre d’une insuffisance au point de faire perdre à celui-ci l’intérêt nécessaire pour l’une ou l’autre des parties contractantes.