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Jusqu’alors habituées à la présence d’actionnaires passifs[1], les grandes entreprises font face depuis quelques années à la montée de l’activisme actionnarial des hedge funds (« fonds de couverture », « fonds spéculatif », « fonds d’investissement spéculatif » ou « fonds de placement spéculatif »)[2]. Après s’être largement répandu en Amérique du Nord[3], cet activisme touche progressivement les entreprises du continent européen, comme l’illustrent les récentes interventions qui ont eu lieu dans les sociétés Nestlé et Danone[4]. Si les règles de gouvernance d’entreprise varient souvent selon les pays et sont liées aux cadres institutionnel et juridique propres à chacun[5], il n’en demeure pas moins que l’activisme des hedge funds est devenu un phénomène global[6]. De nos jours, les hedge funds sont des acteurs mondiaux du marché qui profitent pleinement de la libéralisation des flux de capitaux et de leur libre circulation, ainsi que de l’explosion de la titrisation dans des conditions de surliquidité mondiales[7], pour exercer une influence sur les plus grandes entreprises de la planète quelle que soit leur nationalité.

Actionnaires des « temps modernes », les hedge funds sont aujourd’hui des acteurs incontournables de la gouvernance d’entreprise. Malgré leur faible niveau de détention d’actions, ces actionnaires parviennent à influencer la prise de décision dans les entreprises en utilisant les mécanismes sous-tendant l’activisme actionnarial. Si les hedge funds sont au coeur de discussions, c’est parce que leurs interventions bouleversent la gestion des plus grandes entreprises de ce monde[8]. En effet, leur arrivée sonne bien souvent le glas d’une certaine liberté dans l’exercice du pouvoir des administrateurs et des dirigeants en place, ceux-ci devant alors faire face à un dilemme : se soumettre aux revendications des activistes ou céder leur place.

Pendant longtemps, le modèle traditionnel de gouvernance fondé sur la théorie de l’agence[9] a dominé la gestion des entreprises. La relation « agent-principal » repose, selon ce modèle, sur la séparation fonctionnelle entre la propriété des actionnaires (le capital qu’ils investissent) et sur la gestion qui en est faite, séparation qui conduit à la concentration exclusive du pouvoir décisionnel entre les mains des dirigeants[10]. Dans ce modèle, les actionnaires (dont le comportement est dicté par la Wall Street rule[11]) jouent alors un rôle limité[12]. Cependant, ce comportement a évolué à la suite, notamment, des retentissants scandales financiers qui ont eu lieu au début du xxie siècle. À l’image des affaires Enron ou WorldCom ou encore de la crise financière de 2007-2008, ces dérives ont mis en évidence les limites de ce modèle[13]. Ainsi, l’absence de contrôle institutionnel effectif dans le processus décisionnel a favorisé l’opportunisme des dirigeants et des actionnaires de contrôle. Contraintes de réagir, les autorités nationales (tant en Europe qu’en Amérique du Nord) et internationales ont opéré un rééquilibre des forces en présence en encourageant les actionnaires à jouer un rôle actif de contrepouvoir dans la gouvernance[14]. Ce mouvement d’autonomisation des actionnaires (shareholder empowerment) a conduit à la croissance de l’activisme actionnarial que confirment des études récentes[15]. Plusieurs auteurs mettent en lumière que, de 1980 à 2000, les investisseurs institutionnels ont commencé à utiliser leur pouvoir économique et financier pour faire entendre leur voix[16]. Aujourd’hui, « [s]hareholders are increasingly fulfilling their role as owners of the company’s shares by taking a regular interest in the company and its strategy[17] ».

L’activisme actionnarial se définit comme un mécanisme de gouvernance permettant aux actionnaires (notamment minoritaires) de s’exprimer pour défendre leurs intérêts. S’appuyant sur un large éventail d’instruments (allant des propositions actionnariales aux courses aux procurations, en passant par l’élection d’administrateurs ou l’exercice de recours judiciaires)[18], l’activisme est un outil de gouvernance incontournable au service des actionnaires. Une analyse historique de cette pratique démontre qu’à ses origines l’activisme a visé la défense d’enjeux nobles, éthiques et démocratiques, enjeux qu’il est de nos jours possible d’associer aux théories des parties prenantes et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE)[19]. Au départ, l’activisme a été de nature « constructive » : il ne cherchait pas à placer les entreprises (et leur gouvernance) dans une logique strictement financière[20] profitant essentiellement aux actionnaires-investisseurs et mettant, au bout du compte, l’économie dans une situation délicate[21]. L’activisme a plutôt eu une vocation sociale. En effet, l’objectif poursuivi par les activistes s’identifie alors à la promotion de valeurs progressistes et à la défense de l’intérêt des parties prenantes[22]. Les frères Lewis et John Gilbert sont les pionniers de l’activisme actionnarial. En 1939, Lewis Gilbert, en conflit avec la direction de l’US Steel Corporation, s’est lancé dans des poursuites auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC) afin de faire reconnaître ses droits d’actionnaire minoritaire. C’est à cette occasion que l’autorité boursière américaine a consacré pour la première fois le principe de la démocratie actionnariale et posé indirectement les bases de l’activisme[23]. Parmi les nombreuses causes portées par ce mouvement figurent : la protection des droits de la personne et de la protection de l’environnement ; la féminisation des postes à haute responsabilité ; la promotion de l’égalité homme-femme ; l’amélioration des conditions de travail des salariés ; l’éthique et l’intégrité des affaires[24]. Pensons, par exemple, à la RSE[25] : des études démontrent que cette problématique est défendue par l’activisme contemporain. La promotion de certaines valeurs plus « sociales », que nous venons d’énumérer, est en croissance[26]. Au Canada, les professeures Vanessa Serret et Sylvie Berthelot, se basant sur les résolutions adoptées par les actionnaires de 2000 à 2013, observent que les propositions de résolution à caractère sociétal (environnemental et social) ont augmenté et sont passées de 2 en 2000 à 19 en 2013 (tableau 1)[27]. Leur étude établit parallèlement que ce type de propositions représente 22,97 p. 100 du total des propositions de résolutions soumises aux actionnaires.

Tableau 1

Évolution du dépôt des résolutions sociales et environnementales au Canada, 2000-2014

Évolution du dépôt des résolutions sociales et environnementales au Canada, 2000-2014

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À l’instar des professeures Serret et Berthelot, Stéphane Rousseau et Benoît Dubord observent que le Canada fait une place grandissante aux questions à caractère social et environnemental (droits de la personne, diversité, changement climatique, etc.), au point que celles-ci ont supplanté en 2014 celles qui touchent la gouvernance de société[28].

Aux États-Unis, une augmentation de 7 p. 100 des propositions d’actionnaires sur la RSE a été relevée en 2013 comparativement à l’année précédente[29]. Plus récemment, Elroy Dimson, Oğuzhan Karakas˛ et Xi Li ont indiqué que, « [o]ver the last decade, the number of shareholder proposals on environmental and social issues filed with the SEC has increased[30] ». De même, une étude de Jon Weinstein, Blaine Martin et Soren Meischeid sur les propositions actionnariales adoptées pendant la période 2009-2014 démontre ceci : « investors and activists are increasingly using the proxy statement and annual meeting as platforms for environmental and social activism[31] » (tableau 2).

Tableau 2

Évolution du type de propositions touchant la RSE entre 2009 et 2014 aux États-Unis (exprimée en pourcentage du total des propositions)

Évolution du type de propositions touchant la RSE entre 2009 et 2014 aux États-Unis (exprimée en pourcentage du total des propositions)

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Cet activisme, connu aussi sous le nom d’engagement actionnarial[32], a été qualifié d’activisme « mou ». Il se distingue de l’activisme apparu plus récemment et nommé activisme « dur ».

Contrairement à l’activisme mou, l’activisme dur sert une finalité exclusivement financière. Cet activisme d’un nouveau genre porté par les hedge funds remet en cause la philosophie même du mouvement activiste. Alors que l’activisme a longtemps été présenté comme un outil ex post servant à porter des valeurs différentes et à répondre aux failles de la gouvernance (lutte contre l’opportunisme, rétablissement de l’équilibre des pouvoirs et protection de l’intérêt des parties prenantes), les hedge funds lui ont donné une autre finalité. La question centrale sur laquelle est bâtie leur stratégie ex ante parfaitement organisée[33] n’est plus « quel est le meilleur investissement ? », mais « où se trouvent les meilleures opportunités pour réaliser un profit à court terme ?[34] ».

La multiplication des interventions à succès des hedge funds impressionne en même temps qu’elle inquiète. Génies de la finance pour certains ou acteurs controversés pour d’autres, les hedge funds divisent. Beaucoup s’interrogent sur les conséquences de cette nouvelle forme d’activisme sur la performance à long terme des entreprises et de l’économie[35]. Nombre des critiques de cet activisme insistent sur le fait que les hedge funds perçoivent l’entreprise comme un moyen et non comme une fin en soi. La doctrine (notamment nord-américaine) se penche depuis quelque temps sur les questions suivantes : l’activisme actionnarial des hedge funds devrait-il être encadré ? Si oui, quelles seraient les solutions à préconiser ?

Le phénomène encore trop peu connu de l’activisme actionnarial des hedge funds requiert que les juristes considèrent l’opportunité de l’encadrer. C’est à cet enjeu que le présent article tente de répondre au travers d’une approche juridique ouverte à la comparaison des droits et à l’interdisciplinarité. Eu égard au phénomène de la mondialisation des marchés et du financement des grandes entreprises que les hedge funds illustrent[36], nous ferons appel au droit comparé et à une méthode de type fonctionnel[37]. Ainsi, nous mettrons le droit canadien en parallèle avec ses homologues étatsuniens et européens qui, tous, démontrent un intérêt croissant pour les hedge funds qui demeurent toutefois encore incompris et peu étudiés[38]. En outre, notre démarche est interdisciplinaire[39], sans prétendre cependant adhérer à toutes les disciplines auxquelles nous faisons référence[40]. Loin d’ajouter des disciplines (droit et finance) à un même objet d’analyse (l’activisme des hedge funds), notre étude entend établir des connexions entre concepts, outils d’analyse et méthodes d’interprétation. Les champs du droit et de la finance seront donc confrontés, pas uniquement pour observer leur enchevêtrement, mais pour établir une réflexivité des savoirs[41] amenant à une problématisation différente et à une découverte de nouvelles questions placées sous un angle distinct. Outre la mise en évidence des problèmes liés à l’activisme des hedge funds, notre démarche méthodologique permet de justifier et d’objectiver les critiques faites à ce dernier (pour en démontrer ses limites, ses risques et ses impacts négatifs) et de mener une réflexion nouvelle sur la position du législateur canadien. Le présent article s’articule ainsi autour de deux parties. La première, de nature plus descriptive, entend documenter le phénomène de l’activisme des hedge funds et offrir une mise en perspective des problématiques qu’il soulève. La seconde partie, de nature plus prescriptive, fait état des discussions actuelles pour encadrer efficacement les risques inhérents à l’activisme des hedge funds et présente les premières solutions mises en place à cet égard dès ces dernières années. En conclusion, notre étude met en lumière la complexité de la situation et la difficulté de penser la réponse du droit.

1 Problématique de l’activisme des hedge funds

« The wolf in shareholder’s clothing ?[42] »

Avant d’analyser l’ampleur du phénomène de l’activisme dur (1.2) et les controverses qui y sont associées (1.3), nous voulons d’abord présenter les caractéristiques fondamentales des hedge funds (1.1). L’absence de définition juridique officielle des termes hedge funds justifie l’emploi d’une approche descriptive qui se révèle nécessaire, à notre avis, pour comprendre la spécificité de ces fonds d’investissement. En effet, la problématique de l’activisme actionnarial des hedge funds n’est que le reflet du particularisme de ces acteurs financiers qui sont, depuis leur apparition, controversés.

1.1 Caractéristiques des hedge funds

Acteurs spéculatifs en quête d’une rentabilité élevée, les hedge funds sont des investisseurs institutionnels particuliers. Ce particularisme se traduit par plusieurs caractéristiques.

Une particularité des hedge funds est qu’ils ne possèdent pas de définition juridique officielle[43]. L’Organisation internationale des commissions de valeurs (OICV) a ainsi déclaré qu’« aucune des vingt grandes places mondiales en matière de gestion d’actifs n’a adopté de définition légale précise et formelle du terme hedge fund[44] ». Acteurs du système bancaire parallèle (shadow banking[45]) et ovnis de la finance, les hedge funds exercent des activités si complexes et si occultes qu’il est difficile de mettre la main sur une définition juridique uniforme de ces acteurs. L’absence d’une telle définition est problématique au vu de la puissance financière de cette industrie qui compte parmi ses membres plus de 10 000 hedge funds et dont la croissance annuelle est estimée à 20 p. 100 depuis les années 2000 (tableau 3)[46]. Au total, les hedge funds géreraient près de 3 000 milliards d’actifs.

Tableau 3

Montant total des actifs gérés par les hedge funds, 2016[47]

Montant total des actifs gérés par les hedge funds, 201647

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En dépit de cette lacune[48], les auteurs s’entendent pour définir les hedge funds en s’appuyant sur cinq caractéristiques, révélatrices de leur spécificité[49].

Caractéristique no 1 — Les hedge funds sont des investisseurs peu réglementés. Ils appartiennent à un système bancaire parallèle qui est à peine contrôlé. Les fonds de couverture ont choisi de s’installer dans les territoires à fiscalité réduite et à réglementation souple. À titre d’exemple, Jersey, le Delaware, les Bermudes ou encore le Luxembourg constituent les principales zones de domiciliation de ces fonds. Dans ces pays, les hedge funds ont peu de contraintes. Ils échappent ainsi aux obligations de conformité, de gestion des risques et de transparence auxquelles sont soumis la majorité des investisseurs institutionnels[50]. La réglementation n’est cependant pas totalement absente. Les hedge funds y demeurent tenus dans les États où ils vont investir. Cependant, les régimes qui leur sont applicables restent dérogatoires au droit commun des fonds d’investissement plus traditionnels. À l’image de la situation au Québec, en droit des valeurs mobilières, si les hedge funds relèvent de la catégorie des fonds d’investissement, ils sont soumis à des exigences réglementaires moindres. En 2013, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont néanmoins modernisé l’encadrement des fonds spéculatifs. Plutôt que de régir directement leurs activités à risque, elles ont choisi de restreindre l’accès des investisseurs à leurs services[51].

Caractéristique no 2 — Les hedge funds utilisent massivement les produits dérivés[52] et d’autres techniques d’investissement spéculatives comme la vente à découvert ou encore l’acquisition par emprunt ou effet de levier (leveraged buyout ou LBO)[53]. Recherchant une maximisation de la rentabilité de leur investissement à chacune de leurs opérations, ils mettent en place des stratégies complexes permettant de dégager un maximum de gains dans un laps de temps très court. Le risque élevé étant la contrepartie de leurs opérations, les hedge funds utilisent les produits dérivés pour se couvrir.

Caractéristique no 3 — Les hedge funds n’ont pas de domaine d’investissement privilégié. Ils placent des capitaux dans tous les domaines et les secteurs qui présentent des occasions de croissance[54]. Ils sont donc à l’affût de toutes les opportunités d’investissement, qu’il s’agisse du marché traditionnel des obligations, du marché des matières premières ou de domaines plus originaux comme le marché de l’art[55]. Le principal critère d’investissement des hedge funds est la rentabilité du placement[56].

Caractéristique no 4 — Une des caractéristiques essentielles des hedge funds est relative au niveau de compétence des équipes qui les composent. Malgré l’effectif réduit de leur personnel, les employés qui y travaillent représentent généralement l’élite professionnelle de la finance. Les hedge funds sont gérés et dirigés par d’anciens négociateurs ou opérateurs de marché (traders), analystes financiers ou responsables, ayant travaillé pour les plus grandes banques mondiales, et comptent dans leur équipe les meilleurs négociateurs du secteur ainsi que les diplômés des plus grandes écoles[57]. Cela explique l’existence de politiques de rémunération concurrentes entre les gérants de hedge funds. Les sommes perçues en vertu de leurs politiques sont largement supérieures aux politiques de rémunération des fonds d’investissement traditionnels. En moyenne, les frais de gestion retenus pour les services offerts sont de 2 p. 100 des actifs sous gestion. En plus, des honoraires de 20 p. 100 s’appliquent sur le montant du bénéfice réalisé[58].

Caractéristique no 5 — Les services des hedge funds sont réservés aux investisseurs très fortunés. Ce sont des investisseurs « avertis » et « qualifiés », professionnels ou particuliers dont le patrimoine est susceptible de supporter les pertes élevées pouvant résulter des activités à risque des hedge funds. Bien qu’elle soit très ciblée, la clientèle des hedge funds est étonnamment diversifiée. Historiquement, elle se composait d’investisseurs individuels (particuliers) fortunés. Elle s’est élargie à compter des années 2000 avec l’essor de l’investissement de fonds, d’institutions financières et d’autres investisseurs institutionnels dans les hedge funds. Leur clientèle comprend aussi des associations privées et des fondations universitaires. À titre d’illustration, aux États-Unis, l’Université de Yale à New York a investi en 2006 plus de 25 p. 100 de ses revenus dans les hedge funds ; l’Université de Cleveland et l’Université de la Caroline du Nord ont également investi respectivement 500 millions et 400 millions de dollars américains[59].

L’énumération de ces cinq caractéristiques permet de mieux saisir le particularisme des hedge funds. Accusés d’être responsables de bien des maux (abus de marché, crise des prêts à haut risque (subprimes), crise financière de 2007-2008, crise économique des États de l’Union européenne ou de l’Argentine, etc.), les hedge funds donnent l’impression d’une forte implication qui n’a pourtant jamais pu être clairement démontrée. Ces acteurs habitués aux controverses sont de nouveau associés à une problématique émergente : l’essor d’un activisme actionnarial dur.

1.2 Ampleur de l’activisme dur des hedge funds 

L’activisme dur des hedge funds connaît une croissance sans précédent depuis 2010 (1.2.1). Il poursuit un objectif aisément reconnaissable qui le distingue de l’activisme traditionnel (1.2.2). Par ailleurs, l’élaboration de stratégies contemporaines connexes, comme l’attaque en meute (wolf pack), démontre que l’activisme des hedge funds continue son évolution (1.2.3).

1.2.1 Données empiriques 

Si l’activisme actionnarial dans son ensemble a connu un essor au cours des dernières années, l’activisme dur des hedge funds explique une part de cet accroissement[60]. D’après l’étude intitulée WSF-FactSet Activism Scorecard, réalisée en 2014 par le Wall Street Journal, 349 interventions activistes ont été recensées cette année-là aux États-Unis contre seulement 27 en 2000[61]. Un récent travail réalisé sur les sociétés européennes confirme cette tendance. Le nombre de sociétés ciblées en Europe est cependant moins important. Pour autant, le phénomène connaît une hausse progressive. Il est passé de 91 interventions activistes en 2013 à 137 en 2016[62].

L’activisme dur est un phénomène de grande ampleur. Pourtant, les activistes ne représentent qu’une infime partie de l’industrie des hedge funds. Sur un total de 10 000 hedge funds, 600 (soit 6 p. 100) ont choisi de concentrer leur activité sur l’activisme actionnarial[63]. Le montant d’actifs qui y est consacré est estimé à environ 80 milliards de dollars américains[64] sur un total de 3 000 milliards. Malgré les faibles niveaux de détention d’actions (en comparaison de ce que détiennent en moyenne les investisseurs institutionnels traditionnels et autres actionnaires)[65] et de sommes investies, l’activisme des hedge funds se révèle extrêmement rentable. Les activistes sont ainsi en mesure de décupler leur faible mise de départ, en la doublant, en la triplant, voire en la quadruplant lorsqu’ils réussissent à mettre en oeuvre leurs stratégies. Sans transformer en profondeur le visage actionnarial des entreprises, les hedge funds imposent donc un nouveau paradigme de gouvernance. Ainsi, l’ampleur de l’activisme des hedge funds se mesure au regard de la portée et du succès de leurs multiples interventions.

Comme le démontrent les interventions survenues dans les entreprises internationales d’envergure (Tim Hortons, Canadian Pacific, Telus, Danone, Ubisoft, Nestlé, Disney, Amazon, Dell, Apple, Yahoo, Pepsi, Facebook, Google, Amex, Microsoft, Vivendi, Club Med, Les Pages Jaunes[66]), « [n]o firm is […] “too big to target”[67] ». Qu’importe sa taille, son pays d’immatriculation, sa structure de capital, toute entreprise cotée est susceptible de faire l’objet d’une intervention activiste[68]. Cela ne signifie pas que les entreprises sont choisies au hasard. Le critère central utilisé par les hedge funds pour cibler une entreprise est celui de la sous-performance : les hedge funds activistes ne visent que les entreprises pour lesquelles ils entrevoient un potentiel de croissance à court terme[69].

1.2.2 Stratégie de maximisation à court-terme

Les hedge funds ont décelé dans l’activisme actionnarial une possibilité de mettre en oeuvre leur stratégie répondant à leurs critères traditionnels d’investissement. D’une part, l’activisme actionnarial s’avère rentable : il offre un niveau de rendement élevé et à court terme. D’autre part, il est propice à l’usage d’instruments spéculatifs.

L’horizon d’investissement des hedge funds est en moyenne plus réduit (9 mois) que celui des autres investisseurs institutionnels dont la détention moyenne est estimée à 20 mois[70]. En dépit de cette courte période de détention, l’activisme dur des hedge funds leur permet d’imposer des politiques de réduction de coûts et d’augmentation de dividendes, ce qui favorise finalement un retour sur investissement à court terme[71]. Pour atteindre cet objectif de maximisation rapide de la valeur actionnariale, les hedge funds contraignent le conseil d’administration et la haute direction à des changements importants dans l’orientation stratégique de l’entreprise ciblée. D’après une étude réalisée par l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), les moyens privilégiés par les activistes pour atteindre leur objectif sont les suivants[72] :

  • la vente des actifs de l’entreprise ou de l’entreprise elle-même (31,3 p. 100 des cas) ;

  • la mise en oeuvre de changements importants dans la gouvernance d’entreprise (25,2 p. 100) ;

  • la modification de la structure du capital, c’est-à-dire la révision à la hausse des politiques d’affectation du flux de trésorerie, de rachats d’actions ou de versement des dividendes (16,5 p. 100) ;

  • le changement de la stratégie commerciale de l’entreprise (7,8 p. 100).

L’activisme est une stratégie de choix pour les hedge funds, car il se révèle aussi propice à l’usage d’instruments spéculatifs. Comme l’illustrent la pratique du « vote vide » (selon laquelle des investisseurs peuvent se servir de dérivés ou emprunter des titres pour acquérir des droits de vote sans avoir d’intérêt financier dans l’émetteur, voire en ayant un intérêt financier contraire à celui-ci, pour tenter d’influer sur le vote des actionnaires) ou la pratique de la propriété occulte (pratiques dites de « découplage »), les hedge funds activistes peuvent souscrire à des produits dérivés pour couvrir les risques inhérents à leur statut d’actionnaire et multiplier les chances de succès de leur stratégie de retour sur investissement rapide[73]. Les hedge funds utilisent également des effets de levier comme le LBO, dans le contexte notamment d’une offre publique d’achat (OPA). La technique du LBO permet aux hedge funds activistes de financer l’acquisition de leurs titres par une dette qui, par la suite, sera remboursée par l’entreprise elle-même[74]. Ces instruments spéculatifs favorisent la rentabilité de l’activisme actionnarial des hedge funds.

1.2.3 Expansion du phénomène : exemple des wolf packs

Le succès de l’activisme actionnarial des hedge funds a conduit à l’apparition de stratégies connexes renforçant ce mouvement. Les techniques du wolf pack ou du découplage constituent deux stratégies donnant à l’activisme dur une portée plus grande. Les wolf pack[75] renvoient aux ententes tacites conclues entre les hedge funds et d’autres investisseurs désirant intervenir dans une entreprise de manière coordonnée afin d’en prendre le contrôle ensemble[76]. Les wolf pack peuvent aussi résulter d’une situation opportuniste et spontanée, étrangère à une quelconque entente. Par exemple, un hedge fund peut décider d’attaquer une entreprise ciblée après avoir constaté qu’elle subissait déjà une attaque activiste. Le hedge fund va se joindre à la première intervention dans le but de profiter de la situation. Cette stratégie implique alors que les investisseurs partagent une même logique court-termiste. L’intervention de la société canadienne Valeant (réputée être une serial acquéreuse dans le domaine des fusions-acquisitions) avec l’aide du hedge fund Pershing Square dans l’entreprise américaine Allergan est une illustration éloquente de wolf pack[77].

Des études récentes confirment que les investisseurs institutionnels ont joué un rôle important dans la montée en puissance de l’activisme actionnarial des hedge funds. Leur soutien se justifie notamment par le fait qu’un bon nombre d’entre eux investissent dans les hedge funds. Ainsi, dans une étude réalisée en 2015, 76 p. 100 des investisseurs institutionnels affirment avoir une vision favorable de l’activisme actionnarial, notamment celui que pratiquent les hedge funds. En outre, 84 p. 100 d’entre eux considèrent que l’activisme des hedge funds crée une plus-value pour les entreprises ciblées[78].

1.3 Controverses entourant l’activisme dur des hedge funds

L’activisme des hedge funds est controversé en raison de l’usage particulier qui en est fait eu égard à l’esprit initial de cette pratique. L’hostilité de l’intervention des hedge funds (1.3.1) ainsi que les conséquences en découlant pour les entreprises, pour les parties prenantes et pour l’économie (1.3.2) sont discutées ci-dessous.

1.3.1 Hostilité des méthodes d’intervention sous-tendant l’activisme dur

Les interventions hostiles des hedge funds leur ont valu de voir leur nom associé dans la littérature à celui d’animaux prédateurs comme le vautour, le loup ou le requin[79]. Contrairement à l’activisme traditionnel, celui des hedge funds est le résultat d’une stratégie d’investissement élaborée, s’exécutant selon un plan méthodique prédéfini (en cinq étapes) et répété à chaque intervention[80]. Dès leur arrivée dans l’entreprise ciblée, les hedge funds font pression sur les administrateurs et les hauts dirigeants pour imposer un objectif de rentabilité à court terme.

La première étape d’un plan d’intervention de hedge funds consiste à cibler sur les marchés les entreprises qu’ils estiment être en sous-performance au regard de leur potentiel.

À la deuxième étape du plan d’intervention, les hedge funds prennent les mesures nécessaires pour intégrer le capital-actions des entreprises ciblées afin d’en devenir actionnaires. Ce statut (et le droit de vote qui l’accompagne) est un outil essentiel à l’exercice de l’activisme dur. En pratique, les hedge funds recourent à deux méthodes pour acquérir les titres d’une entreprise. La première consiste à acheter des titres sur les marchés par la voie traditionnelle en respectant les obligations de déclaration et d’inscription[81]. La seconde est de conclure des contrats financiers (tels que le prêt de titre) ou de souscrire à des instruments dérivés auxquels sont adossées les actions d’une entreprise ciblée[82]. L’avantage de cette seconde méthode est qu’elle permet aux hedge funds d’obtenir ces titres sur le marché de gré à gré[83], à moindre coût et en toute opacité[84]. En effet, les titres détenus peuvent, selon les modalités du contrat, conduire à un transfert de propriété du titre temporaire (donnant lieu à restitution) ou définitif. Cette méthode s’avère utile pour les activistes désireux de renforcer leur position et d’accroître leur influence en amont d’une assemblée et à l’insu des autres actionnaires et de la société[85].

La troisième étape du plan d’intervention des hedge funds est la prise de contact avec les membres de la haute direction. Dès l’annonce de leur entrée au capital-actions d’une entreprise ciblée, les hedge funds font parvenir aux administrateurs et aux hauts dirigeants un écrit appelé « document de présentation » (white paper). Ce dernier est en fait une lettre détaillée qui expose les limites de la gestion actuelle ainsi que les objectifs à atteindre et les changements qu’ils entendent accomplir dans l’entreprise. La plupart du temps, les hedge funds exigent aussi d’office l’attribution de sièges au conseil d’administration pour faciliter la mise en oeuvre de leur stratégie. En réaction, les dirigeants peuvent décider de se soumettre aux revendications des activistes ou de s’y opposer. D’après une étude réalisée par l’IGOPP en 2010 dans un échantillon comprenant 98 sociétés ciblées par des activistes[86], 19,1 p. 100 ont immédiatement cédé aux demandes des hedge funds, c’est-à-dire juste après leur prise de contact avec la direction ou bien à l’issue des négociations. En cas de refus, les hedge funds entrent alors dans une phase plus hostile.

À la quatrième étape du plan d’intervention, les hedge funds menacent la direction de médiatiser le conflit en rendant publique la lettre. La publicité du conflit présente le risque d’envoyer un signal négatif au marché dont les effets peuvent se répercuter sur le cours de l’action de l’entreprise.

À la cinquième et dernière étape du plan d’intervention des hedge funds, ceux-ci vont maintenir la pression sur les dirigeants. D’après les chiffres de l’IGOPP, dans 27,8 p. 100 des cas, les hedge funds lancent une campagne de décrédibilisation contre la direction pour rallier les autres actionnaires à leur cause au moyen d’une course aux procurations. L’objectif est de critiquer la gestion de la direction pour recueillir les votes des autres actionnaires dans le but de faire adopter ou rejeter une mesure ou encore de faire élire un de leurs représentants au conseil d’administration. Les hedge funds peuvent également préparer des propositions d’actionnaires. Enfin, les actionnaires activistes peuvent aussi intenter des recours judiciaires contre la direction, en leur nom ou pour le compte de la société[87]. À noter que parfois la simple menace d’une course aux procurations ou de poursuites judiciaires suffit à faire céder la direction (dans 11,3 p. 100 des cas, comme le révèle l’IGOPP).

1.3.2 Incertitude sur les effets de l’activisme dur

À l’inverse de l’activisme « constructif », qui se veut plus amical dans sa mise en oeuvre et dont les objectifs se rattachent à des problématiques sociales, l’activisme dur des hedge funds est hostile et poursuit des objectifs principalement financiers[88]. Les discussions opposant la doctrine favorable à l’activisme des hedge funds et celle qui le dénonce ont fait rejaillir un débat de fond ancien : celui du court-termisme.

La doctrine favorable à l’activisme des hedge funds, incarnée par le professeur Lucian Bebchuk, de l’école de Harvard, et par les chercheurs Alon Brav, de l’Université de Duke, et Wei Jiang, de l’Université de Columbia, rejette de front le myopic activism (discours tenu par la doctrine qui critique l’action des hedge funds). Dans un travail de recherche publié en 2015, Lucian Bebchuk a étudié environ 2 000 interventions activistes qui ont eu lieu pendant la période 1994-2007[89]. Il a également examiné les évolutions de la performance et du rendement opérationnel des entreprises en question sur une période de cinq ans après le départ des hedge funds. Les résultats de la recherche ont mené à une double conclusion. D’une part, les interventions des hedge funds sont légitimes. En effet, leur critère d’intervention étant la sous-performance financière de l’entreprise, celui-ci serait objectif et justifierait une telle intervention. D’autre part, l’intervention des hedge funds contribue à la performance d’une entreprise puisque, à l’issue des cinq années suivant le départ des activistes, le maintien d’un niveau positif de performance financière pour l’entreprise est constaté[90]. Au-delà de l’aspect financier, l’activisme dur a un effet disciplinaire sur les administrateurs et les hauts dirigeants. La crainte d’une intervention activiste ou d’un conflit avec les hedge funds les incite à être proactifs et à assurer une meilleure gestion grâce, notamment, à l’instauration de stratégies efficaces et performantes, à une meilleure synergie et à l’utilisation efficiente des ressources et du capital[91]. Des études récentes mettent en lumière les conséquences positives de l’activisme dur des hedge funds[92] : accroissement des bénéfices, existence d’un retour sur la valeur pour les parties prenantes, détention des titres plus longue qu’initialement prévue[93], apport d’une meilleure compréhension des facteurs qui influent sur le cours des actions et d’un regard stratégique extérieur, incitation à adopter des règles exemplaires de gouvernance, lutte contre la « pensée en troupeau », ou encore effet d’entraînement à l’égard des actionnaires brisant l’image d’un actionnariat apathique[94]. Pour certains, l’activisme des hedge funds pourrait même devenir plus positif. Un récent cas d’activisme a suscité l’attention, tant il constitue un changement de cap. Devenu actionnaire de la société américaine Procter & Gamble, le hedge fund Trian, qui entendait obtenir une place au conseil d’administration à l’occasion de l’assemblée générale annuelle à venir, a opté pour une stratégie différente de celles qu’il avait employées jusqu’alors. Plutôt que de pratiquer un activisme dur, ce hedge fund a choisi de convaincre les actionnaires de la société de soutenir sa campagne en publiant sur son site Web sa politique d’investissement au regard des critères sur le plan de l’environnement, de la société et de la gouvernance (ESG)[95].

Aux États-Unis et au Canada, la critique de l’activisme dur est incarnée par les auteurs Martin Lipton, John Coffee et Yvan Allaire[96]. Ces experts critiquent la politique d’investissement des hedge funds qui ne s’inscrirait ni dans une logique partenariale ni dans une démarche de progrès à long terme pour les entreprises. Leurs études établissent une corrélation entre l’activisme dur, le court-termisme et la baisse des dépenses en matière de recherche et de développement d’une entreprise, à l’image de l’affaire Valeant. Dans cette dernière, l’entreprise Valeant, appuyée par un hedge fund, a annoncé la réduction de ses dépenses en fait de recherche et de développement ainsi que la suppression de milliers d’emplois immédiatement après avoir lancé une OPA à l’égard de la société Allergan. Au-delà des conséquences d’ordre microéconomique, les effets négatifs de l’activisme dur ont une dimension économique et sociale, car les hedge funds prônent des stratégies à horizon court dont les parties prenantes sont les premières victimes[97]. À titre d’exemple, il est possible de citer le cas du géant Yahoo. Les interventions respectives des hedge funds Third Point et Starboard en 2011 et en 2016 dans l’entreprise Yahoo ont conduit à de profondes restructurations dont les conséquences ont été supportées in fine par les salariés. Dans chacun des cas, l’annonce d’une cession importante d’actifs de l’entreprise ainsi que la suppression de milliers d’emploi ont suivi l’arrivée des hedge funds.

Les répercussions d’ordre macroéconomique sont les suivantes[98] :

  • la dégradation des conditions de travail des salariés (stress, dépression, épuisement professionnel) ;

  • la délocalisation des entreprises (licenciement de masse, précarité des salariés et perte de revenus pour l’État) ;

  • la dégradation du crédit des entreprises (haut niveau d’endettement et baisse de la marge de crédit et du niveau d’investissement des entreprises) ;

  • la baisse des dépenses dans la recherche et le développement (diminution de l’innovation et du progrès scientifique accessible au public au profit de l’innovation privée (ex. : brevet)).

Pour ces raisons, les opposants aux hedge funds soulignent que l’activisme dur présente peu d’avantages, voire aucun pour les parties prenantes. Il ne créerait pas de la valeur, mais opérerait un transfert de richesse de l’entreprise vers les actionnaires[99].

S’appuyant sur des critères d’analyse distincts, à savoir la croissance de la valeur actionnariale, d’un côté, et la croissance durable pour l’ensemble des parties prenantes, de l’ autre, le débat sur les effets de l’activisme peine à être tranché. Néanmoins, pour que les entreprises puissent se prémunir de manière appropriée contre les risques de l’activisme dur, des propositions juridiques ont été faites.

2 Encadrement de l’activisme dur des hedge funds : solutions juridiques ?

L’activisme dur des hedge funds est devenu problématique au fil du temps. Une des questions soumises aux juristes porte sur la façon d’envisager des solutions susceptibles de baliser cet activisme, notamment lorsqu’il produit des conséquences négatives. Certains considèrent que le renforcement du rôle et de la qualité des membres du conseil d’administration serait une solution pertinente (2.1). D’aucuns estiment qu’un interventionnisme plus marqué sur le droit de vote des actionnaires serait nécessaire (2.2). Si certaines propositions ont été concrétisées dans le droit, d’autres en sont encore au stade de la discussion.

2.1 Repenser la composition et le rôle du conseil d’administration

Dans la théorie économique de l’agence[100], le conseil d’administration est un mécanisme qui assure le contrôle de l’équipe dirigeante (qualifiée d’« agent ») pour le compte des actionnaires (qualifiés de « principal »). Le conseil d’administration peut, par exemple, vérifier la mise en oeuvre de la stratégie de l’entreprise ou encore nommer ou révoquer les membres de la direction[101]. Au regard de ses larges pouvoirs, le conseil d’administration occupe une place à part dans le contexte d’une attaque activiste. Toutefois, l’effectivité de son intervention dépend de la réunion de plusieurs qualités tenant à ses membres. La présence d’administrateurs compétents (2.1.1), activistes (2.1.2) et dialoguant avec les actionnaires (2.1.3) est nécessaire[102].

2.1.1 Être compétent

La compétence d’un administrateur n’est pas prescrite par la loi[103], sauf pour les États qui ont rendu obligatoire le comité d’audit[104]. Néanmoins, la compétence se révèle une caractéristique conditionnant l’efficacité d’un conseil d’administration[105]. Plusieurs spécialistes de gouvernance d’entreprise défendent ainsi une exigence plus poussée quant à la compétence des administrateurs[106]. En l’absence de compétence, la surveillance de l’action des dirigeants se trouve fortement compromise. Par ailleurs, la prise en considération de la compétence des administrateurs s’avère également susceptible d’être source de création de valeurs[107]. Dans les entreprises où l’innovation joue un rôle crucial ou dans les jeunes entreprises, une asymétrie de connaissances peut se produire[108]. Celle-ci donne lieu à un « conflit cognitif » qui va engendrer des coûts influant sur les opportunités à saisir et la façon de les exploiter, le prix des actions et la valeur de l’entreprise[109]. Complémentairement par rapport à l’analyse économico-financière traditionnelle, l’exigence de compétence agit sur la structuration même des choix et des décisions de façon à limiter les erreurs de jugement[110].

Si une lecture comparative des codes de gouvernance[111] et des positions des organismes professionnels nord-américains et européens de gouvernance démontre que la compétence des administrateurs se trouve au centre des réflexions[112], le Canada est moins disert sur ce sujet. Bien que le droit québécois des sociétés par actions ne fasse pas référence à la compétence des administrateurs (ce qu’il a fait jusqu’en 1994, année de la réforme du Code civil du Bas Canada)[113], il n’en va pas de même du droit fédéral qui exige toujours que l’administrateur soit au moins aussi compétent qu’une « personne raisonnable[114] ». De plus, la jurisprudence canadienne et la jurisprudence québécoise fixent encore à l’heure actuelle des standards très bas en matière de compétence des administrateurs. Rien n’oblige un administrateur à détenir une quelconque compétence[115], malgré les préconisations contraires des auteurs du rapport Dickerson[116]. Dans un rapport de 2003, le Sénat canadien a pourtant énoncé que les chances de réussite des sociétés sont plus élevées lorsque les conseils d’administration sont composés de personnes ayant des antécédents variés[117]. En droite ligne, une des recommandations du rapport du groupe de travail présidé par Guylaine Saucier a insisté en 2001 sur le caractère fondamental du choix des « bons » administrateurs[118]. De plus, la Canadian Coalition for Good Gouvernance (CCGG) (ou Coalition canadienne pour une bonne gouvernance) a affirmé, dans ses lignes directrices publiées en 2010, qu’il fallait veiller à ce que les administrateurs soient compétents et bien informés, l’administrateur compétent devant être un administrateur de qualité, c’est-à-dire un administrateur intègre, ayant des connaissances, une expérience des affaires et de la motivation[119]. Enfin, le Règlement 58-201 sur l’information concernant les pratiques en matière de gouvernance[120] recommande aux sociétés cotées la création de différents comités, dont le comité de candidature (ou de nomination)[121]. Dans l’article 3.14 de l’Instruction générale 58-201, le comité des candidatures doit considérer « a) les compétences et les aptitudes que le conseil juge nécessaire de posséder dans son ensemble ; b) les compétences et les aptitudes que le conseil juge que chaque administrateur actuel possède ; c) les compétences et les aptitudes que chaque nouveau candidat apportera au conseil[122] ».

La compétence des membres du conseil d’administration ne doit donc pas être négligée dans la question de l’encadrement de l’activisme dur des hedge funds. La multiplication des lignes directrices définissant les règles de conduite des administrateurs, l’implantation de formations au profit des futurs membres de conseils d’administration proposées dans le contexte d’organismes parapublics ou privés et le développement des pratiques d’évaluation des conseils démontrent que la compétence devient de facto une qualité de plus en plus incontournable de tout administrateur[123]. Si toutes les interrogations ne sont pas pour autant levées[124], ce mouvement est à saluer. D’une part, les études menées sur l’activisme des hedge funds aboutissent à la conclusion que ces derniers ciblent des entreprises sous-évaluées et sous-exploitées. L’incompétence des administrateurs est d’ailleurs l’argument le plus utilisé par les hedge funds pour convaincre les autres actionnaires de remplacer les membres du conseil d’administration. D’autre part, l’incompréhension des enjeux et la passivité des administrateurs ont été désignées comme l’une des causes des crises survenues depuis 2001[125]. Les rapports publiés à la suite des scandales de la Royal Bank of Scotland et de Northern Rock mettent en lumière la mauvaise gestion du risque, la pertinence critiquable de certaines décisions et, surtout, la compétence discutable des administrateurs[126].

2.1.2 Se montrer activiste

« [I]n the last decade, and especially in the past five years, boards of directors of large publicly traded corporations have begun to shed their passivity and dependence[127] » : eu égard à l’abandon progressif de la passivité du conseil d’administration, certains spécialistes recommandent à ses membres d’anticiper l’arrivée des hedge funds en prenant des mesures susceptibles d’éliminer certains dysfonctionnements[128]. Ira Millstein, spécialiste reconnu, a consacré récemment un ouvrage à la thématique des administrateurs activistes qu’il conclut de la sorte :

The solution I propose is more difficult. It is to create a new breed of activist director, one who is conscious of the effects of decision-making, who will drill deeply into a corporation’s financials and culture […], who will ask tough questions of the CEO when he or she veers off course or when the numbers include unexpected special write-downs[129].

Cet auteur ajoute ceci : « Most important, we need directors who reject the “nose in, fingers out” (NIFO) attitude that prevails in too many boards — the idea that it is only the CEO who is in charge of the corporation’s future[130]. »

Pour devenir plus activiste, tout conseil d’administration devrait :

  • se séparer des mauvais administrateurs ;

  • mettre en évidence les lacunes stratégiques de son entreprise en comparant ses résultats avec ceux des sociétés concurrentes ayant déjà subi une intervention activiste et rectifier les orientations stratégiques ;

  • instaurer des régimes de droits ne portant pas atteinte aux droits des actionnaires en place ;

  • solliciter un comité spécial d’auditeurs et d’administrateurs indépendants pour évaluer la pertinence d’une stratégie ;

  • s’entourer de conseillers financiers et juridiques compétents[131].

En s’assurant d’une gestion opérationnelle efficace, le conseil d’administration serait finalement en mesure de répondre aux accusations des hedge funds faites à l’occasion de leurs campagnes activistes.

2.1.3 Établir un dialogue avec les actionnaires

Pour les spécialistes, l’absence de dialogue entre les actionnaires et les administrateurs aurait une incidence directe sur la montée en puissance de l’activisme dur des hedge funds[132] : « Companies today must be better prepared. Firms should evaluate potential activist attack themes before an activist emerges. It is more productive to engage activists and have a constructive dialogue than to attempt to evade them entirely[133]. »

Le dialogue entre les actionnaires et les administrateurs (dénommé aussi « engagement ») est une norme en expansion aux États-Unis[134], dans certains États européens (dont le Royaume-Uni[135]), en Afrique du Sud[136] et en Australie[137]. Cette norme s’impose au travers de pratiques de gouvernance[138], d’une logique de gérance (stewardship)[139] ou du droit « traditionnel[140] » : « Board-shareholder engagement, once seen as a European phenomenon (or more accurately a UK one) has now become mainstream in many markets[141]. » Au Canada, le cabinet Davies a pu noter que le dialogue entre administrateurs et actionnaires continue de prendre de l’ampleur[142]. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique a, dans le droit fil, déposé le projet de loi no C-25 en vue de réformer la Loi canadienne sur les sociétés par actions[143], et ce, avec l’objectif affiché de moderniser les communications entre les sociétés et leurs actionnaires[144]. Les organismes canadiens chargés de promouvoir les pratiques exemplaires de gouvernance, tels que la CCGG[145] ou l’Institut des administrateurs de sociétés (IAS), incitent les conseils d’administration à mettre en place des mécanismes d’interaction avec les actionnaires. L’IAS a d’ailleurs publié un guide dans le but d’aider les conseils d’administration à élaborer une approche intégrant des éléments d’interaction entre les administrateurs et les actionnaires importants[146]. L’IAS recommande notamment de s’inspirer du guide américain, publié en 2014, encadrant l’interaction entre les conseils d’administration et les actionnaires de sociétés : le Shareholder Director Exchange Protocol. Ce dernier établit une liste d’étapes à suivre pour rendre le dialogue efficace[147]. L’IAS encourage, dans ce contexte, les sociétés à adopter une approche stratégique en définissant au préalable les conditions d’une interaction directe entre administrateurs et actionnaires[148]. À ce titre, le conseil d’administration devrait déterminer les hypothèses factuelles nécessitant une interaction directe et établir le processus duquel découlera le dialogue. Ces interactions avec les actionnaires devraient s’effectuer dans le respect d’une procédure rigoureuse pour éviter la divulgation de toute information confidentielle. En parallèle, l’IAS incite les administrateurs à établir une liste des actionnaires influents et à déterminer les sujets à discuter avec eux[149].

Dans une logique activiste, les administrateurs devraient se rendre accessibles afin de permettre aux actionnaires de leur poser facilement des questions, par exemple sur les politiques de l’entreprise, sur l’action du conseil d’administration en matière de surveillance, sur la composition de l’équipe dirigeante ou sur les stratégies adoptées. Toujours en étroite collaboration avec l’équipe dirigeante, le conseil d’administration devrait maintenir un dialogue permanent et constructif avec les actionnaires en vue de justifier les politiques et les actions mises en oeuvre[150]. Il devrait aussi approuver la politique de communication et de divulgation de la société et confier sa mise en oeuvre à l’équipe de direction. De plus, il devrait examiner la place que la direction accorde aux communications avec les actionnaires. Enfin, le conseil d’administration devrait s’assurer que la direction donne aux communications la place souhaitée et que les principaux actionnaires de la société la jugent appropriée[151]. Pour renforcer l’engagement, une meilleure identification des actionnaires est parallèlement nécessaire[152]. Sur ce plan, l’adoption en Europe de la réforme de la directive sur les droits des actionnaires[153] constitue une avancée dans la bonne direction[154]. Celle-ci garantit désormais aux entreprises la possibilité d’identifier leurs actionnaires et d’obtenir des renseignements à leur sujet auprès de l’intermédiaire de la chaîne détenant les informations, qui qu’il soit.

« [T]he board of directors is — or ought to be — a central player in shareholder engagement[155] » : le dialogue est encore plus capital dans le contexte de la recrudescence des attaques des hedge funds. En effet, une des causes du succès de leur activisme résulte du soutien des autres actionnaires. Or, établir une proximité avec les actionnaires permet aux administrateurs de réduire l’asymétrie d’information dont profitent les hedge funds[156]. « Shareholder engagement aims to promote long-term success of companies[157] », et ce, outre qu’ils donnent aux membres du conseil d’administration une rétroaction sur les priorités et les préoccupations des actionnaires, qu’ils leur fournissent des signaux d’alerte et qu’ils accroissent leur confiance dans l’entreprise et sa direction[158]. Les échanges entre le conseil d’administration et les actionnaires donnent la possibilité de résoudre un problème avant qu’il ne se transforme en conflit et qu’il ne soit reproché au conseil au moment d’une campagne activiste[159] : « constructive shareholder activism simply represents the next stage of the shareholder evolution[160] ». Le renforcement des échanges doit donc être une priorité et doit être bien construit. Tout d’abord, la construction commence et le chantier est loin d’être achevé, comme en témoigne une des justifications de la proposition de révision de la directive européenne sur les droits des actionnaires : l’engagement insuffisant des actionnaires[161]. Ensuite, la réglementation contemporaine du droit des valeurs mobilières s’appuie sur un modèle de transparence où le droit fait en sorte que tous les investisseurs aient accès sur un pied d’égalité à de l’information complète, véridique et à jour[162]. Le fonctionnement efficace et intègre des marchés requiert que la transparence des opérations et la diffusion des informations soient assurées auprès de l’ensemble des investisseurs sans distinction[163]. Or, le dialogue (et la circulation des informations qu’il induit) ne doit pas conduire à favoriser la commission de comportements illégaux (abus de marché[164] ou délits d’initiés[165]) dont les hedge funds bénéficieraient : l’efficience des marchés est à ce prix et la vigilance se révèle de mise.

2.2 Renforcer l’encadrement réglementaire en matière de droit de vote

En tant que créanciers résiduels, les actionnaires supportent le risque entrepreneurial[166]. Un pouvoir important doit donc leur être donné pour des raisons d’efficacité économique. Dans cette logique, le droit de vote des actionnaires et la notion de démocratie actionnariale prennent une importance considérable. Devant l’activisme dur des hedge funds, certains spécialistes recommandent de traiter les actionnaires de manière différente et proposent de limiter le droit de vote des actionnaires court-termistes, tout en favorisant l’influence des actionnaires historiques et en défendant une vision à long terme (2.2.1). En parallèle, une réflexion est en cours sur un accroissement de la transparence entourant la participation financière des actionnaires au capital des entreprises, associé à un contrôle plus grand de l’attribution et de l’exercice du vote de ces derniers. Cette réflexion appréhende le droit des sociétés par actions conjointement avec le droit des valeurs mobilières (2.2.2).

2.2.1 Débattre sérieusement du principe « une action — une voix »

Pour endiguer l’activisme dur des hedge funds, une des solutions actuellement envisagées est d’assujettir le droit de vote des actionnaires à une durée minimale de détention d’actions et de créer une rupture d’égalité entre les actionnaires. La France est le premier pays à avoir consacré par la loi le principe de différence de traitement entre les actionnaires à long terme et ceux à court terme[167]. Le législateur français a adopté la loi dite « Florange » du 29 mars 2014[168] qui prévoit la généralisation d’un droit de vote double (automatique ou non) pour les actionnaires présents dans l’entreprise depuis au moins deux années continues. L’article 7 de cette loi, inséré dans le Code de commerce à l’article L225-123, prévoit ainsi un droit préférentiel au bénéfice des actionnaires à long terme[169] :

Un droit de vote double de celui conféré aux autres actions, eu égard à la quotité de capital social qu’elles représentent, peut être attribué, par les statuts à toutes les actions entièrement libérées pour lesquelles il sera justifié d’une inscription nominative, depuis deux ans au moins, au nom du même actionnaire […] Dans les sociétés dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé, les droits de vote double prévus au premier alinéa sont de droit, sauf clause contraire des statuts adoptée postérieurement à la promulgation de la loi no 2014-384 du 29 mars 2014 […], pour toutes les actions entièrement libérées pour lesquelles il est justifié d’une inscription nominative depuis deux ans au nom du même actionnaire[170].

D’autres pays s’intéressent à cette logique de rupture avec le principe « une action, une voix[171] », sans avoir pris toutefois une position aussi symbolique que la France[172]. Pourtant, la question est d’intérêt puisque l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a observé ceci en 2015 : « The OECD Principles do not take a position on the concept of “one share one vote”, and almost all jurisdictions permit some deviations from this concept[173]. » De même, une étude réalisée en 2007 relativement au cadre juridique de 19 pays européens et à la situation de 464 sociétés cotées a démontré que les mécanismes écartant le principe « une action, une voix » étaient de nature variable et que 44 p. 100 des sociétés de l’échantillon disposaient de tels mécanismes[174]. Au Canada, il est également fréquent de créer différentes classes d’actions avec ou sans droit de vote[175]. Beaucoup de grandes entreprises canadiennes sont des sociétés contrôlées par l’entremise d’une structure à double classe d’actions[176]. Dès 1945, la famille Molson, à l’origine de la plus vieille brasserie du Canada, a eu recours aux actions subalternes pour faciliter le financement de la société Molson, et ce, tout en conservant son contrôle et son pouvoir décisionnel[177]. À l’heure actuelle, de 20 à 25 p. 100 des sociétés qui forment l’indice composé S&P/TSX ont des actions à droit de vote multiple, alors que ce chiffre est moindre du côté américain (moins de 5 p. 100 des sociétés de l’indice boursier S&P 500 ont adopté une telle structure)[178]. Aux États-Unis, les entreprises peuvent créer des actions préférentielles ou subalternes, les dispositions étatiques de droit des sociétés qui prévoient le principe « une action, une voix » n’étant que supplétives[179]. Plusieurs décisions judiciaires confirment la légalité d’un capital-actions à classe multiple. À titre d’illustration, un juge du Delaware a reconnu l’absence d’incompatibilité entre une règle autorisant l’inégalité de traitement des actionnaires et les principes fondamentaux des sociétés par actions : « There are respectable public policy arguments that can be made for legislators and regulators to fashion statutes and regulations that require minimum holding periods, as a pre-condition to the exercise of certain rights the invocation of which impose costs on all stakeholders[180]. » Au Canada, les professeures Stephanie Ben-Ishai et Poonam Puri ont démontré que le droit a facilité l’émergence de classes d’actions multiples : « The use of dual class shares as a financing technique in Canada was facilitated by corporate statutes that permitted express deviations, in articles of incorporation or by-laws, from the common law default rule of one vote per share. The ability of corporations to make such deviations finds its roots in nineteenth-century legislation[181]. » Aujourd’hui, les lois en matière de droit des sociétés (à l’échelle tant canadienne que québécoise) prévoient expressément la possibilité d’avoir des actions privilégiées ou subalternes[182] et de mettre fin à l’égalité entre actionnaires en créant des catégories d’actions auxquelles sont rattachés des droits privilèges et des restrictions énoncés dans les statuts[183]. Récemment, lors de la réforme de son droit des sociétés par actions, le législateur québécois a introduit la possibilité pour les entreprises de mettre en place des régimes de vote inégalitaires par l’adoption d’une résolution spéciale ou par la modification des statuts[184]. S’il est interdit à une société de créer une discrimination entre des actionnaires appartenant à la même catégorie d’actions, le législateur autorise la création de distinctions entre eux dès lors qu’ils appartiennent à des catégories différentes. La Cour suprême du Canada a aussi reconnu la validité de dispositions présentes dans les statuts de société créant des régimes différents de répartition de dividendes entre les actionnaires d’une entreprise :

À mon avis, la division des actions en différentes « catégories » constitue une condition nécessaire pour pouvoir déroger à la présomption d’égalité, à la fois en ce qui concerne le droit aux dividendes et les autres droits des actionnaires. Cette règle trouve sa raison d’être dans le principe voulant que les droits des actionnaires se rattachent aux actions elles-mêmes et non aux actionnaires. Ainsi, la division des actions en différentes catégories permet d’établir une distinction entre les actions (par opposition aux actionnaires) et ensuite, de déroger à la présomption d’égalité[185].

De nos jours, la validité de restrictions au droit de vote des actionnaires est admise sur le plan juridique[186] et prend des intensités variables. Même si tous les doutes entourant la pertinence (économique et financière) et la légitimité d’introduire de telles restrictions ne sont pas levés[187], ces restrictions vont dans le sens de l’histoire[188] et s’avèrent un outil pour préserver la pérennité des entreprises[189]. Pourtant, ces restrictions se heurtent au modèle dominant et à la grogne des investisseurs institutionnels, comme l’a illustré récemment l’entreprise américaine Facebook[190]. S’appuyant sur le principe « une action, une voix[191] », le modèle dominant place l’actionnaire au centre des préoccupations, notamment celles d’ordre juridique[192].

2.2.2 Modifier les règles pour répondre au découplage

Alors que traditionnellement les prises de participation s’effectuent par l’acquisition d’actions, l’utilisation massive des produits dérivés (et d’autres techniques contractuelles) par les hedge funds est venue renouveler la réflexion sur l’attribution et l’exercice du droit de vote[193] : « [H]edge funds are often seen as the institutional expression of twenty-first-century financial derivatives, in the same way that the South Sea Company was seen as the institutional expression of the joint stock firm[194]. » Le recours à ces stratégies nouvelles, d’essence financière, a consacré le découplage (decoupling ou new vote buying[195]). En temps normal (et cette perception a dominé pendant longtemps[196]), l’intérêt juridique est proportionnel à l’exposition économique : un actionnaire dispose d’un certain nombre d’actions (intérêt juridique), lui donnant droit à un certain nombre de droits de vote, lui conférant un certain montant de dividendes et lui permettant de réaliser une plus-value en cas de revente à la hausse des actions qu’il possède (exposition économique[197]). Le découplage crée un spectre allant de l’actionnaire qui n’a aucune transaction ni actifs adossés à ses actions (pure shareholder) à l’actionnaire qui est entré dans une transaction (telle une position courte) et qui remet en cause le risque économique associé à la position sous-jacente (neutral shareholder[198]). Pour l’essentiel, le découplage consiste en une dissociation du risque économique et du droit de vote attachés à une action[199]. Il traduit l’existence d’une relation disproportionnée entre l’exposition économique et l’« intérêt juridique » d’un actionnaire.

Le découplage prend le nom de « vote vide » (empty voting) ou de propriété occulte (hidden ownership). Lorsqu’un actionnaire recourt au vote vide, son intention est de réduire son exposition économique, tout en conservant un pouvoir politique. Il y a, dans cette situation précise, découplage de risque négatif. À l’inverse, dans un cas de propriété occulte, un actionnaire possède un intérêt économique plus important que ce que laisse paraître son niveau de participation/détention au sein de la société. Il est alors question de découplage de risque positif[200]. Au Canada, l’affaire Telus[201] mettant aux prises l’entreprise de télécommunication Telus Corporation et un hedge fund a été l’occasion de mettre à jour le phénomène du vote vide[202]. Telus Corporation avait annoncé le 21 février 2012 qu’elle envisageait de supprimer la structure de son capital-actions à deux catégories d’actions par voie d’un plan d’arrangement devant être adopté à la prochaine assemblée de ses actionnaires. La proposition prévoyait que chaque action sans droit de vote serait convertie en action ordinaire, à raison d’une action pour une action si la mesure était adoptée par une majorité des deux tiers des votes des porteurs d’actions ordinaires et de ceux des porteurs d’actions sans droit de vote, votant chacun séparément en tant que catégorie. Les sociétés Institutional Shareholder Services Inc. et Glass, Lewis & Co., LLC ont, à l’époque, recommandé aux porteurs d’actions ordinaires et aux porteurs d’actions sans droit de vote de Telus de se prononcer en faveur de la proposition. Toutefois, le hedge fund Mason Capital Management LLC s’est opposé à la proposition par l’intermédiaire de sa circulaire. Ce dernier avait acquis par des instruments dérivés (des contrats d’échange d’actions à dénouement exclusivement numéraire) un pourcentage important des droits de vote liés aux actions ordinaires de Telus peu de temps après l’annonce de la proposition (20 p. 100 des actions avec droit de vote). Le hedge fund avait couvert ses positions en effectuant une vente à découvert sur ses actions, de telle sorte que son exposition économique correspondait à près de 0,20 p. 100 des actions en circulation de la société. Mason Capital Management LLC avait pour stratégie de faire échec à la proposition de regroupement des actions et de réaliser un profit lorsque l’écart entre les cours des actions avec droit de vote et des actions sans droit de vote serait rétabli. Par le passé, les actions sans droit de vote de Telus s’étaient négociées moyennant une décote par rapport à ses actions ordinaires. Après l’annonce de la proposition (puisqu’il était prévu que l’opération serait approuvée), le cours des actions des deux catégories a augmenté, mais celui des actions sans droit de vote a crû de façon plus importante pour s’approcher de celui des actions ordinaires. Or, puisque la société Mason Capital Management LLC avait vendu à découvert la plupart de ses actions de Telus, elle avait limité le montant de la perte qu’elle pouvait subir en cas d’approbation de la proposition. Toutefois, en raison du nombre d’actions sans droit de vote vendu à découvert par Mason Capital Management LLC, si les actions sans droit de vote s’étaient à nouveau négociées moyennant leur décote passée par rapport aux actions ordinaires, le bénéfice réalisé sur les actions sans droit de vote à découvert aurait dépassé la perte subie sur les actions ordinaires détenues en contrepartie. Telus a finalement renoncé à la proposition en précisant que, si les actions de Mason Capital Management LLC étaient retirées de l’équation, sa propre proposition aurait été largement approuvée par les deux catégories d’actionnaires et aurait recueilli 92,4 p. 100 de votes favorables.

Eu égard à l’hostilité du hedge fund et à sa demande de convocation d’une assemblée (celle-ci était destinée à voter une résolution pour imposer une prime (premium) aux porteurs d’actions ordinaires pour toute proposition de conversion ultérieure), Telus a saisi les tribunaux de la Colombie-Britannique. Ces derniers en ont conclu autrement, cela s’expliquant par la différence de nature entre les deux instances. Dans un premier temps, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a dû approuver le plan d’arrangement proposé par Telus. Celle-ci s’est prononcée en faveur d’une sanction du comportement du hedge fund[203]. Si cette cour a invalidé les mesures mises en oeuvre par le hedge fund pour des raisons procédurales, elle a souligné la préoccupation soulevée par l’émergence de la pratique du vote vide. Dans un obiter dictum, elle a confirmé la position des juges de première instance en reconnaissant la possibilité de refuser à un investisseur l’exercice d’un vote vide en vertu du pouvoir inhérent du juge[204]. Cette cour a parallèlement souligné les conséquences négatives de l’utilisation du vote vide sur la démocratie actionnariale. Dans un second temps, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique s’est prononcée dans une procédure distincte sur la légitimité de la convocation de l’assemblée générale par Mason Capital Management LLC. Sur ce terrain, la Cour d’appel a considéré que, en l’absence d’une réglementation prohibitive sur le vote vide, les juges ne pouvaient s’immiscer dans la gouvernance d’entreprise en privant un actionnaire de son droit de vote[205]. La Cour d’appel a admis que, même si elle reconnaissait le statut « d’actionnaire à vote vide » de Mason Capital Management LLC, elle ne pouvait déclarer comme invalide la requête de cette dernière société de convoquer une réunion des actionnaires. Le degré d’exposition au risque de Mason Capital Management LLC était sans incidence sur sa faculté de demander la convocation d’une assemblée. La Cour d’appel a ainsi rétabli la demande de Mason Capital Management LLC et a conclu que cette société n’avait enfreint aucune loi. Si la Cour d’appel s’est montrée prudente en indiquant que les tribunaux n’avaient pas l’autorité de contrôler les abus liés au vote vide[206], elle a tout de même fortement critiqué la position de Mason Capital Management LLC et envoyé un message au sujet de la question du vote vide. La décision semble indiquer que les tribunaux n’hésiteront pas à intervenir pour interdire la pratique si les circonstances le justifient[207].

La conclusion d’instruments dérivés[208] sous forme de contrats financiers permet de supprimer la proportionnalité qui existe entre les variables juridiques et économiques. Un dérivé se définit comme un instrument financier découlant d’un contrat conclu entre deux parties à des fins spéculatives ou de couverture, et portant sur un actif sous-jacent[209]. Sans définition légale, la valeur de ces instruments dépend d’autres actifs appelés « sous-jacents[210] ». Cette technique financière transfère le risque attaché à la valeur de l’actif sans nécessairement opérer le transfert de l’actif lui-même[211]. Avec les contrats financiers, l’actionnaire-propriétaire d’une action sous-jacente se prive de son utilité économique (valeurs d’échange et d’utilité) au bénéfice de sa contrepartie qui, elle, en conserve la substance juridique (droit de disposition)[212]. Il y a alors distinction entre deux types de propriété : la propriété juridique et la propriété économique[213]. L’actionnaire va utiliser un instrument dérivé pour s’affranchir de la variation du cours des actions qu’il détient (mais aussi contre des fluctuations de taux d’intérêt ou de taux de change) et couvrir ses pertes éventuelles[214], ainsi que pour développer un intérêt à la baisse de la valeur des mêmes actions afin d’en tirer un gain[215]. La conclusion d’un contrat de vente à terme[216] permettant au vendeur de fixer contractuellement le prix des titres sous-jacents à terme (future ou forward)[217] ou encore la conclusion d’une vente avec option d’achat (call)[218] ou d’un achat avec option de vente (put)[219] à un prix prédéterminé, donne la possibilité à l’actionnaire de poursuivre ces deux stratégies. Les contrats d’échange sur actions (equity swaps)[220] sont également utilisés par les hedge funds. Ces contrats encadrent l’échange à une date déterminée d’actions cotées entre deux cocontractants[221] et voient les paiements effectués par une partie au moins être fixés par référence à la valeur d’une action ou de flux financiers qui lui sont liés.

La conclusion d’instruments dérivés entraîne un règlement en espèces de la plus-value ou de la moins-value réalisée par l’une ou l’autre des parties par rapport à la valeur initiale de l’actif sous-jacent, c’est-à-dire de la différence entre la valeur de l’actif sous-jacent à la conclusion du contrat et sa valeur au terme du contrat[222]. Le risque se situe sur l’une ou sur l’autre des parties à l’opération, en fonction de la fluctuation effective du prix au cours de la vie de l’instrument dérivé[223]. La contrepartie qui accepte de verser à l’actionnaire la différence entre le prix de référence et le cours de la bourse si elle est négative couvre conséquemment le risque de l’actionnaire. L’exposition économique de l’actionnaire à l’évolution du cours de la bourse (position longue) est donc annulée par la conclusion d’une opération de couverture portant sur une quantité donnée de titres au terme de laquelle il tirera profit de la dépréciation desdits titres (position courte). Une spéculation sur la dépréciation des titres de la société est même possible dès lors que la position courte excède la position longue[224]. Au final, l’actionnaire pourra utiliser deux types de stratégies d’exposition économique : une position longue et une position courte. Dans la première, les augmentations de valeur des actifs sous-jacents sont transformées en profit et les diminutions de valeur, en perte économique ; dans la seconde, les diminutions de valeur sont transformées en profit et les augmentations, en gain économique. L’autre partie au contrat s’appuiera souvent sur une stratégie ayant pour objet de minimiser son risque et de réduire son exposition économique totale aux fluctuations de l’actif sous-jacent, et ce, en achetant un nombre d’actions équivalant à son exposition économique prévu dans le contrat[225].

Le contrat de prêt de titres dit « prêt-emprunt[226] » est une autre stratégie de découplage[227]. Contrairement à ce que sous-entend cette notion, le prêt-emprunt ne correspond pas à un simple contrat de prêt ou de location entraînant restitution. Cette opération consiste en un transfert temporaire de la propriété des titres de l’actionnaire-prêteur (représenté dans la plupart des cas par une institution financière[228]) vers l’emprunteur, avec l’obligation pour ce dernier de rendre au terme du contrat des valeurs identiques à celles qui lui ont été préalablement données[229]. Relevant de la catégorie des ventes à découvert, le prêt-emprunt s’analyse comme une convention de rachat d’actions à travers laquelle les titres achetés par une partie doivent être revendus à l’autre. Un des buts poursuivis par l’emprunteur est de réaliser une plus-value : ce dernier tentera de revendre sur les marchés les actions obtenues temporairement en espérant qu’une chute des prix s’opérera au moment où il lui faudra les racheter pour les restituer au prêteur. Cependant, le prêt-emprunt est aussi un moyen pour l’emprunteur de devenir actionnaire d’une société et d’exercer les droits économique et politique d’une action dont il n’a que la propriété temporaire sans s’exposer à un risque financier[230]. Puisque l’action sous-jacente est in fine restituée au prêteur au terme du délai fixé, seul ce dernier est soumis aux variations du marché. Après avoir exercé son droit de vote, l’emprunteur rendra les actions au prêteur sans crainte des conséquences et des risques afférents[231].

Ces situations de découplage soulèvent des questionnements juridiques[232]. Pour sa part, le législateur ne peut plus ignorer ces remises en question[233] qui se sont intensifiées avec l’accroissement de pratiques critiquables et à la limite de la légalité[234]. De plus, les pratiques de découplage ont des enjeux importants. Elles réduisent, pour certaines, la transparence de la structure de votes et des mouvements de capitaux, que cela soit concernant l’intérêt à négocier, l’ampleur des actions ordinaires en circulation ou les intérêts économiques des actionnaires[235]. De plus, la motivation des acteurs du découplage (essentiellement les hedge funds)[236] met en péril un présupposé simple : l’exercice du droit de vote se fait en vue d’accroître la valeur de l’entreprise et ne porte pas atteinte à l’intérêt commun des actionnaires. Si les hésitations sont encore nombreuses sur le choix législatif à faire[237], trois pistes se dégagent : un accroissement de la transparence, associé à un contrôle plus grand de l’attribution et de l’exercice du vote des actionnaires[238]. Alors qu’un renforcement des mesures de transparence a déjà été effectif[239], le contrôle de l’attribution du droit de vote aux actions dont le risque n’est pas couvert ainsi que de l’exercice de ce droit est encore à construire. Toutefois, d’autres solutions de rechange demeurent possibles[240].

Conclusion

Depuis quelques années, l’activisme historique fait place à un activisme d’une autre nature porté par les hedge funds : un activisme dur à visée financière. L’ampleur de ce dernier bouleverse la gouvernance d’entreprise, tant il est efficace, mondial et peu touché par les contextes économiques, financiers ou juridiques dans lesquels il évolue. Au Canada, les entreprises de toute taille et de tout secteur sont susceptibles d’être la cible de cet activisme[241] et elles le sont déjà[242]. En recourant aux outils traditionnellement privilégiés par les actionnaires-activistes, les hedge funds parviennent à faire croître la valeur actionnariale de l’entreprise ciblée dans un laps de temps réduit. Cependant, ce succès n’est pas sans conséquence. Les effets de l’activisme dur sont en réalité âprement discutés. Pour garantir l’atteinte de leurs objectifs financiers, les hedge funds pratiquent, la plupart du temps, un activisme hostile et ils n’hésitent pas à faire pression sur les administrateurs et les hauts dirigeants pour satisfaire leurs attentes. Par ailleurs, la contrepartie des mesures adoptées au profit des actionnaires s’opère au détriment des intérêts des parties prenantes de l’entreprise. En plus des méthodes controversées des hedge funds et des conséquences préjudiciables de leur intervention, l’apparition des techniques du vote vide et de la propriété occulte suscite de nouveaux débats. Il ne faut pas pour autant rejeter en bloc cette forme d’activisme ni chercher à tout prix à l’interdire. L’activisme dur revêt aussi des aspects positifs[243] qui le rapprochent d’un activisme plus constructif, soit celui qui a longtemps caractérisé les interventions des actionnaires pour faire entendre leurs voix ou promouvoir certaines causes ou valeurs.

Ainsi, l’activisme des hedge funds est là pour rester. Les juristes doivent comprendre qu’un nouveau monde de la gouvernance[244] et une approche différente du droit des sociétés par actions[245] émergent. En réponse aux questions que soulève l’activisme dur des hedge funds, les juristes (notamment canadiens) sont placés devant un défi de taille : construire une réglementation appropriée[246]. À l’heure actuelle, des solutions se dessinent même si elles demeurent, pour certaines, encore au stade de la discussion. Premièrement, la composition des conseils d’administration doit être repensée en vue de faire de la compétence une norme. Deuxièmement, les conseils d’administration devraient devenir activistes. L’instauration d’un dialogue permanent et constructif avec les actionnaires est aussi un élément clé du problème. Troisièmement, une solution proposée entend faire évoluer les règles relatives au découplage. L’encadrement renforcé du droit de vote et la transparence des opérations spéculatives sur les titres doivent être repensés pour donner aux entreprises et à leur direction la possibilité de lutter à armes égales avec les hedge funds activistes. La tâche des juristes se révèle en définitive complexe. Au-delà des aspects négatifs de l’activisme dur des hedge funds, la gouvernance d’entreprise est marquée aussi aujourd’hui non seulement par une logique boursière[247], peu remise en question par les entreprises elles-mêmes[248], mais également par un comportement ambivalent des investisseurs institutionnels[249]. Cela témoigne d’une conception dominante difficile à renverser[250], mais il faut bien commencer un jour…