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Après avoir été l’objet des numéros 3 et 4 du volume 56 de la revue Les Cahiers de droit en 2015, la thématique du silence est de retour dans les publications juridiques à l’Université Laval avec l’ouvrage d’Elodie Bordes, intitulé Le silence et le droit. Recherches sur une métaphore et publié en 2018 aux Presses de l’Université Laval dans la collection « Dikè ». Enseignante de l’Université de Toulon, en France, spécialisée en droit constitutionnel et en théorie du droit, l’auteure a entendu la voix de cette collection qui appelle des penseurs venus de tous horizons et disposés autant à « débattre des questions juridiques urgentes » (p. ii) qu’à une « critique aussi polymorphe et diverse que les structures complexes du droit contemporain » (p. ii).

Le livre de Bordes s’inscrit d’emblée au coeur du paradoxe qui marque les relations entre le droit et le langage. Le droit se dit et il se dit, faudra-t-il ajouter, même dans les décisions avant dire droit. À ce titre, le droit est tributaire du langage pour son existence. Cependant le langage n’épuise pas l’être du droit. En d’autres termes, le droit dit et exprimé n’est pas le tout du droit. C’est ainsi qu’au centre même de leurs relations intimes fuse le silence. « Est-il possible, dès lors, pour ce droit qui est enserré dans les rets du langage de “dire le silence” ? » (p. 8).

Ce silence incompressible peut s’entendre de trois manières. Il s’agit d’abord d’un silence délibéré. C’est le mutisme, dit l’auteure, d’un acteur du système juridique, que ce soit le citoyen, le juge, le législateur ou le constituant lui-même. Ce silence choisi, donc intentionnel, revêt toujours une portée symbolique. La deuxième forme de silence est un silence imposé. C’est la parole d’un acteur du paysage juridique, plus fort et plus légitime qui réduit d’autres acteurs moins forts et moins légitimes au silence. Ce silence imposé met de l’ordre dans une communication qui, autrement, serait chaotique. Si cette forme de silence est relative dans le sens qu’il y a eu au préalable une tentative de prise de parole, la troisième forme de silence s’avère absolue. Ce silence radical indique ce que le droit, de par son inscription dans les structures langagières ne peut pas dire. C’est le tacite, l’implicite, l’indicible (p. 167).

Ces silences ne sont pas vides et il est possible de leur faire livrer le message qu’ils renferment. L’enjeu de l’entreprise de Bordes consiste à restituer la totalité du droit que le langage n’arrive pas à produire. Toutefois, le langage n’est pas le seul phénomène qui tronque le droit. Il en va de même pour la modernité qui réduit le droit à un simple moyen et à un consommable dans l’unique dessein de servir la performance technique. Le droit dit n’est plus alors qu’un droit mutilé et qui désenchante le monde. Pour faire advenir le temps de la consolation, il convient de restaurer l’être du droit en faisant parler les silences. Pour ce faire, Elodie Bordes choisit la « métaphore vive » (p. 10) comme une méthodologie susceptible de saisir ces silences et de produire les sens dont ils sont porteurs.

L’auteure distingue deux types de silence. Il y aurait d’abord le silence dans le droit qui fait écho au silence des acteurs du système juridique, c’est la dimension positive du silence. Ensuite, il y aurait le silence du droit lui-même qui évoque la dimension ontologique du silence. Chacune de ses deux branches fait l’objet d’une partie de l’ouvrage. Dans la première partie, l’enseignante de l’Université de Toulon expose, d’une part, le silence du citoyen et, d’autre part, le silence du juge. Elle présente le silence du citoyen comme la conséquence de la démocratie représentative qui confisque la parole de tous au profit des seuls représentants élus du peuple. En plus, du fait que ces derniers ne défendent pas nécessairement les intérêts des représentés – puisqu’il n’y a pas de mandat impératif – la forme de la loi elle-même contribue à réduire les citoyens au silence. Dans le processus de production législative par la représentation nationale, dit Bordes, le droit s’est étatisé et la liberté du citoyen est devenue fictive. Sur ce point, il aurait été important de noter les mécanismes négociés ou violents par lesquels les citoyens contestent leur réduction au silence et se réapproprient leur droit à la parole. Il peut s’agir des manifestations de rue qui s’intensifient quand les citoyens constatent la stérilité des débats parlementaires. Il peut s’agir aussi de personnes en relations d’affaires qui choisissent, en connaissance de cause, d’ignorer le droit positif pour s’engager en vertu d’autres normes, forgées par elles. C’est l’indépendance contractuelle que Jean-Guy Belley a su mettre en lumière[1].

Le citoyen n’est pas la seule victime du silence imposé, poursuit Bordes. Le juge lui aussi se trouve réduit au silence. Historiquement dans la tradition juridique française, rappelle l’auteure, il est interdit au juge d’interpréter la loi. Il doit se contenter de la dire. Même quand, plus tard, le juge gagnera en indépendance, sa parole restera rationalisée notamment dans l’obligation qu’il a de motiver ses décisions afin de bien montrer sa fidélité à la loi. Bordes interprète l’institution d’une autorité judiciaire dans le même sens : le juge ne parle jamais en son propre nom, sa parole est celle d’une autorité qui l’assume collectivement. Ce « corporatisme » (p. 44) transparaît, ajoute l’auteure dans l’expression « faire jurisprudence » (p. 44) qui ne peut jamais être le privilège d’un juge individuel. A ce silence institutionnel s’ajoute un « silence élaboré » (p. 47) qui contraint le juge à mouler son jugement sous la forme du syllogisme judiciaire. Cette contrainte ne parvient pas à stériliser complètement « [l]a puissance créatrice de l’imagination dans le travail du juge » (p. 52) particulièrement dans les cas où la règle de droit est obscure.

Le silence traité dans les considérations qui précèdent illustre l’hypothèse d’une parole confisquée où le silence d’un acteur du système juridique est le fait de la prise de parole d’un autre acteur du même système. Cependant, le silence peut jaillir non plus d’une « parole confisquée » (p. 21), mais d’une « parole différée » (p. 55). Un acteur se tait en s’inclinant devant un autre acteur. Dans ce contexte, les juges, les citoyens et l’Administration ont affaire au silence. Les juges, dans le contexte européen, parce qu’ils sont pris dans le maillage de plusieurs ordres juridiques mais aussi, comme partout, exposés à l’influence des forces politiques et aux pouvoirs du marché, écrivent leurs décisions comme les rhapsodes autrefois chantaient leurs poèmes. Chacun apporte une pièce du tout sans jamais jouir du privilège de rédiger le tout par lui-même. Cette réalité s’explique mieux quand l’auteure rappelle combien les textes, toujours plus nombreux, s’élaborent dans les institutions de l’Union européenne, obligeant le juge national à tenir compte de l’ordre supra étatique. L’illustration parfaite d’un tel silence que Bordes n’évoque cependant pas serait le jeu de la question préjudicielle[2]. Ce mécanisme contraint le juge saisi d’une question mettant en cause l’interprétation d’un texte de l’Union européenne et dont le sens ne serait pas explicite, à surseoir à statuer en attendant que le juge européen en donne l’interprétation qui sera prise en considération par le juge national. L’auteure montre par contre que le juge national se trouvera, en vertu du principe de la coopération loyale, à mettre en oeuvre des garanties du droit communautaire parfois même sans que le texte communautaire qui offre la garantie – une directive par exemple – ne soit déjà intégré dans l’ordre national. Dans ce cas de figure, il recouvre la parole et exploite le silence et l’inaction des organes non juridictionnels.

Le citoyen lui aussi est un acteur de cette parole différée qui enfante le silence. Son silence se manifeste d’abord sous la forme d’un privilège, notamment dans le cadre du procès pénal où son droit de garder le silence lui est notifié. Bordes esquisse l’historique américain de ce droit et montre ses prolongements, en particulier, en droit français, avant de souligner ses externalités négatives, entre autres, dans la recherche des preuves. Le silence du citoyen constitue aussi une parole différée à d’autres égards. En politique, l’abstention au moment des votes, si elle n’est pas comptabilisée en faveur d’un candidat ou d’un camp, est cependant loin d’être anodine. Ce silence a un message à passer. Cette fonction du silence se trouve dans les instances de délibération où certains font l’option de ce qu’on a pu appeler la « chaise vide ». Il faudra cependant évaluer plus sérieusement la portée de ce silence et se demander si, finalement, ce n’est pas une prime accordée à ceux et celles qui ont l’audace d’exprimer plus explicitement leurs opinions.

Après avoir considéré le juge et le citoyen, Bordes traite du silence de « L’administration et les voi(e)x de l’administré » (p. 99). Le lecteur pourrait trouver curieuse l’orthographe du mot « voi(e)x ». Cette écriture semble être un jeu de mot entre « voies », synonyme de chemin et « voix », comme émission humaine de sons gutturaux. En s’établissant en droit français, le silence de l’Administration a traditionnellement signifié, ainsi que le montre l’auteure, le rejet de la requête qui lui avait été soumise et par conséquent l’ouverture du prétoire à l’administré pour qu’il puisse passer du recours gracieux au recours contentieux. Cette interprétation du silence de l’Administration connaitra, toutefois une évolution car ce principe général de droit français sera assorti d’exceptions. Dans certains cas spécifiques, le silence de l’Administration signifiera son acceptation de la requête et le changement corrélatif de la situation juridique de l’administré. Ces exceptions poursuivent la simplification du fonctionnement de l’Administration et constituent une pression exercée sur elle pour qu’elle puisse agir avec plus de diligence. Cependant la multiplication des exceptions – comme le souligne l’auteure – se révèle une source d’insécurité juridique pour les administrés qui ne savent plus d’instinct ce que signifie dans telle circonstance particulière un silence qui a cessé d’être univoque.

Dans la seconde partie de son ouvrage, Bordes passe d’un discours interne au droit à un discours externe au droit. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le silence des acteurs juridiques mais le silence du droit lui-même. Contrairement au premier qui est relatif, le second est absolu et peut permettre, de l’opinion de l’auteure, une autre approche du droit, plus féconde. Le premier titre de cette partie s’intitule « Les résistances au silence du “logicisme” » (p. 121). L’auteure remet en cause le modèle logico-déductif du raisonnement juridique qui fait des juges les seuls initiés d’un savoir ésotérique ou si l’on veut encore les grands prêtres d’un sacerdoce secret. Elle montre que le droit fait une double ouverture aux acteurs et aux valeurs tenus au silence. En ce qui concerne les acteurs, elle convoque, dans une démarche progressive, des auteurs dont l’apport à la réflexion sur le droit consiste à démocratiser la délibération juridique. Si Alf Ross limite aux juges, ceux qui peuvent validement produire des normes contraignantes, Ricardo Guastini élargira ce cercle pour y introduire tous les acteurs sociaux, notamment politiques, économiques et professionnels. Dans cet élan d’ouverture, Herbert Hart va définir le droit « comme une pratique sociale » (p. 136) en mettant l’accent sur la formation d’un consensus social dans lequel les autres acteurs ont droit à la parole. Finalement, Ronald Dworkin abonde dans le même sens en insistant sur la « raisonnabilité » de l’entreprise juridique et sa nature politique, toutes choses qui conduisent « à une forme de discussion rationnelle et argumentative qui prive les juges de ce pouvoir quasi législatif qu’on leur prête à tort » (p. 144).

Pour plaider l’ouverture du droit aux valeurs, Bordes commence par rappeler la manière dont cette ouverture concerne le discours scientifique en général avant d’atteindre de façon particulière le discours juridique. Aux antipodes de la position des membres du Cercle de Vienne dont le projet consistait à expurger toute métaphysique du discours scientifique valide, Bordes convoque Hilary Putnam pour rappeler d’une part l’impossibilité d’une objectivité absolue qui serait une sorte de « position de Dieu » (p. 151). D’autre part, avec Putnam, Bordes affirme que toute connaissance repose sur des préjugés métaphysiques. L’auteure aboutit à l’idée que les jugements de fait et les jugements de valeur s’interpénètrent. La vérité n’est plus dès lors l’adéquation de la pensée à la réalité mais plutôt « un ensemble d’usages (conceptualisé en l’acceptabilité rationnelle) » (p. 152). Le mouvement herméneutique qui s’est fait pour la science se reproduit pour le droit. La pensée du juriste italien Vittorio Vila sur le constructivisme juridique est mobilisée[3] pour montrer que la fonction du droit ne consiste pas à décrire ce qui est observable mais à formuler les volontés des acteurs du paysage juridique. Ces volontés impliquent la prise en considération de la moralité.

Le second titre de la seconde partie de l’ouvrage sur le silence et le droit est relatif à « [l]’ouverture du droit au tacite, à l’implicite et à l’indicible » (p. 167). Dans le premier chapitre, Bordes rappelle, pour montrer l’importance du tacite dans le droit, que la connaissance du droit n’est pas toujours verbalisée. La plupart du temps, elle prendra la forme d’une appropriation inconsciente qui se traduira spontanément dans le comportement. Cette forme de connaissance s’illustre dans les coutumes qui tirent leur force obligatoire d’une manière tacite. Il en est de même des conventions de la constitution, ces usages qui marquent de façon contingente les rapports entre les pouvoirs en vue de maintenir la stabilité de l’ensemble du système politique. À côté du tacite, se tient l’implicite. Si le tacite dit la formulation non verbalisée de la règle de droit, l’implicite concerne le fondement même de la règle. En s’aidant d’auteurs comme Robert Brandon, Bordes montre que l’assise de la règle de droit est non verbalisée. La norme juridique reçoit ultimement sa juridicité d’une tension pragmatique grâce à sa capacité à conforter la cohésion sociale. Si tel est son critère de validité, la règle de droit trouve sa cause non plus en elle-même mais dans cette communauté humaine qui la reconnaît et dont elle sert les besoins. Cette réinsertion de la règle de droit dans la communauté est de nature à humaniser la norme juridique. Cependant, importe-t-il d’ajouter, dans les moments de crise de valeur, il faudra expliciter l’implicite pour sortir des malentendus et renforcer précisément la cohésion sociale.

Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur « [l]a force iconique du silence et l’ouverture à l’imagination juridique » (p. 193). Il constitue en réalité une conclusion où l’auteure revient sur l’utilité de la métaphore comme médium pour une meilleure connaissance du droit. Elle rappelle que l’attention accordée aux silences permet de redonner une place de choix aux ressources de l’imagination et aux valeurs qui se trouvaient bannies du paysage juridique pris en otage par les forces du positivisme.

L’ouvrage de Bordes est une oeuvre à l’intérêt indiscutable. Dans la première partie, elle diagnostique les silences dans le droit et elle s’efforce de montrer que ceux-ci ne sont pas silencieux. Ils participent d’une façon directe ou indirecte aux manières dont le droit se tisse dans les sociétés contemporaines. Dans la seconde partie, l’auteure, juriste, fait preuve d’abnégation et tente de déposséder les juristes d’une manière générale et les juges d’une manière particulière du monopole qu’ils pourraient exercer sur le droit. A l’occasion, elle démontre avec une érudition qui peut perdre le lecteur que le droit est une entreprise commune et que « les forces créatrices du droit[4] » sont l’ensemble des forces sociales. Dès lors, il est vain de vouloir isoler le droit des valeurs morales de la société qui le produit, de même qu’il est stérile de vouloir limiter le droit à un pur moyen technique déconnecté de sa finalité. On regrettera seulement une mise en forme qui n’a pas permis d’épurer le texte de coquilles et de redites comme cette citation qui figure mot pour mot sur deux pages consécutives et qui, ironiquement, résume l’ensemble de l’ouvrage (p. 33 et p. 34) : « pour l’homme moderne, […] l’idée que toute loi gouvernant l’action des hommes est le produit de législateurs semble si évidente que l’affirmation que la loi est plus ancienne que la législation a presque le caractère d’un paradoxe. »