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Quand, en 1944-1945, les Alliés approchent des camps d’extermination et de concentration nazis, ils sont, dans la plupart des cas, préparés à cette épreuve et ont anticipé le choc psychologique que devait entraîner la vue des « atrocités [1] » qui les y attendaient. Parmi les soldats se trouvent des photographes et des caméramans qui appartiennent à des unités spécialisées des armées. Ceux-ci ont bénéficié d’une formation professionnelle appropriée, qui leur a appris tant à se protéger psychologiquement qu’à établir correctement leur témoignage. Car c’est bien d’un témoignage qu’il s’agit, ce qui ne veut pas dire que toutes les précautions n’ont pas été prises pour en certifier la véracité. Rappelons, tout d’abord, que ce que les Alliés ont vu ne correspond pas au fonctionnement des camps pendant la guerre, mais à leur état au moment de leur ouverture. Il ne restait plus que quelques milliers de déportés à Birkenau, alors que le camp en avait reçu des centaines de milliers, tandis que, à Bergen-Belsen, la majorité des nombreux prisonniers présents venaient juste d’arriver, après avoir été évacués par les nazis au fur et à mesure de l’avancée de l’Armée rouge. Ces groupes n’avaient pas connu le même traitement de la part des autorités nazies ; leur déplacement forcé dans de terribles marches de la mort contribuait donc au brouillage de l’analyse de la situation de chacun des camps et, partant, de la politique de persécution et d’extermination du IIIe Reich. Par ailleurs, les nazis avaient méticuleusement fait disparaître les traces de leurs crimes — que ce soit les archives, les installations de mise à mort ou les cadavres. Comme Primo Levi (1989, p. 14) l’a rappelé : « Les Lager étaient devenus dangereux pour l’Allemagne moribonde parce qu’ils recelaient le secret même des Lager, le plus grand crime de l’histoire de l’humanité. »

Dans l’ordre des priorités, la tâche des Alliés consista d’abord à soigner les blessés, à enterrer les morts, à arrêter les responsables des camps et à procéder aux premiers interrogatoires. Très vite, un certain nombre de dispositifs et de rituels furent cependant mis en place pour substituer à la brutalité d’un face-à-face des médiations impliquant, dans la mesure du possible, l’ensemble des personnes qui composaient la population des camps : les prisonniers et leurs gardiens, les victimes et les criminels, les déportés et les Allemands. Il s’agissait de contenir les réflexes spontanés de vengeance immédiate des prisonniers et d’aider les libérateurs à commencer leur travail de compréhension et à imaginer ce qu’avaient pu être les conditions de détention, les travaux forcés et les mises à mort des prisonniers. Enfin, les Alliés étaient soucieux de souligner le rôle joué par les différents corps de troupes nationales dans ce qui allait le plus souvent être mis en scène comme une libération de prisonniers, éventuellement célébrée comme telle.

Dans cette situation extraordinaire, la volonté documentaire d’enregistrement filmique, visant à convaincre les futurs spectateurs de la vérité des images, ne peut donc être séparée d’un certain nombre de gestes exprimant la subjectivité — et même le parti pris — des témoins professionnels de l’ouverture des camps. Peu de temps après 1945, tous les genres du cinéma (les actualités, le documentaire, la fiction) seront d’ailleurs sollicités pour commencer à former ce qui, au cours des années, est devenu une grande chaîne historique et mémorielle. Sur le moment, comme après coup, les cinéastes ont travaillé dans et sur un espace-temps qui était autant celui de l’attestation des conséquences des politiques nazies de concentration et d’extermination que celui de la prise de conscience de la genèse et de l’ampleur des crimes commis.

Un geste de substitution : remplacer les images nazies, détruites ou inexistantes, par celles des Alliés

Les nazis avaient éliminé toutes les traces des images qu’ils avaient eux-mêmes prises. Quand les services secrets américains (Office of Strategic Services) reçurent mission de retrouver les images nazies, en juin 1945, ils firent appel à l’équipe de la Field Photographic Branch, dont le célèbre cinéaste John Ford assurait la direction, assisté, entre autres, de Budd Schulberg [2]. Ce dernier avait reçu la mission de rechercher la trace d’une des unités cinématographiques les plus secrètes du Reich, celle de la SS. Grâce à la collaboration de deux anciens monteurs de cette unité, il fut informé de l’endroit où avaient été cachés les films sur les « atrocités ». À Rüdesdorf, à cinquante kilomètres à l’est de Berlin, Schulberg trouva ainsi, cachés dans un abri souterrain creusé dans une carrière de granit, « des bouts de film à moitié détruits qui apparaissaient clairement comme étant des documents nazis sur les camps de concentration ». Plus loin, « dans une mine de sel, à Grasleben, près du camp de concentration de Belsen », une deuxième cache fut découverte, mais, de nouveau, « les films avaient brûlé ». À Babelsberg, ils finirent par accéder à la cinémathèque principale, abritant les archives filmiques du IIIe Reich :

[L’un des gardiens du lieu] qui avait travaillé là depuis des années, rapporte Schulberg (1946), nous raconta que des hommes-cléz de l’entourage de Goebbels s’étaient déplacés spécialement, juste avant l’entrée des Russes dans la ville, pour venir détruire des films top secret, en particulier des images de meurtres de Juifs et de Polonais commis par des SS et photographiés par des équipes spéciales de SS [3].

Au total, ce ne sont que quelques fragments d’images animées, prises probablement pendant les destructions de ghettos juifs ou lors d’exécutions en plein air en Europe de l’Est, qui ont été retrouvés. L’un de ces films sera projeté au cours d’une audience, le 13 décembre 1945, comme preuve à charge contre les dignitaires nazis déférés devant le tribunal militaire international siégeant à Nuremberg. Intitulé Film allemand original (8 mm) sur les atrocités commises contre les Juifs (cote d’audience PS-3052), il avait été tourné dans la ville de Lvov. Arrivés début juillet 1941, les Allemands y avaient encouragé les nationalistes ukrainiens à s’en prendre aux Juifs, dont 5 000 environ furent massacrés à travers les rues de la ville. La force singulière de ce très court film provient en partie du fait qu’il ait été tourné par les bourreaux eux-mêmes, révélant la complaisance dont ils faisaient preuve devant leurs propres méfaits. Il a également l’intérêt de se situer dans un décor urbain qui ne fait qu’accroître le décalage entre la vie ordinaire des habitants de l’endroit et la terreur mise en oeuvre.

Devant l’absence d’images rendant compte du fonctionnement des camps pendant leur activité, les Alliés décidèrent de recourir à leurs propres films, ceux qui avaient été tournés lors de l’ouverture des camps et réalisés en partie en prévision de leur éventuelle qualification comme preuve judiciaire [4]. À Nuremberg, pas moins de deux films d’environ une heure chacun seront projetés, portant en partie ou en entier sur les camps de concentration et d’extermination nazis : côté américain, Les camps de concentration nazis (cote d’audience USA-79), réalisé sous la direction de Ray Kellogg [5], et, côté soviétique, Les atrocités des envahisseurs germano-fascistes en URSS (cote d’audience URSS-81) [6].

Dans la même période, les Britanniques réalisèrent également un film, Mémoire des camps (titre d’archives) [7], qui n’était pas destiné au procès et qui ne reçut pas d’accord officiel de diffusion publique. Pour leur part, les Français produisirent un montage d’actualités intitulé Les camps de la mort, projeté lors de l’exposition « Les crimes hitlériens », ouverte à Paris en juin 1945.

Comme nous l’avons déjà souligné, les images animées produites par les Alliés ont été en partie conditionnées par la volonté de communication et par le positionnement politique des vainqueurs sur l’échiquier international. Néanmoins, elles sont souvent le fait d’opérateurs issus de mouvements, voire d’écoles documentaristes qui ont profondément renouvelé les conditions éthiques, politiques et techniques de l’écriture cinématographique.

Constatation, stupéfaction : les deux expériences soviétiques

Ce sont les Soviétiques qui ont ouvert les camps de la mort de Majdanek, en juillet 1944, et d’Auschwitz-Birkenau, en janvier 1945. À Majdanek, l’Armée rouge était accompagnée d’opérateurs russes et polonais qui entreprirent immédiatement de filmer et de photographier les lieux, tandis qu’à Auschwitz, les soldats soviétiques n’ayant pas formellement reçu mission de libérer le camp, le court temps que dura leur étape ne leur permit pas d’enregistrer par l’image leur passage, sauf par la prise de plans aériens.

Comme le rapporte Stuart Liebman, deux équipes de cinéastes arrivèrent presque au même moment à Lublin. D’un côté, celle de Roman Karmen, qui représentait le Studio central du film documentaire de Moscou, et, de l’autre :

[…] le tout jeune studio cinématographique de l’armée polonaise, alors dirigé par le célèbre réalisateur juif polonais Aleksander Ford. Parmi ses collaborateurs, figuraient plusieurs cameramen chevronnés dont Stanislaw Wohl et les frères Adolf et Wladyslaw Forbert, tous des Juifs communistes qui avaient été membres de Start, groupe politiquement engagé de l’avant-garde cinématographique des années 1930. Comme Ford, ils avaient trouvé refuge en Union soviétique pendant la guerre et ils allaient ensuite servir le cinéma polonais sous contrôle politique durant plus des vingt années à venir.

Liebman 2003, p. 51

Le film qu’ils ont réalisé à partir des images tournées lors de la libération du camp, Le camp de la mort de Majdanek, cimetière de l’Europe [8], est le tout premier documentaire portant un témoignage sur un camp de la mort. L’héritage de Start est certes présent dans le film, si tant est que l’on puisse isoler des éléments purement techniques ou esthétiques, mais les conditions politiques du retour des anciens membres du groupe dans leur pays et la présence simultanée des Soviétiques ont fortement limité toute velléité d’indépendance sur le plan artistique.

La situation fut très différente à Auschwitz-Birkenau, où la plupart des images furent prises quelques semaines après l’ouverture du camp. Sur le moment, lorsque les troupes entrèrent en janvier 1945, tant les libérateurs que les déportés furent sidérés de ce qu’ils voyaient et découvraient. À la suite des destructions provoquées par les nazis, l’électricité était coupée ; c’est dans l’obscurité que les premiers regards furent échangés dans les baraques. Tandis que les soldats étaient choqués, les quelque 7000 détenus encore présents furent pour la plupart sans réaction.

Ces deux expériences — constatation, stupéfaction — se caractérisent à chaque fois par le fait qu’elles sont en quelque sorte rattrapées par des enjeux politiques. À Majdanek, les réalisateurs inventèrent une première iconographie des camps, où les barbelés évoquent l’enfermement, tandis que l’amoncellement de chaussures symbolise le caractère vertigineux du nombre de victimes, se comptant par milliers. Dans le même temps, il s’agissait, pour les Soviétiques, de s’assurer de l’adhésion du public polonais au programme communiste de reconstruction du pays, quitte à substituer au destin tragique des Juifs — fortement minimisé dans le film — une identification des victimes à l’aide de symboles chrétiens, pour mieux amadouer la population. À Auschwitz, il fallait tirer parti de la « découverte » du plus grand camp d’extermination nazi en revenant filmer l’état du camp au printemps 1945, quitte à mettre en scène l’arrivée de l’Armée rouge dans un camp où les déportés apparaissaient comme des prisonniers heureux d’être libérés.

Confronter les Allemands aux crimes commis dans les camps : le geste fondateur de Samuel Fuller à Falkenau

Il est arrivé, cas toujours exceptionnel, que certaines images soient prises par des individus hors du milieu cinématographique professionnel, produisant des films qui n’étaient ni des actualités ni des fictions, mais empruntant pourtant aux deux registres. Ce fut le cas quand le journaliste et écrivain Samuel Fuller, engagé après Pearl Harbor dans l’armée américaine au sein du 16e régiment de la 1re division d’infanterie, arriva au camp satellite de Falkenau en 1945 [9]. Falkenau-sur-l’Eger était une petite ville de Tchécoslovaquie près de laquelle se trouvait l’un des Kommandos du camp de Flossenbürg, libéré le 7 mai 1945. Son capitaine, Kimbald R. Richmond, demanda alors à Fuller s’il pouvait se servir de la caméra Bell & Howell 16 mm à avance manuelle que sa mère venait de lui envoyer. Fuller dit avoir composé ses plans en évitant de faire des coupes lors du tournage et du montage, pour ne pas associer de sa propre initiative des éléments filmés séparément.

La séquence principale tournée à Falkenau montre les notables de la ville — qui niaient avoir été au courant de ce qui se passait dans le Kommando — forcés de participer à l’enterrement des déportés morts.

Le capitaine, rapporte Fuller, ordonna de sortir tous les cadavres, et de les habiller pendant qu’ils étaient sur des draps pour qu’ils quittent ce monde dignement. Comme vous le voyez, ils ramassent des chemises, des draps, des nappes, n’importe quoi et, obéissant aux ordres, ils devaient — et ils l’ont fait — habiller les corps qu’on a vus sortir de la morgue. Ils le font avec le soin d’une mère habillant son enfant. La tension était inimaginable : on se serait cru dans un baril de poudre ou un champ de mines. Qu’un seul émette une objection et c’eût été le drame. Il régnait une puanteur de chairs gangrenées [10].

Les cadavres, jetés à la va-vite dans des fosses communes pour dissimuler leur existence, avaient dû être exhumés pour être examinés par un médecin légiste.

Puis vient la longue procession formée par les notables et les nazis contraints de pousser la carriole sur laquelle ont été déposés les corps vers une sépulture commune, de la sortie du camp à la traversée de la ville. Fuller saisit le geste de ceux qui se pincent le nez à cause de l’odeur, ainsi que le regard gêné des citoyens de Falkenau ; il montre les pelles et les pioches que portent ceux qui ont été réquisitionnés pour enterrer les corps et creuser la fosse où ceux-ci vont être ensevelis. Il rend perceptibles la lenteur et la longueur de la cérémonie organisée pour faire supporter aux bourreaux le poids de leurs crimes. Malgré l’urgence sanitaire qui le commande, l’événement, filmé sur le vif, a été conçu dans un espace délimité pour que les regards des bourreaux et des témoins orientés vers les victimes puissent être captés par la caméra.

Dans cette médiation à trois (les notables et les nazis de la ville, les victimes, les libérateurs), la caméra ne fait pas qu’enregistrer la cérémonie organisée par l’une des parties ; elle agit également comme une sorte de protection pour ceux qui la filment, annulant sans doute chez l’opérateur toute velléité de voir après coup les images captées. Quand Samuel Fuller rentre aux États-Unis, il range les bobines qu’il avait ramenées de Falkenau : trop proches d’événements vécus de manière traumatique pour être rendues publiques de sa propre initiative, elles constituent cependant sa première expérience de réalisation et conditionnent en partie sa carrière de cinéaste.

La technique au service de la vérité

Pour Fuller, la vérité du geste fondateur de son métier de cinéaste était liée à une technique particulière. C’est du moins ce qu’il a expliqué à Emil Weiss quarante ans plus tard :

Voici ce qui restait de notre peloton. Je leur avais dit de regarder la caméra : lors de notre dernier combat, des 7 du départ, 4 étaient morts. Ce plan vous montre à quel point le camp était proche du bourg. Voici les maisons ; le camp était derrière. C’est un plan sans coupe, sans montage. J’ai juste fait un panoramique depuis les maisons jusqu’au camp. Voyez comme ils sont proches ! Je n’ai fait aucune coupe. Il ne fallait pas en faire [11].

Sidney Bernstein, le responsable du service cinéma des armées britanniques, avait la même préoccupation :

Ce film doit rendre compte de faits réels et prouvés, expliquait-il le 30 avril 1945, à propos de Memory of the Camps. Il faut lui donner la forme d’un procès. Il est extrêmement important que les spectateurs allemands voient le visage des responsables. Nous devons nous efforcer d’avoir toute garantie sur l’identité et le passé des personnes montrées dans le film en essayant de prouver que c’était autrefois des gens normaux.

Pour ce faire, il prit conseil auprès d’Alfred Hitchcock, un de ses vieux amis revenu en Angleterre pour discuter avec lui de la création d’une société de production cinématographique indépendante.

Je le revois marcher de long en large dans sa suite du Claridge, disant : « Comment pouvons-nous rendre cela convaincant ? » rapporte l’un des monteurs du film. Nous essayions de monter les plans aussi longs que possible en utilisant les mouvements de caméra. Ainsi il n’y avait aucune possibilité de tricher. En panoramiquant d’un groupe de notables et d’ecclésiastiques sur les cadavres, nous savions que personne ne pouvait prétendre que le film était truqué.

entretien accordé à Peter Tanner dans le documentaire A Painful Reminder, 1985

Le plan-séquence, grâce à sa visée continue et panoptique, était donc considéré comme étant le plus respectueux de l’événement filmé, empêchant qu’un point de vue ou un montage postérieur en modifie le sens.

Pourtant, en 1942, une directive du secrétaire d’État américain à la Guerre, Robert Patterson, avait prescrit aux diverses équipes de caméramans d’agir en complémentarité pour obtenir des vues croisées d’un même fait :

Quand les cameramen du Signal Corps couvrent une nouvelle histoire, ils devraient opérer en collaboration avec les reporters d’actualités s’ils sont présents, et photographier et filmer des scènes afin d’augmenter la couverture de ces dernières. Ainsi la couverture sera plus complète avec une variété d’angles de prise de vues. Cela fera une histoire filmée complète et bien ficelée. Habituellement, la couverture par plus d’un cameraman produit un meilleur résultat.

London Headquarters, « War Diary, Preamble… to January 1944 », NARA, RG 226, microfilm 1623

Quoique prenant une forme différente, la volonté d’enregistrer dans l’image elle-même le souci de vérité qui anime les producteurs rapproche les politiques cinématographiques britanniques et américaines.

Les photographes et cinéastes américains ont été formés à Hollywood et à New York. Le général Eisenhower, après sa visite des camps en avril 1945, avait immédiatement demandé au Signal Corps de faire un film décrivant l’ensemble des camps libérés ou ouverts par l’armée américaine. Il prit également un certain nombre d’initiatives pour que le Congrès américain et la presse viennent sur place rendre compte de la situation des déportés :

Les preuves visuelles et les témoignages verbaux faisant état d’inanition, de cruauté et de bestialité étaient si éprouvants que j’en ai eu des haut-le-coeur, écrit-il dans un courrier daté du 15 avril. George Patton refusa même d’entrer dans une salle où étaient empilés une vingtaine ou une trentaine d’hommes nus, morts de faim. Il disait qu’il en aurait la nausée. J’ai délibérément tenu à faire cette visite afin de pouvoir apporter un témoignage de première main au cas où, à l’avenir, se dessinerait une tendance à qualifier ces allégations de « propagande ».

Eisenhower 1970, p. 2616

Grâce au professionnalisme des équipes de reportage respectant un cahier des charges très précis (garantie de leur honnêteté) et à la nécessité de faire figurer à l’image les soldats témoins des atrocités commises (nécessité de la présence d’un tiers identifiable par les spectateurs), une sorte de montage a ainsi été effectué en direct, la durée des plans et la taille des cadres devant permettre de construire sur-le-champ un récit inspiré des codes d’écriture du système hollywoodien (alternance de plans larges et rapprochés ; narration d’une « histoire » centrée sur des individus ; dramaturgie le plus souvent tendue vers un dénouement teinté d’optimisme). Pour bien mesurer aujourd’hui cette sorte d’intériorisation, par les caméramans, des règles ordinaires de couverture filmique d’un événement, il importe de consulter les documents bruts qu’ils ont tournés, ainsi que les fiches remplies par leurs soins sur le moment.

L’exemple du sujet tourné à Buchenwald le 1er avril 1945 est édifiant à cet égard : d’une durée de 4 min 33 s, sa dernière séquence comporte une série de trois plans pris successivement et montrant des cadavres entourés de soldats américains : dans le premier plan, c’est la pile de cadavres qui domine l’image ; dans le deuxième, un panoramique allant de la gauche vers la droite met au centre les soldats pris de face ; dans le dernier, les soldats se sont légèrement écartés pour que la caméra se place entre eux et montre aux spectateurs ce que les soldats sont en train de voir.

Il n’est certes pas rare qu’un photographe ou un cinéaste dispose dans le champ de son objectif d’une personne qui, par sa présence, renforce la croyance du spectateur en ce qu’il voit. Nous avons évoqué le groupe Start, auquel appartenaient dans les années 1930 les réalisateurs polonais qui, en 1944, allaient réaliser le film sur Majdanek. Les Britanniques disposaient non seulement de la plus longue expérience de production en temps de guerre parmi les Alliés, puisqu’ils avaient commencé dès 1939, mais leurs techniciens venaient souvent de la grande école documentaire dont la figure de proue était John Grierson. Pour ce dernier, devenu producteur pour le compte de l’État au cours des années 1930, l’exigence de vérité, essentielle, devait s’exprimer sous la forme d’une interprétation « créative » de la réalité. Quant aux Américains, du moins ceux de la Film and Photo League qui affichaient clairement des intentions politiques pendant la dépression et le New Deal, leur inspiration venait en partie de l’exemple soviétique de Dziga Vertov et de Constantin Stanislavski.

À la fin des années 1930, la plupart des documentaristes américains travaillant dans le cadre du New Deal ou pour Frontier Films possédaient une expérience théorique et pratique de réalisation mettant en jeu le statut de vérité du film, soit à partir de leurs propres exigences intellectuelles et esthétiques, soit dans la confrontation aux actualités « officielles ». Tous allaient se retrouver plus ou moins engagés par l’État fédéral dans l’une ou l’autre des nombreuses structures de production créées pendant la Deuxième Guerre mondiale : Sidney Meyers collaborera à l’Office of War Information (OWI) — montant et écrivant le commentaire de The Cummington Story (1945) —, comme Willard van Dyke (Steel Town, 1944) et Irving Lerner (The Autobiography of a Jeep, 1943) ; Henri Cartier-Bresson réalisera en 1946 Reunion (Le retour) pour l’United States Information Service ; Joris Ivens participera au scénario de Know Your Enemy–Japan (1945), l’un des films supervisés par Frank Capra pour l’U.S. Signal Corps, le service photographique et cinématographique de l’armée américaine [12]. Les deux leaders les plus charismatiques de cette aventure, Pare Lorentz et Leo T. Hurwitz, allaient également être impliqués dans deux projets majeurs mis en oeuvre après la guerre : Lorentz sera en effet chargé de produire, pour le compte du ministère de la Guerre, le film sur le procès de Nuremberg réalisé par Stuart Schulberg en 1948 ; quant à Hurwitz, il supervisera le filmage du procès Eichmann en 1961.

Avant même que les états-majors alliés mettent en place des politiques à la fois nationales et internationales de production d’actualités et de films en temps de guerre, comme dans la période de libération du joug nazi, les réalisateurs s’étaient influencés les uns les autres et, parfois, avaient travaillé ensemble. Les écoles documentaristes russe, polonaise, britannique et nord-américaine partageaient des préoccupations communes, celles-là mêmes que le critique et essayiste français André Bazin (1975, p. 270) allait exalter lors de la Libération :

Nous appellerons donc réaliste tout système d’expression, tout procédé de récit tendant à faire apparaître plus de réalité sur l’écran, écrira-t-il en 1948. « Réalité » ne doit naturellement pas être entendu quantitativement. Un même événement, un même objet est passible de plusieurs représentations différentes. Chacune d’elles abandonne et sauve quelques-unes des qualités qui font que nous reconnaissons l’objet sur l’écran, chacune d’elles introduit à des fins esthétiques ou didactiques des abstractions plus ou moins corrosives qui ne laissent pas tout subsister de l’original.

Associant un compte rendu factuel (application du cahier des charges précis exigé pour filmer lors de la découverte des « atrocités »), à une relative abstraction (première iconographie des camps) et revitalisant des tensions politiques (passage d’un temps d’union des grandes puissances aux débuts de la guerre froide), les premières images des camps tirent une partie de leur force de l’héritage des années 1930, durant lesquelles les réalisateurs s’étaient sentis fiers d’avoir pu donner au cinéma ses lettres de noblesse documentaire. À leur tour, elles ont exercé une influence profonde sur les modes d’écriture cinématographique d’après-guerre en permettant à la fiction de renaître sur de nouvelles bases. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre pourquoi les Italiens, sans avoir jamais libéré ni filmé les camps nazis, ont pu reprendre, dans la production commerciale, l’expérience documentariste acquise dans les années de la dépression et de la guerre, en développant une forme de cinéma bientôt qualifiée de « néoréaliste [13] ».