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En ce matin du 10 octobre 1970, au Yémen du Nord, Pasolini et son directeur photo Tonino Delli Colli finissaient tout juste de tourner l’épisode « Alibech » de l’adaptation du Décaméron (Il Decameron, 1971). Après avoir filmé en Campanie, dans le Latium et dans le Trentin, Pasolini avait réussi à convaincre le producteur Franco Rossellini de transporter l’équipe au Yémen pour un seul épisode. Ce dimanche d’octobre, Pasolini ne savait pas encore qu’au moment du montage les images tournées à Sanaa ne trouveraient pas leur place dans la version définitive du film. Il avait cependant compris qu’il était une fois de plus tombé amoureux d’un endroit : lors des repérages pour le tournage de ses films, Pasolini a en effet souvent été frappé par la beauté de certains lieux, parfois arides et sans merci, notamment en Afrique et dans le sud de l’Italie, d’autres fois luxuriants et riches, comme dans certaines images qui nous restent du sous-continent indien, de la campagne romaine ou de la Toscane. La première visite de Pasolini au Yémen avec la caméra Arriflex — il y reviendra en 1973 pour tourner des scènes des Mille et une nuits (Il fiore delle mille e una notte, 1974) — ne restera cependant pas dans les mémoires pour le morceau manquant du Décaméron, mais pour un court métrage de moins de quatorze minutes intitulé Les murs de Sanaa (Le mura di Sana. Documentario in forma di appello all’UNESCO, 1971).

Ce « documentaire en forme d’appel à l’UNESCO » constitue un témoignage de ce matin ensoleillé, alors que la joie de filmer et l’action politique, comme souvent chez Pasolini, allaient de pair. La ville de Sanaa est en train de s’effondrer et, tout comme « Prague, Amsterdam, Urbino » (ainsi que le déclare Pasolini en voix off), elle doit être sauvée d’elle-même. Les habitants de cette ville ont perpétré des crimes à cause de leur désir désespéré de modernisation. Le documentaire débute par la visite des institutions nationales : le plan d’ensemble, filmé caméra à l’épaule, s’étend brièvement sur le ministère de l’Instruction publique, le palais présidentiel et la banque centrale. Il est difficile de savoir si ces bâtiments, tous délabrés, sont à moitié construits ou déjà en train de s’écrouler. Tout comme au début du moyen métrage réalisé en 1968 pour la télévision, Notes pour un film sur l’Inde (Appunti per un film sull’India), l’oeil de Pasolini s’attarde sur les appareils d’État, comme pour interroger — voire directement défier — ceux qui sont responsables de ce que l’on voit. Ce regard participatif, mais néanmoins ironique, souligne immédiatement la problématique centrale de l’idéologie pasolinienne — au moment même où celle-ci entre en contact avec l’altérité du tiers-monde décolonisé — concernant les effets de la modernité et du progrès technologique sur le monde préindustriel.

La thèse politique au centre du documentaire est claire : aider ces jeunes nations à reconnaître la valeur absolue de leur patrimoine artistique revient en bref à les aider à développer une conscience historique. La contradiction idéologique inhérente à ce message — le néocapitalisme occidental et l’Est soviétique devraient arrêter le processus de modernisation industrielle afin d’aider le tiers-monde à prendre conscience de son unicité et de son altérité — ne fait pas peur à Pasolini, qui aime à se contredire lui-même, et qui, en ce jour d’octobre, se rend parfaitement compte que la lutte contre la modernité dans laquelle il s’est engagé depuis plusieurs années (depuis son arrivée à Rome vers la fin des années 1950) n’est pas seulement longue et difficile, mais se trouve déjà, sous bien des aspects, perdue. Dans un entretien, Pasolini (2001, p. 3171) déclare :

C’est peut-être par déformation professionnelle, mais je ressentais les problèmes de Sanaa comme les miens propres. La défiguration qui est en train de s’y répandre comme la lèpre m’a rempli de tristesse, de rage, d’un sentiment d’impuissance, mais aussi d’un désir fiévreux de réagir, qui m’a poussé à filmer avant qu’il ne soit trop tard.

Cela devient clair quelques minutes après le début du film, alors que la voix off du réalisateur raconte brièvement les dernières années de l’histoire récente du Yémen (la révolution républicaine, l’ouverture à l’industrie chinoise, les débuts de la société de consommation) et conclut en constatant que la vieille ville de Sanaa, « n’ayant jamais subi aucune contamination extérieure, et encore moins par le monde moderne radicalement différent », a conservé sa pureté originelle : « sa beauté a une forme de perfection irréelle, presque excessive et allègre ».

Mais le film change brusquement de décor, sa méthode d’« ethnographie comparative » nous montrant tout à coup la réalité italienne : nous avons devant nous des images de la petite ville d’Orte, construite au sommet d’une colline dominant la vallée du Tibre. Ces images proviennent d’un autre court métrage, filmé entre deux entretiens à la télévision. Officiellement intitulé Pasolini e… la forma della città (Pasolini et… la forme de la ville), ce documentaire d’environ quinze minutes (réalisé par Paolo Brunatto à l’automne 1973 et diffusé le 7 février 1974) a été produit par la RAI. Orte y apparaît dans sa perfection médiévale, jusqu’au moment où la caméra glisse vers la gauche, révélant un bâtiment moderne sur le flanc de la colline. Pasolini explique dans le commentaire :

En ce moment la destruction de l’ancien monde, c’est-à-dire le monde réel, a lieu partout. L’irréalité s’étend à travers la spéculation immobilière du néocapitalisme ; au lieu d’une Italie belle et humaine, même si elle est pauvre, nous faisons maintenant face à quelque chose d’indéfini, et c’est peu de dire que c’est laid.

Le réalisateur Paolo Brunatto suit avec sa caméra la petite leçon d’architecture que le « maître » Pasolini donne aux téléspectateurs. Orte, comme beaucoup de petites villes italiennes pendant la frénésie de spéculation immobilière de ces années-là, a effectivement été défigurée. En déplorant la laideur des nouveaux bâtiments, Pasolini ne défend pas seulement une vision inspirée par l’esthétique et l’humanisme du romantisme tardif. Il réagit aussi en tant qu’adepte du matérialisme historique, terrifié par cette lèpre bien réelle qui s’attaque à la mémoire historique, architecturale et sociale de l’Italie et du monde. Cette modernité, qui pour Pasolini n’est rien d’autre qu’une nouvelle préhistoire, défigure et désintègre l’humanité tout autant que le paysage. L’Italie et le Yémen sont aux yeux de Pasolini unis dans le même destin de modernisation forcée, soumis à un développement insensé et sans logique urbanistique. Comme il l’écrit dans un article intitulé « Développement et progrès » : « Le progrès est […] une notion idéale (sociale et politique), alors que le développement est un fait pragmatique et économique » (Pasolini 1975, p. 226-227). Le tiers-monde pasolinien va précisément libérer un espace pour la création de nouvelles significations.

Le tiers-monde

En janvier 1961, Pasolini effectua un voyage en Inde en compagnie d’Alberto Moravia et d’Elsa Morante. Ce séjour marqua le début de son engagement pour le tiers-monde, qu’il refusait de façon polémique d’appeler « les pays en développement », à la fois dans l’espoir qu’ils empruntent une autre voie que celle du progrès occidental et pour en faire l’éloge. La relation entre Pasolini et le tiers-monde fut longue et fructueuse, et donna lieu à la réalisation de deux longs métrages — Oedipe Roi (Edipo rè, 1967) et Les mille et une nuits — et de quatre moyens ou courts métrages documentaires — Repérages en Palestine pour « L’Évangile selon saint Matthieu » (Sopralluoghi in Palestina per il film « Il Vangelo secondo Matteo », 1963), Notes pour un film sur l’Inde, Carnet de notes pour une Orestie africaine (Appunti per un’Orestiade africana, 1969) et Les murs de Sanaa —, ainsi qu’à l’écriture d’un scénario jamais tourné, Le père sauvage (publié à titre posthume en 1975). À ces oeuvres achevées s’ajoute le vaste et ambitieux projet des Notes pour un poème sur le tiers-monde (Appunti per un poema sul Terzo Mondo), dont devaient faire partie le Carnet de notes pour une Orestie africaine et les Notes pour un film sur l’Inde.

Pasolini passa une grande partie de sa jeunesse dans le nord-est de l’Italie, plus précisément dans la région du Frioul, dont il choisit le dialecte pour écrire ses premiers poèmes. Après avoir quitté la région pour s’installer à Rome, il déclara, ainsi que le rapporte Tommaso Anzoino (1971, p. 2), que c’était « la découverte de l’ailleurs » (l’agnizione dell’altrove) qui l’avait conduit à écrire ses tout premiers romans « réalistes » (Les ragazzi, 1955, et Une vie violente, 1959). Ce serait ainsi la découverte de l’autre qui l’aurait poussé à sortir de l’Occident et du modèle occidental. Comme tant d’autres artistes engagés de la modernité tardive, Pasolini fut le témoin d’un changement radical : l’autre cessa d’être identifié au prolétariat et à la classe ouvrière pour devenir « l’autre culturel », qu’il soit non occidental ou marginalisé dans la société occidentale pour des raisons sexuelles ou raciales. Comme l’a fait observer Hal Foster (1996, p. 177), ce passage d’un sujet défini en termes de relations économiques à un sujet défini en termes d’identité culturelle est important, dans la mesure où il force l’artiste engagé à franchir les frontières nationales pour explorer de nouvelles formes d’expression et, surtout, à se tourner vers des disciplines comme l’anthropologie, la sociologie et l’ethnographie.

Cet engagement tout particulier pour le tiers-monde, que j’appelle « orientalisme hérétique » (Caminati 2007), alterne avec difficulté entre une vision naïvement orientaliste qui nie sa propre contemporanéité (elle est atemporelle, immuable, figée) et la position marxiste classique sur le potentiel révolutionnaire des « peuples sous-développés » (théorisée par Lénine et Trotski). Cette position présente les sociétés de type précapitaliste comme devant nécessairement connaître un développement vers le socialisme en passant par le capitalisme, dans une vision du processus révolutionnaire strictement téléologique. Il a donc été facile d’accuser Pasolini — depuis le récit de son premier voyage en Inde, L’odeur de l’Inde (L’odore dell’India, 1962) — de tomber dans le piège de l’orientalisme, et de lui faire des reproches en vue de plaire aux nouveaux censeurs de l’éthique postcoloniale. Comme l’a souligné Cesare Casarino (2010, p. 680), une simple critique de l’orientalisme de Pasolini est un geste herméneutique insuffisant et inadéquat en soi, puisque Pasolini, comme quelques autres, a vu — à travers l’écran de fumée de l’esprit étroit et ultraconformiste de l’Italie des années 1950 et 1960 — le besoin d’une solution de rechange au modèle néocapitaliste occidental, la nécessité d’une altérité réelle et profonde, dont il pensait être lui-même sous bien des aspects l’actualisation. Pasolini était un communiste expulsé du Parti, un homosexuel non affilié au mouvement gay, un catholique exilé de l’Église et un polémiste s’opposant à la fois à la pensée dominante et aux courants « alternatifs » de la culture italienne.

À la lumière de ce qu’a écrit Edward Saïd (1993, p. 185 et 317) à propos du rôle de Jean Genet dans le mouvement postcolonial naissant, je pense que Pasolini doit être considéré comme l’un des représentants de la « littérature de la décolonisation », aux côtés d’Aimé Césaire, d’Édouard Glissant et de Frantz Fanon. Plus précisément (et ici nous pouvons voir à la fois la force et la faiblesse du tiers-mondisme de Pasolini), je dirais que Pasolini, Genet, Sartre et d’autres marxistes européens ont participé durant les années 1950 et 1960 à l’articulation d’une forme d’universalisme révolutionnaire transnational. Cet élargissement de la lutte du tiers-monde au-delà de la notion d’identité — qui la détache de toute spécificité locale, en particulier d’ordre racial — transposait la conception post-négritude des luttes de libération formulée par Fanon au sein de la gauche antisoviétique naissante, qui a contribué à l’émergence du mouvement de 1968. En défendant le rôle de Pasolini dans le mouvement de décolonisation, j’utilise une lecture de Fanon avancée par Saïd (1993, p. 12), qui détecte l’influence du Lukács d’Histoire et conscience de classe (1923) dans la pensée de Fanon, justifiant ainsi la lecture contemporaine d’un Fanon postcolonial déjà présent dans les écrits de ce dernier.

Fanon a immédiatement suscité l’intérêt des intellectuels de gauche en Italie. Dans un article très perspicace, Neelam Srivastava (2015, p. 310) indique que Fanon s’est très vite taillé une place sur la scène italienne : après une première traduction parue dès 1959, ses autres ouvrages furent rapidement publiés par Einaudi grâce au travail éditorial de Giovanni Pirelli (voir Love 2015). En 1963, le poète et militant marxiste Giovanni Giudici fait paraître dans les Quaderni piacentini — une revue de contre-culture dont la ligne éditoriale soutient la lutte anti-impérialiste — un texte phare sur Fanon. Dans cet article, Giudici (1963, p. 149) tente de normaliser Fanon comme faisant partie de la « lutte globale qui est toujours à l’oeuvre pour apporter la découverte et la libération de l’homme » ; il rejette le mythe de la négritude, pour ensuite reconnaître la particularité de la violence en Afrique due « au mode de vie tribal ».

Pasolini a bien capté cette ferveur révolutionnaire transnationale dans son poème dédié à Jean-Paul Sartre, Profezia, qu’il résume ainsi dans un entretien quelques années plus tard : « Il y a des années de cela, je rêvais de paysans arrivant d’Afrique avec un drapeau de Lénine, emmenant les Calabrais avec eux et marchant vers l’ouest » (Pasolini 1999, p. 1638). Cette position de Pasolini sur la géopolitique a des relents d’hérésie à la fois idéologique et politique, et transforme le message post-négritude de Fanon en un universalisme révolutionnaire transnational. Pasolini décrit ensuite de façon plutôt audacieuse la lutte anticoloniale comme un modèle d’action politique que devraient embrasser les intellectuels italiens rassemblés autour des Quaderni, qui étaient alors en train de se séparer du Parti communiste italien et de son allégeance historique à la doctrine soviétique manichéenne du bipolarisme géopolitique. Pasolini cherchait pour sa part l’inspiration dans le mouvement des pays non alignés issu de la conférence de Bandung en 1955, ainsi que dans le mouvement anticolonial en Afrique (Prashad 2007, p. 31-50). Il n’est donc pas surprenant qu’en 1968, dans l’« Apologia » de son poème Il PCI ai giovani, il se définisse lui-même comme un « intellectuel fanonien et marcusien » (intellettualli marcusiani e fanonani, me compreso) (Pasolini 1999, p. 1450). Se nommer soi-même fanonien était un geste de rébellion politique et rhétorique dans le cercle de la gauche, et revenait à rejoindre les rangs de beaucoup d’autres jeunes turcs de la sinistra extraparlamentare (« la gauche extra-parlementaire »), les groupes de la gauche radicale qui s’étaient rassemblés en quelques années autour du mouvement étudiant de 1968 (Srivastava 2015).

Les appunti

Pasolini expérimenta pour la première fois le genre des appunti lors de son voyage initial en Palestine, en 1964. Afin de mieux comprendre la nature de ces « notes », il est utile d’en définir la pratique comme relevant de l’ethnographie expérimentale. J’emprunte cette expression à Catherine Russell, qui, dans son ouvrage intitulé Experimental Ethnography, définit cette recherche hybride comme une incursion méthodologique de l’esthétique dans le champ des représentations culturelles, et comme une collision entre la théorie sociale et l’expérimentation formelle, née du débat encore actuel autour de la « critique de l’authenticité » (Russell 1999, p. xi-xii). Les deux traditions — moderne et moderniste — de l’anthropologie et de l’avant-garde se recoupent souvent dans les oeuvres de nombreuses figures du monde artistique, que Russell qualifie d’« artistes-ethnographes » (Russell 1999, p. 7). Dans cette double poétique, les artistes ont pour but de réaliser des films et des vidéos qui prennent pour objet d’étude l’autre culturel (le non-occidental), et de poursuivre d’un point de vue stylistique la tradition expérimentale des films d’avant-garde. Beaucoup de ces cinéastes pénètrent dans le champ des études postcoloniales, dans la mesure où ils utilisent leur pratique expérimentale pour aborder des problèmes liés à une représentation de l’autre fondée sur des stéréotypes. Il est aussi crucial de souligner l’importance de l’expérimentation visuelle chez Pasolini, dont témoigne son style innovateur : la nature hybride de ses appunti renvoie à son idée de « cinéma de poésie », celle d’un cinéma libéré de la rigidité descriptive des pratiques filmiques classiques [1].

Pasolini avait un tel intérêt pour cette nouvelle pratique filmique qu’il avait développé en 1968 un projet pour un long métrage qui se serait intitulé Appunti per un poema sul Terzo Mondo. Ce film aurait été composé de cinq épisodes formés à partir de séries d’appunti à tourner en Inde, en Afrique, dans les pays arabes, en Amérique latine et dans les ghettos noirs des États-Unis. En plus de sa visée pratique (trouver des lieux de tournage), des raisons politiques et idéologiques motivaient ce projet. Comme l’explique Pasolini (cité dans Mancini et Perella 1981, p. 7) :

Le film véhiculera un sentiment révolutionnaire violent et même téméraire, de façon à faire du film lui-même une action révolutionnaire (sans affiliation à aucun parti politique, évidemment, et absolument indépendante) […] La quantité énorme de matière idéologique, pratique, sociologique et politique qui sert à mettre en forme un tel film empêche objectivement la manipulation inhérente à un film normal. Ce film suivra donc la formule : « un film sur un film qui reste à faire » […] Chaque épisode sera composé d’une histoire, dont la narration se basera sur un résumé et un compte-rendu des scènes les plus importantes et les plus dramatiques, ainsi que sur des plans préparatoires pour l’histoire elle-même (avec des entretiens, des enquêtes, des documentaires, etc.). Le style du film sera composite, complexe et hybride, mais il sera simplifié par la nudité des problèmes traités et par sa fonction d’intervention révolutionnaire directe.

Toute la poétique de l’ethnographie expérimentale est présente dans ce texte, où l’on trouve non seulement des termes typiques du pastiche pasolinien, tels que « composite », « complexe » et « hybride », mais aussi la valeur politique de l’« intervention révolutionnaire directe », qui serait menée dans le but d’analyser les différentes cultures rencontrées lors du tournage. Le genre des appunti montre le besoin qu’a l’intellectuel d’interpréter, de mettre en place et de pratiquer une sémiologie du monde. Il s’agissait pour Pasolini de vérifier la dénaturalisation et l’aliénation socioculturelle produites par le néocapitalisme à l’échelle mondiale, et de trouver des voies de développement différentes.

Le choix des appunti, ce genre étrange à la croisée de l’éthique et de l’esthétique, faisait écho aux expérimentations langagières de l’époque, à ce qu’Umberto Eco (1962) appela dans ces années-là « l’oeuvre ouverte » et que Pasolini appela struttura da farsi (structure qui reste à faire ou à achever). Les oeuvres ouvertes sont, selon Eco (1962, p. 17), celles « que l’interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation ». Comme le souligne Rumble (1999, p. 358), le da farsi représente pour Pasolini plus qu’un simple inaccompli : il est associé à la nécessité de créer une oeuvre à la structure fluide qui reflète la vision sociopolitique marxiste de la société da farsi. Cet aspect est particulièrement utile si l’on pense à la notion marxiste de « praxis » et à son importance en cette période de transition vers la construction d’États démocratiques dans laquelle se trouvaient de nombreux pays d’Afrique des années 1960. Cela évoque aussi ce qu’Eco (1962, p. 25) appelle, en faisant référence au théâtre de Brecht, la « pédagogie révolutionnaire » de l’oeuvre ouverte, qu’il explique ainsi :

Il s’agit de l’ambiguïté, très concrète, de l’existence sociale en tant qu’affrontement de problèmes auxquels il convient de trouver une solution. L’oeuvre est « ouverte » au sens où l’est un débat : on attend, on souhaite une solution, mais elle doit naître de la prise de conscience du public. L’« ouverture » devient instrument de pédagogie révolutionnaire.

L’Orestie africaine

Le Carnet de notes pour une Orestie africaine, qui est probablement le film le plus connu et le plus reconnu de la série des appunti, est né pendant que Pasolini travaillait sur Médée (Medea, 1969). Le réalisateur se rend alors en Ouganda et en Tanzanie à la recherche de décors pour un long métrage inspiré d’Eschyle qu’il projette de tourner en Afrique ; il expose ainsi les raisons qui motivent cette nouvelle expérimentation :

Je crois reconnaître des analogies entre la situation de L’Orestie et celle de l’Afrique contemporaine […] Oreste découvre la démocratie comme l’Afrique a découvert la démocratie ces dernières années

Pasolini cité dans Naldini 1989, p. 341

Bien que le film tel qu’il était planifié dans son entièreté n’ait pas vu le jour, les sopralluoghi (« repérages ») ont donné lieu à un documentaire produit par la RAI. Tourné en 1968 et en 1969, le Carnet de notes n’a cependant été présenté au public qu’en septembre 1973, lors de la Mostra de Venise. Il se compose d’éléments rassemblés en trois phases. Dans la première phase, Pasolini et sa petite équipe sont à la recherche de personnages et de lieux pour le film à faire. Dans la seconde, le réalisateur rencontre un groupe d’étudiants africains à l’Université de Rome ; il leur projette des images qu’il a filmées en Afrique et les invite à commenter le projet. Dans la troisième phase, Pasolini tente une expérience et met en scène la tragédie grecque à Rome en utilisant des chanteurs de jazz afro-américains. Cette division tripartite n’est cependant pas du tout rigide : non seulement ces trois phases alternent entre elles et se rapprochent dans une succession qui défie toute chronologie linéaire, mais, en plus, Pasolini ajoute au montage des plans d’archives portant sur des guerres civiles africaines. Il est impossible de mener une analyse complète du film dans le cadre de cet article ; je me concentrerai donc sur deux de ses moments importants, qui constituent un bon exemple du style des appunti de Pasolini : l’articulation dialectique des deux premières séquences du film et, lors de la rencontre avec les étudiants africains, une réflexivité qui rappelle Jean Rouch.

Le premier plan du film en expose le programme stylistique hybride et composite : on y voit, à droite, un livre ouvert sur une traduction italienne de L’Orestie d’Eschyle et, à gauche, une carte de l’Afrique. Pendant que le générique défile, le spectateur a quelques secondes pour se demander si le projet est plausible : peut-on concevoir deux textes qui soient aussi différents sur le plan tant culturel qu’idéologique ? D’un côté, la carte représente, comme une métonymie en miniature, le rêve de taxonomie coloniale du cartographe de l’Empire ; de l’autre, le texte grec, renégocié et réintégré dans ce qui semble à présent être un projet plus vaste de compréhension du passé et de l’altérité par le biais du « cinéma de poésie », unit anthropologie et cinéma expérimental. La première image qui suit le générique d’ouverture montre un reflet qu’accompagne immédiatement la narration en voix off du réalisateur : « À travers la caméra, je regarde mon propre reflet dans la vitrine d’une boutique d’une ville africaine. » Cette séquence est symptomatique de la méthode pasolinienne, qui décrit l’autre à travers la participation directe de l’autoréflexivité de l’auteur.

Le spectateur se trouve devant un nouveau type d’image double. Il ne s’agit plus ici, comme dans le cas du livre et de la carte, de la juxtaposition de deux éléments placés l’un à côté de l’autre, mais de la mise en abyme de deux images, dont l’une se trouve à l’intérieur de l’autre. Pasolini utilise la caméra à la fois comme moyen d’acquérir de la connaissance et comme outil de réflexion sur le dispositif. Cela est confirmé par la voix off du réalisateur : « Je suis évidemment venu pour filmer, mais pour filmer quoi ? » Le reflet renvoie à une autre problématique fondamentale du film, celle du réalisme et de la mimêsis. Dans le plan où se reflète l’image du réalisateur, on voit aussi les objets en vente dans la vitrine (vêtements, livres, photos de Mao), ainsi que l’arbre immense qui se dresse de l’autre côté de la rue, juste derrière l’équipe technique. La réalité complexe de l’Afrique émerge de ce simple plan : la politique et la nature, l’économie et l’histoire sont rassemblées dans le même cadre. C’est le même narrateur en voix off qui explique la problématique : « J’ai choisi pour L’Orestie une nation africaine qui me semblait typique, une nation avec des tendances socialistes, et, comme on peut le voir, sinophile. » Cependant, ce choix du socialisme n’est pas encore définitif et il y a, à côté de cette curiosité pour la Chine, une autre attirance, non moins forte, pour l’Amérique, ou plutôt pour le néocapitalisme. Cet oxymore visuel, souligné par la narration, condense les problèmes liés à la récente décolonisation des pays africains et à la mise en route d’une dialectique politique. L’ancien et le nouveau, l’archaïque et le moderne, la préhistoire et l’histoire contemporaine sont rassemblés au moment même où sont exposés les problèmes sémiotiques et épistémologiques du film, auxquels le reflet, mis en abyme, propose une solution ambiguë. La réponse n’offre pas de dépassement dialectique, mais présente une contradiction que le spectateur doit être capable de soutenir tout le long du film. Pasolini emploie cette esthétique dans la première séquence pour mener une action double : d’un côté, il vise à démasquer le dispositif cinématographique afin de créer une rupture chez le spectateur (au moyen d’une Verfremdung toute brechtienne à laquelle il nous a habitués par le passé) ; d’un autre côté, il cherche à présenter par des images les problèmes culturels et politiques de la nouvelle Afrique des années 1960. Une fois de plus, expérimentation artistique et anthropologie culturelle sont en (dis)harmonie dans le genre des appunti. Il ne s’agit pas d’opposer une tendance onirique (le cinéma comme rêve) à une tendance documentaire (le cinéma comme pure « langue écrite de la réalité », ainsi que le définit Pasolini dans un article publié en 1966), mais plutôt de reconnaître le cinéma comme étant absolument transparent tant dans son rapport à la réalité que dans son rapport à la poétique : ni séparé ni parallèle, mais résultant de la même impulsion pédagogique — même si elle est contradictoire. La pédagogie pasolinienne ne verse jamais dans le didactisme ; au contraire, elle est la démonstration d’un processus, celui du da farsi. L’autoréflexivité du genre des appunti, avec son sens de l’inachevé, illustre bien comment le travail artistique cherche à « renonce[r] à l’autorité », pour reprendre les mots de Jacques Rancière [2], et en vient à ouvrir l’espace à de nouvelles configurations. Ainsi, ces documentaires ne sont pas des films sur (l’Afrique, l’Inde, la Palestine, Sanaa), mais des films pour (l’Afrique, etc.). C’est seulement de cette façon que l’« intervention révolutionnaire directe », à laquelle Pasolini donne la première place dans son projet de Notes pour un poème sur le tiers-monde, peut transformer la narration coloniale en une expérience ouverte philosophique (celle de la découverte de l’autre) et linguistique (celle du langage cinématographique).

On peut trouver un autre exemple critique d’autoréflexivité et de fin ouverte dans la construction idéologique du Carnet de notes au commencement de la deuxième des trois parties qui le composent (environ 17 minutes après le début du film). Cet exemple met directement en crise la structure même de l’oeuvre : dans une salle de classe de l’Université de Rome, Pasolini discute de son projet avec un groupe d’étudiants africains. Une fois de plus, cette section s’ouvre sur Pasolini lui-même faisant face à la caméra. Après leur avoir montré quelques images (les mêmes que le spectateur a vues jusqu’à présent ?), Pasolini questionne les étudiants. Il leur demande si le film serait plus pertinent s’il se déroulait dans les années 1960, au début du processus de décolonisation en Afrique, et, surtout, dans quelles parties de l’Afrique le film devrait être tourné. Le groupe de jeunes intellectuels réagit froidement, presque ironiquement, au projet de Pasolini : l’Afrique ne constitue pas une entité culturelle et politique uniforme, et la démocratisation n’a pas nécessairement apporté d’améliorations dans les conditions de vie. Finalement, la rencontre aboutit à un échec cuisant ; et les rares étudiants qui paraissent appuyer le projet semblent agir ainsi davantage par courtoisie envers l’intervieweur que par véritable conviction idéologique. Pourquoi Pasolini a-t-il donc décidé de conserver cet entretien en tant que partie intégrante de son film ? Pourquoi a-t-il choisi d’incorporer dans son oeuvre un signe du potentiel échec idéologique et politique de son expérimentation ? Pasolini lui-même offre une réponse possible à cette question quand, face aux critiques pressantes de l’un des étudiants sur le fait que les Européens semblent fascinés par les images d’une Afrique encore tribale, il affirme : « Il ne sert à rien d’avoir peur de la réalité. »

Le choix stylistique de Pasolini — l’utilisation de moments métafilmiques tels que ce dialogue avec les étudiants — doit sans nul doute être compris comme un mouvement en direction de la nouvelle anthropologie visuelle qui émerge dans les années 1960, en France en particulier, dans le sillage de Jean Rouch. Les expérimentations de Rouch, qui descendent l’anthropologue de son piédestal pour le plonger dans le quotidien, ont été très justement considérées comme une tentative de remettre en question la relation hiérarchique qui sous-tend toute recherche anthropologique (Nichols 2001, p. 89). En plaçant cette scène d’autoréflexivité du Carnet de notes au coeur de son film, Pasolini n’affaiblit la validité de son projet qu’en apparence. Au contraire, il intègre ainsi, en les anticipant, les critiques que le film va inéluctablement provoquer. Du point de vue de la narration, le dialogue à la première personne souligne que le réalisateur est parfaitement conscient des limites aussi bien de son rôle d’intellectuel occidental que du dispositif cinématographique. Ne pas « avoir peur de la réalité » peut alors acquérir de multiples significations. Cela peut vouloir dire ne pas avoir peur de montrer ce qui est là, autrement dit ne pas souscrire à la tendance modernisatrice qui représente uniquement le « progrès » et qui est devenue un écueil dans les conventions des documentaires postcoloniaux, tout comme l’a été le primitivisme dans la représentation occidentale de l’autre. Cela renvoie au rôle de l’intellectuel et à son besoin de formuler thèses et hypothèses, tout en soulignant la fonction pédagogique du cinéma — qui échappe ainsi à un didactisme étroit d’esprit. De plus, comme souvent chez Pasolini, ne pas « avoir peur de la réalité » peut aussi vouloir dire ne pas avoir peur de montrer sa propre position face à la réalité. Bref, les films de Pasolini constituent moins un document qui présente l’autre au public occidental qu’une méditation sur un objet d’étude (l’autre et l’altérité) et sur le dispositif du film. C’est cet élément autoréflexif qui fait des expérimentations du Carnet de notes pour une Orestie africaine, et plus généralement du projet de Notes pour un poème sur le tiers-monde, une indispensable contribution au débat sur les usages et les abus du documentaire ethnographique comme document scientifique. Cette contribution anticipe largement sur le documentaire ethnographique autoréflexif tel qu’allaient le pratiquer Chris Marker et Trinh Minh-ha dans les années 1970 et 1980, dans la mesure où elle préfigure les questionnements sur la valeur épistémologique des images à l’ère de la télévision mondiale.

Le langage du cinéma

En conclusion, il me semble approprié de replacer les expérimentations des appunti dans un contexte linguistique. Pour Pasolini, le cinéma constituait un instrument unique et indispensable pour s’engager dans la lutte du tiers-monde contre le capitalisme, comme le suggère ce passage sur la différence ontologique entre l’écrit et le visuel dans le contexte postcolonial, rédigé en 1970 et tiré des Lettres luthériennes :

Rien n’oblige autant à regarder les choses que de faire un film. Le regard d’un écrivain sur un paysage champêtre ou urbain peut exclure une infinité de choses, en découpant de leur ensemble uniquement celles qui émeuvent ou qui sont utiles. Le regard d’un metteur en scène sur le même paysage ne peut pas, à l’inverse, ne pas prendre conscience, en dressant quasiment une liste, de toutes les choses qui s’y trouvent. En effet, alors que chez un écrivain les choses sont destinées à devenir des mots, c’est-à-dire des symboles, au contraire, dans la manière de s’exprimer qui est celle d’un metteur en scène, les choses restent des choses : les « signes » du système verbal sont donc symboliques et conventionnels, tandis que les « signes » du système cinématographique sont justement les choses elles-mêmes, dans leur matérialité et leur réalité. Elles deviennent, il est vrai, des « signes », mais ce sont les signes, pour ainsi dire vivants, d’elles-mêmes. […] Si j’étais donc allé au Yémen comme écrivain, j’en serais revenu avec une idée du Yémen totalement différente de celle que j’ai, y étant allé comme metteur en scène. Je ne sais pas laquelle des deux est la plus exacte. Comme écrivain, j’en serais revenu avec l’idée — exaltante et statique — d’un pays figé dans une situation historique médiévale : avec des maisons rouges, hautes et étroites, ornées de frises blanches comme des pièces d’orfèvrerie très ordinaires, entassées au milieu d’un désert d’où montent des vapeurs légères, et si limpide que la cornée en est atteinte, et çà et là des vallons avec des villages qui reprennent exactement les formes architecturales de la ville, au milieu de petits jardins en terrasses, plantés de blé, d’orge, de petites vignes. Comme metteur en scène, j’ai vu au contraire, au milieu de tout cela, la présence « expressive », horrible, de la modernité : une gangrène de poteaux électriques plantés d’une manière chaotique ; des masures de ciment et de tôles bâties en dépit du bon sens là où il y avait autrefois les murs de la ville ; des édifices publics d’un épouvantable style « Art déco » arabisé, etc. Évidemment mon regard a dû se poser aussi sur d’autres choses, plus petites, voire infimes : objets en plastique, boîtes de conserves, chaussures et cotonnades industrielles d’aspect lamentable, poires en conserve (provenant de Chine), transistors. J’ai vu en somme la coexistence de deux mondes sémantiques différents, réunis dans un seul et babelesque système d’expression

Pasolini 1976, p. 47

Cette citation nous conduit à la vraie rupture que Pasolini a posée comme principe de la représentation de « l’ailleurs » (du non-occidental). D’un côté, nous avons l’écrit et ses capacités descriptives et dénotatives, et, de l’autre, le filmé, avec ses référents visuels qui, selon la sémiotique de Pasolini, échappent au système de signes parce qu’ils sont eux-mêmes des signes. Alors que le mot, qui se trouve dans l’impossibilité de montrer le développement dynamique d’un lieu, fige la représentation « dans une situation historique médiévale » statique, la caméra, que Pasolini conçoit non comme un outil de filtrage, mais comme une machine qui représente « toutes les choses » telles qu’elles sont, « les choses elles-mêmes, dans leur matérialité et leur réalité », pénètre dans l’agitation terrible de l’aliénation moderne. C’est seulement ainsi que la lèpre, le chaos et l’absurdité des déplacements de la modernité se révèlent au réalisateur, puis au spectateur. L’écrivain ne peut voir certains éléments à cause de l’impossibilité où se trouve son langage, contaminé par toutes les traditions inconscientes avec lesquelles il a évolué, de faire sens pleinement. Autrement dit, le langage de l’écrivain agit au niveau symbolique en s’éloignant de son référent par l’usage de son propre instrument ; au contraire, l’objectif de la caméra suit le regard du réalisateur lorsqu’il se pose sur tel petit ou grand objet de la scène. Cette différence est de l’ordre de celle qui existe entre la preuve par ouï-dire et la preuve par témoin oculaire. Pour filer la métaphore judiciaire, il devient ainsi impossible de ne pas inculper la terre désolée du tiers-monde, une terre qui a été faite et construite par des intentions, et pour laquelle on doit donc trouver des responsables.

Mais nous devons nous souvenir que la lutte avec la caméra Arriflex à l’épaule est engagée non pas contre les moulins chimériques de la nouveauté, mais plutôt contre ce que Pasolini lui-même appelle l’« irréalité » (irrealtà). Que voulait-il dire par « irréalité » ? Cette notion, qui n’est pas sans rappeler ce que Guy Debord (1972) qualifiait à la même époque de « société du spectacle », désigne le monde des médias audiovisuels à l’heure du néocapitalisme, qui affirme avoir dépassé l’idéologie et qui entraîne le monde rural dans une irréversible « “mutation” anthropologique » (Pasolini 1975, p. 72). L’appel de Pasolini (1972, p. 230) dans L’expérience hérétique — « Il faut idéologiser, il faut déontologiser » — est un appel à la lutte contre l’irréalité de la représentation sans profondeur de la société du spectacle alors naissante et agissant directement sur le monde de la réalité, en une inversion intéressante de la relation entre la base et la superstructure dans le marxisme orthodoxe. Au désengagement idéologique à l’égard de la réalité provoqué par les médias, l’urbanisation et la perte des traditions, Pasolini oppose la « réalité », un passé agricole et sous-prolétaire, le sentiment religieux primitif, le tiers-monde — non comme échappatoire mais comme une possible altérité politique —, et aussi le cinéma comme outil de monstration, et la forme filmique ouverte des appunti comme défi politique.