Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 27, numéro 1, automne 2016 Pasolini, cinéaste civil Sous la direction de Julie Paquette et Silvestra Mariniello
Sommaire (9 articles)
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Présentation. À quoi bon des poètes …
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Pasolini, années 1940-1942 : généalogie d’une poétique antifasciste
Anne-Violaine Houcke
p. 21–39
RésuméFR :
Pier Paolo Pasolini a vécu sa jeunesse sous le ventennio nero : vingt années de mises en scène grandiloquentes de la romanità, sur fond de décors de marbre qu’une archéologie très sélective manipule. L’étude de ses premiers textes permet de retracer la genèse d’une résistance à ce que l’historien Eric Hobsbawm a appelé « l’invention [fasciste] des traditions ». En analysant les trois écoles fondamentales dont se réclame Pasolini dans sa correspondance — Longhi, la réflexion sur la langue (hermétisme et dialecte) et Freud —, ainsi que les concepts (l’histoire, la tradition) qu’il dispute au fascisme dans ses premiers textes publiés, cet article met en évidence l’élaboration d’une pensée de l’invention artistique, entendue au sens étymologique et archéologique de la mise au jour de données invisibles, car exclues de l’idéologie officielle, reléguées « hors champ », interdites de représentation. L’article se termine par une analyse succincte de la traduction qu’a faite Pasolini de fragments de la poétesse grecque archaïque Sappho, l’un des premiers exemples d’une matrice grecque qui informera toute son oeuvre à venir.
EN :
Pier Paolo Pasolini grew up under the ventennio nero: twenty years of grandiloquent stagings of romanità against a marble backdrop manipulated by a selective archaeology. The study of these earliest texts makes it possible to trace the genesis of Pasolini’s resistance to what the historian Eric Hobsbawm has called “the [fascist] invention of traditions.” By analyzing the three fundamental schools on which Pasolini, in his correspondence, claims to draw—Longhi, studies of language (hermeticism and dialect) and Freud—along with the concepts (history, tradition) he contests in his earliest texts with respect to fascism, this article shows the development of a way of thinking about artistic invention, understood in the etymological and archaeological sense of bringing to light facts which are invisible because they are excluded from the official ideology, relegated to the sidelines and forbidden to depict. The article concludes with a succinct analysis of Pasolini’s translation of fragments of the ancient Greek poet Sappho, one of the first examples of a Greek model that would inform his entire future oeuvre.
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Un cinéma blessé : Pasolini et le mythe de la ville intacte
Marco Bertozzi
p. 41–55
RésuméFR :
Quel est l’imaginaire urbain esquissé par Pasolini dans ses films ? Quelles sont les formes de la ville imaginées dans son oeuvre, d’abord à Rome puis dans d’autres cités, dans les pays du « tiers-monde » ? Cet article tente de répondre à ces questions en partant de l’hypothèse que le cinéaste aborde la représentation de la ville en ayant à l’esprit l’urbs intacte, dont l’identité pure, presque mythique, est encore gardée par ses murs antiques (comme par le cadenas qui assure l’inviolabilité de l’image de la ville dans la célèbre Vue de Florence « à la chaîne »), et qu’il vit comme une blessure profonde toute tentative d’ouvrir ce type de ville à la contemporanéité ; ce qui l’amène à prendre la défense de la ville entière, même dans ses aspects les plus ordinaires et les moins monumentaux, de la même manière qu’il défend la littérature populaire et la poésie dialectale, tout aussi importantes à ses yeux que l’oeuvre de Dante ou de Pétrarque.
EN :
What sort of imaginary urban life does Pasolini outline in his films? What are the forms of the cities pictured in his work, first Rome and then other cities, in the “Third World”? This article attempts to answer these questions by starting from two hypotheses: first, that Pasolini approached depiction of the city with the intact urbs in mind, whose pure and almost mythical identity was still maintained within its ancient walls (like the lock which ensures the inviolability of the image of the city in the famous View of Florence “with the Chain”); and second, that he saw any attempt to open this kind of city up to contemporary life as a deep wound. This led him to take up the defence of the entire city, even its most ordinary and least monumental aspects, in the same way that he championed popular literature and poetry in dialect, which in his eyes were as important as the work of Dante or Petrarch.
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« Seuls les marxistes aiment le passé » : le tiers-mondisme de Pier Paolo Pasolini dans le genre des appunti
Luca Caminati
p. 57–75
RésuméFR :
Pasolini conçoit en 1968 un projet de film intitulé Notes pour un poème sur le tiers-monde (Appunti per un poema sul Terzo Mondo), constitué d’une série de courts et de moyens métrages en forme de « notes » mêlant fiction et documentaire. Comme d’autres expérimentations avant-gardistes de l’époque, le genre des appunti que pratique Pasolini se situe à l’intersection de différentes formes filmiques, dont le documentaire ethnographique autoréflexif, le récit de voyage expérimental et l’essai cinématographique. Pour Pasolini, aller tourner dans le tiers-monde représente un moyen d’explorer le projet politique du mouvement des pays non alignés issu de la conférence de Bandung et le désir de l’artiste engagé de trouver dans les luttes de libération un espace de changement politique radical, une révolution da farsi. La forme essayiste, ouverte, des appunti de Pasolini vise précisément à reproduire dans sa propre structure hybride l’ouverture du mouvement révolutionnaire.
EN :
The unrealized Appunti per un poema sul Terzo Mondo (Notes Towards a Poem for the Third World, 1968) was part of Pasolini’s experimental documentary film practice of “notes” (appunti), a series of short- and medium-length features mixing both fiction and non-fiction elements. Very much in line with the work of experimental filmmakers of his time, the “notes” genre places itself at the intersection of various cinematic forms: reflexive ethnographic documentary, experimental visual travelogue and the essay film. In Pasolini, travelling to the Third World stands for exploring the political project of the post-Bandung non-aligned movement as well as the political activist’s aspiration to find in Third World struggles a space of radical political change, a revolution da farsi. The essayistic, open form on Pasolini’s “notes” aims precisely at reproducing in its own very hybrid status the openness of the revolutionary movement.
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Le Pasolini des derniers temps dans le « maintenant » de sa lisibilité
Hervé Joubert-Laurencin
p. 77–94
RésuméFR :
Salò (Pier Paolo Pasolini, 1975) fait image en même temps qu’il se transforme en histoire, au sens où Walter Benjamin affirme que l’image est « la dialectique à l’arrêt », c’est-à-dire que l’image historique, à un moment où « la vérité est chargée de temps jusqu’à en exploser », atteint le « maintenant » de sa lisibilité : elle ne pouvait être comprise plus tôt. L’auteur de cet article considère le « maintenant » de la France dans laquelle il vit comme chargé de violence fasciste jusqu’à en exploser. Il l’expose en une page. Puis il décrit l’usage, par le dernier Pasolini, du concept de « lisibilité », et son courage de chercher à vivre, non pas malgré mais contre tout, un moment impossible mais réel. Comme lui, et avec les mots de Romeo Castellucci, il espère, sans catharsis, voir « le tragique se poursui[vre] pour se dissiper ».
EN :
Salò (Pier Paolo Pasolini, 1975) created an image at the same time as it became history, in the sense of Walter Benjamin’s argument that the image is “dialectics at a standstill.” Meaning that the historical image, at a moment when “truth is charged to the bursting point with time,” attains the “now” of its legibility. It could not be understood earlier. The present author views the “now” of the France in which he lives as charged with fascist violence to the point of exploding. He describes this in one page. He then describes the late Pasolini’s use of the concept of “legibility” and his courage in seeking to live out, not despite but against everything, an impossible but real moment. Like him, and in the words of Romeo Castellucci, he hopes, without catharsis, to see “the tragic continue to the point of dissipating.”
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Du développement du capitalisme à l’infini plan-séquence : les quatre « utopies » de Porno-Teo-Kolossal
Julie Paquette
p. 95–117
RésuméFR :
Cet article analyse le traitement d’un film jamais réalisé de Pier Paolo Pasolini, Porno-Teo-Kolossal. Il se propose de montrer que les quatre mondes qu’y traversent les deux protagonistes peuvent être compris comme des variations sur la modalité de l’utopie, à savoir l’utopie, la dystopie, l’uchronie et l’atopie ; les trois premiers moments correspondent à la mise en récit de la conscience d’une Europe en voie d’homologation et en butte aux pouvoirs autoritaires et fascistes, alors que le quatrième moment correspond à ce que Pasolini entrevoyait comme une potentialité venue du Sud. Ce parcours doit être considéré comme étant « révolutionnaire », non pas au sens téléologique du terme, mais plutôt au sens du mot latin revolutio, qui signifie « retour à l’origine ». Cette lecture de Porno-Teo-Kolossal permettra de faire entendre une conception de l’engagement qui serait basée sur un infini plan-séquence irréductible à l’opération du montage-mort.
EN :
This article analyzes the treatment of a film Pier Paolo Pasolini never made, Porno-Teo-Kolossal. It proposes to demonstrate that the four worlds that the two protagonists cross in it can be understood as variations on utopia: utopia, dystopia, uchronia and atopia. The first three correspond to the narrativization of the awareness of a Europe in the process of homologation and facing authoritarian and fascist powers, while the fourth corresponds to what Pasolini saw as a potentiality coming from the global south. This path should be seen as “revolutionary,” not in a teleological sense but rather in the sense of the Latin word revolutio, meaning “return to the start.” This reading of Porno-Teo-Kolossal will make it possible to understand a conception of political engagement based on an endless sequence shot which is irreducible to the operation of montage-death.
Hors dossier / Miscellaneous
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Pawns in Their Game: Bob Dylan’s Celebrity Persona in Dont Look Back
Victor Viser
p. 121–144
RésuméEN :
Documentary film craft in the mid-twentieth century, like many other arts at the time, evolved aesthetically around the notions of “truthfulness” and “honesty” in the depiction of their subjects. Simultaneous with these artistic innovations was the ascendency of a commercial popular culture industry that often appropriated aesthetic ideals of authenticity to construct celebrity narratives. This article examines the constructed celebrity persona of Bob Dylan in D.A. Pennebaker’s American cinéma vérité production Dont Look Back. Utilizing a critical theory approach based on the philosophy and political economy of celebrity aura, it addresses questions of directorial subjectivity, celebrity self-consciousness and the contemporaneous subject/audience interface within a larger discussion of the intentionality of celebrity construction as part and parcel of films and other media dedicated to documenting the rise of pop superstars. While Dont Look Back attempts to reify Dylan as a rebellious voice speaking the social concerns of his audience, the film also testifies to the commodification of such stars by a 1960s corporate media machinery whose ultimate intentions were not necessarily so public-spirited.
FR :
Le cinéma documentaire, comme bien d’autres pratiques artistiques du milieu du xxe siècle, a articulé le développement de son esthétique autour des notions de « véracité » et de « sincérité » dans la représentation de ses sujets. À la même époque s’est également développée une industrie commerciale de la culture populaire qui s’est souvent approprié cet idéal esthétique d’authenticité pour raconter la vie de personnes célèbres. Cet article examine la fabrication de l’image de Bob Dylan dans un film représentatif du cinéma-vérité américain, Dont Look Back (Don Alan Pennebaker, 1967). Il utilise une théorie critique fondée sur la philosophie et l’économie politique pour analyser l’intentionnalité de la construction de la célébrité dans les documentaires consacrés à la vie des vedettes de la musique pop. Si Dont Look Back tente de présenter Dylan comme une voix rebelle exprimant les préoccupations sociales de son public, il n’en témoigne pas moins de la marchandisation de ces vedettes par une machine médiatique commerciale dont les intentions ultimes ont sans doute peu à voir, quant à elles, avec une quelconque mission sociale.
Comptes rendus / Book Reviews
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Mondes du film, esthétique et herméneutique / Daniel Yacavone, Film Worlds: A Philosophical Aesthetics of Cinema, New York, Columbia University Press, 2015, 311 p.
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L’espace d’une pensée / Lucie Roy, Le pouvoir de l’oubliée : la perception au cinéma, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2015, 235 p.