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Introduction

Lorsque Z. Bauman (1989) soutient que la Shoah nous informe bien plus sur l’état de la sociologie que la sociologie sur la Shoah et parle de « l’aveuglante pauvreté » des réactions sociologiques, nous pourrions reprendre cette même formulation à propos des violences politiques et de la criminologie. En effet, bien que dispersés, les travaux sur les violences de guerre, en tant que formes contemporaines de la violence, construisent à l’heure actuelle un nouveau champ de recherche. La distinction progressive des actes considérés comme appartenant à l’institution guerrière de ceux qui ne peuvent être justifiés par une logique militaire, le recentrement sur des actes « collatéraux », se sont progressivement transformés en un intérêt pour comprendre ces pratiques jusqu’à remettre en question la guerre comme institution ou encore à la différencier d’autres dynamiques encore à définir. La réflexion sur ces violences, non plus entendues comme « actes » mais comme logiques d’action, dessine le contour d’un nouvel objet scientifique investi par l’histoire, le droit, les sciences humaines et politiques et la jeune criminologie. Alors même que le projet fondateur de celle-ci consistait en l’analyse de ce qui est désigné comme « crime », elle est restée mutique à son sujet jusqu’à une décennie à peine. Les carences des grilles d’interprétation, y compris criminologiques, révèlent un dénuement de la pensée face à un agir et les failles d’une (ou des) discipline(s). C’est pourquoi la mise en miroir de la criminologie et des violences politiques, demandée dans ce numéro, conduit à s’interroger autant sur les difficultés de compréhension de ces violences guerrières[1] que sur les zones d’ombre de la criminologie.

À l’exception de quelques auteurs (Cohen, 1967 ; Dadrian, 1975), les premières recherches en sciences sociales sur le sujet apparaissent au cours de la décennie 1980 (Kuper, 1981) et se développent dans la deuxième moitié des années 1990 (Fein, 1990 ; Kressel, 1996), particulièrement à travers l’élaboration de typologies (Straus, 2001). Dans ces travaux, les chercheurs s’interrogent sur l’absence d’analyse des meurtres de masse ; certains l’attribuent au primat de la violence d’État (Horowitz, 1976), d’autres aux effets de la taxinomie juridique (Semelin, 2001), ou d’autres encore à un déni collectif et auto-imposé des chercheurs jusqu’au xxe siècle qui ne résiste plus au gouffre entre pratiques et idéal des droits humains, fragilisant ainsi les fondements intellectuels (Chalk et Jonassohn, 1990).

Ces violences de guerre sont constituées de pratiques de cruauté, de logiques de mise à mort de masse et, finalement, ces violences apparaissent comme un mode de gestion politique. En effet, lors de leur réalisation, la transgression que constitue le meurtre devient « norme » et fonde un projet de société sur l’organisation de la mise à mort. En d’autres termes, ces violences remettent en question l’acception même de transgression et de déviance au sens où, comme mode de gestion politique, elles élaborent une nouvelle normativité. En ce sens, la manipulation des tabous met en oeuvre une articulation individuelle et collective qui pose d’autant plus de difficultés pour leur interprétation, y compris par la criminologie. En effet, au regard des paradigmes développés par la criminologie, celui du passage à l’acte rend difficilement compte de la nature collective du crime et celui de la réaction sociale n’appréhende que peu le projet politique des violences. Si la criminologie de la réaction sociale analyse notamment la gestion politique des institutions de prise en charge de ce qui est considéré comme « déviance », la transformation de la transgression du meurtre en une institutionnalisation nécessite d’élaborer des outils d’interprétation.

La levée des tabous remet en question le fondement des modes de connaissance de l’humain. Impasse d’un mode d’interprétation ou guerre de visions du monde ? Cette question guide notre contribution qui présentera une analyse de la réaction sociale à ces violences, formalisée principalement par la justice pénale internationale, puis celle des pratiques de cruauté. Moins qu’une opposition entre criminologie du passage à l’acte et criminologie de la réaction sociale (qui pourrait apparaître en filigrane de cet article), ce cheminement révèle les non-dits du crime à travers le mode de prise en charge de cette nouvelle normativité, et d’autre part dévoile les butées théoriques (et criminologiques). En d’autres termes, la carence des outils d’interprétation de ces violences permet de comprendre ce que ces violences nous apprennent de nos difficultés d’interprétation.

La justice pénale internationale : une réaction sociale aux violences de guerre

Au sein du discours social destiné à « gérer » les sorties de conflits, le droit pénal international tient une place de taille. En effet, les sorties de guerre ou de conflits passent par l’exercice d’une justice et le mot d’ordre est devenu celui de la lutte contre l’impunité au nom de laquelle une justice pénale internationale permanente a été mise en place. L’impératif de la « lutte contre l’impunité » est le moteur actuel des rhétoriques de légitimation des juridictions pénales internationales, l’argument politique avancé par la « communauté internationale » (allant parfois jusqu’à justifier des pressions diplomatiques, voire une ingérence politique) et est au coeur des enjeux mémoriels mis en avant par les sociétés civiles. Ce consensus apparent donne lieu à la construction d’une réaction sociale similaire qui s’exprime à travers les techniques déployées. En effet, la justice pénale internationale s’est construite à travers l’élargissement du modèle juridictionnel et a repris les mêmes catégories juridiques issues du droit pénal moderne ainsi que les mêmes procédés d’autolégitimation (Liwerant, 2002[2]). La « lutte contre l’impunité » est souvent confondue avec la dimension répressive du droit (particulièrement la branche pénale maintenant internationalisée) bien que les modèles théoriques en présence soient loin d’être clarifiés.

La mise en oeuvre de la « lutte contre l’impunité » relève davantage d’une exhortation que d’une interrogation sur ses implicites, ses représentations, les acteurs considérés comme légitimes (par les justiciables, les juristes, la communauté internationale, etc.), les conceptions endogènes des « arènes de justice », ou encore les logiques de leur émergence, les tactiques de leur fonctionnement, et les perceptions des destinataires affichés. En d’autres termes, les acteurs occultent toute autre manière de penser le droit, et plus largement le phénomène juridique, au nom de la sanction, voire de la réconciliation nationale, et on constate un déficit de réflexion sur ce dont traite la « justice » (Le Roy, 2004 ; Liwerant, 2004) (acte, auteur, transgression, rapport entre les communautés…), ce qui construit sa légitimité pour préférer alternativement le modèle juridictionnel ou celui des Commissions Vérité et réconciliation[3]. Catégorie mobilisatrice, la « lutte contre l’impunité » ne doit pas occulter l’analyse du modèle de gestion de crise proposé, susceptible de mettre en oeuvre différentes visions du monde. En d’autres termes, sa genèse, sa mise en oeuvre concrète en termes de politiques publiques, les acteurs ayant autorité, l’émergence des forums de négociation et/ou de justice, la construction de leur légitimité sont autant d’expressions de la réaction sociale qui ne devraient pas échapper à la criminologie. C’est pourquoi, dans une recherche antérieure, nous avions analysé le discours du droit pénal international à travers l’ensemble des sentences rendues par le Tribunal pénal international pour le Rwanda et par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Comment, à partir des peines infligées[4], les juges internationaux envisagent-ils la dimension politique des crimes ? Dans cette séquence, quelle en est la porosité criminologique ?

La détermination des responsabilités pénales par le droit pénal international pourrait conduire la justice pénale internationale à ne rien dire des transitions des situations dont elle est saisie. Pourtant, les juridictions internationales prennent à coeur de participer au passage de la guerre à la paix et fondent juridiquement leur rôle sur les résolutions de l’ONU, créant les deux tribunaux ad hoc[5].

La réplique de la rationalité du droit pénal classique, tant en termes de fonctions de la peine qu’en termes de vision de « l’homme criminel », appliquée à une échelle internationale conduit à la reproduction des mêmes schémas d’énonciation et, en matière de peine, sa détermination suit comme en droit commun le principe d’individualisation (sans distinction entre l’individualisation du prononcé de celle de son exécution). En effet, la fixation de la peine s’effectue au regard de l’appréciation de la gravité de l’acte et de la situation personnelle de l’accusé[6].

La gravité du crime, critère considéré par les juges comme le plus important, se caractérise par la nature du crime et par l’évaluation du comportement criminel. Sachant que les juridictions considèrent que le crime contre l’humanité ou le génocide caractérise d’emblée la gravité du crime (au regard notamment de son échelle, du degré d’organisation, de la rapidité d’exécution[7]), dès les premières affaires, l’évaluation de la conduite de l’accusé est au coeur de la fixation de la peine[8]. Les juges vont alors examiner si des circonstances aggravantes sont caractérisées. Selon les affaires, les juges vont considérer que le degré de participation, la préméditation, les mobiles, la cruauté, le zèle, le rôle de l’accusé dans le conflit ou la vulnérabilité des victimes, le degré des souffrances infligées[9] constituent des circonstances aggravantes.

Quant à la situation de l’accusé, elle est analysée à travers son comportement au moment de la commission de l’acte mais également pendant la procédure (notamment le degré de coopération avec le procureur, seul facteur précisé par les textes[10]) et les juges recourent à divers critères (similaires à ceux utilisés pour les crimes de droit commun) comme le casier judiciaire, l’âge, la situation familiale, les antécédents familiaux défavorables, la personnalité fragile et immature. Ces éléments, susceptibles de réduire la peine, selon le principe d’individualisation de la peine, traduisent le souci d’expliquer, si ce n’est le crime commis, tout au moins la personnalité du condamné. Plus encore, la lecture de la jurisprudence laisse apparaître une anticipation de la « personnalité criminelle » à travers un examen qui s’apparente à un diagnostic de dangerosité[11]. Cet examen de la personnalité révèle dans bien des décisions un modèle implicite de « personnalité criminelle » qui fait fi des nombreuses discussions criminologiques. Si référence criminologique il y a, la résonance en est absente. Au contraire, le ton employé par les juges laisse apparaître la découverte de la « banalité du mal », marquant ainsi un changement de perception des accusés de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou de génocide comparativement aux décisions des juridictions Alliées. En effet, les bâtisseurs de la justice pénale internationale et les diseurs de droit d’aujourd’hui ont bien souvent exprimé leur désarroi face à ces violences de guerre, mais si cet effroi a permis la mobilisation et la création de la nouvelle infraction de crime contre l’humanité en 1945, aujourd’hui ce sont davantage les implications personnelles des accusés qui sont condamnés, que la dimension politique du crime lui-même, qui sont soulignées dans les décisions des juges. Cette modification des représentations des accusés peut souligner l’évolution de la perception des crimes collectifs où prédomine une vision de la souffrance (Liwerant, 2008a) au détriment de la violence comme mode de gestion politique. Cette évolution peut aussi être un effet de la déterritorialisation de la justice pénale internationale en raison du déplacement (et donc du choix) des accusés, des témoins et victimes dans un autre pays que celui qui a connu les exactions, des modalités de nomination des juges internationaux, ou encore être un produit de l’application de la responsabilité pénale individuelle. En effet, l’éloignement de la corporalité du meurtre par la déterriorialisation des traces visibles et intangibles présentes dans les sociétés post-conflit, et la perpétuation de la rationalité moderne fondée sur la mythologie du libre arbitre conduit, non pas à opposer « libre arbitre » et « déterminisme », mais à s’en dégager pour considérer l’effondrement de cette représentation de l’Humain qui ne permet pas de comprendre les actes des hommes.

La persistance de cette vision de l’Homme est lisible à travers les discours des juges et peut expliquer l’emprunt des notions comme celle de « réinsertion » et son extension à celle de « réconciliation nationale », comme essai d’adaptation à la nature collective des crimes, fondée sur leur mission de restauration de la paix conférée par les résolutions de l’ONU portant création des tribunaux pénaux internationaux[12].

En effet, les juges ont introduit progressivement dans leurs décisions des références de plus en plus importantes à la « réconciliation nationale » et à la « réinsertion » à travers la proclamation des fonctions de la peine puis comme critères susceptibles de diminuer la peine[13]. Bien que la réinsertion ne soit pas définie, les espoirs de réinsertion présentés par l’accusé sont présentés comme un gage contre la récidive et une absence de dangerosité, dans une perspective de dissuasion spéciale. D’un élément parmi les buts poursuivis, la réinsertion va être présentée, au fil de la jurisprudence, comme un objectif que les tribunaux pénaux internationaux doivent considérer pour déterminer les sentences jusqu’à devenir une troisième fonction de la peine. Application du principe classique de l’individualisation de la peine du droit pénal, elle traduit la projection des juges du retour à la vie civile que le condamné laisse présager après avoir purgé sa peine, notamment à travers les actions et les liens potentiels qu’il peut entretenir avec les membres des autres communautés. Le champ lexical des juges témoigne d’une forte imprégnation, voire prescription, morale qui accompagne la reconstruction des collectifs. Outre le choix du terme d’ « amendement » ou de « personnalité amendable[14] », on peut lire que le prononcé de la peine, comme son exécution, doit constituer une opportunité pour « réfléchir », « méditer », « prendre conscience », « se racheter », « inspirer la tolérance », « réveiller la compréhension de l’autre[15] ». Si l’appel à la « réinsertion » peut se lire comme un effort de reconstruction individuelle des liens sociaux, l’appréciation par les juges de la capacité potentielle de réinsertion (Liwerant, 2010) ainsi que leurs perceptions de la situation des accusés révèlent davantage une application classique des fonctions rétributive et dissuasive de la peine[16] et une vision dépolitisée des sorties de conflits. Par ailleurs, le rôle du criminologue avec ces condamnés n’est pas envisagé par les juges et plus généralement par les opérateurs des juridictions internationales, ce qui révèle la faible place accordée à ces professionnels. De plus, au sein de cette discipline, il est urgent que la criminologie intègre dans ses interprétations la dimension politique des transgressions.

La notion de réinsertion reste classique dans la rhétorique des juges ; en revanche, la notion de « réconciliation nationale » dénote une volonté d’inscrire la justice pénale internationale comme une étape incontournable de la paix, nouveau territoire des juges internationaux. Pour les responsables politiques particulièrement, c’est cette notion qui est davantage susceptible de justifier une atténuation de peine plutôt que celle de réinsertion. Quant aux exécutants (ou plus largement les personnes qui ont commis personnellement les infractions internationales de génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre), les juges apprécient leur comportement au moment des faits et leur situation personnelle qui éclairent les potentialités de leur réinsertion.

Les références à la « réconciliation nationale » sont de plus en plus fréquentes dans les décisions rendues par les tribunaux pénaux internationaux jusqu’à faire apparaître cette notion comme une véritable catégorie juridique (Liwerant, 2008b) et le prisme selon lequel la gestion de la situation « post-crimes de masse » doit être entendue.

Pour faire corps avec cette nouvelle mission de restauration de la paix s’attribuant implicitement un rôle dans ces transitions, la réconciliation nationale permet de viser le collectif alors même que la responsabilité et la sanction prononcées sont individuelles et s’adressent uniquement à des personnes physiques. En d’autres termes, la généalogie des catégories juridiques émergentes et le champ sémantique des juges internationaux, malgré l’intersection lexicale avec la criminologie, reflètent l’évolution des représentations de la justice pénale internationale fortement liées aux ruptures que le droit pénal international s’est engagé à reconstruire. L’intégration du « politique » procède par glissement : du droit à faire la guerre au droit dans la guerre, la justice, condition de la paix, vise maintenant à la réconciliation nationale. Cette tentative de considérer les violences politiques se traduit par une addition des individuels et finalement relève d’une reconstruction d’un collectif, dont la dimension politique est pourtant évacuée.

De plus, d’un point de vue criminologique, on peut s’interroger sur cette appropriation des catégories sociales et politiques par un droit qui se révèle de moins en moins dans l’hétéronymie, c’est-à-dire un droit qui procède davantage à l’intégration de catégories appartenant à d’autres champs qu’à une élaboration de concept. En d’autres termes, la réaction sociale se traduit dans un vocabulaire qui devient juridique parce qu’utilisé par les juristes. Cette vision dépolitisée, en raison de l’imperméabilité du « social » à la rationalité pénale moderne, donne à voir l’ossature de la construction de la légitimité de ces nouvelles institutions et une logique managériale ou une technique avant tout destinée aux professionnels tout en affichant une volonté d’action pour « les victimes », là encore une nouvelle catégorie… En d’autres termes, le droit pénal international ne dit rien du crime (mais est-ce là son rôle ?) et nous informe du fonctionnement de cette nouvelle institution judiciaire et de ses difficultés à intégrer la dimension politique des crimes ; là est certainement l’apport de la vision criminologique.

Criminologie et violences de guerre : des cadres théoriques éprouvés

Les violences de guerre apparaissent depuis le début des années 2000 comme un nouveau champ de recherche. Comme nous l’avions constaté dans nos travaux, les crimes contre l’humanité et les génocides, ou les meurtres collectifs ou crimes de masse pour reprendre la terminologie employée en criminologie et plus largement par les sciences sociales, ne sont apparus en tant qu’objet scientifique que très récemment. En effet, dans diverses disciplines (principalement histoire, sciences politiques, anthropologie), nombre de chercheurs travaillent isolément sur les « pratiques guerrières », les acteurs, les échelles des violences en suivant des méthodologies différentes et, à ce jour, il est difficile d’établir une « cartographie » de ce nouveau champ de recherche, de comprendre les conditions de son émergence, les orientations théoriques principales, les outils utilisés, les objets, les cadres conceptuels éprouvés, choisis et rejetés, les problématiques générales et spécifiques des terrains ainsi que les pistes dégagées pour penser les violences de guerre. Dans cette perspective, il faut mentionner les travaux en cours consacrés aux « milices ». En effet, le terme « milice » regroupe des situations et des expériences d’acteurs très variées. Nous avions pu le constater déjà en 1994 lors de notre travail à Brazzaville où les « milices » d’alors (Ninja, Cobra, Zulu) répondaient à des organisations et à des formations différentes et n’avaient comme point commun que leur appellation de « milice », y compris avec celles qui sévissaient à l’époque dans d’autres régions (particulièrement celle des Interhamwe au Rwanda à laquelle ils faisaient référence). La qualification hybride et hétérogène révélait déjà une catégorie sui generis qui permettait de rassembler des données sur des phénomènes peu étudiés et hétérogènes (Liwerant, 2004).

On voit, depuis les années 1990, une accélération des publications des travaux (d’abord en anglais, puis à partir des années 2000, en français), mais la criminologie n’a pas tenu un rôle d’avant-garde, aussi étonnant que cela puisse paraître étant donné le projet scientifique de cette discipline. La criminologie sort peu à peu de son mutisme (Liwerant, 2007, 2008c) et se heurte aux difficultés d’interprétation du fait politique de la violence. En effet, la criminologie a eu toutes les difficultés à produire des outils méthodologiques (paradigmes ou concepts) qui permettent d’articuler individuel et collectif, pourtant au coeur des violences politiques, sans parler des méthodes de recueil de données sur des terrains en guerre. Les rares travaux criminologiques en la matière sont récents (milieu des années 2000[17]) et s’inscrivent principalement dans une perspective de compréhension de l’agir des acteurs ou des victimes des exactions. Dans nos recherches précédentes, nous avions alors analysé le processus criminogène sans occulter la dimension politique des meurtres collectifs visibles particulièrement à travers la réalisation, et la réitération de la séquence de la mise à mort. En d’autres termes, il s’agissait de mettre en évidence ce qui, dans cette articulation des échelles individuelles et collectives, faisait sens pour l’acteur.

L’exécutant, le « sans-grade », bien que longtemps ignoré par les chercheurs[18], est pourtant au coeur de la séquence du meurtre. Objet de notre recherche, nous avons porté deux éclairages sur le crime : une analyse de la logique meurtrière à partir des traces de l’agir des exécutants et un examen des discours des meurtriers recueillis au cours d’entretiens menés à Brazzaville lors de la guerre de 1993-1994. Croiser les mouvements du processus criminogène – de l’acte à l’exécutant, puis de l’exécutant à son acte – nous a permis de ne pas être tributaire des rhétoriques discursives des acteurs et de cerner la superposition des dimensions collective et individuelle. En effet, l’exigence de ne pas détourner le regard sur les traces des crimes conduit à considérer la corporalité du meurtre comme un véritable langage qu’il s’agit de déchiffrer.

L’effraction sur le corps de la victime laisse des empreintes inscrites délibérément par le criminel et tout aussi signifiantes que son discours. Ce décryptage du « langage de l’agir » a permis de déceler, à partir des empreintes rendues lisibles par le corps, les non-dits de la logique meurtrière. Ces traces révèlent un agencement de mécanismes pour le déclenchement et la répétition des passages à l’acte collectifs qui démontre la logique d’une organisation du processus criminogène. La mort disparaît au profit d’un vivant qui n’est plus que survivance d’un biologique, le symbolique est court-circuité par le corps, objet de représentations détournées. Ce détournement engendre une mise en scène de la cruauté[19] qui permet d’instaurer un rituel qui se doit d’être public et enracine un individu dans un projet de société[20]. Quand l’interdit du meurtre, renoncement au corps de l’Autre, est la condition de la construction du sujet et du social, l’interdit de l’inceste instaure la construction de la différence (différence sexuelle, puis différence de groupe par l’exogamie) et l’interdit du cannibalisme, l’affirmation d’une appartenance à une même espèce. L’inversion de l’interdit du meurtre en prescription est non seulement une autorisation, ou une injonction, mais remet également en question « l’impératif de la limite ». Audible à travers l’appel au meurtre, indispensable pour soutenir les passages à l’acte collectifs, la rhétorique meurtrière permet d’installer le meurtre au sein du langage, par l’emploi d’euphémismes, de métaphores biologiques ou animales, par un raisonnement construit sur une dichotomie. Ces transformations langagières correspondent à une mise en scène nécessaire au meurtrier (interdisant toute potentialité d’une relation intersubjective) et instaurent un déni du meurtre intégré à la langue qui ne peut plus le désigner comme une transgression. Plus encore qu’une légitimation du meurtre, il s’agit d’une institutionnalisation de la levée des interdits, c’est-à-dire de la mise en place d’institutions garantes du crime comme reproduction sociale ; c’est ce que nous avons nommé « normativité meurtrière » (Liwerant, 2010). L’institutionnalisation de la levée des interdits permet de rompre avec l’effet de non-sens des passages à l’acte collectifs et s’exprime tant à travers les actes de cruauté qu’à travers les discours des exécuteurs. En effet, deux « structures » se dégagent de l’ensemble des récits des tueurs. D’une part, un récit non linéaire dont la narration n’est pas construite, des propos qui ne cherchent ni à convaincre ni à démontrer. D’autre part, lors de l’entretien, les interlocuteurs utilisent une rhétorique argumentée qui a pour conséquence de justifier le geste meurtrier au moment où il a été commis. Non pas tant qu’ils cherchent à se disculper mais ils en présentent sa légitimité et explicitent la causalité des meurtres à travers deux argumentaires principaux : légitime défense et contrainte, argumentaires en miroir avec les logiques de la rationalité juridique moderne et plus précisément le principe de la responsabilité pénale individuelle des personnes physiques. Le geste est toujours justifié selon une logique discursive qui peut permettre la suspension de la responsabilité. La soumission à un ordre peut apparaître alors comme un effet d’une nouvelle normativité et la contrainte, la conséquence de l’instauration de nouveaux habitus. Les récits des meurtriers se font l’écho d’une légitimité, même temporaire, de la levée des interdits.

Le crime invite à renouveler un regard sur l’exécutant qui doit être distingué de ses représentations (tant celles des chercheurs que celles des juges). D’une part, le crime est nommé par une catégorie, « les atteintes à l’humanité », qui désigne la violation d’une représentation davantage que la transgression des interdits. L’éviction de la dimension politique des crimes est d’ailleurs visible à travers la dénomination même de « crime contre l’humanité » contrairement à celle de « génocide », expliquant peut-être le combat et la concurrence des victimes pour recevoir cette qualification. La construction de la normativité meurtrière révèle les limites de nos catégories. Dans des temporalités successives des mêmes principes servent des projets de société fondés sur son exacte antinomie, la reproduction de la vie face à l’organisation de son extermination. Le crime laisse apparaître une « réversibilité » des principes référentiels des sociétés modernes.

D’autre part, considérer l’effondrement de la représentation de l’humain[21] permet de se dégager autant de la croyance en une « barbarie » ou en une « irrationalité » que de l’idéologie du pardon ou de la réconciliation (de plus en plus présentes dans la justice pénale internationale et les justices « transitionnelles »). En effet, il ne s’agit pas de détourner le regard des traces des pratiques de cruauté afin de se dégager d’une vision « hors humanité » de celui qui les exécute, pouvant ainsi conduire à qualifier ces crimes « d’impensables ». La prégnance des corps figeant la pensée révèle qu’une fois le corps engagé dans le meurtre, le langage suspendu et la symbolisation disparue, le projet meurtrier est inscrit dans la chair des victimes et sa légitimité est présentée dans les discours des exécuteurs. L’analyse des pratiques et des discours des exécutants révèle des impensés : un agir non explicable parce que collectif et un langage fondé sur la légitimité du geste. En d’autres termes, la corporalité du meurtre dévoile nos difficultés à construire un discours sur ces pratiques.

Le geste meurtrier signifie aussi les limites de la parole, celle de l’interlocuteur et celle du chercheur : la sienne car c’est en lieu et place d’une parole qu’il pose un acte accompagné d’un discours justifiant et légitimant son acte ; et la nôtre car malgré les mécanismes identifiés, il reste rétif aux principes de notre rationalité d’explication. Bien que des processus soient déterminés, ce sont finalement les limites auxquelles nous confrontent les meurtres collectifs qui permettent de changer de perspective.

À ce titre, il est impossible d’occulter les limites de l’application de la méthodologie en situation de guerre. Soulignons quelques traits saillants. La polarisation de l’identité de tous les acteurs, y compris celle du chercheur, redistribuée en fonction d’une appartenance plus souvent attribuée que revendiquée, qui, condensée et rigide, dessine une cartographie sociale et géographique sous couvert de « culturalisme », dans une finalité d’extériorité. Identité qui va conduire à une construction des espaces sociaux et à des attitudes, un fonctionnement singulier des réseaux, une territorialisation imposée par et pour tous. Territorialisation, et/ou parfois situation d’enfermement, particulièrement lors des conflits non médiatisés ou bien en l’absence d’acteurs tiers au conflit, qui nécessitera une adaptation à la réalisation matérielle des entretiens, aux exigences de sécurité, réelles et fantasmées, à toute velléité d’établir un échantillonnage qui s’avère impertinente (voire dérisoire), aux enregistrements aléatoires, aux interlocuteurs de passage, aux lieux imprévus, aux frontières invisibles mais non moins réelles, parfois signifiées par des menaces, parfois matérialisées par des barricades, ponctuées par des lieux stigmatisant les combats. En d’autres termes, autant que les récits consignés, les matériaux recueillis dépassent le langage, incluent plus fortement que dans d’autres contextes les modes de déplacement, la gestuelle des corps, les situations de basculement. En outre, le rapport du chercheur à son objet et aux acteurs est affecté à plusieurs titres. Avec ses interlocuteurs : il ne s’agit pas de franchir, ou de craindre de franchir, une frontière morale mais de faire face à l’ambiguïté de la « zone grise[22] ». Ce travail de terrain nécessite, avec ses pairs et avec soi-même, d’utiliser la perception acquise tout au long de la trajectoire du chercheur, de justifier ses pratiques et les transactions (tant avec ses interlocuteurs qu’avec soi-même) effectuées ; et enfin suscite un questionnement sur le statut de la connaissance produite sur des objets exécrables. Ces inflexions méthodologiques générées par la spécificité du terrain renouvellent les principes méthodologiques, voire la légitimité des recherches.

Les meurtres collectifs remettent en question la manière de penser, et particulièrement notre manière d’organiser la connaissance sur l’homme (articulation individuelle et collective) et le mécanisme d’attribution au coeur de la production de la loi scientifique (recherche d’une « loi » extérieure qui permet d’expliquer le phénomène) sans remettre en question la rigueur, seule condition de scientificité. Cependant, il ne s’agit pas de suspendre toute réflexion, il appartient de ne plus taire ces impossibilités, et de les envisager non plus comme limites mais comme le signe d’un renouvellement nécessaire de nos modes de penser.

Les meurtres collectifs ont, en quelque sorte, éclairé les failles d’une rationalité. Tout d’abord celle du droit positif. En effet, le droit est face à un projet antinomique d’une logique meurtrière qui instaure la fondation d’un groupe sur un meurtre institué. L’institutionnalisation de la levée des interdits fondateurs établit une normativité meurtrière, d’abord par le discours, mise en acte ensuite par les corps inscrivant une mémoire de la manipulation des tabous. De plus, cette normativité meurtrière est largement visible à travers les discours des meurtriers qui explicitent l’existence non seulement d’une référence mais aussi et surtout d’une norme légitime. En d’autres termes, ces crimes nécessitent de faire face non plus à la transgression d’une norme mais à la construction d’une normativité[23]. L’affrontement des deux normativités en présence témoigne d’une difficulté à résoudre, signification de l’aporie qui nous convie à un autre regard sur nos catégories. L’aporie est une situation, c’est-à-dire qu’elle ne caractérise pas un état, mais un contexte, elle est la mise en présence de réponses contraires données à la même question, et, en l’occurrence, l’institutionnalisation de la vie ou celle de la mort. Cependant, si au sens moderne l’aporie est un problème insoluble, ce qui revient pour notre objet à considérer l’analyse des meurtres collectifs comme « penser l’impensable », ce terme désigne aussi une absence de passage : plutôt que de caractériser l’insoluble, l’aporie réclame de considérer les difficultés à résoudre. En d’autres termes, l’aporie du droit ou plus exactement d’un type de discours d’une forme de juridicité dépasse le droit et atteint aussi la criminologie, discipline elle aussi issue de cette rationalité. La criminologie est jusqu’à présent restée rétive à l’analyse des violences politiques tout comme les sciences sociales, notamment au regard des difficultés à trouver un cadre théorique permettant d’articuler individuel et collectif. Cette articulation pourrait conduire la criminologie à renouveler ses paradigmes par une analyse du « politique ». En effet, l’effraction de ces violences de guerre opère au coeur de l’intime et du collectif. Comme réflexion sur ce qui est nommé par crime, la criminologie est la discipline la mieux à même de renouveler un cadre théorique en raison de la déconstruction des représentations des déviants et de la transgression, susceptibles de bloquer la pensée. En outre, au regard de la justice pénale internationale, l’imperméabilité de ses catégories et de l’introduction de criminologues la soustrait d’une réflexion où cette discipline serait utilisée par l’institution judiciaire. Ainsi, d’un paradoxe apparent (à savoir penser l’impensable), l’aporie nous convie à effectuer un passage d’une impasse à une issue. En effet, sans nous en tracer le chemin, elle requiert de contourner les obstacles, pour effectuer un renouvellement des modes de penser tant dans son découpage de nos savoirs sur l’Homme, ses représentations, que dans la rationalité qui préside à ces découpages, en d’autres termes identifier « un » poros encore impensé.