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Introduction

La mobilité est associée dans notre imaginaire occidental à la liberté ou à la libération des contraintes. Liberté de circulation, démocratisation du voyage, citoyen du monde, autant de vertus qu’une mondialisation enchantée aurait apportées dans son sillage. Une mondialisation heureuse, capable de libérer l’individu, de l’ouvrir au monde, de l’émanciper. Synonyme d’ouverture pour certains, elle est pourtant blocage, ancrage, fixation pour d’autres. Car le droit à la mobilité n’a jamais été et n’est toujours pas le même pour tous, et les conditions de sa mise en oeuvre ne vont pas sans discriminations et incriminations.

La volonté de « fixer » les populations perçues ou construites comme dangereuses, afin de les circonscrire dans un espace délimité pour mieux les surveiller, mais aussi pour les séparer du reste du monde, n’est pas historiquement nouvelle. En Europe, la lutte contre le vagabondage, la mobilité et la flânerie se développe en effet tout au long des xviiie et xixe siècles et est intimement liée à la logique capitaliste de fixation des ouvriers déracinés de leurs campagnes. À la cité ouvrière paternaliste, radieuse et utopique répond inévitablement un ensemble de politiques drastiques de mise au pas de la mobilité, du vagabondage, de la mendicité (Torpey, 2000 ; Noiriel, 2001). L’errance de certains, leurs mouvements sont alors perçus comme suspects. Aujourd’hui, la surveillance constante et la multiplication des contrôles hostiles vis-à-vis, par exemple, des « gens du voyage » sont tout à fait représentatives de ce malaise devant les individus non sédentarisés (Filhol, 2007 ; Sigona, 2011). Les trajectoires historiques de la mobilité ne sont pas celles d’une libération progressive et grandiose où la mondialisation signifie un monde sans frontières et une intégration de tous dans une humanité citoyenne. Elles indiquent plutôt une réarticulation des procédures disciplinaires et de surveillance qui ne s’appuient pas nécessairement sur l’immobilisation (souvent impossible) de certaines catégories d’individus qu’on ne souhaite pas, mais sur la traçabilité de ces individus en mouvement et sur les tentatives d’anticipation de ces mouvements eux-mêmes (Amoore et de Goede, 2005 ; Amoore, 2006 ; Mattelart, 2008). À l’imaginaire idéaliste d’un monde sans entraves et sans barrières s’oppose un arsenal de pratiques et de logiques de surveillance des déplacements des plus complexes. Cet arsenal se déploie sous de multiples formes, qui sont autant d’outils de contrôle répondant à une stratégie d’anticipation et de prévention (Bigo, 2007).

À ce titre, les individus soupçonnés de violence dite « terroriste » sont l’incarnation la plus emblématique à l’heure actuelle de ces catégories d’indésirables. Les empêcher de se déplacer, de pénétrer dans certains territoires justifie leur surveillance continuelle. Afin de détecter ceux-là, il faut pouvoir surveiller tout le monde (Lyon, 2006). Dans ce contexte, les déplacements sont de plus en plus associés à l’image du risque, de la menace qui justifie une démultiplication des pratiques de contrôle aux frontières et au-delà, de surveillance des individus en mouvement. Dès lors, et plus que jamais depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le contexte de la guerre au terrorisme entreprise par l’administration américaine, des mécanismes de protection et de prévention des risques associés à la mobilité suivant une lecture négative sont mis en oeuvre au nom de la sécurité collective, et ce, dans l’ensemble des pays occidentaux, et pour tout le monde.

L’objectif de cet article est de tout d’abord présenter les dispositifs et les logiques de contrôle des mobilités, à travers des exemples tirés de l’Union européenne (UE) et de l’espace nord-américain. Ces pratiques de surveillance des déplacements se sont démultipliées, fragmentées et décloisonnées, tout en répondant à une même logique de prévention et d’anticipation. On verra ensuite comment cette surveillance accrue contribue largement à jeter la suspicion, si ce n’est l’opprobre, sur des groupes d’individus particuliers. L’intensification des modalités de contrôle des mouvements exacerbe ainsi le climat d’hostilité vis-à-vis des « étrangers ».

Individus en mouvement et pratiques de surveillance

Un peu plus de dix ans après les attentats du 11 septembre 2001, les contrôles accrus aux aéroports, le renforcement des documents de transport lorsqu’ils permettent des passages aux frontières sont autant d’éléments devenus routiniers des déplacements internationaux. L’étude des outils et des pratiques de contrôle et de surveillance des déplacements de personnes montre que ces modes se sont démultipliés, et que si certains d’entre eux sont parfaitement visibles et repérables (sécurisation des documents de transport, portiques de sécurité dans les aéroports), d’autres sont beaucoup plus diffus et invisibles. L’intensification de la surveillance et du contrôle des mouvements des personnes comme stratégie de lutte contre le terrorisme international a désormais conquis notre espace politique et social. Ce qui retiendra ici notre attention, ce sont les outils et les pratiques de contrôle mis en place dans le cadre d’une lecture préventive du risque. Il s’agit donc de s’intéresser aux pratiques et aux logiques de surveillance, à la mise en place de systèmes de traçabilité de l’individu de plus en plus complexe, et à une catégorisation accrue des individus en déplacement.

La surveillance aux frontières peut être considérée à ce titre comme l’élément le plus évident et le plus attendu de ce contrôle accru. On a pu constater le renforcement des moyens humains afin d’intercepter les immigrés clandestins, notamment au moyen de patrouilles et d’opérations aux frontières. Les opérations menées par l’agence européenne chargée de la protection des frontières extérieures à l’Union européenne, Frontex (Rabit en 2010 à la frontière turco-grecque ou Hermès en 2011 sur l’île de Lampedusa), ou par l’Agence des services frontaliers du Canada (interception du cargo d’immigrés tamouls en 2010), ont été médiatisées au moyen d’une communication savamment préparée et organisée par ces agences soucieuses de montrer leur efficacité contre l’immigration clandestine et leur légitimité. À ces mesures traditionnelles s’ajoute une série d’outils axés sur le recueil de renseignements et l’accumulation d’indicateurs, qui visent à catégoriser les personnes se déplaçant par-delà les frontières et à trier, à travers ce flux humain, celles qui présentent des risques pour la sécurité d’un espace donné.

Dans le contexte nord-américain, on peut mentionner les efforts déployés pour mettre en place ce qui a été désigné comme « la frontière intelligente » (smart borders) entre les É.-U. et le Canada (Salter, 2004). Mise en place dès décembre 2001 (soit trois mois après les attentats du 11 septembre), cette frontière intelligente visait à établir « une zone de confiance » qui protégerait l’espace nord-américain des actes terroristes, tout en facilitant la libre circulation des personnes et, bien évidemment, le commerce (Déclaration sur la frontière intelligente Canada-É.-U., 12 décembre 2001). Cette quête de sécurité ne devant pas entraver les échanges commerciaux s’est matérialisée sous la forme de programmes bien précis, tels NEXUS ou EXPRES. Conçu pour accélérer le passage à la frontière tant canadienne qu’américaine de certaines catégories de voyageurs (les citoyens ou résidants canadiens ou américains devant traverser régulièrement la frontière, pour le transport de marchandises ou pour affaires notamment), le programme NEXUS permet d’établir des documents de transports différenciés, délivrés après une enquête menée par des fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Ces enquêtes permettent de sélectionner, puis d’agréer, les personnes présentant de « faibles risques ». Le programme EXPRES, quant à lui, est une initiative conjointe de l’ASFC et du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis qui vise à simplifier et accélérer la circulation des expéditions commerciales transfrontalières, à « améliorer la sécurité frontalière, lutter contre le crime organisé et le terrorisme et prévenir l’importation de marchandises de contrebande » (ASFC, 2001). Les participants au programme (chauffeurs, transporteurs et importateurs) font également l’objet d’une évaluation du risque. Tel qu’il est indiqué sur le site internet de l’ASFC, « comme les participants autorisés présentent un faible risque, l’ASFC peut concentrer ses ressources et ses efforts en matière de sécurité sur le traitement des voyageurs à risque élevé ou inconnu » (ASFC, 2001). Deux aspects de cette reconfiguration de la frontière sont ici particulièrement intéressants : l’établissement d’une catégorie de personnes à « faible risque », car vérifiées et certifiées au préalable, et l’extension par conséquent de personnes « à risque », parce qu’inconnues des services de surveillance aux frontières ou à « risque élevé » parce que déjà connues des services de police et de renseignements. Cette tendance vers une plus grande polarisation des mobilités à haut risque et celles à bas risque induit l’idée d’ « identités autorisées » (Côté-Boucher, 2010).

Aux États-Unis, l’élaboration des Watch Lists et des No Fly List illustre bien cette nette tendance des États modernes à réguler à tout prix les flux de personnes en écartant d’emblée les plus à risque : la Terrorist Watch List inclut les personnes suspectées de terrorisme, tandis que la No Fly List contient le nom des personnes aux liens avérés avec des groupes terroristes. Ces listes sont élaborées par le Terrorist Screening Centre, qui dépend du FBI. L’imposition des passeports biométriques et l’obligation de se soumettre aux autorisations préalables ESTA (Electronic System for Travel Authorization), y compris pour les passagers non soumis à l’obtention d’un visa, montrent à nouveau cette logique de suspicion vis-à-vis de tous (Bonditti, 2010 ; Woodtli, 2010). À bien des égards, on retrouve des logiques similaires de contrôle et d’autorisation d’identités dans le contexte européen. Les pratiques européennes en matière de contrôle et de surveillance des frontières opèrent en effet une individualisation de plus en plus forte de ces pratiques, qui prend appui à la fois sur les modalités d’autorisation des déplacements (le visa Schengen) et sur le suivi des traces que les personnes laissent à l’occasion de leurs déplacements, de leurs voyages, de leurs passages (Jeandesboz, 2010). Les quinze dernières années ont été marquées par une prolifération de bases de données et systèmes d’information « européens » associés aux questions de mobilité (Brouwer, 2005 ; Broeders, 2007). Les plus importants à ce jour sont le CIS (« Customs Information System », établi en 1995), EURODAC (système d’enregistrement dactylographique des demandeurs d’asile, établi en 1990) et le système d’information Schengen (SIS, établi en 1990). Ces bases de données sont conçues pour recueillir des renseignements susceptibles de contrôler les personnes entrant ou souhaitant entrer sur le territoire de l’UE, afin de déterminer leur niveau de risque pour la sécurité de l’espace Schengen (dans lequel ces formes de contrôle ont été abolies au nom de la libre circulation). Le poids de ces pratiques de surveillance se porte avant tout sur les individus dont il est estimé qu’ils présentent un « risque migratoire » particulier : les ressortissants de pays tiers soumis à l’obligation de visa dans le cadre du système d’information Shengen (SIS) et à terme du système d’information sur les visas (VIS), ainsi que les demandeurs d’asile par le biais d’EURODAC (Guild et Bigo, 2003). L’Union européenne considère depuis 2011 la mise en place de « smart borders » qui ne sont pas, à la différence du Canada, centrées sur un segment frontalier spécifique, mais qui répondent à une logique de distribution de tous les voyageurs (étrangers, mais possiblement ressortissants de l’UE à terme) entre voyageurs « à risque », « standards » et « bona fide ». L’initiative « Frontières intelligentes » comporterait : un système d’entrée/sortie (EES) qui enregistrerait dans une base de données électronique la date et le point d’entrée, ainsi que la durée du court séjour autorisé, et remplacerait le système actuel d’apposition de cachets sur les passeports. Ces données seraient ensuite mises à la disposition des autorités chargées du contrôle aux frontières et de l’immigration ; un programme d’enregistrement des voyageurs (RTP), qui simplifierait les vérifications aux frontières pour certaines catégories de voyageurs réguliers en provenance de pays tiers (comme les personnes en déplacement professionnel ou les membres de la famille de citoyens de l’Union) qui pourraient, après avoir fait l’objet d’une procédure adéquate d’examen préalable, entrer dans l’UE en franchissant des barrières automatiques.

On le comprend, le recueil de l’information, le renseignement, leur condition d’obtention, sont au coeur même de ces dispositifs de prévention du risque, ainsi que le recours à la technologie, et notamment à l’informatisation. L’échange d’information est à cet égard devenu un enjeu diplomatique de première importance. On peut citer en exemple les âpres négociations qui ont accompagné le transfert aux autorités nord-américaines de fichiers des passagers détenus par les compagnies aériennes (Passenger Name Records – PNR), qui a fait l’objet d’accords successifs entre l’UE et les États-Unis, l’Australie et le Canada. Ce débat a été très houleux, en tout cas dans le contexte européen, puisque le Parlement européen s’est longtemps opposé à certaines clauses de cet accord qui touchaient notamment les droits des citoyens concernant leurs propres données à caractère personnel, entre autres les droits d’accès, de rectification et d’indemnisation. L’absence de transparence entourant l’organisation et les bases légales des bases de données qui recueillent ces informations, et la question de leur interopérabilité ont en effet créé de nombreuses tensions au sein des groupes parlementaires, et ce, notamment en raison des différentes atteintes aux libertés individuelles que ces pratiques sous-tendent (Bonelli et al., 2008 ; Piazza, 2010 ; Bigo et al., 2011). Le combat de certains défenseurs de ces libertés s’est néanmoins soldé par un échec, et depuis avril 2012, le Parlement européen ne s’oppose plus à l’accord PNR. Il est désormais convenu que l’UE développera à terme son propre système PNR.

La multiplication des bases de données permet dans tous les cas des formes de traçabilité des individus, dont la forme la plus aboutie est la biométrie (Piazza et Crettiez, 2007 ; Woodtli 2010). Elle est présentée comme la solution technologique ultime face à des menaces qui seraient inédites et d’envergure exceptionnelle (terrorisme international, crime organisé transnational), et le recueil, le traitement et la consignation des données biométriques (comme les empreintes digitales des passeports) permettent de tracer tout individu se présentant à une frontière ou demandant un visa, un permis de travail, ou un droit d’asile.

Le contrôle des déplacements des personnes répond en ce sens tout à fait aux exigences de ce qui est devenu la panacée des services de frontières et de sécurité en général, l’intelligence led policing (Harcourt, 2007 ; Bowling et Sheptycki, 2011). Ce type de policing, axé sur la prévention des crimes, et notamment des actes terroristes, s’assimile de plus en plus à de la prédiction basée sur le recueil, la centralisation et/ou l’échange de renseignements (Scherrer et Guittet, 2011). Dans le cas des outils canadiens ou européens mentionnés ici, il est intéressant de noter que le « zéro risque » n’est même pas présenté comme possible. Au mieux, il existe un risque « faible ». À ce titre, la distinction entre logique préemptive et logique préventive est la portion congrue de ce système de techniques actuarielles. On assiste ainsi à des formes de sélection calculée, qui n’est pas sans rappeler les fondements de la justice actuarielle, qui procède à une :

neutralisation sélective où la condamnation se base, non sur l’infraction ou la personnalité, mais sur des profils de risque, permettant ainsi de développer un contrôle intensif pour les délinquants à haut risque (les « prédateurs ») et un contrôle moins intense, et aussi moins coûteux, vis-à-vis des délinquants à bas risque.

Mary, 2001

Ici, il ne s’agit pas de prévenir la récidive, mais de prévenir le crime même, dans une perspective managériale appliquée à des populations.

Il est frappant de constater à quel point l’évaluation du risque et de la menace devient un instrument de gouvernance. La prolifération sur les plans national, régional et international de ce type de documentation est, à cet égard, très révélatrice. Sur le plan européen, Europol s’est fait l’expert de ces outils de projection, à travers notamment ses rapports OCTA (Organised Crime Threat Assessment) et T-Sats (EU Terrorism Situation and Trend Report). Ces rapports ne sont pas qu’informatifs, ils sont aussi prospectifs et influencent l’élaboration de politiques publiques, et ce, malgré le flou qui entoure la méthodologie employée dans ces rapports, mais aussi l’absence totale de contre-expertise (Scherrer et al., 2011). Au Canada, le Centre intégré d’évaluation des menaces (CIEM), dépendant du Service canadien du renseignement de sécurité, est un centre gouvernemental dont le personnel est composé de représentants de ministères et d’organismes fédéraux ainsi que de corps policiers. Le CIEM produit des évaluations exhaustives de la menace et les diffuse aux membres de la communauté du renseignement et aux premiers intervenants concernés. Le Centre a été rebaptisé en 2011 « Centre intégré d’évaluation du terrorisme ». Des centres de recherche et des comités d’experts (Rand Corporation, the Strategic Foresight Group) se sont également engouffrés dans ce marché de l’expertise, très rémunérateur tant la demande de calcul et de prédiction du risque est devenue importante. Au coeur des mesures de surveillance des déplacements des personnes, le potentiel technologique (à travers l’accumulation et le traitement de données, ou d’indicateurs) et son évolution exponentielle accréditent la croyance selon laquelle il est possible de prévenir et d’enrayer le pire, en permettant de tracer et d’authentifier l’identité, les intentions et les mouvements des individus (Ceyhan, 2006). De moins en moins tolérantes au risque, nos sociétés sont de plus en plus demandeuses de ce type d’assurances et de réassurances (Haggerty et Ericson, 1997 ; Beck, 2003). Outre les difficultés inhérentes à l’encadrement juridique, aux délimitations des usages et à l’interprétation de ces données recueillies, il convient de noter non seulement le caractère utopique de cette soif de prédiction, mais aussi ses effets anxiogènes. Émerge alors un paradoxe : si les obsessions sécuritaires (parmi lesquelles le terrorisme est une des formes les plus abouties) sont surtout présentes en Europe et dans les pays « développés », et s’expliquent avant tout par un double mouvement de dérégulation et d’individualisation, ce sont aussi ces sociétés qui sont, encore aujourd’hui, les plus sûres. Ce paradoxe relevé par Zygmunt Bauman (2007) indique ainsi que la peur a sa propre énergie, sa propre logique de croissance ; elle n’a presque plus besoin de stimuli extérieurs. Mieux, toutes les précautions prises face aux incertitudes font paraître le monde plus redoutable et plus traître et suscitent plus d’actions défensives encore, lesquelles donnent, hélas, plus de vigueur à la faculté qu’a la peur de s’autopropager (Bauman, 2007 ; Scherrer, 2008).

Suspicion et hostilité : les « étrangers » de chez nous

Si la question de l’efficacité de ces mesures de contrôle des mouvements des personnes reste entière et impossible à quantifier, leurs effets, eux, sont bien connus. Outre leur effet anxiogène précédemment souligné, les outils et les technologies déployées renforcent la dichotomie entre privilégiés de la mobilité et proscrits. La constitution de « laissez-passer sécurisés » accélérant le mouvement renforce l’idée que la technologie pourrait être perçue comme une pratique émancipatrice. A contrario, lorsqu’il s’agit de restreindre, d’obstruer, d’intercepter ou encore d’arrêter un individu, ces mêmes outils révèlent leurs réalités humiliantes et déshumanisantes. Que ce soit du côté canadien ou du côté européen, on voit bien que la recherche d’une optimisation de la circulation sécurisée est concomitante d’un renforcement des logiques de ségrégation. La lutte contre le terrorisme, mais plus généralement contre l’insécurité et les menaces dites transnationales, a ainsi non pas inventé, mais réactivé et renforcé des processus de surveillance de plus en plus étroits des populations présentées comme « à risque », c’est-à-dire les immigrés et les étrangers (Guild et Bigo, 2003 ; Guild et Van Selm, 2005). Dans cette quête acharnée pour protéger nos territoires de l’intrusion d’indésirables, ce sont bien eux qui ont le plus souffert de l’intensification des contrôles des mouvements de populations dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Prévenir en amont l’arrivée des indésirables sur nos territoires est une des conséquences les plus directes de la lutte contre le terrorisme. Le fait que la lutte antiterroriste a considérablement contribué au renforcement des procédures d’immigration ne fait pas de doute au sein de la communauté des chercheurs intéressés aux questions des mobilités (Noxolo et Huysmans, 2009 ; Scherrer et al., 2010). L’antiterrorisme et la construction de catégories « à risque » ont sans conteste amplifié une suspicion, qui était déjà prégnante, vis-à-vis des individus suspectés de pénétrer les sociétés occidentales pour de « mauvaises raisons ». Les autorités canadiennes, par exemple, ont modifié dès 2002 leurs dispositifs d’immigration en adoptant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) qui met en place des mesures renforcées des procédures d’immigration, au nom de la sûreté publique (Crépeau et al., 2007). Cette loi inclut des nouveaux outils visant à mieux protéger les frontières canadiennes, et qui touchent essentiellement les demandeurs d’asile et les réfugiés. La plupart des pays européens se sont munis de procédures renforcées similaires (Flynn, 2009 ; Gillepsie et O’Loughlin, 2009 ; Probst, 2012), et l’exemple américain est sans doute le plus manifeste (Bonditti, 2010). Sur le plan de l’UE, les logiques du visa Schengen n’ont pas non plus échappé à cette tendance très nette. Le visa Schengen entre en effet dans les instruments privilégiés par les stratégies de contrôle des flux de personnes, et surtout dans le contrôle des étrangers désireux de pénétrer l’espace de libre circulation européen. Partout, c’est surtout en amont, au moment de l’attribution du visa que se joue l’essentiel des procédures de contrôle (Guild et Bigo, 2003). Diverses études ont montré combien les aspects sécuritaires, et notamment la lutte contre le terrorisme, avaient surinvestit ces espaces de délivrance de laissez-passer, en Europe, au Canada et aux É.-U. (Salter et Zureik, 2005).

Un effet plus pernicieux de cette chasse au criminel embusqué ou à cette graine de terroriste qui avance masquée est l’infusion de l’inquiétude au sein de nos sociétés vis-à-vis de l’« étranger » installé chez nous, c’est-à-dire l’immigré. Les travaux se référant à la marginalisation, voire à l’exclusion, de ces usual suspects sont fort nombreux et invitent à contextualiser les malaises actuels que connaissent les sociétés occidentales vis-à-vis d’individus ou de communautés d’individus perçus comme ne faisant pas tout à fait partie intégrante de leurs sociétés d’accueil (Noxolo et Huysmans, 2009 ; Helly, 2010). La figure du homegrown terrorist, véritable ennemi intérieur, incarne, dans ce contexte, le scénario du pire, l’ultime cauchemar. Les organisateurs des attentats de Madrid (2004) et de Londres (2005), ainsi que les désormais célèbres « 18 de Toronto » ont à ce titre contribué à renforcer la conviction que ce risque était bien réel : des citoyens bien de chez nous, éduqués aux valeurs occidentales, immigrés de deuxième ou troisième génération, avaient tiré sur ceux-là mêmes qui les avaient accueillis en leur sein. Plus récemment en France, le cas Mohammed Merah appuie cet argument. Loin des clichés des talibans analphabètes, ignorants et fanatiques entraînés dans des écoles coraniques radicales au fin fond du Pakistan, ces individus avaient des vies somme toute normales, exerçaient des emplois ordinaires et n’avaient pas d’antécédents judiciaires : insoupçonnables, donc. Alors, si le risque est bien réel, comment anticiper ces actes criminels et comment repérer ceux qui les préparent puisqu’ils sont inrepérables ? Les acteurs de la lutte antiterroriste se sont alors focalisés sur la menace intérieure, et plus particulièrement sur les questions de recrutement des terroristes, et parmi elles, les processus de radicalisation. Sur le plan européen, cela s’est traduit par la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme de 2005, qui consacre un de ses sept objectifs à « combattre les facteurs qui contribuent au soutien et au recrutement du terrorisme », par l’adoption par la Commission des communautés européennes d’une communication intitulée « Le recrutement des groupes terroristes : combattre les facteurs qui contribuent à la radicalisation violente » (2005). Le Plan d’action visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes a été adopté par le Conseil européen en décembre 2005. Au Canada, la GRC s’est dotée en 2006 d’un programme spécifique visant à détecter et à prévenir la radicalisation chez les jeunes de certaines minorités. Ainsi, si la menace du terrorisme provenant de l’extérieur demeure une priorité, il faut aussi se focaliser sur le risque de radicalisation de certains citoyens ou des résidents. Il faut donc, là encore, prédire, prévenir et repérer dans nos sociétés la potentielle radicalisation de certaines franges de la population, et notamment celles issues de l’immigration.

On assiste ainsi non seulement à une surveillance accrue, ciblée et souvent incriminante et discriminante des mobilités, mais aussi à l’instauration d’un principe de citoyennetés (in)sécurisées. Les questions relatives à l’intégration des populations d’origine étrangère, et la façon dont cette dernière fait l’objet d’une continuelle remise en cause deviennent ici centrales. Car la surveillance ne s’arrête pas une fois la frontière franchie, une fois les documents en règle. Elle s’insinue désormais de plus en plus dans la vie d’après, celle qui commence une fois que l’étranger s’est physiquement installé dans son environnement « d’accueil ». Ces processus de surveillance particuliers s’incarnent de multiples manières. Ils pénètrent l’intime et la sphère privée en établissant un profilage religieux, qui induit une surveillance des pratiques religieuses, des lieux de culte, un droit de regard sur la formation des imams (Amiraux, 2010). Ils s’incarnent sous la forme d’hostilité, voire de rejet, face à des individus jugés potentiellement « déloyaux » à leurs sociétés d’accueil et, notamment, le musulman radicalisé, celui qui incarne le mieux la figure du dormant, du homegrown terrorist en puissance (Bigo et Walker, 2008). Cette suspicion accentuée vis-à-vis de l’autre a des conséquences importantes en termes de droits, mais aussi en termes de reconnaissance sociale. En droit, les questions relatives à la citoyenneté, par exemple, se posent sous un angle nouveau : le statut de citoyen n’offre en rien une garantie d’accès aux droits les plus fondamentaux inscrits dans les constitutions ou les traités des démocraties occidentales. Les cas désormais fort bien documentés et commentés de Maher Arar (Karazivian et Crépeau, 2010) ou d’Omar Khadr au Canada (Nakache, 2010), ou d’Abu Omar en Italie (Ragazzi, 2010) montrent bien comment, à travers des cas d’arrestations, de détentions et de transferts arbitraires, les citoyennetés, mais aussi l’asile et le statut de réfugié, se retrouvent fragilisés et insécurisés dans le contexte de la guerre au terrorisme. Ces exemples illustrent en effet l’instauration d’un système de citoyenneté à deux vitesses, qui établit deux poids deux mesures lorsqu’il s’agit de protéger un ressortissant à l’extérieur de son pays de citoyenneté. Maher Arar et Omar Khadr étaient bien des citoyens canadiens, mais d’origine respectivement syrienne et pakistanaise. Abu Omar était bien légalement réfugié politique en Italie, mais d’origine égyptienne. La citoyenneté, ou le statut légal de réfugié, obtenus souvent dans des conditions très difficiles, souvent humiliantes, ne suffisent donc plus à rassurer.

Les communautés musulmanes pâtissent en ce sens beaucoup de ces logiques qui sous-tendent la guerre au terrorisme à l’égard des communautés issues de l’immigration. Les études qui ont abordé les entrecroisements qui s’opèrent, depuis le 11 septembre 2001, entre lutte contre le terrorisme et contrôle des pratiques privées de certaines populations, montrent comment discrimination et criminalisation des populations musulmanes deviennent prégnantes et sournoises (Deltombe, 2005 ; Bonelli et al., 2008). Ces remises en question des politiques d’accueil, ou d’intégration des populations immigrées, nous amènent à nous interroger sur la diversité au sein de nos sociétés occidentales. En Europe comme au Canada, les discours sur la « cohésion sociale » ont largement supplanté les débats sur l’immigration (Helly, 2010). Dans le contexte sécuritaire qu’on connaît aujourd’hui, le migrant, le voyageur, celui qui se déplace, devient non seulement objet de suspicion et de contrôle de la part des guildes transnationales de sécurité, mais aussi objet de méfiance et défiance de la part de ses sociétés d’accueil (Tsoukala, 2011). Au Canada, les débats sur les accommodements raisonnables au Québec, ainsi que la commission Bouchard-Taylor chargée de répondre aux défis posés par ces derniers, ont bien montré à cet égard combien le contexte « sécuritaire » jouait à plein dans ces logiques de défiance et de méfiance vis-à-vis des populations issues de l’immigration. En Europe, l’assassinat de Theo Van Gogh aux Pays-Bas, l’affaire des caricatures au Danemark, ou encore les discours actuels sur la figure honnie et ô combien crainte du homegrown terrorist sont autant d’événements qui ont renforcé des discours politiques ambigus sur les questions d’assimilation et d’intégration.

Conclusion

Les replis identitaires, le succès des politiques démagogiques hostiles aux immigrés et à l’immigration, sont autant de signes qui témoignent d’une crispation vis-à-vis de la différence. L’altérité menaçante est plus que jamais au coeur de nos espaces sociaux et politiques. Selon Marc Bernardot (2011), l’invasion, la subversion et la contamination sont devenues des grilles de lecture des migrations contemporaines. Le constat général, somme toute assez pessimiste, demeure sévère quant aux dérives de nos démocraties, qui se révèlent sinon incapables, tout au moins maladroites, à inscrire les mobilités de ses populations dans un registre apaisé et libéré de ses peurs et obsessions sécuritaires. Les sources de réassurance pour ceux qui préféreraient que la liberté n’ait pas à pâtir de cette obsession sécuritaire sont à trouver dans les contre-pouvoirs que nos démocraties, fort heureusement, n’ont pas totalement désertés. Les voies parlementaires, mais aussi les tribunaux, sont encore des instruments efficaces à freiner l’exécutif lorsqu’il se montre trop liberticide. Les luttes continuelles entre certains groupes du Parlement européen, le rôle des associations défenseuses des libertés civiles (comme l’Association canadienne des libertés civiles mobilisée contre les No Fly Lists), les actions des commissions d’enquête indépendantes (commission Arar au Canada, Fava et Marty en Europe) montrent bien qu’il existe encore une vigueur démocratique qui n’est pas prête à céder aux Cassandres des nouvelles menaces.

Du point de vue de la recherche universitaire, on notera, sur ces problématiques, une certaine convergence entre des disciplines aussi disparates que les relations internationales, la criminologie ou les différentes variantes (sociologiques ou politiques) des surveillance studies. La référence à la trace, la question de la prévention en lien avec la capacité prédictive des analyses de risque, et la sécurité sont désormais autant de thèmes de discussion et de débats théoriques transdisciplinaires.