Corps de l’article

Introduction

En 1974, en pleine période de critique publique de l’institution carcérale, Valéry Giscard d’Estaing souhaitait limiter l’emprise de celle-ci sur les personnes enfermées grâce à une réforme définissant « la privation de liberté comme privation d’aller et venir, et rien d’autre » (cité dans Favard, 1994, p. 7). Ces quelques mots de l’ancien président de la République révélaient l’illusion que la privation de mobilité spatiale ne porterait pas atteinte au sujet, qu’elle constituerait en quelque sorte un moindre mal par rapport à d’autres formes d’emprise. Ces mots exprimaient aussi la conception dominante de l’enfermement, fondée sur un principe d’immobilisation contrainte et de contention de populations déviantes. De fait, cette conception reste largement en vigueur une quarantaine d’années plus tard. Dans le monde contemporain, la possibilité de se déplacer est le plus souvent associée à l’autonomie du sujet, à la liberté (Sheller et Urry, 2006). La restriction à la mobilité est généralement appréhendée comme une restriction à la liberté. L’arrêt de la mobilité constituerait donc un paradigme fondateur des institutions fermées, « their ostensible rationale » (Philo, 2014, p. 495). Et l’expérience de la réclusion serait une expérience de l’immobilisation spatiale, de l’impossibilité de se déplacer librement (Milhaud, 2017).

La géographie de l’enfermement s’est largement fédérée autour de cette approche de l’enfermement par son rapport à la mobilité, ce qu’ont résumé en ces mots Lauren Martin et Matthew Mitchelson (2009) : « we restrict our definitions of ‘imprisonment’ and ‘detention’ to intentional practices that (i) restrict individuals ability to move from one place to another and (ii) impose orders of space and time so that individual mobility is highly constrained, if not eliminated » (p. 460). Leur définition continue ainsi : « detention and prisons may serve as a ‘spatial fix’ for surplus capital and labor […], but this fixing relies on global transportation networks and global financial flows » (Martin et Mitchelson, 2009, p. 472). Les auteurs attirent ici l’attention sur les flux et les réseaux attachés à l’enfermement.

Bien que cela puisse au premier abord sembler contre-intuitif, les liens entre les institutions de réclusion et différentes formes de mobilité sont forts et anciens. L’histoire de la pénalité est étroitement liée à la transportation. Celle des expulsions d’étrangers entretient des relations étroites avec le développement des infrastructures de transport (Blue, 2015). Et la diffusion de la réclusion s’est faite au moyen d’échanges et de circulations internationales de principes, de modèles architecturaux, de flux financiers, mais aussi de penseurs, de promoteurs et de professionnels de ce mode de gouvernement (Bouagga, 2016 ; Kaluszynski, 2013, 2014) – circulations que renforcent aujourd’hui la mondialisation et la coopération internationale et supranationale.

Cet article propose une synthèse des formes que prennent les relations entre mobilité et enfermement, que l’on définira de manière large par l’existence d’une clôture matérielle autour d’institutions relevant de politiques publiques, destinée à gérer certaines catégories de population conçues comme marginales, et par un placement contraint des personnes enfermées dans les institutions concernées. Le propos montre comment, à trois échelles, les rapports de pouvoir constitutifs de l’enfermement s’exercent à travers ces mobilités. Celles-ci apparaissent comme des instruments tout à la fois pour les acteurs qui pensent et créent les institutions d’enfermement, et pour ceux qui les font fonctionner au quotidien. Mais à certaines échelles, les mobilités sont aussi un outil d’adaptation des personnes recluses. Cette typologie montre finalement qu’il n’y a pas d’enfermement sans mobilité.

Le propos s’inscrit ainsi au croisement d’une double perspective. Il emprunte d’une part à un ensemble de travaux pluridisciplinaires qui remettent en question l’idée de clôture totale de l’enfermement et promeuvent une lecture par la porosité des murs (Chantraine, 2004 ; Combessie, 1996 ; Darley, Lancelevée et Michalon, 2013). Il se positionne d’autre part dans le sillage de travaux intéressés par le rôle que jouent l’espace et les spatialités – entendues comme des pratiques spatiales – dans la mise en place et l’exercice des rapports de domination qui structurent toute institution d’enfermement (Milhaud, 2017 ; Scheer, 2016 ; Solini, Yeghicheyan et Ferez, 2019).

Le rapprochement entre prison pénale et rétention administrative des étrangers fonde la présente analyse. Ce positionnement, étayé par tout un ensemble de recherches depuis la fin des années 2000, prend acte de convergences empiriques entre politiques pénales et politiques migratoires. L’immigration sans papiers fait en effet l’objet d’une pénalisation croissante depuis les années 1990 (Darley et Fischer, 2010). Par ailleurs, les conditions de réclusion imposées aux étrangers ressemblent fortement à de l’emprisonnement, notamment par les dispositifs matériels et la réglementation de la vie entre les murs. Ainsi, ce sont parfois les mêmes bâtiments qui abritent l’une ou l’autre institution : les transformations de prisons en centres de rétention ne sont pas rares (Clochard, 2021 ; Golash-Boza, 2009 ; Griffiths, 2017). Il n’est pas rare non plus que du personnel pénitentiaire devienne personnel de centre de rétention pour étrangers (Bosworth, 2014 ; Hall, 2012). Ces convergences peuvent être interprétées par le cadre du « tournant punitif » en vigueur à la fin du xxe siècle aux États-Unis et dans l’ensemble des démocraties libérales (Garland, 2001 ; Simon, 1998), et qui manifesterait un « retour » de l’enfermement comme mode de gouvernement de la déviance. Enfin, le rapprochement analytique entre prison et rétention des étrangers n’est pas étranger à l’intérêt porté aux mobilités liées à l’enfermement, puisque la rétention des étrangers est par définition un instrument d’arrêt et d’activation des mobilités.

Le propos est construit à partir de données empiriques portant sur la rétention des étrangers en Roumanie, recueillies lors d’une enquête ethnographique menée entre 2009 et 2014[2]. J’ai obtenu l’autorisation de l’Inspectorat général pour l’immigration (Inspectoratul General pentru Imigr˘ari, IGI) de faire des observations dans les deux centres de rétention du pays et de réaliser une quinzaine d’entretiens sans présence policière, sans dispositif particulier de surveillance, dans la salle de visite (« parloir ») dans l’un des établissements, dans une salle de réunion dans l’autre. Sur place, des discussions informelles avec le personnel en service ont eu lieu ; j’ai en outre été autorisée, en 2014, à effectuer une série d’entretiens individuels avec des agents affectés à l’un des centres.

Ces données ont été approfondies par un travail conduit pendant six mois (2009 et 2010) comme bénévole au sein d’une organisation non gouvernementale internationale spécialisée dans l’assistance aux étrangers en rétention et sortis de rétention. En contrepartie, j’ai été autorisée à réaliser des entretiens avec les personnes assistées par l’ONG, généralement à plusieurs reprises et sans qu’aucun salarié de l’ONG ne soit présent. J’ai complété ce travail « hors les murs » par une quinzaine d’entretiens avec des acteurs impliqués dans le dispositif de contrôle des migrations (hauts responsables de l’IGI) ou de sa contestation (acteurs du secteur associatif ou humanitaire, avocats spécialisés dans le droit des étrangers).

Au total, j’ai pu interroger une soixantaine d’étrangers enfermés dans les centres de rétention, sortis de rétention, demandeurs d’asile et réfugiés statutaires également passés par la rétention. S’ajoutent des interviews avec vingt-quatre fonctionnaires de police de l’IGI, hauts responsables ou agents en poste dans les centres de rétention et de demandeurs d’asile. La récurrence des déplacements imposés par les autorités chargées des contrôles migratoires est apparue dès les premiers entretiens avec des étrangers libérés des centres de rétention. J’ai dès lors cherché à systématiser le recueil d’informations concernant ces mobilités, liées au fonctionnement mais aussi à la conception des lieux de réclusion des étrangers et aux rôles qui leur sont assignés.

Dans un premier temps, il sera question de la place des mobilités dans le développement de la géographie de l’enfermement. Puis trois échelles de déploiement de ces mobilités seront analysées. Entre établissements fermés d’abord, les mouvements sont décidés et mis en oeuvre par les différents acteurs chargés de l’application des politiques migratoires et pénales ; ces mouvements sont inhérents à la domination institutionnelle. Entre l’intérieur des établissements et leur environnement proche ensuite, les mobilités génèrent des relations dedans-dehors qui participent aux rapports de pouvoir intra-muros. Enfin, l’article abordera les déplacements internes aux établissements. Leur gestion constitue un des principaux outils de maintien de l’ordre entre les murs ; mais cet ordre, négocié, accorde une certaine marge de manoeuvre aux personnes enfermées. Les mobilités se révèlent ainsi être un prisme idéal pour étudier certaines déclinaisons des relations de pouvoir dans les institutions fermées.

La géographie de l’enfermement, miroir de la géographie des mobilités

« La maison passoire, la maison de passe, l’inévitable motel » : ces mots de Michel Foucault (1975 [2001], p. 1556) pourraient résumer la manière dont les géographes ont d’emblée vu les lieux d’enfermement. S’ils n’ont pas récusé le lien entre réclusion et immobilisation, ils lui ont très vite associé des phénomènes de mobilité et remis en question l’association entre mobilité/liberté et immobilité/privation de liberté. Ce positionnement originel, fondateur, caractérise à mon sens la géographie de l’enfermement[3].

Celle-ci s’est d’abord constituée en rupture par rapport aux théories de la mobilité, que la formule « le monde entier semble être en mouvement » (Urry, 2005, p. 23) résume à elle seule. Certains auteurs ont ainsi reproché au « tournant mobilitaire » d’avoir trop mis l’accent sur la mobilité comme moyen d’accès à l’autonomie ; la prise en considération des rapports de pouvoir liés aux mobilités aurait été trop réduite et centrée sur la seule question de l’accès à la mobilité. Tout en reconnaissant que certains travaux ont attiré l’attention sur les risques d’une association trop automatique entre mobilité et liberté du sujet (Adey, 2006 ; Cresswell, 2006 ; Glick-Schiller et Salazar, 2013), c’est avant tout la faible prise en considération des effets de pouvoir des mobilités qui a été critiquée par les géographes travaillant sur la réclusion. Ils ont souligné la possibilité d’utiliser la mobilité pour exercer le pouvoir sur certains segments de la population (Gill, 2009, 2013 ; Moran, Piacentini et Pallot, 2012). L’intérêt porté à l’enfermement a ainsi « retourné » certains angles de lecture des mobilités pour mettre en lumière le pouvoir potentiellement contraignant des déplacements.

La notion de « mobilité gouvernementale » (governmental mobility) théorise le recours aux mobilités pour gouverner les populations recluses (Gill, 2009) et pose un point d’intersection entre les recherches sur les migrations et les circulations et celles sur la réclusion. Elle peut aussi être utilisée pour interroger plus largement la manière dont les mobilités sont mises au service de la régulation de la société. Elle a eu une grande importance pour ma réflexion et pour l’ancrage de ma pensée dans le champ des recherches sur l’enfermement. Elle m’a conduite à concevoir les lieux clos comme des lieux d’articulation de mobilités, de gestion de flux, et c’est cette perspective que je souhaite restituer dans le présent propos.

Cette perspective se fait l’écho d’autres travaux qui ont théorisé la manière dont les carceral mobilities font partie intégrante de la définition et des modes d’action des institutions de réclusion pénale et des étrangers (Mountz, Coddington, Catania et Loyd, 2012 ; Turner et Peters, 2016). La notion de carceral circuitry considère l’enfermement à partir des connexions existant entre les institutions de réclusion, autour, à l’intérieur et au-delà d’elles (Gill, Conlon, Moran et Burridge, 2016). Dans cette notion, la circulation de personnes n’est pas la seule prise en considération ; l’enfermement est également appréhendé au prisme de la circulation d’objets et de pratiques. La notion contient en outre une idée de récurrence du mouvement, d’inscription de celui-ci dans une certaine circularité, le tout étant une composante d’un ensemble plus large.

Les outils des géographes permettent donc d’aborder les mobilités comme outils de contrainte. La typologie qui suit, construite dans une logique scalaire, montre comment celles-ci participent aux relations de pouvoir inhérentes à l’enfermement, et comment cette participation varie en fonction des échelles considérées.

Des mobilités pour mettre en oeuvre la domination institutionnelle

Les étrangers interrogés en Roumanie, enfermés ou l’ayant été, ont énoncé l’importance, dans leurs expériences de l’enfermement, de mobilités décidées et mises en oeuvre par les différents acteurs chargés de l’application des politiques migratoires et pénales. Ces déplacements, qui peuvent se produire à l’échelle nationale ou à l’échelle européenne, sont nécessaires pour mettre en oeuvre le gouvernement des populations par la réclusion. Les personnes recluses n’ont quasiment aucune prise sur le choix de se déplacer ou non et sur les modalités de ces déplacements. Ce sont donc les mobilités gouvernementales les plus contraignantes.

Déplacer pour appliquer une procédure administrative ou pénale

Tout placement dans un lieu d’enfermement entraîne des mobilités, ne serait-ce que pour conduire la personne vers son lieu de réclusion, puis la libérer ensuite. Mais de nombreuses autres mobilités se produisent pendant l’enfermement, dont une part importante est liée à la procédure pénale ou administrative. L’expansion de l’enfermement des étrangers, en Europe mais aussi dans d’autres parties du monde, depuis les années 1980, a généré une démultiplication de ces mobilités gouvernementales.

Sur le plan national, l’application de la décision d’expulsion d’une personne donnée nécessite des déplacements vers le ou les consulats susceptibles d’accorder le laissez-passer requis. En Roumanie, lorsqu’une personne étrangère enfermée fait appel de sa mise en rétention, ce qui est généralement le cas, elle est transférée à la cour pour assister aux audiences. Des déplacements similaires existent dans le cadre des procédures pénales : audiences pour le procès, mais aussi rendez-vous médicaux, droit de sortie exceptionnel, etc. À titre illustratif, à New York aux États-Unis, près de 10 % des personnes détenues dans la prison de Rikers Island sortent chaque jour pour des audiences (Brooks et Best, 2021). Ces mouvements sont donc loin d’être anodins dans le traitement de la population carcérale de cet État.

La réclusion des étrangers s’accompagne également fréquemment de déplacements internationaux. Les expulsions ont pour objectif le retour de la personne en migration dans son pays d’origine ; elles constituent donc le type de mobilité gouvernementale le plus radical et ont connu une augmentation forte depuis le deportation turn des années 2000 (Gibney, 2008). Elles sont le plus souvent articulées à une période d’enfermement, officiellement justifiée par la volonté d’empêcher ce que les autorités appellent la « fuite » de la personne à expulser.

L’expulsion n’est souvent qu’une étape dans un parcours de mobilités contraintes et s’articule à d’autres déplacements forcés qui peuvent se dérouler à l’échelle internationale ou à celle du pays de réclusion. Des accords interétatiques entraînent en effet des mobilités contraintes sous la forme de renvois entre États à l’échelle régionale – les accords de réadmission et le règlement Dublin en Europe. Leur mise en oeuvre affecte les trajectoires migratoires. La plupart des étrangers que j’ai interrogés, alors qu’ils étaient en rétention ou en avaient été libérés, avaient déjà circulé en Europe occidentale et avaient été réadmis ou « dublinés » en Roumanie. Si la plupart d’entre eux ne souhaitaient initialement pas venir ou rester dans ce pays, la compréhension des mécanismes de renvoi entre pays européens avait eu pour effet d’en convaincre certains de tenter de stabiliser leur situation sur place – tout en maintenant le projet de repartir plus tard.

Ces mobilités imposées aux étrangers enfermés sont sujettes à controverse pour ce qui est de leurs modalités répressives et des limites qu’elles imposent à la liberté d’action et de décision. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ainsi que certains États promeuvent des retours dits « volontaires ». Ces retours ne sont rien de moins que des expulsions mais leur euphémisation par l’emploi du terme de « retour » désigne une mise en oeuvre dans des conditions un peu moins contraignantes que celles d’un « retour forcé ». Les « retours volontaires » sont devenus un enjeu important car ils touchent à l’acceptabilité sociale des politiques d’expulsion. Les autorités et l’OIM étaient, lors de mon enquête en Roumanie, en concurrence pour convaincre des personnes enfermées dans les centres de rétention d’accepter la procédure du « retour volontaire ». Elles menaient un travail de persuasion qui avait pour objectif de faire baisser les statistiques des retours dits « forcés ». Les expulsions étaient ainsi euphémisées et transformées en un projet migratoire factice, élaboré entre les murs d’un lieu de privation de liberté.

Déplacer pour faire fonctionner les dispositifs d’enfermement

Les mobilités liées aux procédures migratoires et pénales sont loin d’être les seules qui affectent les lieux d’enfermement et les trajectoires des personnes recluses. L’essor de l’enfermement va en effet de pair avec une démultiplication des mobilités gouvernementales, celles-ci ayant ici pour fonction de garantir le bon fonctionnement des dispositifs de réclusion.

Les entretiens menés en Roumanie ont ainsi révélé de nombreux transferts entre les deux centres de rétention du pays, dont la raison d’être ne semblait être que de maintenir un taux d’occupation à peu près constant de l’un des deux établissements (le centre A), très peu occupé à l’époque de mon enquête. Une douzaine de personnes y étaient enfermées pour une cinquantaine de lits et autant de professionnels. La réalité des contrôles migratoires était bien inférieure à ce qui avait été envisagé au moment de l’ouverture de l’établissement ; il fallait donc justifier son maintien en activité, alors que l’autre centre de rétention (B), plus grand mais lui aussi sous-occupé à l’époque, avait un nombre de places suffisant pour l’ensemble des personnes placées en rétention à un moment donné sur le territoire roumain. Les personnes qui n’avaient pas les moyens de contester leur placement en rétention, dont les autorités savaient qu’elles ne parviendraient pas à les expulser et seraient enfermées aussi longtemps que légalement autorisé, pouvaient être transférées vers le centre A. Celui-ci a toutefois été beaucoup agrandi en 2016, ce qui ne répondait par conséquent à aucune nécessité immédiate.

Cet exemple rend compte, dans le domaine des politiques migratoires, d’un constat également dressé dans le domaine de la justice pénale : le développement des dispositifs de réclusion génère un accroissement des transferts entre établissements ; ces transferts deviennent un moyen de garantir l’occupation des nouvelles structures. Ainsi, des travaux consacrés aux mouvements entre établissements pénitentiaires à New York ont montré comment une politique de transferts entre types d’établissements pénitentiaires différenciés a été élaborée, dans un idéal réformiste, afin de favoriser les perspectives de réinsertion à la libération ; mais celui-ci a été supplanté par une rationalité logistique, ces mobilités gouvernementales devenant dès lors un instrument de pérennisation de l’emprisonnement (Brooks et Best, 2021 ; Follis, 2015).

Les mobilités gouvernementales sont fréquemment décidées et mises en oeuvre hors des politiques nationales. Elles relèvent souvent des acteurs locaux des politiques publiques, par exemple des directeurs des centres de rétention (Michalon, 2013). Leurs mécanismes sont complexifiés lorsque des acteurs privés se voient confier certaines prérogatives régaliennes en matière d’enfermement. Les décisions de transfert peuvent ainsi répondre aux préoccupations économiques des bailleurs privés plutôt qu’à celles de la puissance publique, notamment dans les pays qui sous-traitent massivement le contrôle des étrangers. Cette configuration n’existait pas en Roumanie, où l’État conserve l’ensemble des prérogatives relatives aux dispositifs d’enfermement. En revanche, dans d’autres pays, les acteurs privés jouent un rôle important dans les mobilités gouvernementales des personnes recluses. C’est notamment le cas en Grande-Bretagne pour les déplacements des étrangers placés en centres de rétention. Selon Nick Gill (2009), la Detention Escorting and Population Management Unit (DEPMU) est chargée d’organiser les transferts vers et entre les centres de rétention, mais l’exécution des déplacements est confiée à des sociétés privées qui négocient avec l’État et les mettent en oeuvre selon leurs propres priorités. De même, aux États-Unis, de nombreux transferts entre centres de rétention sont justifiés par les besoins de remplissage des établissements, dont une part significative est gérée par des entreprises privées (Hiemstra, 2013). Les mobilités gouvernementales sont donc aussi générées et organisées selon la délégation des prérogatives régaliennes.

Déplacer pour punir

Les autorités nationales et délégataires de l’action publique recourent également aux mobilités gouvernementales à des fins de sanction des personnes recluses. Ce constat prévaut tant pour l’enfermement pénitentiaire que pour l’enfermement des étrangers. Ces mobilités constituent en outre une autre logique de rapprochement des deux politiques publiques concernées, en ajoutant une dimension punitive à l’enfermement administratif des étrangers. De nombreux auteurs considèrent en effet que les contrôles migratoires fonctionnent par des mécanismes punitifs, et ce, bien qu’ils n’aient officiellement pas de vocation punitive (Bosworth, 2012, 2017 ; Turnbull et Hasselberg, 2016). Le recours aux mobilités gouvernementales participe ainsi de cette dynamique.

Les soulèvements collectifs de personnes enfermées sont fréquemment sanctionnés par des déplacements contraints des protestataires. Les personnes recluses ne restent pas passives face à leur condition et les différentes formes d’emprises auxquelles elles sont soumises peuvent provoquer des protestations, voire des révoltes collectives. Le personnel des établissements est particulièrement attentif à cela (Chantraine, 2004 ; Gill, 2016 ; Hiemstra, 2013). Le transfert aura alors pour objectif non seulement de mettre un terme au mouvement de contestation, mais aussi de diviser les groupes de protestataires. Ici, les décisions de transfert punitif ne découlent donc pas directement de l’application des politiques migratoires ou pénales.

Les déplacements punitifs visent également au redressement des conduites individuelles. Le sociologue Gilles Chantraine a expliqué comment, en France, certains transferts entre établissements pénitentiaires sont mis en oeuvre pour prévenir les tentatives d’évasion. Certains détenus sont ainsi soumis à des déplacements répétés organisés par l’administration et qualifiés de « tourisme pénitentiaire » (Chantraine, 2004). Mes propres observations dans les centres de rétention en Roumanie confirment l’existence de politiques de déplacement similaires dans l’enfermement des étrangers. Des comportements perçus comme problématiques par les professionnels peuvent entraîner des sanctions diverses : suspension d’activités, mise à l’isolement ou déplacement vers l’autre établissement. Les décisions de transfert y relèvent du pouvoir discrétionnaire des directeurs des établissements (Michalon, 2013). Enfin, des recherches menées dans certains pays montrent que le développement d’une logique prédictive de gestion des risques d’évasion ou de comportements problématiques intervient dans l’essor des transferts entre établissements pénitentiaires. Aux États-Unis, toute personne considérée comme « à risque » sera transférée dans un établissement avec un niveau de sûreté supérieur, sans même que le moindre fait ne soit commis (Brooks et Best, 2021). L’évolution des philosophies de la sûreté et de la justice semble accroître les mobilités gouvernementales.

Le déplacement comme espace-temps d’imposition du pouvoir

Les travaux consacrés aux mobilités gouvernementales ont pu laisser dans l’ombre certains de leurs mécanismes de fonctionnement, dont l’espace-temps du déplacement, caractérisé par l’importance des enjeux de pouvoir qui le traversent. C’est un moment important de réaffirmation de l’asymétrie entre l’État et la personne déplacée.

Les mobilités gouvernementales produisent leurs propres canaux, réseaux et hubs de transport (Walters, 2017) : elles ont donc un effet structurant sur l’espace matériel. Tous les moyens de transport sont utilisés pour les mettre en oeuvre. Or, ils sont à l’origine conçus pour des mobilités librement consenties. Leur utilisation dans un cadre contraignant soulève la problématique de l’utilisation de technologies « civiles » à des fins d’imposition du pouvoir (Pugliese, 2009, p. 153). Les conditions concrètes des déplacements participent de l’imposition du pouvoir. Ainsi en Europe, si les personnes transférées sont informées des raisons de leur transfert lorsque celui-ci ressort de l’application des accords de réadmission ou Dublin, tel n’est pas toujours le cas pour les mobilités entre lieux d’enfermement à l’intérieur d’un territoire national. En Roumanie, les étrangers déplacés d’un centre de rétention à un autre, ou d’une prison à un centre de rétention, n’avaient généralement aucune connaissance des motivations et dates du transfert, qui intervenait sans aucune préparation. Le voyage lui-même, en fourgon de l’Inspectorat général pour l’immigration, était caractérisé par sa pénibilité : fouille au départ et à l’arrivée, usage des menottes parfois pendant la totalité des douze heures de route, absence de boisson et de nourriture (sauf si les policiers d’escorte acceptaient de faire des achats en cours de route avec l’argent des étrangers), effets personnels parfois restitués avec retard.

Les transferts entre lieux de réclusion ne se limitent donc pas à un simple déplacement. Ils constituent un instrument d’emprise sur le sujet et de modification de ses comportements, qui doivent se conformer aux attentes de l’institution et de celles et ceux qui la font fonctionner au quotidien (Svensson et Svensson, 2006). Ils peuvent aussi générer un sentiment de dépossession de la trajectoire biographique qui contribue à un sentiment plus général de dépossession de soi.

Les mobilités gouvernementales générées par la mise en place et l’application des politiques pénitentiaires et migratoires sont l’occasion pour l’institution d’actualiser sa domination. Les sociabilités internes à un établissement sont perturbées par le départ ou l’arrivée d’un (nouvel) occupant, les liens noués entre personnes recluses, voire entre personnes recluses et surveillants, sont déséquilibrés ou rompus. La personne transférée se retrouve dans un nouvel environnement social, qu’elle doit apprendre à maîtriser, ce qui l’isole et l’affaiblit. Gilles Chantraine, à propos du système pénitentiaire français, y voit une « impossibilité institutionnalisée » que l’administration organiserait pour empêcher tout lien social entre certains détenus et leurs codétenus (Chantraine, 2004, p. 125). Mes propres constats, sur lesquels je reviendrai plus loin, confirment ceux établis par d’autres auteurs : les relations de pouvoir engendrées par ces mobilités dépassent la seule population recluse pour affecter les divers corps professionnels qui interagissent avec elle (Gill, 2016), tout comme les relations sociales avec les personnes à l’extérieur.

Les circulations dedans-dehors : aux fondements du continuum d’enfermement

Les mobilités gouvernementales se déploient à une autre échelle : celle des établissements de réclusion (pénitentiaire ou administrative) et leur environnement proche. Ces mobilités sont de divers types : elles concernent différents groupes d’acteurs, mais aussi des informations et des biens matériels. Elles viennent alimenter les relations entre les lieux clos et leur environnement proche, relations auxquelles la littérature scientifique s’est intéressée et qui remettent en cause l’idée de fermeture totale des institutions de réclusion. Ces relations, c’est-à-dire des continuités concrètes entre le dehors et le dedans, ont été synthétisées sous la forme du continuum carcéral[4]. En tant que partie prenante de ce que je qualifierai de continuum d’enfermement eu égard à la perspective transversale aux institutions pénitentiaires et d’enfermement des étrangers ici retenue, les mobilités dedans-dehors se révèlent participer à la domination quotidienne des personnes recluses. Mais elles constituent également un vecteur d’humanisation des conditions de vie entre les murs.

Faire circuler pour faire fonctionner les lieux d’enfermement au quotidien

Les mobilités entre les établissements fermés et leur environnement sont en premier lieu celles de personnes. Dans certains contextes et dans certaines circonstances, cette circulation peut être celle des reclus. Outre les mouvements constants d’entrée et de sortie pour libération, les reclus peuvent parfois ponctuellement sortir de l’établissement dans lequel ils sont enfermés puis y revenir. Dans les centres de rétention en Roumanie, ces sorties étaient exceptionnelles et limitées aux audiences aux cours d’appel, ou parfois, aux entretiens aux consulats ou à des visites médicales dans des établissements hospitaliers. Ailleurs, les circulations des personnes recluses peuvent relever d’une ouverture relative de l’institution sur l’extérieur. C’est notamment le cas lorsqu’existe un droit de visite à la famille. Dans certains pays enfin, l’État a si peu de ressources que les allers-retours de certains d’entre eux avec l’extérieur sont nécessaires à la vie quotidienne des personnes détenues, pour la préparation des repas, par exemple (Morelle, 2013).

Mais les circulations dedans-dehors les plus notables sont en réalité celles des autres acteurs de l’enfermement, dont le personnel de surveillance, qui doit se déplacer pour assurer certaines des fonctions quotidiennes des lieux clos. Ces professionnels sont notamment mobilisés pour encadrer les déplacements des personnes recluses. Ainsi, en Roumanie, les mobilités qui reliaient les centres de rétention aux espaces extérieurs étaient avant tout celles des policiers, qui étaient, à l’époque de mon enquête, aussi nombreux que les personnes enfermées dans l’un des établissements (B) et en nombre largement supérieur dans l’autre (A). Pendant leur service, certains d’entre eux étaient missionnés sur des escortes ; ils devaient accompagner des personnes recluses à l’extérieur des centres, notamment pour les audiences aux cours d’appel et des examens médicaux. En outre, chaque jour dans le centre B et une fois par semaine dans le centre A, un surveillant était mandaté pour aller faire des achats en extérieur pour les personnes recluses – un système équivalent à celui de la « cantine » pénitentiaire. Les services quotidiens des policiers consistaient donc en partie en mobilités entre les centres et l’extérieur. Ils correspondaient à la description faite par Rafael Godoi (2014) des surveillants de prison au Brésil : ils « sont des opérateurs de flux et ils forment eux-mêmes des flux » (p. 8).

Les circulations des personnes extérieures : l’ouverture relative des institutions fermées

Les surveillants sont « opérateurs de flux » parce qu’ils ont pour mission de contrôler d’autres mobilités dedans-dehors que celles des personnes enfermées. Dans la plupart des lieux d’enfermement, des personnes extérieures sont autorisées à venir rendre visite aux personnes recluses, selon des modalités très variables en fonction des lieux. De nombreux travaux ont été consacrés à ces circulations, notamment celles de la famille et des proches. Ils ont montré à quel point elles sont importantes pour la vie matérielle entre les murs – j’y reviendrai – mais aussi pour la diffusion d’informations et de normes sociales, allant tant de l’extérieur vers l’intérieur que de l’intérieur vers l’extérieur (Bony, 2016 ; Comfort, 2008 ; Da Cunha, 2008 ; Le Caisne, 2009 ; Touraut, 2012). Dans les centres de rétention roumains, ces visites familiales étaient limitées pour la simple raison que la majeure partie des personnes recluses avaient été arrêtées pendant leur parcours migratoire et n’avaient pas de proches sur place. L’exception à cela était représentée par les anciens détenus, qui avaient en général fondé une famille dans le pays avant leur incarcération. Les visiteurs extérieurs étaient dès lors essentiellement des acteurs de la contestation de la réclusion : avocats et salariés d’ONG aux présences plus ou moins régulières. Lors de mon enquête, une ONG bénéficiait d’un accord avec l’IGI l’autorisant à venir une fois par semaine faire du conseil juridique auprès des personnes enfermées. La localisation des centres avait des répercussions importantes sur les visites de ses salariés. Si le rythme hebdomadaire était bien appliqué pour l’un des centres, proche de la capitale où se trouve le siège de l’ONG, les visites étaient en revanche limitées à une ou deux par an dans l’autre établissement. La distance depuis Bucarest, le long temps de transport, la nécessité de dormir sur place constituaient autant d’obstacles pour l’activité des juristes. L’assistance juridique se faisait par fax et éventuellement par l’intermédiaire du personnel de police.

Ces circulations des personnes extérieures sont la manifestation principale de la porosité des murs et de l’ouverture relative des lieux clos. L’exemple roumain montre en outre qu’elle varie grandement en fonction de la localisation des établissements de réclusion.

Circulations matérielles : l’humanisation des institutions de réclusion

Les mobilités de personnes sont le support pour des circulations d’informations et de biens de nature diverse. Ces biens sont nécessaires pour la vie quotidienne entre les murs.

La tendance à l’humanisation des conditions de réclusion pousse en outre les autorités à tolérer davantage d’entrées de biens matériels. C’était le cas dans les centres de rétention administrative en Roumanie. Des organisations musulmanes venaient ponctuellement apporter des biens aux personnes enfermées : des vêtements, des exemplaires du Coran ou des tapis de prière, et surtout de la nourriture pendant le ramadan car les horaires des repas n’étaient pas adaptés aux pratiques religieuses et les pratiquants étaient autorisés à se restaurer dans leur cellule à l’heure de la rupture du jeûne.

Les ONG étaient également d’importantes pourvoyeuses en biens divers : livres pour la bibliothèque collective, besoins de première nécessité (kits d’hygiène), cartes de téléphone. Leurs apports matériels étaient intégrés au développement de l’institution. J’ai ainsi pu observer comment les policiers s’adressaient directement à elles pour des équipements tels qu’une machine à laver à mettre à la disposition des personnes enfermées, puis l’année d’après pour équiper les cellules de téléviseurs, au motif que « l’État roumain n’a pas les moyens pour ça, donc ça passe par des projets européens », selon les mots du directeur adjoint d’un centre.

Ce dernier exemple illustre comment l’amélioration des conditions de réclusion se fait, au-delà des circulations de normes et de personnes, par des circulations d’objets. Il illustre aussi l’inclusion toujours ambivalente des acteurs non gouvernementaux dans ce processus. Ceux-ci sont sollicités directement par l’institution lorsque cette dernière en a besoin, ce qui est vraisemblablement une particularité d’un contexte socioéconomique en manque de moyens matériels tel que la Roumanie. Mais leur marge d’action demeure toutefois toujours sous contrôle, et répondre aux demandes adressées par les professionnels ne garantit en rien la pérennité de la possibilité d’intervenir entre les murs.

Les circulations entre les établissements fermés et leur environnement proche éclairent la diversité des dimensions constitutives du continuum d’enfermement et leur participation à ce titre aux relations de pouvoir qui structurent la réclusion. Elles montrent que l’ensemble des acteurs y participent, y compris les personnes recluses, ce qui peut constituer un constat contre-intuitif. Elles révèlent par ailleurs qu’une partie du fonctionnement quotidien du dispositif repose sur ces circulations, que ce soit pour le déroulement de certaines activités ou l’approvisionnement en biens divers. Enfin, le regard porté sur ces mobilités vient éclairer sous un nouvel angle l’ambivalence des dynamiques d’ouverture et d’humanisation des institutions de réclusion qui, tout en permettant des améliorations des conditions faites aux personnes enfermées, participent au maintien et à la reproduction de la domination (Bouagga, 2015 ; Fernandez, Fischer, Kobelinsky et Michalon, 2015).

Gérer les circulations internes, maintenir l’ordre

La troisième échelle de déploiement des mobilités constitutives de l’enfermement est celle des établissements. Les modalités de circulation intra-muros et leur régulation constituent une préoccupation majeure de l’institution. Leur gestion constitue un des principaux outils de maintien de l’ordre. Comme des architectes ou sociologues intéressés par l’espace (Scheer, 2016 ; Solini et al., 2019), les géographes ont bien documenté et analysé cette dimension du fonctionnement des lieux clos. Les mobilités internes et leur contrôle reposent à la fois sur des dispositifs matériels et organisationnels (vitres, grilles, portes, sas, poste de contrôle) et sur le travail du personnel de surveillance, pour lequel il s’agit ici d’une tâche majeure. Les analyses de ces circulations dévoilent tout un univers de pratiques, de représentations, d’attribution de valeurs aux espaces internes aux lieux de réclusion comme des rapports de pouvoir entre personnes enfermées et surveillants (Bony, 2014 ; Milhaud, 2017).

La circulation, une technique au service de l’institution

La gestion des déplacements intra-muros répond à différentes logiques du point de vue de l’institution et de celles et ceux qui en garantissent le fonctionnement au quotidien.

D’abord, chaque établissement organise les circulations internes des personnes recluses en appliquant son règlement intérieur. Ainsi, à l’époque de mon enquête en Roumanie, le règlement intérieur du centre de rétention B ne laissait aux étrangers retenus que peu de possibilités de se déplacer à l’intérieur de leur zone de vie. Ils n’avaient le droit de sortir des cellules que trois heures par jour et une heure par jour dans la cour. L’organisation du temps dans l’autre établissement était plus souple. Les personnes recluses étaient autorisées à quitter leur cellule de 7 heures du matin à 20 heures et à circuler sur la coursive, ainsi qu’à sortir une heure par jour dans la cour. En réalité, les sorties dépendaient du personnel, qui n’était pas toujours en nombre suffisant ou disposé à les surveiller à l’extérieur. Les étrangers ne sortaient de la zone de vie qu’à titre exceptionnel et en étant escortés, par exemple pour s’entretenir avec le directeur ou le personnel médical.

Ensuite, les droits aux mobilités intra-muros peuvent varier en fonction de divers paramètres, et notamment des catégorisations des personnes enfermées, qui obéissent à différents critères et qui, de manière classique dans les institutions de réclusion (Michalon et Bruslé, 2016), entraînent une répartition différenciée dans l’espace – séparation hommes/femmes, étrangers en situation irrégulière/anciens détenus, etc. Dans les centres de rétention roumains, les femmes étaient en nombre très réduit. Elles étaient donc hébergées dans des cellules séparées mais dans les mêmes bâtiments que les hommes. La séparation hommes/femmes était régulée par les droits à la circulation : les femmes devaient attendre que les hommes soient rentrés dans leurs cellules pour avoir le droit de sortir des leurs. Elles étaient également conduites aux réfectoires après que les hommes y avaient pris leur repas.

L’organisation des déplacements internes des personnes enfermées est donc une prérogative de l’institution. Elle affecte de manière différentielle les personnes recluses, en fonction des contraintes organisationnelles multiples de l’institution.

Un ordre interne négocié par la gestion des mobilités

Les règles concernant les circulations internes peuvent pourtant, à l’instar de nombreuses règles de vie entre les murs, faire l’objet de tactiques, de menus arrangements tant de la part des policiers que des personnes recluses. Marie-Antoinette Chauvenet (1998) a bien montré l’importance du relationnel dans le travail des surveillants de prison, destiné à maintenir une « paix armée » (p. 102) sans laquelle l’institution ne pourrait être ni ne pourrait perdurer. Or, ce registre relève d’une « négociation pragmatique et informelle » (Chantraine, 2006, p. 280) entre surveillants et personnes recluses. Il ne recoupe qu’en partie les objectifs de l’institution qui enferme et a ses propres dynamiques. La gestion des mobilités internes fait partie de ces négociations, ce dont rend compte par exemple le cas des étrangers qui jouaient le rôle d’intermédiaires entre les étrangers et les policiers dans les centres de rétention roumains. Ils entretenaient des relations privilégiées avec les surveillants et occupaient une position prééminente parmi les étrangers. Ce statut informel mais reconnu par tous était doté de quelques contreparties, tout aussi informelles. La plus importante, qui prévalait au centre de rétention B, était que les intermédiaires avaient obtenu l’autorisation de sortir de leur cellule et de circuler dans la zone de vie plusieurs heures par jour. Ils échappaient ainsi à l’un des aspects que mes interlocuteurs ont déterminés comme les plus pénibles de la vie en rétention : l’impossibilité de se mouvoir hors de la cellule. Leur fonction leur valait également d’être chargés de travaux ménagers en contrepartie desquels ils pouvaient sortir à l’air libre quelques minutes, ce qui passait pour un véritable privilège (Michalon, 2015, 2021).

La gestion des mobilités à l’intérieur des murs relève de la politique de la direction des établissements, mais aussi, même si de manière secondaire, des pratiques des personnes recluses elles-mêmes. Dans le centre de rétention B en Roumanie, ces pratiques différentielles et leurs implications en termes de circulations étaient très nettes. Le couloir était le principal espace investi par les étrangers enfermés. Les rares espaces destinés à une utilisation collective n’étaient pas réellement aménagés et étaient donc très peu fréquentés. La circulation d’une cellule à l’autre, si elle n’était pas interdite par le règlement intérieur, faisait l’objet de règles officieuses. Les surveillants disaient considérer la cellule comme un espace privé, et qu’à ce titre, ils n’en franchissaient le seuil qu’en cas de nécessité ou s’ils y étaient invités par les occupants. De même, les étrangers n’entraient dans la cellule d’un co-retenu que s’ils en recevaient l’autorisation (Michalon, 2015).

Les logiques officielles et officieuses de circulation documentées à propos des centres de rétention en Roumanie rendent compte des politiques et des pratiques déployées dans un univers matériel pensé pour canaliser, freiner et contrôler les déplacements. Elles montrent aussi à quel point cette circulation participe aux dynamiques relationnelles qui prévalent à la fois parmi les personnes enfermées et parmi le personnel de surveillance. Elles sont partie prenante des processus de catégorisation formelle, comme des négociations entre les différents groupes sociaux en présence, qui aboutissent à leur hiérarchisation et donc à l’inégalité entre les murs.

Conclusion

La géographie de l’enfermement développée depuis une douzaine d’années est attentive aux formes matérielles et aux configurations spatiales que génère la « tentation spatialiste » (Milhaud, 2015) de régler des problèmes sociaux par l’espace. Elle est également attentive aux pratiques spatiales développées par l’ensemble des acteurs sociaux dans les lieux fermés et qui résultent d’un agrégat d’expériences, de représentations, de rapports aux autres. À une géographie guidée par les logiques institutionnelles de localisation, d’implantation dans un environnement donné et de contrôle d’une surface matériellement bornée, s’ajoute une lecture par les mobilités. La synthèse ici présentée montre comment celles-ci sont partie prenante des relations de pouvoir inhérentes à l’enfermement. Dans un premier temps, les mobilités gouvernementales sont étroitement liées à l’emprise de l’institution ; elles participent de l’application des procédures pénales et administratives, de la punition, et plus largement de l’affaiblissement des personnes recluses. Dans un deuxième temps, ces mobilités sont nécessaires pour que les lieux clos puissent exister et fonctionner ; elles justifient leur existence, en favorisant leur occupation ; elles participent des techniques de maintien de l’ordre appliquées au quotidien. Enfin, dans un troisième temps, les mobilités éclairent les ambivalences des institutions de réclusion pénale et administrative : elles s’inscrivent dans les processus d’humanisation et d’ouverture qui, de manière toute relative, autorisent une autonomie plus grande des personnes recluses. Mais « la porosité des murs […] ne signe pas la fin heureuse de l’histoire » (Kaminski, 2010, p. 201) et l’ouverture relative des institutions d’enfermement reformule plus qu’elle n’abolit nombre des relations de pouvoir qui les traversent et les structurent. L’étude des mobilités dans leurs multiples dimensions et modalités contribue à la compréhension des tensions qui traversent et structurent la réclusion contemporaine, qui demeure un dispositif de domination.

Les relations à la mobilité sont finalement beaucoup plus multiformes et complexes que la lecture de la réclusion comme dispositif d’immobilisation contrainte ne le laisse entendre. L’analyse ici livrée indique aussi que les personnes visées par les politiques pénitentiaires et migratoires ne sont pas qu’enfermées ; elles sont aussi déplacées et mobiles.