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Introduction

Depuis 20 ans, le mouvement du libre accès bouleverse le processus de communication scientifique et les pratiques de publication qui en découlent. Parmi celles-ci, l’édition en libre accès contribue à réduire les biais dans l’édition savante en améliorant la visibilité et l’accessibilité de la recherche.

Cet article examine le rôle de la diffusion en libre accès pour favoriser un accès aux connaissances plus représentatif et équitable. Le milieu à l’étude est le monde de l’art contemporain de 1965 à aujourd’hui, en se concentrant sur la production documentaire associée à ce milieu. L’objectif est de démontrer que les pratiques d’autoarchivage numérique en libre accès peuvent offrir une accessibilité plus équitable et inclusive à l’information sur l’art contemporain et renforcer les voix d’artistes, de commissaires d’exposition et d’auteurs sous-représentés dans ce domaine.

Pour illustrer ce phénomène, nous explorons les avantages et les défis inhérents au libre accès et à la manière dont ils se manifestent dans le monde de l’art. Étant donné la variété de modes d’édition dans ce domaine, nous passerons en revue les principales pratiques de production de connaissances et comment la diffusion en libre accès se matérialise dans ce domaine.

Plus particulièrement, nous explorons le cas du Centre d’information Artexte, un centre de documentation spécialisé en art contemporain à Montréal. Nous nous intéressons aux périodiques culturels et à l’édition autogérée, une production documentaire en provenance des organismes artistiques autogérés. Depuis 2013, Artexte développe un dépôt de documents numériques en libre accès e-artexte[1] qui permet de combler certaines lacunes notamment dans les collections universitaires, en particulier l’accès à la littérature produite par les organismes artistiques au Canada. Pour en montrer les étapes, les implications et les résultats, nous examinerons deux exemples de mise en ligne de documents en libre accès : la revue Centerfold/FUSE (1976-2014) et les opuscules du centre d’artistes autogérés 3e impérial à Granby.

Facteurs d’adoption du libre accès

Le libre accès répond d’abord et avant tout à un enjeu d’accès aux connaissances. La diffusion gratuite et ouverte sur Internet est un facteur clé pour améliorer l’accès aux documents de recherche, mais elle n’est pas sans obstacle. Pour mieux comprendre cette problématique, il faut considérer la découvrabilité des documents comme un facteur clé dans la création d’un accès plus ouvert aux documents de recherche. Rendre découvrable et accessible l’information pour une communauté d’utilisateurs implique plusieurs facteurs. D’une part, le traitement et l’indexation de l’information visant à rendre les documents repérables dans les moteurs de recherche. D’autre part, l’accès se concrétise par l’exploitabilité des documents en version numérique ou imprimée. (Chowdhury et Schubert, 2012, 47). L’accès a des implications différentes selon les organisations et leur milieu, et le libre accès comprend non seulement l’accès et la visibilité de l’information produite, mais aussi sa réutilisation et son partage (Kapsalis, 2016, 4).

Les enjeux liés au libre accès font l’objet de discussions et de recherches dès les années 1970. Mais l’expression gagne en popularité lorsque les bibliothécaires et le milieu de la recherche soulèvent la problématique grandissante de l’accès à la littérature scientifique engendrée par la hausse vertigineuse des coûts d’abonnement aux revues savantes (Guédon, 2014, 21).

En 2002 et 2003, trois déclarations publiques définissant le libre accès ont été publiées : la Budapest Open Access Initiative[2] en février 2002, le Bethesda Statement on Open Access Publishing[3] en avril 2003 et la Berlin Declaration on Open Access to Knowledge in the Sciences and Humanities[4] en octobre 2003.

Les contributions au libre accès doivent satisfaire deux conditions :

  1. Leurs auteurs et les propriétaires des droits afférents concèdent à tous les utilisateurs un droit gratuit, irrévocable et mondial d’accéder à l’oeuvre en question, ainsi qu’une licence les autorisant à la copier, l’utiliser, la distribuer, la transmettre et la montrer en public, et de réaliser et de diffuser des oeuvres dérivées, sur quelque support numérique que ce soit et dans quelque but responsable que ce soit, sous réserve de mentionner comme il se doit son auteur (les règles usuelles de la collectivité continueront à disposer des modalités d’attribution légitime à l’auteur et d’utilisation responsable de l’oeuvre publiée, comme à présent), tout comme le droit d’en faire des copies imprimées en petit nombre pour un usage personnel.

  2. Une version complète de cette oeuvre, ainsi que de tous ses documents annexes, y compris une copie de la permission définie dans ce qui précède, est déposée (et, de fait, publiée) sous un format électronique approprié auprès d’au moins une archive en ligne, utilisant les normes techniques appropriées (comme les définitions des Archives Ouvertes [Open Archives]), archive gérée et entretenue par une institution académique, une société savante, une administration publique, ou un organisme établi ayant pour but d’assurer le libre accès, la distribution non restrictive, l’interopérabilité et l’archivage à long terme.

Max-Planck-Gesellschaft, 2003

Selon Suber (2012), ces déclarations soutiennent que l’avènement d’Internet a été un point tournant pour la diffusion de la connaissance et qu’il est nécessaire de changer les pratiques des universités, des éditeurs scientifiques et des bibliothèques pour rendre la littérature scientifique gratuitement accessible à tous sans restriction.

D’autre part, le libre accès vise à favoriser une couverture plus équitable de la diversité des points de vue et d’intérêts à l’échelle mondiale. En effet, les plateformes qui rendent possible le libre accès offrent aux communautés de chercheurs d’avoir une influence plus équitable sur la communication scientifique. Dans une étude publiée dans la revue Quantitative Science Studies, qui examine plus de 5,8 millions de revues savantes sur la plateforme Open Journal Systems, les auteurs soulignent la contribution marquante aux recherches scientifiques dans les pays du Sud (Global South). Les plateformes de l’édition en libre accès permettent de créer une communauté savante plus ouverte envers une diversité de voix et de perspectives et d’avoir accès à la recherche qui provient de partout dans le monde (Khanna et al., 2022).

Certaines études démontrent que la présence de politiques, notamment du côté des organismes qui subventionnent la recherche, favorise l’adoption de pratiques menant au libre accès (Huang et al., 2020 ; Larivière et Sugimoto, 2018). Bien que la présence de politiques soit un facteur bénéfique pour la diffusion de connaissances en libre accès, celles-ci sont davantage respectées lorsqu’elles sont accompagnées de mécanismes de vérification du respect du mandat, d’une politique claire sur les périodes d’embargo et de la disponibilité d’infrastructures appropriées (Larivière et Sugimoto, 2018 ; Paquet, van Bellen et Larivière, 2022).

Des études montrent aussi des variations dans l’adoption du libre accès en fonction de la culture et des pratiques d’édition disciplinaires (Larivière et Suigimoto, 2018 ; Tomlin, 2019). Même si le libre accès a connu une importante croissance depuis les années 2000 dans toutes les disciplines, l’adhésion demeure plus forte dans les domaines de la médecine, de la technologie et des sciences naturelles que dans ceux des sciences humaines (Severin et al., 2020). On observe aussi que le système menant à la permanence dans le milieu universitaire semble directement influencer les modalités d’édition des différents milieux (Tomlin, 2009, 54-55). Ainsi, dans les domaines comme la médecine, les technologies et dans les sciences naturelles s’appuient essentiellement sur la publication d’articles pour produire des connaissances empiriques, alors que dans les sciences humaines, le livre est encore dominant. En histoire de l’art, par exemple, c’est la monographie qui est privilégiée et l’adhésion au libre accès est plus limitée.

Malgré les difficultés accrues rapportées dans la littérature, des initiatives, comme la plateforme Érudit[5], se démarquent néanmoins et font la démonstration qu’il est possible de diffuser en libre accès en sciences humaines et en arts et lettres (Beaudry et al., 2009). Dans une publication du Consortium Érudit en 2021, les auteurs examinent les politiques de libre accès au Québec mis en place en 2019 par le Fonds de recherche du Québec (FRQ) en comparaison avec le Plan S, une initiative lancée en 2021 en Europe qui exige que toute publication de recherche soit immédiatement disponible en libre accès après sa publication. Le plan S est une politique audacieuse qui a eu des répercussions dans le monde entier. Toutefois, il y a plusieurs critiques à examiner, notamment le modèle auteur-payeur qui transfère le fardeau financier du lecteur à la publication. Ceci est un facteur qui crée de nombreux obstacles pour des éditeurs indépendants. La conclusion tirée de ce rapport note l’importance à créer des modèles de libre accès qui favorise non seulement les publications commerciales, mais les éditeurs indépendants aussi en créant des politiques équitables qui seront bénéfiques à l’ensemble de la communauté de recherche. (Léger-St-Jean, 2021).

La comparaison avec les sciences montre que les modèles de diffusion sont différents pour les arts visuels et l’histoire de l’art. La décentralisation des espaces de production des connaissances dans le milieu de l’art rend difficile l’évaluation de la prévalence et l’évolution de la diffusion en libre accès pour ce milieu.

Écosystème de production des connaissances dans le milieu de l’art visuel

Jacqueline Cooke, qui a travaillé sur le dépôt Goldsmiths Research Online[6] et sur le projet SHERPA-LEAP[7], soutient que le contexte de la recherche en arts visuels comprend non seulement le milieu universitaire, mais aussi le monde de l’art (2007, 7). Elle affirme que le domaine produit des objets numériques divers, qui peuvent être complexes et inclure des documents multimédias (2007, 1). Ces facteurs influencent le développement de structures de diffusion en libre accès et doivent être considérés pour assurer le succès d’un dépôt numérique. Deux modèles d’édition nous apparaissent comme étant la clé dans le milieu de l’art canadien : les éditions qui proviennent des organismes artistiques et les périodiques en art.

Organismes et éditeurs qui contribuent au libre accès : l’édition autogérée

À travers leurs expositions et évènements, les galeries, les centres d’artistes et les musées produisent non seulement des traces qui servent de sources premières à l’étude de l’art, mais leurs publications servent aussi d’espace de réflexion et d’avancement du discours en art à travers la présence de textes critiques rédigés par des commissaires et des spécialistes. Leur production de livrets, d’opuscules (voir figure 1), de monographies et de catalogues d’exposition est donc essentielle à l’avancement des connaissances.

Figure 1

Couverture d’un exemple d’opuscule produit par le centre d’artiste 3e impérial

Couverture d’un exemple d’opuscule produit par le centre d’artiste 3e impérial

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Du côté des centres d’artistes autogérés, l’édition est un moyen à la fois de création et de diffusion sur leurs expositions (matériel didactique, catalogues d’exposition) (Bertrand, 2017, 12). Pour beaucoup d’organismes artistiques et d’artistes, les publications permettent une diffusion et une visibilité au-delà d’une exposition ou une programmation publique, ils sont également une forme de documentation et de mémoire des pratiques artistiques.

Ces documents sont, pour beaucoup, absents des collections imprimées et numériques disponibles dans les bibliothèques publiques, universitaires, et dans des collections spéciales. Les archives ne sont pas d’un grand secours pour pallier ce manque. Les pratiques archivistiques, particulièrement dans les centres d’artistes autogérés, manquent cruellement de ressources, ce qui limite la capacité des centres à rendre disponibles leurs documents. Certains artistes collectionnent les documents qui concernent leur propre pratique artistique, mais, à moins qu’ils ne soient déposés dans un milieu institutionnel, peu de ces fonds sont réellement disponibles pour les fins de la recherche en art.

Malgré l’importance des publications produites par les organismes culturels, leur diffusion et leur distribution sont des obstacles majeurs pour les éditeurs en art, vu la petite taille du marché du livre d’art au Canada. Le travail de distribution repose donc majoritairement sur les épaules des éditeurs eux-mêmes (Vincent, 2005, 135-136). Par conséquent, de nombreux livres n’atteignent même pas les tablettes ni surtout le plein potentiel de leur lectorat.

Par ailleurs, la diffusion de contenus gratuitement en ligne chez ces organismes et éditeurs est très variable. Certaines institutions choisissent de diffuser gratuitement leurs contenus en ligne, avec ou sans période d’embargo, via leurs sites web institutionnels. D’autres choisissent de déposer leurs publications numériques dans des dépôts généraux tels que BAnQ, ou thématiques, comme e-artexte. Pour beaucoup, les contenus sont accessibles seulement sous format imprimé.

Plus récemment, nous avons observé un positionnement en faveur du libre accès dans le milieu universitaire avec la création des Presses de l’Université Concordia[8], une maison d’édition universitaire qui publie uniquement en libre accès et compte de nombreuses publications en art.

Périodiques

Les périodiques culturels et académiques contribuent tous deux à l’avancement des connaissances dans le domaine des arts

Les facteurs économiques sont complexes pour le milieu des périodiques culturels, qui dépendent en partie des abonnements pour soutenir leur mission. Cependant, la mise en ligne du contenu, par exemple d’anciens numéros, n’est pas une barrière à la vente de publications et augmente la visibilité de leurs contenus.

Plusieurs revues en art mettent l’ensemble ou une partie de leurs contenus en ligne, à travers leur propre site web ou sur la plateforme Érudit. Proposant des revues indexées à l’article, cette plateforme offre aux contenus du milieu de l’art contemporain un grand potentiel de découvrabilité. On y trouve notamment des périodiques du milieu académique comme RACAR, une revue sur l’histoire de l’art publiée par l’Association d’art des universités du Canada, ainsi que des revues culturelles comme Vie des arts, ETC et Ciel Variable, entre autres. Fonctionnant avec des périodes d’embargo variables en fonction des ententes avec les différents éditeurs, Érudit permet aux revues de diffuser en libre accès, tout en respectant le modèle d’affaires où les revenus d’abonnements aux numéros imprimés sont nécessaires à la survie des producteurs et diffuseurs de contenus.

Autant pour les organismes culturels et les éditeurs de revues, le milieu fonctionne de manière éparpillée, mais les contenus gagnent à être archivés et diffusés de manière centralisée.

Besoins du milieu des arts visuels en matière de libre accès

L’importance de l’accès en ligne à la littérature scientifique se fait sentir depuis longtemps dans tous les domaines. Le milieu de l’art contemporain n’a pas été épargné par cette pression. La mise en ligne de ces documents de façon libre présente plusieurs défis de taille pour les institutions de mémoire dans le domaine de l’art.

Bien qu’il y ait une grande quantité et une diversité de ressources en art qui sont diffusées en libre accès, il y a un besoin de rassembler les sources afin de les rendre davantage visibles et accessibles pour la recherche. Puisqu’il est difficile de rassembler cette variété de sources sous l’égide du milieu universitaire, le dépôt numérique thématique (aussi connu sous le nom de dépôt disciplinaire) qui transcende les frontières institutionnelles apparaît, comme un besoin dans le milieu des arts visuels. Les dépôts en libre accès sont principalement regroupés en deux grandes catégories, les dépôts thématique ou disciplinaire et les dépôts institutionnels (Xie et Matusiak, 2016). Le dépôt disciplinaire réfère ici à un regroupement par sujet qui inclut des objets numériques produits par des auteurs en provenance de nombreuses institutions d’attaches et à portée internationale. Les dépôts institutionnels regroupent des objets numériques et des métadonnées associées à la recherche d’auteurs d’une seule institution (Clobridge, 2010, 3-11 ; Pinfield, 2005, 31). Il est possible de repérer des dépôts disciplinaire et institutionnel en consultant OpenDOAR[9], le répertoire mondial des dépôts en libre accès.

Défis et opportunités liés à la publication en libre accès

Pour le milieu de l’art, la présence des images crée d’autres complexités, notamment des considérations juridiques et éthiques sur le partage et la réutilisation des documents. Le droit d’auteur est un défi de taille pour la diffusion en libre accès dans le milieu de l’art. Au-delà du consentement des auteurs, il est normal dans le domaine de l’art contemporain que les publications produites comprennent des représentations visuelles d’oeuvres. Il s’ajoute donc ici deux niveaux supplémentaires où le droit d’auteur peut s’appliquer, celui détenu par l’artiste qui a réalisé l’oeuvre et celui de l’image de l’oeuvre prise par le photographe. Il est essentiel pour la mise en ligne en libre accès de prendre en considération tous ces niveaux de permissions.

Les licences Creative Commons sont être une avenue intéressante dans la mesure où, par leur transparence et l’accessibilité de leur documentation, elles facilitent le partage d’information à propos des permissions accordées par les détenteurs des droits. Une autre avenue intéressante pour la mise en ligne de contenus est l’utilisation d’une infrastructure où il est possible pour l’usager de voir la présence d’un objet numérique et de faire la demande pour y avoir accès facilement. Surnommé le Open Access Button[10], il permet à l’institution de rendre librement accessibles les contenus dans un contexte où l’usager fait prévaloir une exception permise dans la Loi sur le droit d’auteur.

Dans le cas des livres imprimés, l’investissement de départ est plus grand et les auteurs reçoivent parfois des redevances liées aux ventes. Ceci a pour effet la création d’un climat de méfiance vis-à-vis la diffusion en libre accès tant du point de vue des éditeurs que des auteurs. Le libre accès est parfois perçu comme une menace, car il risque d’enlever une source de revenus (Kaier et Lackner, 2019 ; Kapsalis, 2016, 3).

Par ailleurs, le coût de production d’une monographie en histoire de l’art est élevé et représente un frein au déploiement du libre accès dans le domaine. Selon une étude auprès d’éditeurs, le prix moyen d’une monographie en histoire de l’art de 300 pages serait de 41 400 $ (Ballon et Westermann, 2006, 51). Le coût des licences pour l’utilisation d’illustrations nécessaires pour accompagner l’analyse expliquerait ce coût élevé (Ballon et Westermann, 2006, 34). La présence des images, et les licences qu’elles impliquent nuisent souvent à la mise en ligne en libre accès, en effet, les éditeurs ont tendance à ne pas inclure l’autoarchivage comme finalité du cycle de vie des publications. La diffusion de contenus en libre accès présente de nombreuses opportunités pour l’ensemble de l’écosystème de l’art contemporain. Pour beaucoup d’éditeurs et d’auteurs en art, la visibilité des publications est plus importante que les revenus (Guédon, 2014, 25). La diffusion des contenus par la voie du dépôt numérique thématique facilite le rayonnement des publications en arts visuels à l’échelle internationale. Par exemple, près de la moitié des chercheurs du dépôt numérique e-artexte proviennent de l’extérieur du Canada.[11]

Le centre d’information Artexte

Artexte est un centre de documentation et de diffusion qui se spécialise en art contemporain canadien et québécois depuis 1965. Il a été fondé en 1980 par deux artistes, Angela Grauerholz et Anne Ramsden et l’historienne de l’art Francine Périnet (Artexte, 2016). Artexte est un organisme indépendant à but non lucratif, accessible à tous gratuitement. Lors de sa création, Artexte visait à « doter le milieu canadien des arts visuels d’une structure dont le mandat, à la fois spécialisé et ouvert, consiste à recueillir, organiser et diffuser l’information relative à tous les aspects des arts visuels contemporains » (Léger, 2006). Bien que le centre ait considérablement évolué au gré des besoins de la communauté qu’il représente, la mission première demeure intacte. Au fil du temps, il s’y est ajouté un volet de valorisation et d’interprétation de la collection qui s’opère à travers des résidences de recherche, d’écriture ainsi que des expositions.

La collection comprend plus de 34 000 documents qui ont fait l’objet d’une description bibliographique dans le catalogue e-artexte incluant des catalogues d’exposition, des monographies, des périodiques, des opuscules, des livres d’artistes et des documents audiovisuels. De plus, la collection regroupe dans des dossiers d’artistes, d’organismes et thématiques, plusieurs dizaines de milliers de documents éphémères non catalogués comme des cartons d’invitation, des livrets, des brochures, des articles de presse ou des affiches. Ces dossiers permettent de conserver les traces d’événements ou de pratiques parfois peu documentés, mais qui seraient autrement marquantes pour l’histoire de l’art canadien (Brousseau et Hébert, 2018).

Pour la communauté des chercheurs en art, la collection documentaire d’Artexte est une ressource qui témoigne, entre autres, des pratiques émergentes et expérimentales. De plus, la collection d’Artexte comble un manque en documentation peu ou pas disponible dans les bibliothèques universitaires canadiennes puisqu’elle comprend de la littérature grise et d’éditions indépendantes à petit tirage.

e-artexte et le libre accès

En 2009, Peter Tomlin a suggéré que le milieu de l’histoire de l’art pourrait bénéficier de l’exploration de modèles de libre accès adaptés spécifiquement à ses besoins (2009, 61). Selon lui, un dépôt numérique en libre accès thématique permettrait de centraliser l’accès à un ensemble de documents sur l’histoire de l’art qui ne sont pas disponibles chez les éditeurs universitaires (2009, 62). À partir de 2013, Artexte s’est lancée dans le développement d’un dépôt numérique thématique en libre accès. Le dépôt numérique e-artexte propose un service d’autoarchivage aux éditeurs, aux auteurs et aux artistes qui souhaitent télécharger des versions numériques de leurs publications et les rendre librement accessibles sur Internet. En entreprenant ce projet, Artexte visait à élargir l’accès aux écrits artistiques canadiens en ligne et à mettre en valeur la production intellectuelle de la communauté des arts visuels à l’échelle internationale. (MacDonald, Neugebauer et Latour, 2014) Le nouveau catalogue e-prints a permis au centre d’offrir une plateforme de recherche unifiée qui donne accès aux ressources imprimées accessibles au centre de documentation à Montréal ainsi qu’à la nouvelle collection numérique.

La base de données respecte le standard d’archive ouverte Open Archives Initiative Protocol for Metadata Harvesting (OAI-PMH)[12] qui favorise le moissonnage et ainsi la découvrabilité des ressources de la collection sur le Web et qui facilite le repérage des informations à travers de nombreuses bases de données qui ne seraient pas liées (Tomlin, 2009, 62-63 ; Pinfield, 2005, 31). Grâce à cette infrastructure, les documents sont découvrables notamment à travers Google Scholar et WorldCat.

Afin de favoriser l’interopérabilité avec les métadonnées en provenance d’autres collections ou dépôts numériques, les métadonnées sont structurées selon le schéma Dublin Core étendu qui a été adapté selon les besoins particuliers du centre. e-artexte offre 21 champs de recherche incluant notamment des recherches par auteur, par artiste, par lieu, par date d’événement ou par mot clé.

En dix ans, la collection numérique de e-artexte a rendu plus de 2000 documents disponibles en libre accès. Parmi ceux-ci, plusieurs en provenance des centres d’artistes, assurent une plus grande visibilité d’artistes sous-représentés dans les médias et les musées. Grâce à e-artexte, ces pratiques gagnent en visibilité et sont plus susceptibles d’être étudiées dans les milieux artistiques et universitaires.

e-artexte et le droit d’auteur

Comme nous avons exploré précédemment, la présence d’images est un enjeu de taille dans la mise en ligne de publication du milieu de l’art en libre accès. Dans le développement du dépôt numérique, Artexte a tenté de mettre en place un cadre qui vise à respecter la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. (1985), ch. C-42)[13]. Artexte demande au déposant de permettre à l’institution la diffusion de leurs documents, ils « demeurent titulaires du droit d’auteur des publications numériques qu’ils archivent chez nous et sont en mesure d’octroyer une licence Creative Commons CC-BY-NC-ND[14] pour chaque oeuvre qu’ils soumettent. Ce faisant, ils précisent les réutilisations que le public pourra faire de leur document. » (Artexte, 2023).

Les déposants sont composés d’éditeurs institutionnels, qui incluent notamment les musées, les centres d’artistes autogérés, les galeries d’art, les éditeurs scolaires et universitaires, et les auteurs, principalement les critiques d’art professionnels, les conservateurs, les historiens, les artistes et les théoriciens.

Chaque dépôt de document est accompagné d’un formulaire de consentement, développé avec le soutien d’un conseiller juridique, qui précise les droits et les responsabilités du déposant. Le formulaire vise à être clair et didactique, car alors qu’une seule personne peut être le déposant dans e-artexte, les publications incluent des textes, des images et des oeuvres qui sont la propriété de nombreux contributeurs. L’extrait suivant provient du formulaire de consentement actuellement utilisé :

Termes et conditions :

  1. Vous déclarez et garantissez que (i) vous êtes propriétaire du contenu et que vous détenez l’autorité de le soumettre à Artexte et d’accepter l’octroi de la licence énoncée ci-dessous ; ou (ii) on vous a accordé les droits et licences nécessaires pour soumettre le contenu à Artexte au nom des propriétaires du contenu (en incluant tous les auteurs, artistes, éditeurs ou autres détenteurs de droits d’auteur).

  2. Vous déclarez et garantissez que le contenu n’enfreint, ne détourne ou ne viole pas la propriété intellectuelle (i.e. Marque déposée, droit d’auteur ou moraux), ou tout autre droit déteint par une tierce partie, en incluant sans s’y limiter, la confidentialité, la personnalité, la publicité ou la diffamation.

  3. Vous déclarez et garantissez que vous détenez la permission de soumettre et d’octroyer une licence à Artexte pour tout contenu détenu par une tierce partie (ex. texte, images, etc.).

  1. Si applicable, vous déclarez et garantissez que vous possédez préalablement le consentement écrit de l’éditeur pour le dépôt du contenu à Artexte et l’octroi de la licence définie ci-dessous.

  2. Vous comprenez que la Loi sur le droit d’auteur du Canada, ainsi que d’autres lois, peuvent s’appliquer au contenu. (Pour plus d’information, consultez : http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-42/)

Artexte, 2022

Bien qu’Artexte vise à respecter le droit d’auteur dans le développement de son dépôt numérique, l’institution n’a pas la capacité à faire la vérification du consentement de toutes les parties prenantes pour chacune des nombreuses publications, ainsi elle s’appuie sur la bonne foi des déposants et sur un processus de sensibilisation et d’éducation des déposants sur leurs responsabilités envers leurs collaborateurs au moment du dépôt. Afin de protéger davantage les titulaires de droits qui se sentiraient lésés par la diffusion de leur travail dans e-artexte, un politique de retrait est en place et visible à tous sur la plateforme sur le Web[15].

Un individu ou un organisme peut demander qu’un document soit retiré d’e-artexte dans des circonstances exceptionnelles, par exemple s’il y a atteinte au droit d’auteur ou si le document est diffamatoire. Pour cela, il doit envoyer une demande écrite à Artexte à l’adresse eartexte@artexte.ca et expliquer les raisons du retrait du document. À la réception d’une telle requête, le document sera retiré dans un délai maximal de deux jours ouvrables. La demande est ensuite étudiée par un comité d’Artexte dont la décision de retirer ou de conserver ledit document dans e-artexte est exécutoire.

Artexte, 2023

Pour Artexte, la gestion du droit d’auteur visant à la diffusion en libre accès fait partie d’une plus grande stratégie de sensibilisation qui implique d’informer les éditeurs et les créateurs de contenus dans le milieu de l’art sur leurs droits et leurs obligations lors de la création de documents. Artexte encourage les producteurs à rendre compte de l’ensemble du cycle de vie de leur projet de publication dès le départ. Pour que l’autoarchivage des publications puisse avoir lieu de façon respectueuse des contributeurs et simple, ceci doit faire partie intégrante des contrats et des conditions à la mise en place du projet. Ces contrats devraient rendre compte des périodes d’embargo s’il y a lieu et les conditions admissibles d’autoarchivage.

Cas d’étude : dépôt de documents numériques dans e-artexte

Les cas d’étude suivants représentent deux exemples majeurs de projet de mise en ligne en libre accès pour le centre. Des moyens considérables sont mis à profit afin de favoriser le rayonnement de pratiques artistiques et d’écritures diversifiées dans le but d’enrichir l’accès à la littérature dans le milieu de l’art.

Centerfold/FUSE

FUSE Magazine est un périodique d’art, initialement publié sous le nom Centerfold, fondé en 1976. C’est une revue d’art visuel et médiatique engagée, qui s’intéresse non seulement à l’art et l’artiste, mais également au milieu des arts dans la société. Clive Robertson, un des cofondateurs, dit que « [FUSE] avait de nombreuses fonctions, mais l’une d’entre elles était de garder un oeil sur l’ensemble de l’infrastructure des arts visuels et médiatiques et sur la politique » (Sandals, 2014, notre traduction). Ce positionnement est typique pour une revue d’art de l’époque. Dans son livre Artists’ Magazines : An Alternative Space for Art, Gwen Allen avance que comme d’autres espaces d’exposition et collectifs gérés par des artistes, indépendants et à but non lucratif, les magazines ont remis en question les institutions et les économies du monde de l’art dominant en soutenant de nouvelles formes d’art expérimentales en dehors du système des galeries commerciales, en promouvant les droits moraux et juridiques des artistes et en corrigeant les inégalités de genre, de race et de classe (2011, 7). FUSE Magazine s’inscrit pleinement dans ce courant. Le magazine FUSE avait une voix politiquement engagée depuis ses débuts et le contenu des numéros examine les liens entre l’art, le féminisme, l’antiracisme, le droit des travailleurs et les mouvements sociaux de l’époque bien avant que ces idées soient couramment exprimées dans le milieu de l’art. (En exemple, la figure 2 présente la couverture du vol. 13, no 4 produit en 1990 qui met en valeur le travail de femmes artistes noires.) Son importance pour le milieu des arts canadien et international est démontrée.

Figure 2

Couverture de la revue FUSE vol. 13, no 4

Couverture de la revue FUSE vol. 13, no 4

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En 2014, après 38 ans d’existence, FUSE publie son dernier numéro sous la thématique Do Less (faire moins). Il s’attaque à l’austérité et son impact dans la culture de l’autogestion des centres d’artistes, se positionne contre le néolibéralisme et aborde la problématique des stages non rémunérés, omniprésents dans tout le secteur des arts visuels. Ce cri du coeur ne parvient pas à sauver le magazine. Pris dans un engrenage à la suite de coupures de financement public, refusant de renoncer à leur engagement en faveur de pratiques de travail équitables dans le domaine des arts, la direction et le conseil d’administration sont contraints de fermer boutique. À cette époque, Clive Robertson souligne l’importance que l’histoire des pratiques et des projets rapportés dans la revue soient accessibles aux nouvelles générations d’artistes, de critiques, de galeristes, de conservateurs institutionnels, d’étudiants et d’autres publics et espère que la revue pourra demeurer accessible sous la forme d’une archive en ligne (Sandals, 2014).

Depuis sa fermeture, le périodique a été partiellement indexé par ProQuest[16]. Mais c’est seulement à partir de 2021 que la revue commence à être disponible en libre accès dans e-artexte[17], en commençant par les numéros les plus anciens. Artexte appuyé par le centre d’artistes canadiens Vtape[18] et Queens University Archives[19] entame alors la numérisation et la mise en ligne de chacun des 166 numéros.

La numérisation a été entreprise dans une approche de cocréation où des cofondateurs de la revue ont été consultés dans les étapes menant à la diffusion en libre accès. Ces conversations ont eu une incidence sur les choix techniques lors du processus de numérisation. Elles ont, par ailleurs, permis d’optimiser l’authenticité de la revue dans le but d’offrir une meilleure valeur d’information aux futurs chercheurs.

Ce processus de numérisation particulier et spécifique des numéros de Centerfold et FUSE engendre un catalogage de même nature. Plutôt que de lister tous les numéros du périodique dans une seule notice sans indexer les sujets, et les numéros individuels comme c’est le cas de la plupart des périodiques de la collection d’Artexte, les numéros sont décrits individuellement, avec un niveau de détail bien au-delà des normes de catalogage généralement observées.[20]

D’abord, les auteurs et contributeurs, dont la liste serait ici normalement limitée au nombre de 10, n’est pas plafonnée. Cette ouverture permet de mentionner les noms d’une vaste gamme de contributeurs, dont beaucoup d’entre eux ont eu un impact marquant dans le milieu des arts, mais qui ne figurent pas dans les ouvrages de recherche académique. Pour certains de ces contributeurs, c’est une visibilité nouvelle dans le catalogue (voir les figures 3 et 4 pour un exemple d’une notice bibliographique d’un numéro de FUSE).

Figure 3

Exemple de notice bibliographique FUSE partie 1 de 2

Exemple de notice bibliographique FUSE partie 1 de 2

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Figure 4

Exemple de notice bibliographique FUSE partie 2 de 2

Exemple de notice bibliographique FUSE partie 2 de 2

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Ensuite, les artistes dont il est question dans les numéros numérisés sont également énumérés sans que leur nombre soit limité. Le champ « artistes » dans les notices d’e-artexte ne spécifie pas de type, comme c’est le cas pour les auteurs et les contributeurs, mais ils sont tout de même normalement limités au nombre de 10.

Le volume 24, numéro 4 (décembre 2001), est un exemple typique de notice d’Artexte[21] de la revue FUSE qui inclut les noms de 42 auteurs et collaborateurs ainsi que les noms de 33 artistes (voir la table des matières du numéro à la figure 5). Dans cette même notice, l’ajout de mots clés thématiques tels que « decolonization », « indigenous art », « war », « performance », permet une nouvelle perspective sur la recherche sur les enjeux social et politique des années 1990 et début 2000. Cette étape de la description bibliographique est basée sur les sujets clairement nommés et les termes utilisés dans la revue.

Figure 5

Table des matières de FUSE vol. 24, no 4

Table des matières de FUSE vol. 24, no 4

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FUSE est une revue qui a contribué de façon notable à l’histoire de l’art canadien, mais sans l’ajout des noms de l’ensemble des contributeurs, leur travail resterait invisible et introuvable. Ce travail d’indexation est essentiel à l’accès (Brousseau, 2023). Cette indexation détaillée et la disponibilité en ligne du document permettent une réparabilité aux nombreux auteurs et artistes qui ont contribué à la revue et offrent de nouvelles possibilités pour la recherche.

Malgré ses ressources limitées, l’agilité inhérente à la petite équipe d’Artexte place l’organisme dans une position enviable pour réaliser un projet de ce genre. En effet, « Artexte, du point de vue organisationnel, jouit d’une certaine souplesse, ce qui rend les changements à ses procédures plutôt rapides à développer et à implanter » (Lachance, 2022). Comme il n’y a pas, au-delà de la rigueur élémentaire, de grande structure institutionnelle à mobiliser pour mettre de l’avant des procédures de traitement documentaire hors normes, cette position s’avère avantageuse dans ce contexte.

Le cas de la revue FUSE, démontre qu’il est possible de faire une analyse des besoins qui permet de paramétrer les étapes menant à la diffusion en libre accès afin de dégager des bénéfices et de donner une plus grande chance de découvrabilité à des pratiques sous-représentées dans le domaine et à des voix qui ont historiquement été exclues des institutions dominantes.

3e impérial

Les centres d’artistes autogérés ont une place importante dans le milieu de l’art contemporain au Canada[22]. Ce sont des organismes artistiques dont la gestion et l’administration sont faites par les artistes eux-mêmes et qui ont le mandat de représenter et de soutenir les intérêts des artistes et des travailleurs culturels.

Le 3e impérial[23] est un centre d’artistes autogéré fondé en 1984, qui a la particularité d’exister de façon entièrement délocalisée depuis 1995, mettant plutôt de l’avant des interventions artistiques dans des espaces publics.

En soutenant et en approfondissant la pratique des arts visuels actuels et plus spécifiquement ce qu’il réunit sous le vocable d’art infiltrant, le centre travaille à féconder les rapports artistes/publics et à valoriser les liens entre la pratique artistique, l’espace public et l’engagement social.

3e impérial, 2022

Le traitement qu’Artexte fait de la production documentaire de 3e impérial montre bien le rôle qu’une petite institution peut jouer pour rendre visible et repérable un travail qui demeurerait autrement invisible.

Tous les opuscules produits par ce centre d’artistes sont déposés à Artexte, tant en version imprimée que numérique. À ce jour, 82 de ces dépliants y sont catalogués et disponibles en libre accès sur e-artexte par le biais d’une licence Creative Commons CC-BY-NC-ND.

De son côté, le site web de 3e impérial présente, dans la section « Édition »[24], l’ensemble des documents publiés par le centre d’artistes. Chacun des opuscules a une page qui lui est consacrée (voir figure 6). Celle-ci propose des informations sommaires sur le document et le projet dans lequel il s’inscrit. Les liens renvoient directement au document numérique sur e-artexte, à la notice bibliographique correspondante et permettent d’exporter les données bibliographiques sous divers formats.

Figure 6

Capture d’écran du site Web du centre d’artiste 3e impérial qui montre l’intégration des documents numériques de e-artexte

Capture d’écran du site Web du centre d’artiste 3e impérial qui montre l’intégration des documents numériques de e-artexte

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Puisque ces documents ne sont pas des livres publiés par des éditeurs conventionnels, ils passent entre les mailles du système tel que le dépôt légal et l’attribution de numéros ISBN. Par conséquent, ils ne seront pas systématiquement catalogués ni même collectionnés, par les bibliothèques. De tels opuscules pourraient faire partie de fonds d’archives historiques, mais ont peu de chances d’être décrits individuellement dans un outil de recherche. Bref, dans les rares cas où ces documents sont acquis et conservés, ils demeurent difficilement repérables.

Les normes catalographiques en vigueur à Artexte permettent à ces opuscules un rayonnement bien au-delà de ce qu’ils auraient dans la majorité des institutions documentaires, muséales ou archivistiques. Plus précisément, tout document acquis par Artexte est catalogué s’il comprend un texte critique significatif. Ainsi, un petit dépliant ou une brochure produit par un centre d’artistes autogéré et comportant un texte signé par le commissaire de l’exposition sera catalogué au même titre qu’un catalogue d’exposition relié ou une monographie.

Dans le cas spécifique des opuscules de 3e impérial, ces normes permettent de mettre en lumière les activités d’un centre d’artistes hors des grands centres urbains, ayant une mission atypique, qui touche aux pratiques artistiques in situ, rurales et liées au territoire. La diffusion en libre accès à laquelle Artexte adhère rend ces traces repérables et accessibles pour tous.

Les artistes dont ces opuscules traitent bénéficient ainsi d’une présence accrue dans la collection. Mais surtout, il s’agit parfois des seules traces qui témoignent de leur pratique dans la collection d’Artexte, ce qui en fait des documents d’autant plus précieux aux yeux des chercheurs. Par ailleurs, ceci offre aux commissaires et auteurs des textes que proposent ces opuscules une plus grande visibilité qu’ailleurs, grâce à ces normes catalographiques particulières, en rendant repérables un plus grand nombre de pratiques curatoriales. À titre d’exemples, dans plusieurs cas, les opuscules représentent le seul document disponible dans le dossier d’artistes comme Anouk Verviers, Colin G., Maggy Flynn, Jean-Philippe Luckhurst-Cartier, Mana Rouholamini, Guillaume Boudrias-Plouffe.

Discussion et conclusion

Le libre accès a fait des progrès considérables depuis la Déclaration de Budapest en 2002. Il permet une meilleure accessibilité à la recherche dans tous les domaines, y compris les arts. Toutefois, la majorité des publications en arts visuels étant en format imprimé, les enjeux d’accès pour la mise à disposition des connaissances et l’inclusion de plus de voix dans la sphère de la recherche s’avèrent importants. Le fait d’enlever les barrières physiques et monétaires permet un accès à plus de personnes, indépendamment de leur emplacement ou de leur condition physique. Dans ce contexte, la disponibilité des documents en ligne en format numérique est une question de droits de la personne et d’accès égal aux savoirs pour toutes et tous. Malgré cela, le libre accès demeure un concept peu adopté dans le milieu des arts.

Les bibliothèques d’art ont un rôle important à jouer auprès du milieu pour adopter des politiques et des procédures claires par rapport au libre accès et au milieu de l’édition. Bien qu’Artexte jouisse d’une grande agilité de par sa structure, la taille de l’organisme représente tout de même de nombreux défis. En effet, maintenir et faire évoluer l’infrastructure du dépôt thématique est non seulement coûteux, cela nécessite une équipe spécialisée. De plus, le dépôt numérique en libre accès nécessite le stockage des documents rendus disponibles. Ceux contenant essentiellement que du texte ne représentent pas nécessairement un défi d’envergure quant à l’espace de stockage requis, mais il en va autrement des documents audiovisuels. Les fichiers audio et vidéo, requièrent des espaces de stockage exponentiellement plus grands. Nous pouvons ainsi déduire le défi considérable auquel ferait face un organisme comme Artexte s’il souhaitait rendre disponible en libre accès ce type de document.

Comme nous avons vu, l’adhésion au libre accès varie selon la culture, les pratiques disciplinaires et la forme de publications qui sont propres au domaine. Un survol de l’écosystème d’édition du milieu des arts qui gravite autour de la collection d’Artexte nous a permis de rendre compte que la production écrite sur l’art est vaste et que pour bien comprendre l’étendue de ses ramifications, il faut se tourner vers les publications produites par les organismes et les éditeurs sur le terrain. En effet, la production de littérature critique et théorique se fait autant par les artistes, les commissaires et les travailleurs culturels que par les personnes qui évoluent dans le milieu académique. La production de connaissances de plusieurs chercheurs se concrétise autant au coeur des organismes culturels, par exemple par les textes de commissaires d’exposition, que par le biais d’articles dans des revues et par la production de monographies et d’anthologies.

Cet écosystème complexe fait en sorte qu’il est difficile d’évaluer la propension de libre accès dans le secteur. De plus, la diffusion en libre accès dans le milieu de l’art et de l’histoire de l’art rencontre une difficulté accrue par rapport aux autres domaines en ce qui a trait au droit d’auteur. La plupart des publications ayant de nombreuses images, il peut être difficile et coûteux pour les éditeurs de négocier avec les ayants droit pour une diffusion gratuite sur le web. Cela étant, il est essentiel pour les éditeurs de prendre en compte la finalité du libre accès dès le début d’un projet d’édition, de l’inclure dans les contrats avec les contributeurs comme finalité. Présenté d’une telle manière, le libre accès devient une partie intégrante du cycle de vie d’une publication et non une sorte d’addenda.

Dans l’état actuel des choses, le libre accès dans les arts demeure un modèle à contribution volontaire basé sur la bonne foi et la bienveillance de ses participants. Il fait appel à des notions éthiques. Ses participants doivent se sentir interpellés par ses principes pour que le modèle fonctionne, et il demeurera des réfractaires à ce modèle jusqu’à ce qu’il fasse l’objet d’une loi. Un travail de sensibilisation doit se poursuivre auprès des auteurs et des éditeurs.

Parallèlement, ce travail de sensibilisation reste à faire dans le milieu de la recherche à propos du libre accès, en particulier par rapport à la culture numérique, à la notion de gratuité et de gratification instantanée. Le travail qui mène à la diffusion d’une ressource gratuite n’est pas gratuit pour autant et la production d’une telle ressource ne l’est pas non plus. Le respect des droits d’auteurs, des ententes de consentement à la diffusion et des licences comme les Creative Commons est toujours aussi primordial, qu’on parle de libre accès ou non. Dans un monde où Internet crée des attentes d’instantanéité, de gratuité et de facilité, imposer des limites où il se doit est parfois reçu avec incompréhension. Il s’en dégage un défi de communication important.

Dans un contexte où les producteurs de connaissances sont si nombreux, le dépôt numérique thématique s’avère une avenue de grande valeur pour la recherche. Les documents numériques déposés dans e-artexte sont contextualisés et mis en relation avec une collection spécialisée dont la portée transcende les frontières institutionnelles. Pour le domaine des arts, cette composante s’avère essentielle afin de permettre de suivre l’évolution d’un mouvement ou encore d’un artiste. Mais bien que cette façon de développer les collections démontre un potentiel intéressant, il est aussi nécessaire de s’assurer qu’elle repose sur une infrastructure numérique qui va permettre sa mise en relation avec d’autres collections, qu’elle soit d’envergure locale, nationale ou internationale.

L’histoire de l’art n’est pas figée et les discours évoluent constamment le bassin de sources primaires et secondaires accessible à la recherche continue de s’accroître quotidiennement. Ces avancées se font notamment à travers des initiatives qui visent la numérisation, l’archivage de pratique, la production de métadonnées et des outils de recherche (Drucker, 2013, 12). Les initiatives de numérisations et de description à l’échelle de FUSE et 3e impérial démontrent un grand potentiel pour donner accès à une pluralité de voix à travers le libre accès. En effet, la diffusion des publications numériques dans e-artexte permet aux ressources d’être découvrables à travers les outils de recherche couramment utilisés par les étudiants et les chercheurs. Ces cas démontrent aussi qu’il est parfois nécessaire de faire une analyse des besoins qui prend en compte l’unicité de la documentation et son importance pour les clientèles de chercheurs.

Cette valeur est bien démontrée par l’historienne de l’art Joana Joachim, commissaire de l’exposition Blackity à Artexte qui « retrace le parcours de l’art contemporain noir canadien, tel qu’en témoigne la collection d’Artexte depuis les années 1970. » (2021, 5), et qui a su mettre en lumière l’importance du rôle des périodiques, incluant FUSE pour situer les pratiques des artistes canadiens noirs, particulièrement entre les années 1970 et 1980.

Le travail de fond qui mène à rendre disponibles des documents tels que les numéros de FUSE ou les opuscules de 3e impérial en libre accès est souvent l’oeuvre de petits organismes spécialisés plutôt que de grandes institutions. Artexte, en tant qu’organisme à but non lucratif s’inscrivant dans la tradition des centres d’artistes autogérés, a des ressources limitées et une capacité de rendement modeste en termes d’opérations. La mission et les intérêts d’Artexte en font une ressource prisée dans le milieu de la recherche et le niveau de demande est élevé. L’organisme doit donc faire des choix quant aux pans de l’activité artistique contemporaine sous-représentée qu’il met en lumière. Bien qu’il est impossible de prendre soin de toutes les zones de silences, de tous les angles morts à la fois, il faut continuer de valoriser, au quotidien, le travail de fond, d’éducation et de sensibilisation pour mieux répondre aux besoins des chercheurs.