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Pour Catherine Ferland, « le tabac est une des plantes s’étant le mieux exportées hors de son terreau traditionnel [notamment] sous l’impulsion des grandes explorations de la Renaissance [...] [et constituant] un apport culturel aux portées [...] complexes, en raison des répercussions physiologiques qu’il est susceptible d’entraîner » (Ferland, 2007). Annie Duchesne et Georges Vigarello, voient dans « l’installation en France d’une consommation de tabac […], l’exemple même d’une acculturation lente, celui d’une acclimatation insensible » (Duchesne et Vigarello, 1991). Cette diffusion progressive au sein des sociétés européennes s’accompagne de diversifications des modes de consommation, marqueurs de différenciations et jouant un rôle dans l’expression de l’identité des groupes sociaux.

En Basse-Bretagne, la petite cité d’Hennebont, ville portuaire de fond d’estuaire, peuplée par environ 3 000 âmes à la fin du XVIIIe siècle (à l’extrémité nord de l’actuelle rade de Lorient) et son espace proche n’échappent pas la tendance de fond que connaît le Royaume. Son intégration dans un réseau d’échange de dimension européenne, notamment grâce à sa fonction commerciale, a un impact sur les modes de consommation des habitants ainsi que sur ceux de l’espace proche (Hennebont est également chef-lieu de Subdélégation[1] et de Sénéchaussée[2] [voir Annexe, Carte 1]). Cela se traduit par la diffusion d’idées et de techniques nouvelles, de nouveaux modes de pensée, mais aussi par la circulation de nouveaux produits. Dans le cas présent, la diffusion de ces derniers prend également une saveur particulière, avec l’irruption et l’implantation de la première Compagnie des Indes sur le site assez proche du Faouédic en 1666, « Le port de Lorient [s’inscrivant] d’emblée au coeur de la mondialisation […] » (Le Bouëdec, 2019). Si les consommations de certains produits se sont anciennement généralisées et démocratisées, comme pour l’exemple bien connu des vins (et plus généralement des boissons alcoolisées), les consommations de sucre, de café, et surtout de tabac apparaissent plus tardivement. S’inscrivant dans l’émergence d’une économie mondiale, la question des modalités de diffusion de « l’herbe à Nicot » (appelée « butun[3] » en langue bretonne), de sa provenance aux mécanismes de distribution, se pose, selon une approche de l’histoire globale ; ici l’activité portuaire et la proximité géographiquement proche de la Compagnie des Indes ont un effet dynamisant.

Dans un angle plus sociologique, il apparaît également intéressant de se questionner sur les usages et leurs formes depuis les premières traces de consommation trouvées et de tenter d’en marquer quelques grandes étapes. Parallèlement, il est nécessaire de se pencher sur les déclinaisons locales (reflet probable d’une politique menée à l’échelle de la Province) de la volonté des autorités d’encadrer au mieux la diffusion et ainsi de faciliter la consommation de ce produit. Loin de toute considération sanitaire (même si à l’époque on prête au tabac quelques vertus thérapeutiques), l’objectif des autorités est de tout faire pour limiter les fraudes afin d’augmenter au maximum les bénéfices. L’organisation de circuits de distribution au plus près du terrain est jugée comme plus efficace, permettant la satisfaction de la clientèle, grâce à des prix abordables et une forme de garantie de la qualité du produit consommé.

Diffusion et consommation d’un nouveau produit, entre effet de mode et marquage social

Une consommation précoce : le rôle du port ?

Les navigateurs européens, marins ou soldats, devenus rapidement de grands adeptes du tabac, sont les premiers à adopter et à diffuser le tabagisme au hasard de leurs pérégrinations. Selon Ferland, cela permet à la consommation de tabac de se populariser vers le milieu du XVIe siècle. Deux individus jouent, selon elle, un rôle déterminant : André Thevet, moine français membre de l’expédition de Villegagnon au Brésil en 1554, qui a son retour en France se fait l’apôtre du tabac, et « Jean Nicot, ambassadeur de France au Portugal dans les années 1560, [qui] contribue à diffuser cet usage auprès des sphères aisées de la société française » (Ferland, 2007). À Hennebont et plus globalement dans la Sénéchaussée, aucun élément portant sur la consommation de ce nouveau produit n’a été trouvé pour le XVIe siècle. Pourtant, des liens indirects sont établis avec le Brésil. Il en est fait état à travers un court passage d’un ouvrage écrit en 1600 par Jean De Léry (contemporain de Villegagnon) et Eustachius Vignon, dans lequel les auteurs caricaturent des marins hennebontais : « nos mariniers departans de ceste ville de Hanebon pour s’en aller en leur pays de normandie, nous aussi pour nous oster d’entre ces Bretons bretonnans, le langage desquels nous entendions moins que celui des Sauvages Brésiliens d’avec lesquels nous venions[4] » (De Léry et Vignon, 1600). Si l’on reprend l’analyse exposée, il est donc possible que des marins, locaux ou étrangers, aient introduit fort précocement la consommation de ce nouveau produit, même si aucune preuve tangible ne vient étayer cette hypothèse.

Premières traces trouvées à Hennebont

Les premiers éléments trouvés attestant d’une consommation de tabac remontent à l’année 1676. Dans les registres de délibération de la Sénéchaussée, est évoquée à deux reprises la nomination par Jean Breton[5] de deux commis locaux, Buvil, et Fonvau responsables des ventes de tabac (ADM B 2420). Aucune référence ne porte sur les différentes catégories et quantités de produits consommées, mais il apparaît qu’au tournant de la seconde moitié du XVIIe siècle, le tabac est déjà un objet de consommation important, d’où la nécessaire nomination de personnes ayant une activité de contrôle.

Dans les années 1690, des arrivages de tabac sont mentionnés dans les registres de l’Amirauté d’Hennebont, une fois en 1691, le 19 octobre et deux fois en 1692, le 6 et 19 octobre (ADM 8 B1 à 3). Les comptes rendus font état de la quantité et de la nature du produit débarqué. À chaque fois, un certain Joseph Houder se porte garant pour un dénommé Houller, marchand intermédiaire effectuant les livraisons de tabac (très probablement par bateaux) pour le compte du Sieur « Nouve d’Arrivay, armateur de la ville de Saint-Mallo ». Les quantités de tabac sont, dans les trois cas, toujours les mêmes : 140 balles de tabac de Saint-Domingue disponible au « bal » ou en poudre. Les ventes s’effectuent à la chandelle. Le 19 octobre 1691, les prix atteignent 60 sols la balle et 25 sols la livre de tabac en poudre. Le 19 octobre 1692, les prix de départ sont fixés à 20 sols la balle et 10 sols pour la livre de tabac en poudre. Ils atteignent finalement 60 sols pour le premier et 55 sols la livre pour la vente de quatre barils de tabac en poudre (la vente s’effectue à la chandelle). Ces surenchères marquent un intérêt certain pour ce produit. Saint-Malo semble donc être la plaque tournante à partir de laquelle le tabac est distribué à travers la Province de Bretagne. Selon Claude Nières, il est possible que les arrivées, depuis cette ville, se soient prolongées jusqu’en 1707, date à laquelle, il n’est plus importé (Nières, 2004). L’essentiel, sinon la totalité, du tabac vendu l’est en poudre avec des prix fixés relativement élevés.

Le tabac entre marqueur de différenciations sociales et produit aux vertus prophylactiques

Pour Catherine Ferland, cette consommation constitue un marqueur social, « le fin tabac à priser est l’un des attributs de la haute société européenne aux XVIIe et XVIIIe siècles », ce qui, d’ailleurs, peut permettre « de mieux comprendre la construction de l’identité de certains groupes sociaux et l’expression de cette identité dans les écrits politiques ou médicaux, les arts ou la littérature » (Ferland, 2007). Cette idée est reprise par Didier Nourrisson, pour lequel :

[…] l’usage du tabac se répandit dans toutes les catégories sociales : l’adepte de la chique se recrutait plutôt chez les domestiques, qui pouvaient ainsi continuer à assurer leur service tout en bénéficiant d’un apaisement neuro-musculaire (fonction aujourd’hui dévolue au chewing-gum) ; le priseur se rencontrait davantage chez les maîtres, car la prise suppose l’oisiveté et une certaine forme de sociabilité mondaine […]. Quant au tabac à fumer, il paraît peu à l’honneur ; la pipe est en usage en Europe dès la fin du XVIe siècle mais son usage en France se cantonne à certaines professions particulières (marins, soldats) ou à certaines régions excentrées (Flandres)

Nourrisson, 1988

Dans le cas présent, la consommation de tabac semble donc bien être réservée à l’élite locale, lui permettant de se distinguer ainsi des autres groupes sociaux.

Un autre élément intéressant à signaler apparaît, même si aucune trace écrite n’a été trouvée pour le cas étudié. Si la consommation de tabac joue un rôle indéniable dans la différenciation sociale, ce produit est également jugé, dans le contexte de l’époque, comme bénéfique pour la santé. C’est ce qui ressort des écrits de Marc Lescarbot au début du XVIIe siècle, pour lequel « […] en passant par les conduits de la respiration, le cerveau en est réchauffé, & les humidités d’icelui[6] chassées. Cela aussi étourdit & enivre aucunement, lâche le ventre, abat les ardeurs de Vénus[7], endort » (Lescarbot, 1609). Pour Ferland, « on prête au tabac des vertus prophylactiques évidentes, s’inscrivant tout à fait dans la pharmacopée occidentale de l’époque. Les noms qu’on lui donne à l’époque trahissent cette haute opinion : Herbe à tous les maux, Herbe à la Reine, Panacée antarctique, Herbe sacrée » (Ferland, 2007). Cette opinion est partagée par Annie Duchesne et Georges Vigarello :

Le tabac serait un remède « évacuant », comme le sont nombre de plantes médicinales. C’est à ce titre d’ailleurs, [que] Ferrant, dans un traité, voulu exhaustif de 1655, limite son usage à la santé, un geste de prévention : « ce qui est remarquable dans cette plante, c’est qu’on en use plus par précaution que dans l’urgence des maladies » (Ferrant, 1655, p 23). La nicotine, ici, serait consommée comme un « baume », un « simple », aux vertus « universelles » sans doute, mais concurrencée par bien d’autres. La plante américaine, avec son parfum pénétrant et son usage exotique, n’aurait fait que rejoindre l’interminable liste des pharmacopées

Duchesne et Vigarello, 1991

Faute d’éléments trouvés, il apparaît difficile de décliner ces tendances à l’échelle locale, sans pour autant les écarter.

Un produit dont l’usage se démocratise

Au XVIIIe siècle, l’usage du tabac va se répandre pour atteindre toutes les sphères de la société avec un essor rapide de la consommation. C’est ce que met en évidence Laura Van Aert dans un article sur l’implantation urbaine des magasins de produits coloniaux (tabac, thé, café et coton) à Anvers. Même si cette ville se situe hors du champ géographique étudié, elle s’inscrit dans une tendance générale. Si, pour l’auteure, d’une part, ces produits ne sont pas socialement identiques et, d’autre part, voient leur statut évoluer dans le temps, « le tabac est rapidement devenu un produit prolétarisé » (Van Aert, 2011). En Bretagne Sud, la tendance semble être identique. C’est ce qui ressort d’un questionnaire à compléter et adressé à plusieurs entrepôts de tabac du diocèse de Vannes (Vannes, Auray, Hennebont, etc.) en 1765, avec en filigrane une volonté de contrôle de la part des autorités (ADM Série 24 C). Pour Hennebont, ce document nous apprend que les transports de tabac se font depuis Vannes et n’ont, malgré la distance, qu’une incidence financière faible, « [l]a distance du Bureau général de Vannes (11 lieues) est couverte par charroy et contre 20 s du % (cout par 100 pesants)[8] » (ADM 24 C 13).

Cet état permet de visualiser les différentes espèces de tabac proposées à la consommation, y figurent également leurs prix à l’entrepôt, ainsi que chez le débitant :

Tableau 1

Liste des principaux tabacs vendus et prix à la vente

Liste des principaux tabacs vendus et prix à la vente

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Trois catégories de produit peuvent être ainsi mises en évidence :

  • Le tabac de Hollande, qui pour M.B De Saint-Martin, dans « L’art du cultivateur et du fabricant de tabacs », « [...] est meilleur que les deux précédents [Flandre et Alsace], [...] le tabac de Hollande se reconnaît facilement, le meilleur est celui d’Amersfort » (De Saint-Martin, 1807).

  • Le tabac de Virginie, qui, d’après le même auteur, est « […] le meilleur pour la poudre [...] et dont on se sert le plus généralement en France » (De Saint-Martin, 1807).

  • Le tabac du Dauphiné qui, quant à lui, même si les prix ne sont pas mentionnés explicitement, provient très probablement de la Province du même nom.

Les catégories nommées « Hollande ficelé, Virginie menu filé, Dauphiné, Hollande en poudre, Mâtiné, Cantine », permettent d’envisager sous quelles formes ils sont achetés ou consommés. Le « Hollande ficelé à 6 et 8 longueurs » est en fait du tabac brut acheté sous forme de feuilles ficelées entre elles. C’est un tabac à fumer comme le montre De Villeneuve, dans son « Traité complet de la culture, fabrication et vente du tabac », pour lequel, « il est le meilleur connu, la ficelle en est fine nette, bien serrée, la vignette blanche et bien imprimée, tout prouve la propreté et l’exactitude qu’on met à le ficeler et semble ajouter à la valeur du tabac » (De Villeneuve, 1791). Le même auteur apporte également des précisions sur le tabac râpé (le « Hollande en poudre » évoqué dans le tableau) : « les Hollandais ont des râpes, faites en cylindre, comme les râpes à sucre et les font tourner au vent, ou à l’eau un seul homme préposé à les gouverner en fait cent livres par jour ». Enfin, le « Virginie menu filé », pour le Dr Martin-Lautzner, est quant à lui du tabac à chiquer :

Le tabac à mâcher est livré au commerce, sous la forme de petites cordes de deux grosseurs différentes, indiquant deux qualités distinctes. Celui qu’on appelle menu filé est fait avec du tabac de Virginie pur, l’autre, plus gros, se prépare avec du Kentucky. Ces préparations, très simples, consistent à écarter les feuilles de tabac et à les filer avec un rouet analogue à celui des cordiers. Elles n’emploient guère que 150 000 kilogrammes de tabac par an

Martin-Lautzner, 1855

Reste la catégorie du tabac dit de « cantine ». Une définition nous en est apportée dans un ouvrage de Laboulaye, largement postérieur à la période étudiée : « Dans ces contrées, elle [la régie] fait donc vendre à prix réduit, des tabacs de moindre qualité, dits tabacs de cantine » (Laboulaye, 1847). Les prix indiqués, 12 sols, sont de loin très inférieurs aux prix pratiqués pour les autres catégories de tabac et invitent à penser qu’il s’agit là d’écouler des tabacs médiocres, des chutes, sans que l’on sache, d’ailleurs, sous quelle forme exactement.

Variétés et catégories de tabac se sont donc étoffées pour répondre à la demande et aux capacités financières du plus grand nombre. L’état de la consommation de tabac à Hennebont nous permet également d’avoir un aperçu du volume financier que représente cette consommation sur plusieurs années, mais malheureusement pas dans le détail.

Figure 1

Revenus issus des ventes effectuées en £ entre 1760-1765 (ADM 24 C 13)

Revenus issus des ventes effectuées en £ entre 1760-1765 (ADM 24 C 13)

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Les sommes inscrites concernent ici la totalité de la consommation sur le secteur. Elles sont considérables et atteignent une moyenne en année commune de 44 546 £ 9 s, ce qui atteste de l’impact de la consommation de ce produit devenu très populaire.

Enfin, cet état nous permet d’avoir un bref du montant des taxes perçues sur les types de tabac consommés :

Tableau 2

Recette et dépense du tabac depuis le 1er octobre 1765 jusqu’au 30 novembre 1765 (ADM 24 C 13)

Recette et dépense du tabac depuis le 1er octobre 1765 jusqu’au 30 novembre 1765 (ADM 24 C 13)

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Le « Hollande ficelé » se taille la part du lion, représentant près de 50 % des revenus tirés de la vente de tabac, en « année normale », suivi du « Virginie menu filé ». Les tabacs à fumer ou à chiquer représentent désormais la majeure partie de la consommation, les autres variétés de tabac en poudre apparaissant comme marginales. Cette situation tranche singulièrement avec celle prévalant à la fin du XVIIe siècle. Le tabac est devenu un objet de consommation courant, disponible pour le plus grand nombre et non plus réservé à une élite. Nous sommes donc bien ici également, comme le souligne Laura Van Aert pour Anvers au cours du XVIIIe siècle, face à une « démocratisation » (Van Aert, 2011) sensible avec un accès qui se généralise. Le tabac n’a cependant pas perdu sa fonction de marqueur social, puisque subsiste une petite consommation de tabac en poudre. En cette fin du XVIIIe siècle, comme le souligne Nourrisson, « le tabac n’est déjà plus une pure curiosité ou un simple médicament, il est tombé dans le domaine public » (Nourrisson, 1988).

Encadrer et développer la consommation du tabac : entre circuits de distribution et activités de contrôle

Si, au début du règne de Louis XIII, une ordonnance de police pouvait encore défendre « de vendre cette drogue à tout autre qu’aux apothicaires, sous peine d’amende de 80 livres parisis » (Riant, 1876), l’État comprend très vite tout le bénéfice qu’il peut tirer de la vente de ce nouveau produit. L’importance prise par la consommation de « l’herbe à Nicot » en fait vite un marché suffisamment fructueux pour mobiliser et justifier, entre autres, une fiscalité nouvelle : ce qui fait dire à Necker, à la veille de la Révolution, que « l’impôt sur le tabac est, de toutes les contributions, la plus douce et la plus imperceptible, et on le range avec raison dans la classe des habiles inventions fiscales » (Chevalier et Emmanuel, 1948). Décidées à l’échelle du Royaume, les nécessités d’encadrer, d’encourager, de contrôler la consommation et les éventuelles fraudes déclinent localement les directives venues d’en haut. Il s’agit, ici, de les appréhender et d’en mettre en lumière les résultats. Les éléments présentés ici ne sont d’ailleurs, sans doute, que la déclinaison locale d’une volonté politique s’étendant probablement à l’échelle de la Province.

Une volonté de contrôle précoce

Dès 1621, la première taxe sur le tabac – un droit d’entrée sur le « pétun » entrant dans les « cinq grosses fermes », les provinces intérieures du Royaume – est actée par Richelieu à la hauteur de quarante sous le cent. Par la déclaration du 17 novembre 1629, Louis XIII fait lever sur le « Petun et Tabac » trente sols d’entrée par livre, excepté sur celui des Îles. En 1674, pour mobiliser et justifier une fiscalité nouvelle, Colbert établit « le privilège de la fabrication et de vente » sur les produits dérivés du tabac et choisit la ferme, c’est-à-dire une cession de l’ensemble du marché à un fermier qui accepte, en contrepartie, d’acquitter un bail au Trésor royal :

Jean Breton s’engage, le 27 septembre 1674, à payer 500 000 livres annuelles, les trois premières années et 60 000 les trois années suivantes. Il contrôle ainsi pendant la même durée, toute la production et toutes les ventes de tabac. D’où, dès l’ouverture du bail, un dispositif d’inventaire et d’appropriation : tous les vendeurs de tabac « doivent en faire incessamment leur déclaration au dit Jean Breton », les produits seront cachetés au poinçon du fermier, racheté par lui, entreposés dans les magasins de la ferme, avant d’être vendus par les seuls bureaux autorisés. Délimitation des aires de culture aussi, pour mieux maîtriser le monopole : seules quelques généralités peuvent poursuivre la plantation (Bordeaux, Saint-Maixent, Metz ou Reims, entre autres)

Duchesne et Vigarello, 1991

Le 19 février 1676, dans les registres de la Sénéchaussée d’Hennebont, Jean Breton, comme nous l’avons vu, apparaît une première fois, comme « adjudicataire de la ferme de tabac, [de] la marque sur l’estain par bail à nous fait par sa Majesté, depuis le dernier [jour de] novembre 1674 ». Il est noté qu’il nomme le Sieur Louis Buvil, « marchand à Hennebond », pour être commis « garde-magasin dans la ville [...] et partout ailleurs », avec pour objectif de :

pouvoir [...] faire toutes les visites et perquisitions nécessaires pour découvrir les contraventions qui pourront être faites tant concernant les tabacs entrés et conduis en fraude qui y sont, leurs arrivages distincts non déclarés, n’y marqueur de Mr marquis et à cet effet faire toutes les saisis. Il dressera ses procès verbaux pour être tous remis devant les juges qu’il appartiendra pour suivre à confiscation suivant leur déclaration du Roy, bail et arrêt et tiendra bon et fidèle registre de sa fonction et commission [consigné] et paraphé par le commis général ou ambulant de son département auquel il en rendra compte [...] et généralement suivre bon ordre qui lui seront donnés par le commissaire général ou ambulant [...]

ADM B 2420

Le 19 avril suivant, c’est un dénommé Jans Fonvau qui est, à son tour, commis et commissionné, cette fois-ci au Port-Louis :

du tabac et droit de marque sur estain, conformément audit bail de […] l’arrêt du Conseil [...] dont il tiendra bon et il enregistre, coter et parapher par la commission générale et arrêt chaque jour par le contrôleur dans lequel avisera si gravement la vente de tabac et celle de l’estain […], [et surtout] saisira le tabac ou estain qui se trouvera sans notre marque pour vu pour faire la confiscation aux termes dudit bail [...] auquel saisie il établira désignations de dépositaire [...] et en dressera procès-verbaux

ADM B 2420

Buvil apparaît comme un personnage clé. Outre sa responsabilité de garde-magasin (sans doute le lieu où sont entreposés les tabacs avant redistribution), il joue également le rôle d’intermédiaire auprès du commis général du département, probable représentant à l’échelle de l’Évêché de Vannes [voir Annexe, Carte 2], de la Ferme Générale. Les objectifs de Buvil, et plus tard de Fonvau, sont de contrôler l’arrivée des tabacs (dont Port-Louis semble être également une porte d’entrée sur le secteur), de juguler les fraudes, en confisquant la marchandise illégale saisie, en dressant des procès-verbaux et engageant des actions en justice contre les contrevenants. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le tabac est donc déjà devenu un objet de consommation localement important. Malgré les tentatives fréquentes de contrôle évoquées, la fraude semble conséquente, mais son volume reste difficile à appréhender.

À partir de 1680, Colbert confie le monopole du tabac à la Ferme Générale qui prend à bail le produit des taxes et en assure le recouvrement moyennant un substantiel bénéfice et selon l’ordonnance du 22 juillet 1681 (article 1er) seuls les fermiers des droits du Roi, leurs procureurs ou commis peuvent dorénavant faire commerce et vente de ce produit. Elle organise la Régie des impôts indirects à la façon d’une grande entreprise commerciale, avec son réseau de greniers, entrepôts, magasins, bureaux, et employés. C’est sans doute dans ce cadre que les arrivages de tabac, mentionnés dans les années 1690 (et évoqués au point précédent) à travers les registres de l’Amirauté d’Hennebont se font. Aucune précision sur les activités de contrôle et sur les circuits de distribution n’est ici apportée.

La Ferme Générale abandonne son monopole en 1697 pour insuffisance de rentabilité. La ferme du tabac se trouve alors allouée à un particulier moyennant 150 000 £ (en 1718, le prix du bail s’élève à 4 millions de £) (Barral, 1843). Le 15 novembre 1698, les registres de la Sénéchaussée (ADM B 2880) font état de l’apparition de nouveaux protagonistes, à travers la mention d’une lettre de « Monsieur Laloue, de la Sénéchaussée royale d’Hennebont [qui] supplie humblement maître Nicollas Duplantier, fermier général du tabac [...] qu’il désire faire recevoir Guy Guillemont pour commis pour la conservation de ladite ferme ». Cette demande reçoit une issue positive puisqu’il est décidé que « ledit Guillemont [est reçu] en […] [et] pour cet effet [doit] rendre son serment ». La fonction du rôle de commis est précisée dans des arrêts du Parlement de Bretagne des 15 juillet 1698, 23 avril 1699, puis du 11 août 1713 et 7 décembre 1717 :

Les Commis & autres Employés dans notre dite Ferme de tabac qui auront prêté serment pourront en quelque lieu qu’ils se trouvent même hors du Ressort de la Cour supérieure ou Jurisdiction subalterne où ils auront prêté serment saisir les tabacs qui se trouveront en fraude, ensemble, les petits bâtimens & bâteaux, les chevaux, charretes & autres voitures & équipages servant au transport desdits tabacs même arrêter les Voituriers & conduire le tout au plus prochain Bureau ou entrepôt de la Ferme, dresser procès verbal de la saisie dont la connoissance appartiendra à l’Élection ou aux Juges des Fermes dans le Ressort desquelles elle aura été faite

Teulière, 1752

Il s’agit donc à nouveau d’une activité de contrôle, avec autorisation de procéder à des procès-verbaux et saisies, en luttant contre tous les types de fraudes possibles. Détenteur d’une mission de police, Guillemont est chargé d’appliquer un « privilège[9] » et, tout à la fois, d’en interdire la violation, afin d’exploiter au mieux un marché et d’en chasser les fraudeurs. Il ne nous est malheureusement pas possible de connaître l’étendue des fraudes, ni l’efficacité des commis locaux, aucune information portant sur ces thèmes n’a été trouvée.

La Compagnie des Indes : une solution éphémère

Entre 1717 et 1730, la Compagnie des Indes devient la détentrice de la vente exclusive de tabac (Arrêt du conseil d’État du Roi du 11 mars 1723). Le 25 septembre 1723, les registres de la Sénéchaussée d’Hennebont en font état, accordant à Pierre le Sueur la prise de possession du privilège :

sa majesté voullant qu’en attendant l’expédition seau et enregistrement des lettres patentes sur les dits arrest du 22è mois dernier et 1ère du présent mois de septembre, la Compagnie des Indes soit mise en possession sous le nom de Pierre le Sueur, dudit privilège exclusive de l’entrée fabrication vente et débit en gros et en détail du tabac de tout crues et espèces en feuilles et en corde qu’en poudre ou autrement fabriqué pour en jouir par la dite Compagnie des Indes aussy qu’en a joui […] ledit du Cordier, conformément à l’ordonnance du mois de juillet 1681, aux dits déclarations arrests et règlements intéressant au sujet de ladite vente exclusive du tabac à la déclaration du premier aoust 1721, a que la Cie des Indes puisse pourvoir aux achats fabrication de tabacs et autres choses nécessaires pour la régie et exploitation dudit privilège

ADM B 2513

Cette vente exclusive concerne le tabac en gros et détail pour :

les tabacs supérieurs en cordes composés de feuilles de cran estranger et de feuilles des Isles et Colonies françaises et des Provinces privilégiées ou les plantations ont lieu jusqu’à 50 sols la livre dans les magasins et bureaux en détail par les particuliers qui en auront la permission, jusqu’à 60 sols la livre les tabacs inférieurs aussy en corde, composé facilement des feuilles de cran des dites Provinces privilégiées ou les plantations ont lieu jusqu’à 25 sols la livre dans les magazins des bureaux et détails jusqu’à 32 sols la livre de tabac du Brésil, jusqu’à 3 £ [etc.] la [livre] dans ses magasins et bureaux et en détail jusqu’à quatre £ et les tabacs en poudre au prix fixé par l’ordonnance du mois de juillet 1681[...]

ADM B 2513

La volonté de contrôler la vente du produit apparaît à nouveau à travers une lettre du 30 janvier 1721 adressée aux Juges Royaux et retranscrite dans les registres de la Sénéchaussée. Un dénommé Édouard de Verdier, fermier général du tabac, « par l’arrest du conseil du 26 aoust […] 1721 » pourvoit « le Sieur Ricardeau de l’employ de receveur et entreposeur de ce département de Hennebond et dépendance, et le Sr Philippe Pétel, de celuy de controlleur audit entrepost, […] à la charge de se faire recevoir et prêter serment […] » (ADM B 2915). L’objectif desdits Ricordeaux et Pétel est donc d’assurer le contrôle de la distribution du tabac sous toutes ses formes, d’éliminer les abus, quitte à « faire justice ». La distribution locale se fait à partir d’un entrepôt, dont la localisation sur la ville n’est pas précisée, chacun des membres de ce tandem ayant un rôle bien défini à jouer. Cette politique semble s’installer dans le temps. Le 28 juin 1737, dans les registres, un nouveau nom est consigné, le « noble homme Claude Sias les Gerbiers » (ADM B 2538) est présenté comme le nouveau receveur et entrepreneur de tabac sur la ville. Si entre 1717 et 1730, la Compagnie des Indes cherche à faire fructifier ce nouvel « eldorado confortablement installé en France et non pas dans l’océan indien », il s’avère très vite que la rentabilité de ce contrôle est loin d’atteindre celle escomptée, « la négligence qui s’ensuit favorise la fraude qui atteint son âge d’or durant ces treize années » (Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes, 2002).

Si négligence il y a, la proximité géographique joue également un rôle évident dans la circulation illégale du tabac. Ainsi, pour la seule année 1721, treize cas sont mentionnés dans les registres de la Sénéchaussée (ADM B 2915). Quatre concernent des personnes liées directement à l’activité de la Compagnie des Indes ; le 19 novembre 1721, le Sieur Jean Baptiste Anauts, garde magasin de la Compagnie Royale des Indes de Lorient est mis en cause, le 8 avril 1721 Guyome Fernacer, […] maître armurier sur le vaisseau la Vierge de Grâce, le 11 août 1721, François Bron, capitaine du vaisseau la « Profette Daniel », et enfin le 31 octobre 1721, le Sieur de Lepinne, officier de marine à Lorient.

En dehors d’une consommation personnelle, il est possible que ces individus, et d’autres très certainement, soient à l’origine d’un vaste trafic, irrigant un large secteur. C’est ce que laissent supposer les mises en cause, le 25 novembre 1721, du maître de la barque « la Hardie Pucelle » Jean Tuaud, pris en contravention et fraude et le 2 août 1721, celle de Charles le Picot, maître de la Barque « la Marie Philippe » de Belle-Île. Ces derniers peuvent, grâce à leur bateau, transporter la marchandise illégale sur un vaste secteur. Les marchands locaux peuvent également s’inscrire dans les circuits de distribution du tabac entré en fraude, en devenant même des pivots essentiels. C’est ce que montre, le 21 novembre 1721, la condamnation par Pétel, du Sieur J. le Sage et de Marguerite le Boulch sa femme, marchands pris en contravention et fraude de tabac (ADM B 2915). C’est également le cas le 6 décembre 1721 avec Anne Dolo marchande à Hennebont, le 27 août 1721, avec, à nouveau, la Veuve le Bouc’h, prise encore en contravention et « feau de tabac[10] », le 19 novembre 1721 avec le Sieur Dirard, marchand négociant au Port-Louis et Nicollas Albiz et sa femme Marie le Borgne, présentée comme marchande à Lorient (ADM B 2915). Enfin, un seul cas trouvé montre que la fraude s’est étendue à l’espace rural environnant. Le 19 novembre 1721, Pierre le Grand et sa femme, demeurant aux villages de Laiziniel, paroisse de Riantec[11], sont pris « en fraude et contravention ». Il s’agit toutefois, dans tous les cas, de personnes géographiquement proches du lieu d’importation. La consommation de tabac entré illégalement peut s’être répandue dans un ensemble englobant un périmètre plus vaste, sans que l’on puisse réellement le définir ici ; comme semble l’indiquer également la prise en fraude de Charles le Picot, maître de Barque originaire de Belle-Île, précédemment vue.

Un retour à la Ferme Générale

Le 12 septembre 1730, par Arrêt du Conseil d’État du Roi, le privilège de la vente du tabac est à nouveau attribué à la Ferme Générale, qui va payer pour cette exploitation particulière un loyer toujours plus élevé, atteignant le chiffre de 32 millions de £ en 1790 (contre deux millions en 1715). Pour M. Barral, cela se traduit par une « répression judiciaire qui s’amplifie contre les trafiquants dont un certain nombre sont condamnés aux galères. Pendant les 25 années suivantes, on compte 4934 forçats envoyés aux galères pour cause de contrebande du tabac ! » (Barral, 1843). Dorénavant, au mitan du XVIIIe siècle, le tabac va transiter par Vannes et le Bureau général de cette ville. Un arrêt du conseil du Roi du 13 octobre 1750 en fixe les modalités :

ARRÊT DU CONSEIL D’ÉTAT DU ROI qui fixe le prix des Tabacs du crû de la Louisiane à trente livre le quintal dont vingt sept livres dix fols seront payées par Fermier & deux livres dix sols par le Roi : désigne les Ports pour l’entrée desdits Tabacs & établit des précautions pour empêcher l’abus & la fraude tant au Droit de trente sols livre pesant de Tabac qu’à la Ferme du Tabac.

Du 13 Octobre 1750
Le Roi étant informé que, depuis l’année 1738, les en feuilles provenant des crûs & plantations de la Louisiane n’ont été vendus dans les différent Ports du Royaume que le pied de vingt cinq livres le cent pesant net poids de marc à l’Adjudicataire de la Ferme Générale du Tabac &c : Le Roi étant en son Conseil a ordonné & ordonne ce qui suit :

Article Premier
Les Tabacs provenant des crûs & plantations de la Louisiane seront transportés en France en feuilles liées en manoques & non autrement, défend très expressément Sa Majesté d’y en transporté de tout fabriqués en cordes, en rôles, en carottes, en poudre ou de telle autre manière & sous quelque que dénomination que ce puisse être, à peine de confiscation des dits Tabacs fabriqués & de mille livres d’amende.

Veut pareillement, Sa Majesté, & sous les mêmes peines que lesdits Tabacs en feuilles liées en manoques & ne puisse aborder dans le Royaume que par les Ports de Calais, Dieppe, le Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, la Rochelle, Bordeaux, Bayone, Cette, Marseille, Dunkerque & Vannes, désignés pour l’entrée des marchandises venant des Isles Françoises, de d’Amérique, par les Lettres Patentes de Sa Majesté des mois d’Avril 1717, Février 1749, octobre 1721 & par l’Arrêt de son Conseil du 11 Décembre 1728

Recueil des Edits et Déclarations, 1768

Si, comme cela a déjà été évoqué au point précédent, la distance entre Vannes et Hennebont n’a finalement qu’une incidence faible sur les prix de vente, un autre élément apparaît comme important aux yeux du rédacteur, qui souligne que « le tabac est ordinairement de bonne qualité » et que par conséquent « il pénètre très peu de faux tabac dans l’arrondissement, celui-ci est vendu 40 s la livre » (ADM 24 C 13). Ceci rejoint une préoccupation, mise en lumière par Annie Duchesne et Georges Vigarello. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une attention particulière est portée à l’état du produit, avec une surveillance de sa conservation et une garantie, aussi, à l’égard de sa saveur. Le goût s’officialise : les délits portant toujours davantage sur les tabacs « dangereusement mixtionnés, falsifiés, et surtout sur leur éventuel mauvais conditionnement […] » (Duchesne et Vigarello, 1991). Le 16 octobre 1784, un arrêt du Conseil d’État du Roi interdit même tout transport « à plus de 30 lieues de distance » afin d’éviter les dégradations possibles du produit. Le goût devient donc également et pour la première fois un objet de vérification, de protection qui suppose réglementation et expertise :

Il devient objet de loi. Dispositif quasiment inenvisageable encore au début du XVIIIe siècle : toute plainte étant jusque-là rejetée, soupçonnée de « discréditer le fermier et de prévenir le public contre les qualités du tabac qui se débite dans ses bureaux ». Le succès du tabac est aussi celui d’un goût, sa fixation, jusqu’à sa normalisation officialisée. Un goût suffisamment reconnu enfin pour être protégé

Duchesne et Vigarello, 1991

Les circuits de distribution sur la ville d’Hennebont

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est possible de mettre en lumière les circuits de distribution du tabac sur la ville. L’entreposeur est une personne clé qui joue, en quelque sorte, une fonction d’intermédiaire avec le Bureau général de Vannes. Une remise « de 2 £ 8 s par % » lui est accordée. En contrepartie, celui-ci doit veiller à la quantité de tabac disponible puisque « l’approvisionnement se fait au débit de la consommation » (ADM 24 C 13). Il possède un office[12] dont les détenteurs « [...] essuyent en cette Province une capitation[13] plus forte et pour supplément de celle du, pour cause de leurs offices dans les rolles de la capitation des villes et paroisse de leur domicile » (AMH BB 23). Cependant, les circonstances ou éléments permettant son acquisition nous restent inconnus.

Grâce aux comptes rendus des délibérations de la Communauté de Ville, les noms de deux entreposeurs nous sont parvenus. Le premier est le Sieur de Navarre, « entreposeur de tabac et receveur des fermes en cette ville ». Celui-ci est connu pour faire des demandes régulières auprès de la Communauté de Ville pour être déchargé du paiement de la capitation. Le 24 février 1740, il demande « à se faire rembourser depuis 18 ans qu’il réside en cette ville » (AMH BB 20) et le 20 décembre 1747, au prétexte « qu’il n’a aucun bien en cette Province, qu’il n’y fait aucun commerce, qu’il est noble et paye une forte capitation pour raison de son employ [...] » (AMH BB 19). Une dernière tentative est faite en 1762. À chaque fois en vain. La réponse de la Communauté de Ville du 20 décembre 1747 apporte quelques éléments nouveaux :

la Capitation qu’il paye pour son employe d’entreposeur est uniquement pour son employ et sur ses remises, ce qui n’empêche pas position pour sa capitation personnelle, pour son bien qui ne peut estre fait qu’à Hennebont, ou il a son domicile quoy que ses biens soient en Normandie, comme il l’allègue, l’employ d’entreposeur de tabac est un employ dérogeant à la noblesse, qui se soumet à payer capitation dans la ville, parmi les habitants d’icelle, avec d’autant plus de raison qu’il y fait un commerce de bleds, notamment en l’année dernière et en cette année, ce commerce est notoire, par ces raisons la Communauté espère de la justice de nos Seigneurs les Commissaires des États[14] que le Sieur Navarre sera déboutté de sa demande

AMH BB 19

Navarre profite ainsi de sa position pour développer d’autres activités dans le négoce de grain, ce que confirment, en 1747, les liasses portant sur les permissions d’exporter (ADI C 1661).

Le second personnage, Danneville, lui succède probablement et présente exactement la même exigence que lui, sans plus de succès d’ailleurs (AMH BB 23). Il exerce également une activité en Normandie, en tant que président trésorier de France au bureau de Caen et « doit continuer à [y payer] la retenue de 437 £ 8 s à la recette générale de la généralité [...] pour la capitation et le doublement dicelle sur les taxations et des émoluments de son office ainsy que touts autres pourvus des mesmes offices en Normandie ». La municipalité estime qu’il doit continuer à payer « […] la retenue que luy font les fermiers généraux pour cause de taxation et appointement de ses estats lucratifs d’entreposeur du tabac et de receveur des droits de ports et hâvres en la ville d’Hennebont » (AMH BB 23). Toutefois, ces multiples activités ont comme conséquences, nettement soulignées dans l’état de la consommation de tabac déjà évoqué (ADM 24 C 13), que « Jean Jacques d’Anneville, en place depuis quatre ans […] est presque toujours absent », sans que l’activité locale semble en être perturbée.

Enfin, les rôles de capitation mentionnent à de nombreuses reprises l’existence, à travers la Ville, d’une catégorie, les « débitants de tabac » (AMH CC 1 ; ADI C 2251). Il s’agit probablement du dernier barreau dans l’échelle de distribution, qui conduit du Bureau général de Vannes, à l’entreposeur local et aux clients ; ces débitants assurant la vente au débit auprès des particuliers dans la ville. Malheureusement, les registres de capitation sont parfois très lacunaires, entretenant une confusion entre les « débitants, buralistes et débitants de tabac » (AMH C522), avec parfois des chiffres fortement contestables, comme en 1783, année où deux débitants de tabac sont mentionnés, avec deux vendeurs et un entreposeur, une autre personne n’ayant pas de fonction précise renseignée.

Tableau 3

Les débitants de tabac à Hennebont, d’après les registres de capitation, de 1748 à 1789

Les débitants de tabac à Hennebont, d’après les registres de capitation, de 1748 à 1789

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Le nombre de débitants connaît une forte inflation, les effectifs doublent entre 1763 et 1775, avant de se replier sensiblement à la fin des années 1780 (si nous faisons exception du chiffre pour 1783, peu probant). Le succès de la consommation apparaît désormais comme indéniable. Il permet à un nombre relativement conséquent de débitants de vivre, même modestement. Grâce à leur présence, ces derniers assurent un véritable maillage du territoire local, permettant à la population de se fournir facilement et à bon compte, manière sans doute habile de limiter les fraudes. Cet élément se retrouve dans une réflexion de Laura Van Aert, pour laquelle à Anvers, « le tabac est rapidement devenu un produit prolétarisé, vendu par des marchands spécialisés de plus en plus nombreux et de tous niveaux sociaux, relativement dispersés dans la ville entière » (Van Aert, 2011).

La fraude en cette fin de siècle semble avoir quasi disparue. Aucune information précise n’a pu être trouvée à ce sujet. Les seuls éléments proviennent d’un livre de Rondonneau de la Motte, « Motifs et résultats des assemblées nationales tenues depuis Pharamond jusqu’à Louis XIII », paru en 1787. Pour l’auteur :

Le tabac se vend aujourd’hui râpé dans presque toute la France et cette méthode a beaucoup augmenté la ferme du tabac. Quelques négligences particulières, commises en Bretagne, donnèrent lieu à des plaintes en 1784 et les réclamations qui s’en suivirent ont obligé la ferme générale à vendre le tabac dans cette province selon l’ancienne méthode. On croit qu’en y ramenant l’usage devenu général dans tout le royaume, le produit de la ferme au tabac augmenterait de 1200 mille £

Rondonneau De La Motte, 1787

Conclusion

Entre la deuxième moitié du XVIIe et le XVIIIe siècle, l’usage du tabac poursuit son expansion dans la Sénéchaussée d’Hennebont au sein des populations locales à l’image de celles du Royaume. Dans le cas présent, il s’agit de la mise en oeuvre d’un processus « d’acculturation lente, celui d’une acclimatation insensible » (Duchesne et Vigarello, 1991). À l’échelle du Royaume, cette diffusion progressive s’accompagne d’une diversification des modes de consommation et des pratiques – la plus grande variété et les différentes catégories de tabac en sont le reflet – afin de répondre à la demande et surtout aux capacités financières du plus grand nombre. Localement, l’usage du tabac dans la Sénéchaussée se répand rapidement, atteignant toutes les sphères de la société avec un essor sensible de la consommation, qu’accompagne la multiplication des différentes espèces de tabac proposées à la consommation. À Hennebont et dans son environnement proche, le tabac devient donc un produit de consommation courant, disponible pour le plus grand nombre et non plus réservé à une élite. Malgré cette démocratisation évidente de l’accès au produit, il continue à conserver une fonction de marqueur social, comme semble l’indiquer le maintien d’une petite consommation de tabac en poudre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’importance prise par « l’herbe à Nicot » fait rapidement prendre conscience aux autorités des nécessités d’encadrer, d’encourager, de contrôler sa consommation et les éventuelles fraudes ; celles-ci se font au plus près des territoires. Pour développer la consommation du tabac, l’État doit d’abord pouvoir compter sur le meilleur interlocuteur (particuliers, Compagnie des Indes ou Ferme Générale), chargé d’organiser les circuits de distribution et d’activités de contrôle efficacement. À l’échelle locale, cela se traduit par la nomination de commissaires aux pouvoirs étendus, par la mise en place de réseaux de distribution au plus près du terrain pour limiter et empêcher au maximum les fraudes, mais aussi offrir aux consommateurs la possibilité de se fournir rapidement et à un coût supportable. À ce titre, le rôle des débitants apparaît ici comme essentiel en permettant un maillage fin du territoire. Le succès du tabac étant aussi celui d’un goût, cela passe également par une offre abondante déclinée sous différentes formes, façon subtile de répondre aux besoins, aux modes et aux pratiques sociales, tout en rendant le consommateur captif. Une attention particulière est donc portée à l’état du produit ainsi qu’à sa conservation, sa saveur, apportant ainsi une sorte de garantie au consommateur. Pour Annie Duchesne et Georges Vigarello, cette consommation inutile est tout à la fois un signe de victoire sur le dénuement dans la France classique et celui d’une exploitation par l’État des recherches d’« excitation » (Duchesne et Vigarello, 1991). Ce monopole d’État, à travers la Ferme Générale, dure jusqu’en 1791, les tabacs entrent alors dans le mécanisme des droits réunis. Ils y restent jusqu’au décret de l’Assemblée nationale, en date du 20 mars 1791, qui supprime le monopole et reconnaît à tous les Français le droit de cultiver, de fabriquer et de vendre du tabac. En 1810, le monopole d’État est rétabli, dans son intégralité, c’est-à-dire en y incluant aussi la culture.

Dans un cadre plus général, pour Céline Goffette, « la consommation de tabac a intéressé assez tardivement les sociologues, alors même qu’elle est une pratique révélatrice de la stratification sociale des goûts [regrettant] que l’application du paradigme épidémiologique à l’étude du tabagisme et la recherche des « facteurs de risque » aient dans un premier temps relégué au second plan la dimension sociale de la consommation de tabac » (Gofette, 2016). Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans le cas étudié ici, la diffusion semble s’opérer par mue ou par étape successive, ce qui explique que Céline Gofette évoque même la formation d’un gradient social du tabagisme. Dans un premier temps, la diffusion de ce produit s’explique principalement par un effet de mode et les vertus curatives ou prophylactiques que l’on prête à l’herbe à Nicot. Mais en réalité, le schéma de diffusion répond avant tout à la volonté de l’État d’encadrer au maximum les pratiques, de contrôler la circulation, pour un bénéfice maximum. Le développement de nouveaux modes de consommation allié à la garantie de la « qualité » du produit va dans ce sens. Si aujourd’hui, le tabagisme est un problème majeur de santé publique, pendant la période étudiée, le problème ne se pose donc pas en ces termes.