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Introduction

En Belgique, la pratique de l’euthanasie est régulée depuis le 28 février 2002 au sein d’une loi qui a pris place dans le cadre d’un triptyque de lois dites « bioéthiques », avec la loi du 14 juin 2002 relative aux soins palliatifs et celle du 22 août 2002 relative aux droits du patient.

La loi belge la définit de la sorte : « l’acte, pratiqué par un tiers [le médecin], qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne [le patient] à la demande de celle-ci. »

La loi relative à l’euthanasie est une loi bien vivante. En vingt ans, elle a vu trois évolutions majeures : en 2005 à propos du rôle des pharmaciens et de la disponibilité des produits euthanasiants, en 2014 relativement à l’extension aux mineurs, et enfin en 2020 concernant de la période de validité de la déclaration anticipée et des limites individuelles de la clause de conscience.

L’extension de 2014 aux mineurs ne s’est pas faite sans condition. Elle reprend tous les critères cliniques et procéduraux relatifs aux adultes et mineurs émancipés en plus d’autres spécifiques aux patients mineurs :

  • Le mineur doit être conscient ;

  • Le mineur doit être en phase terminale d’une maladie incurable et progressive ;

  • Le décès doit résulter de sa pathologie à brève échéance ;

  • Le mineur doit présenter une souffrance physique qui ne peut pas être soulagée (la possibilité d’euthanasie pour souffrance uniquement psychique n’est pas permise pour les mineurs) ;

  • La capacité de discernement du mineur doit être évaluée par un pédopsychiatre ou un psychologue ;

  • Le mineur doit recevoir les informations sur sa maladie, son pronostic, les options thérapeutiques et les soins palliatifs ;

  • La demande doit venir de l’enfant (lui seul) et ne résulter d’aucune pression extérieure ;

  • La demande du mineur doit être volontaire, réfléchie, répétée et mise par écrit ;

  • Les parents doivent marquer leur accord par écrit (après informations par le médecin traitant).

Dans les faits, l’euthanasie et les soins palliatifs ne se confondent pas, mais ne s’opposent pas non plus. Il s’agit de deux formes de soin concomitantes. Les soins palliatifs pédiatriques ont depuis longtemps mis en exergue un modèle de soin global visant l’accompagnement bio, psycho, social et spirituel de l’enfant et de sa famille. L’accompagnement d’une demande d’euthanasie ne fait pas défaut à cette exigence. Entre la triangulation avec les parents inhérente à tout projet de soin en pédiatrie et l’apport de nouveaux intervenants, l’euthanasie de mineurs exige une forme singulière d’interdisciplinarité.

Dès 2014, et la réglementation légale de l’euthanasie pour les mineurs, l’équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques de l’HUDERF est entrée en concertation afin de définir des processus aptes à accompagner l’éventualité de l’émergence de telles demandes. Bien qu’aucune euthanasie n’ait encore été réalisée à l’HUDERF, sa question s’est régulièrement posée. Le travail anticipatoire de l’équipe a souvent servi tant pour la coordination interdisciplinaire de projets de soin que pour l’accompagnement des équipes, ou la mise en place de formations spécifiques. Depuis, il a pu être complété par la mobilisation de théories éthiques, telle la responsabilité d’Emmanuel Levinas. Sous une nouvelle approche, elles ont pu contribuer à pointer les enjeux humains dans la confrontation des équipes à ces demandes et de leurs accompagnements.

Équipe

Franck Devaux est éthicien à l’HUDERF, coordinateur de la fonction des maladies rares au HUB et maître de conférences en faculté de médecine à l’ULB. Il dispose d’un master en sciences des religions et de la laïcité, d’un master en philosophie et d’un master en éthique avec deux spécialisations en bioéthique et en éthique du droit. Il travaille depuis près de dix ans sur les questions éthiques relatives à l’euthanasie : double mémoire en philosophie et éthique, travaux auprès de la Fédération bruxelloise de soins palliatifs et continus, du Comité consultatif de bioéthique de Belgique, et enseignements en milieu professionnel et bénévole, en faculté de médecine et en formation aux soins infirmiers. Actuellement, il finalise une thèse de doctorat financée par la Belgian Kids Fund for Pediatric Research visant au développement d’une compétence professionnelle en éthique clinique à partir du thème des soins palliatifs pédiatriques périnataux dans le cadre des maladies rares. Il est président du comité d’éthique de l’HUDERF, membre du comité d’éthique hospitalo-facultaire de l’Hôpital Universitaire Érasme et il travaille avec de nombreuses instances nationales et internationales en éthique de la recherche.

Claire Van Pevenage est psychologue clinicienne PhD à l’HUDERF depuis plus de 20 ans. Elle a de multiples formations d’orientation analytique, systémique et thérapie cognitivo-comportementale et elle s’est formée aux soins palliatifs à Paris et Lyon (DIU douleurs aiguës, chroniques et soins palliatifs pédiatriques). Elle a participé à la création de l’équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques avec le Dr Fonteyne en 2012. Elle a écrit plusieurs articles et a donné des communications sur le thème des soins palliatifs. Elle a fait partie du groupe Belgian Paediatric Palliative Care (BPPC) [1] .

Christine Fonteyne est médecin pédiatre depuis plus de 30 ans. Elle a travaillé 20 ans en soins intensifs pédiatriques à l’HUDERF. Elle y a été confrontée aux maladies chroniques complexes et à l’accompagnement des enfants et des familles. Sa pratique clinique et sa réflexion sur la qualité de vie de ses patients ont abouti à la création d’une équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques en 2012. Cette équipe transversale multidisciplinaire accompagne enfants, familles et équipes soignantes dans les trajets de soins palliatifs tant à l’hôpital qu’en dehors de celui-ci. Christine Fonteyne s’est formée aux soins palliatifs pédiatriques à Lyon et Paris et participe à plusieurs groupes de travail sur cette thématique [2] . Elle est active dans la formation continue sur les soins palliatifs pédiatriques [3] .

Regard de la pédiatre – C. Fonteyne

En 2002, lors du vote de la loi relative à l’euthanasie en Belgique, les débats parlementaires avaient déjà évoqué la possibilité que les patients mineurs d’âge aient accès à l’euthanasie. Les Pays-Bas, un pays voisin de la Belgique, avaient voté en 2001 une loi dépénalisant l’euthanasie accessible aux patients mineurs âgés de plus de 12 ans. En Belgique, toutes les propositions d’amendement ont été refusées jusqu’en 2013, moment auquel les débats ont repris et ont abouti en février 2014 à l’extension de la loi relative à l’euthanasie aux patients mineurs (Raus, 2016 ; Loi du 28 février 2014 modifiant la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie, en vue d’étendre l’euthanasie aux mineurs).

Le cadre légal belge à propos de l’euthanasie du patient mineur comprend la plupart des critères de la loi de 2002 encadrant l’euthanasie du patient adulte.

La demande d’euthanasie doit être faite au médecin par l’enfant ou l’adolescent. Ce critère essentiel et encore mal connu tant par les équipes soignantes que par le public belge nécessite souvent des clarifications lors des discussions que nous menons en soins palliatifs. Le champ d’application de la loi ne répond pas aux situations de demandes parentales ou d’équipes soignantes d’abréger de façon active la fin de vie d’un enfant qui n’en fait pas lui-même la demande.

Plusieurs médecins sont impliqués dans le processus d’euthanasie : celui qui reçoit et discute avec le patient de la demande de mourir, ainsi qu’un médecin tiers qui rencontre de manière indépendante le patient, examine le dossier et vérifie que le patient remplit les critères prévus par la loi. Si le médecin est d’avis que le décès n’interviendra pas à brève échéance (situation uniquement envisageable chez le patient adulte), un troisième avis médical indépendant doit être fourni (art. 3).

Personne n’est tenu de pratiquer ni de participer à une euthanasie. D’autre part, aucune clause écrite ou non écrite ne peut empêcher un médecin de la pratiquer à condition d’en respecter les conditions légales. Une clause de conscience est prévue pour le médecin qui ne veut pas pratiquer l’euthanasie. Le médecin doit alors en informer le patient dans les sept jours suivant la première demande. Il doit préciser les raisons de son refus, renvoyer le patient vers un autre médecin désigné par le patient et lui transmettre les coordonnées d’un centre ou d’une association spécialisée en matière de droit à l’euthanasie (art. 14).

Le rôle du médecin qui effectue l’acte d’euthanasie est très loin d’être celui d’un simple prestataire de soins. La demande à mourir que le patient adresse à son médecin est toujours suivie d’un temps d’échange de vues : information — la situation médicale et le pronostic, les options de soin, dont les soins palliatifs — et discussions afin de permettre un accompagnement de qualité et la co-construction du projet de fin de vie. En fin de compte, « il [le médecin] doit arriver, avec le patient, à la conviction qu’il n’y a pas d’autres solutions raisonnables » (art. 3).

Nos approches en pédiatrie diffèrent de celles de la médecine pour adultes. Le modèle de prise en charge en pédiatrie est celui de l’interdisciplinarité, les médecins se concertant notamment avec les infirmières, psychologues, travailleurs sociaux, physiothérapeutes qui accompagnent l’enfant malade et sa famille. Lors d’une demande d’euthanasie et que la fin de vie approche, il nous semble primordial que l’équipe entière puisse être présente aux côtés de l’enfant, ses parents et son médecin. La relation entre soignant et soignée est différente. La relation n’est pas duale entre l’enfant et le soignant, mais elle se veut plus triangulaire surtout si l’enfant dont nous prenons soin est jeune. Les parents sont conviés comme responsables légaux et interlocuteurs, mais aussi des personnes dont nous prenons soin d’autant plus quand la maladie de leur enfant est sévère.

Les actes d’euthanasie sont déclarés a posteriori à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie qui examine si les critères de la loi ont été respectés (art. 5). Le cas échéant, cette Commission peut transmettre le dossier à la justice. Depuis 2002, un seul dossier a été transmis à la justice, en 2015 pour l’euthanasie d’une personne majeure (2016, Septième rapport aux chambres législatives, chiffres des années 2014-2015, de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie).

Le cadre légal de l’euthanasie d’un patient mineur est très restrictif et exclut de fait un grand nombre de situations de fin de vie que nous rencontrons en soins palliatifs pédiatriques.

La loi de 2014 ne prévoit pas de limite d’âge. Le mineur qui fait la demande d’euthanasie doit être capable de discernement. Les situations de fin de vie d’enfants n’ayant pas cette capacité sont exclues : nouveau-nés, jeunes enfants, enfants avec des atteintes cognitives et la plupart des fins de vie rencontrées en réanimation pédiatrique. Dans ma pratique de pédiatre en soins palliatifs, très peu d’enfants sont capables de ce discernement. La plupart des enfants dont nous prenons soin sont très jeunes, atteints de pathologies génétiques ou syndromiques relevant de la neuropédiatrie (Friedel et al., 2019).

Le décès doit être prévu à brève échéance excluant ainsi les pathologies létales à évolution à lente progression. Ce délai n’est pas défini par la loi. Il peut être considéré comme celui qui survient dans la phase terminale de la maladie (endéans les jours, les semaines ou les mois). L’évaluation de l’espérance de vie est souvent complexe dans les maladies pédiatriques limitant la vie. Certains de nos patients sont atteints de maladies rares dont le pronostic est parfois très variable dans les écrits médicaux. De plus, les situations de fin de vie amènent régulièrement à de profonds contrastes dans les temporalités des personnes qu’elles rassemblent entre sentiments d’urgences et nécessaire temps de l’accompagnement de l’intime conviction partagée (Devaux, 2017).

La souffrance physique inapaisable est un critère déterminant. Certains auteurs (Carter, 2016 ; Hain et al., 2014 ; Drake et al., 2016) affirment que des soins palliatifs de qualité apportent toujours une réponse à la souffrance physique par une gestion adéquate de la douleur et des autres symptômes induisant de la souffrance, y compris par le recours à la sédation palliative quand ces symptômes sont réfractaires. Cependant, les études menées auprès d’enfants soignés pour des affections oncologiques (Wolfe et al., 2000 ; Von Lützau et al., 2012) nous enseignent que même dans des centres hospitaliers spécialisés, la douleur et les autres symptômes sont encore insuffisamment soulagés.

L’accord parental écrit est requis dans toutes les situations. Deux positions se sont opposées lors des débats parlementaires : les uns défendant le caractère indispensable l’accord parental, les autres soulignant l’incohérence d’une loi qui considère un mineur comme compétent dans ses choix de fin de vie et qui oblige le consentement parental. Il semble qu’étant donné les particularités pédiatriques, les parents doivent être associés à la démarche (Académie royale belge de médecine. Avis du 21 janvier 2014 des Académies de médecine de Belgique concernant l’extension aux mineurs d’âge de la loi relative à l’euthanasie du 28 mai 2002) et donner leur consentement aux choix de fin de vie de leur enfant. Toutefois, les situations de désaccord entre les deux parents ne sont pas envisagées par cet avis.

L’extension de la loi de dépénalisation de l’euthanasie au patient mineur a provoqué nombre de controverses et de débats parfois passionnés dans les médias nationaux et internationaux ainsi que dans les écrits médicaux. L’intervention du médecin dans l’aide à mourir de son patient qu’il soit adulte ou mineur d’âge est à l’origine de débats contradictoires en faveur et en défaveur de l’acte euthanasique.

Pour certains (Raus, 2016), le cadre légal permettrait de clarifier les droits du patient et les devoirs du médecin. Il aurait comme avantages de favoriser les discussions complexes de fin de vie entre patient, famille et équipes médicales ainsi que de limiter les pratiques occultes d’euthanasie.

Pour les autres (Carter, 2016 ; Kaczor, 2016), la participation active des médecins à la fin de vie de leur patient est contraire aux principes moraux des équipes médicales leur donnant le « droit de tuer ». Ils expriment leurs craintes d’une pente glissante sociétale vers des actes euthanasiques non demandés par le patient et s’opposant au principe de protection des patients vulnérables (personnes âgées, démentes, porteuses de handicaps).

La thématique de l’euthanasie des mineurs a induit des écrits abondants tant médical que juridique, philosophique et éthique (Hain, 2014 ; Drake et al., 2016 ; Bovens, 2015, Van Assche et al., 2019 ; Van Gool et al., 2017 ; Kaczor, 2016 ; Dan et al., 2014 ; Hanson, 2016 ; Giglio et al., 2014 ; Siegel et al., 2014 ; Cuman et al., 2017).

Certains avancent le droit du mineur à l’autonomie dans ses propres choix y compris dans sa fin de vie. D’autres (Siegel et al., 2014 ; Cuman et al., 2017) s’y opposent s’appuyant sur le fait que le mineur d’âge ne possède pas la capacité juridique dans d’autres prises de décisions. En Belgique, il existe un cadre légal permettant au mineur de prendre des décisions en matière de participation à des études cliniques s’il est « apte à apprécier raisonnablement ses intérêts » (loi du 22 août 2002 sur les droits des patients et loi du 7 mai 2004 relative aux expérimentations sur la personne humaine) et dans les situations d’interruption volontaire de grossesse (loi du 3 avril 1990 relative à l’interruption de grossesse).

Certains soulignent la vulnérabilité de l’enfant gravement malade face aux pressions de leurs parents et des équipes soignantes (Cuman et al., 2017). Cet argument interroge sur l’influence de ces possibles pressions vers les différents choix de fin de vie : poursuite de traitements et de techniques de réanimation sans espoir de guérison, soins palliatifs ou euthanasie.

Évaluer la meilleure option pour l’enfant atteint de maladies limitant la vie est un exercice particulièrement complexe. Rencontrer la une demande à mourir d’un enfant pour lequel la souffrance est inapaisable serait-il un acte de compassion ? Les soins palliatifs seraient-ils la manière la plus éthique d’y faire face ? La sédation palliative serait-elle toujours la solution la plus morale dans les situations de souffrance non soulagée par les moyens palliatifs ? N’y a-t-il pas dans le chef de certains une co-intention d’abréger la vie ? De fait, ces questions trouvent difficilement une réponse unanime parce que systématiquement confrontée à des situations hautement singulières.

Le respect du principe de justice est évoqué tant par les auteurs en faveur ou en défaveur de l’euthanasie du patient mineur d’âge (Cuman et al., 2017). Les arguments de non-discrimination et de cohérence sont utilisés pour justifier l’extension de l’euthanasie au mineur. D’autres font part de leurs craintes que légaliser l’euthanasie aille à l’encontre du développement des soins palliatifs alors que pour eux, un meilleur accès aux soins palliatifs réduirait le recours à l’euthanasie. En Belgique, les lois (parfois appelées « jumelles ») (Berheim et al., 2014) de dépénalisation de l’euthanasie et de celle relative aux soins palliatifs ont été mises en application de manière concomitante en 2002. Ceci a probablement permis qu’euthanasie et soins palliatifs se soient développés de façon interdépendante et réciproque. Le modèle des « soins palliatifs intégraux » (Bernheim et al., 2014) propose que l’euthanasie ne soit pas considérée comme antagoniste aux soins palliatifs et puisse être intégrée au trajet de soins palliatifs.

Huit ans après le vote de l’extension de l’euthanasie au patient mineur en Belgique, les déclarations relatives à des euthanasies de mineurs ont été très peu nombreuses par rapport aux euthanasies de patients adultes. Jusque dans les chiffres publiés pour l’année 2022, seules quatre euthanasies de mineurs ont été enregistrées. Tous les critères demandés par la loi étaient respectés (2022, Dixième rapport aux chambres législatives, chiffres des années 2020-2021, de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie).

Notre équipe palliative pédiatrique n’a pas été confrontée à ces situations de fin de vie. Nous avons réfléchi au cadre de nos actions face à nos patients, leurs parents et les équipes soignantes que nous accompagnons. Nous organisons depuis plus de 10 ans des formations interdisciplinaires en soins palliatifs pour les équipes soignantes de notre hôpital : médecins, infirmières, psychologues, kinésithérapeutes, éducateurs, assistants sociaux et autres. L’objectif principal est de diffuser la culture palliative : l’identification du patient palliatif, le modèle des soins palliatifs, le prendre soin en médecine palliative pédiatrique (gestion de symptômes, accompagnement de l’enfant gravement malade et de sa famille, éthique, fin de vie, deuil) et les décisions de la fin de vie incluant l’euthanasie. Dans notre expérience, peu des participants étaient informés du contenu de la loi et de ses critères d’application. Comme équipe palliative, nous apportons sur le terrain notre expertise à l’identification des composantes de la souffrance de l’enfant gravement malade et aux solutions que nous mettons en œuvre pour y remédier de la façon la plus optimale. Si, dans le futur, nous sommes confrontés à une demande d’euthanasie d’un de nos patients, nous espérons pouvoir accompagner l’enfant, ses parents et les équipes soignantes dans ce processus décisionnel en entendant avec respect et sans a priori la parole de l’enfant.

Regard de la psychologue - C. Van Pevenage

Le regard que la psychologue porte sur cette question complexe de l’euthanasie de l’enfant se pose dans un premier temps sur l’épreuve de la maladie grave et de la fin de vie de l’enfant.

Auprès de l’enfant confronté à la maladie grave…

À l’Hôpital des enfants, les psychologues rencontrent systématiquement tous les enfants et leurs parents lorsqu’ils sont confrontés à une maladie grave. « Ne pas attendre passivement l’expression d’une demande » (Canouï et al., 2012). Il s’agit d’une offre de soutien et d’accompagnement qui tient compte de l’impact psychique et relationnel de la maladie sur chacun, car toute maladie grave entraine un déséquilibre chez l’enfant et donc des mouvements de lutte, d’adaptation et d’ajustement psychologique. Dans notre expérience, il est très rare que l’enfant et/ou les parents refusent cette offre.

Le travail psychologique avec l’enfant est en lien avec la place particulière qu’occupe la psychologue : ni proche familier ni soignant somaticien, il peut accueillir en toute sécurité et confidentialité les questions, ressentis, émotions, pensées de l’enfant qui souhaite souvent protéger ses proches. La psychologue peut l’aider à reprendre du contrôle, à avoir une place active, à communiquer, etc.

Le travail psychologique avec l’enfant en fin de vie ne débute pas dans les derniers moments. La plupart du temps, nous nous connaissons depuis l’annonce de la maladie, et, si nous avons pu construire une relation de confiance, nous avons quelques repères sur le mode de fonctionnement psychique de l’enfant, sur ses ressources et ses fragilités, sur ce qui soutient et ne le soutient pas. Cette connaissance va nous aider à l’accompagner dans ses derniers moments.

En fin de vie…

L’enfant mourant a rapidement conscience, même si cela reste parfois confus, que sa mort approche. Son corps lui parle, mais aussi les regards, les positions et les mots ou les silences de ses proches. Cette conscience suscite beaucoup de réactions, plus ou moins discrètes, des émotions, des sentiments, des pensées que l’enfant partagera, ou non, avec ses parents, les soignants ou la psychologue.

Parmi la palette de ressentis de l’enfant, une émotion particulièrement fréquente et complexe est la peur. L’enfant qui sent sa mort proche est parfois réellement terrorisé. Il a peur de la douleur, de l’inconnu, d’être seul, de perdre l’amour de ses parents, de leur manquer, d’être oublié, de ne plus exister dans le souvenir.

Une autre émotion souvent difficile à supporter et pourtant tellement humaine est la colère. L’enfant en veut parfois au monde entier, aux soignants et à ses parents qui n’ont pas réussi à le guérir ou à ses frères et sœurs qui sont en bonne santé.

En même temps qu’il ressent toutes ces émotions, que mille et une pensées traversent son esprit, il peut tenter de protéger ses parents et les soignants, car il redoute leur souffrance et leur absence. Il peut particulièrement bien sentir leur tristesse et leur désillusion et se vivre comme un mauvais enfant responsable de la souffrance des autres. Ce désir de protection amène certains enfants à ne pas leur parler, à faire comme si tout allait bien.

De leur côté, les parents et les soignants sont plus ou moins à l’aise avec la parole, les émotions, les sentiments de l’enfant. Ils pourront ou non accueillir ces ressentis, ces pensées, questions, etc. Certains, angoissés de faire du mal à l’enfant par leur maladresse gardent le silence et le secret sur la maladie et la mort prochaine. L’enfant ne reçoit alors aucune parole comme s’il ne souffrait pas de ce qui n’était pas dit. L’évitement de l’information et des questions posées par l’enfant est un mécanisme défensif qui tente d’annuler la maladie et ses conséquences psychologiques. Certains parents espèrent qu’en n’en parlant pas, la maladie et la mort pourraient disparaitre. Ce non-dit peut entrainer chez l’enfant des attitudes de retrait et de mutisme qui augmentent son isolement.

Dans ces situations, la psychologue tente de faire le lien entre chacun. Elle va questionner l’enfant, le parent ou les soignants sur les risques qui existeraient à se parler et les aider, si cela a du sens, à passer au-dessus de leurs craintes. Elle constate parfois que la parole ne circule pas et que cela fonctionne pour cette famille à ce moment-là. Même si le risque, quand les parents refusent de parler avec l’enfant, c’est que celui-ci se retrouve seul avec ses réflexions sur la mort sans pouvoir en parler. Il peut penser que la mort est honteuse, tabou, dangereuse et que les adultes n’en parlent pas pour cette raison.

Si l’enfant le souhaite et que ses parents ne s’y opposent pas, la psychologue peut lui proposer un espace individuel. Parce qu’elle n’est pas à la même place que les parents ou les soignants somaticiens, elle peut offrir à l’enfant une autre écoute : « [c]elui qui écoute doit pouvoir être dépositaire, même impuissant d’une parole autour de l’indicible » (Ruszniewski, 1999). L’enfant évoquera plus ou moins directement, à son rythme, à sa façon, la mort, ses pensées, ses émotions et sentiments via le jeu, le dessin, le modelage, la parole aussi. La psychologue, sans en être détruite, lui permet de symboliser, représenter, élaborer la violence du vécu. Ce travail ne veut pas dire que le dialogue avec les parents ou les soignants n’aborde pas ces questions, mais il est différent, complémentaire.

Face aux peurs et angoisses massives et envahissantes, l’enfant n’est pas toujours demandeur d’un tel travail ou il n’a pas les ressources psychiques pour faire ce travail. Certains mécanismes défensifs et adaptatifs sont particulièrement puissants (tout en n’étant pas toujours efficaces). Ils doivent être respectés, d’une part, parce qu’ils sont involontaires, et d’autre part, parce qu’ils permettent parfois de ne pas être détruits et de rester vivants jusqu’au bout. C’est le cas par exemple de ces enfants dans un déni global qui n’auront pu partager leurs ressentis. L’aide la plus précieuse à apporter est de leur montrer que l’on sera avec eux jusqu’à la fin de leur vie. (Raimbault et al., 2011) écrit que « la seule aide que l’on puisse apporter à l’enfant qui va mourir est de lui montrer que l’on est désireux de rester avec lui jusqu’au bout » (Raimbault et al., 2011).

Lorsque les derniers jours se profilent, l’enfant, s’il est entouré d’amour, d’échange et de vérité, fait progressivement son deuil de la vie par des désinvestissements successifs. On voit s’installer un processus de régression physique et psychologique, l’enfant désinvestit tous les acquis liés à son développement comme s’il rebroussait chemin (Gauvain, 2004).

Il établit souvent avec sa mère, son père, quelqu’un de sa famille ou du personnel soignant, une relation fusionnelle faisant penser à la relation que l’on peut observer entre un bébé et sa mère. Cette régression ne peut se passer que si l’enfant a la certitude qu’il pourra compter de manière inconditionnelle sur la présence de ceux qu’il aime et qu’il ne sera pas abandonné. Aider l’enfant qui va mourir consiste pour nous à soutenir le parent et la famille qui assure cette relation proche, les entourer et leur expliquer l’importance de leur présence constante auprès de l’enfant. Cet accompagnement est pour la personne qui l’assume une épreuve physique et psychique, elle peut se sentir aspirée et même entrainée dans la mort avec l’enfant. Elle a besoin, pour se sentir en sécurité, de la présence du père, d’un autre membre de la famille ou d’un soignant qui la soutienne (Gauvain, 2004).

L’enfant et l’euthanasie

Si, à l’HUDERF, nous n’avons pas accompagné d’euthanasie, nous avons déjà eu des demandes de la part de parents, de soignants et d’enfants. Cette demande doit pouvoir être écoutée et entendue par le psychologue ou le pédopsychiatre (art.3§2al.7°).

Du côté de l’enfant, il a le droit de nous demander de parler de sa souffrance, actuelle ou à venir, et nous avons le devoir de l’écouter avant d’arriver à une conclusion d’inaudibilité pour cause d’être trop jeune, irraisonnable ou immature.

Comme chez le patient adulte, cette demande peut obéir à de multiples raisons plus ou moins conscientes. Une douleur rebelle à tout traitement, un épuisement, une impression d’étouffer, des angoisses face aux parents désespérés, etc. Le médecin cernera, par de multiples rencontres, si l’enfant a bien compris sa situation. Pour François Damas (2013), la personne qui demande une euthanasie souhaite une mort consciente, à un moment choisi dans des conditions choisies. Parmi les raisons avancées, il évoque l’évitement de la phase terminale, la douleur, la perte des forces, l’épuisement, la dépendance envers les autres pour les actes banals et les besoins intimes, l’incapacité à s’engager dans des actions qui donnent du sens à la vie, la peur de subir encore davantage de souffrance ; mourir tel que l’on a vécu, debout. La perte d’indépendance est vue comme une déchéance, une indignité. Corinne Van Oost pointe les douleurs chroniques mal soulagées, l’inconfort constant ou la peur d’avoir bientôt ces symptômes (Van Oost, 2014).

Face à une demande d’euthanasie, il semble illusoire de tout savoir et de tout objectiver, ce qui ne veut pas dire qu’un dialogue est impossible, au contraire. Il s’agit de se rencontrer véritablement. La psychologue qui connait l’enfant et qui est formée à ce type de prise en charge est présente pour l’aider à mettre des mots sur ses ressentis, ses émotions et ses sentiments, elle peut également faciliter la circulation de la parole au sein de la famille et de l’équipe. Elle encouragera l’enfant à approfondir sa pensée : que demande-t-il quand il demande à mourir ? Elle l’accompagnera dans la recherche de pistes de solutions éventuelles : si tu veux mourir parce que tu as peur d’étouffer, veux-tu que nous en parlions avec ton médecin pour voir ce qu’il pourra faire pour te soulager ? Elle l’aidera à comprendre les différents enjeux, parfois à faire émerger une autre vérité que celle lui apparaissant à première vue.

Nous nous sommes penchées sur le texte de la loi relative à l’euthanasie, en nous intéressant spécialement au rôle du psy [4] . Il est consulté afin de prendre connaissance du dossier médical, d’examiner le patient et de s’assurer de sa capacité de discernement.

Ce texte a suscité beaucoup de questionnement et de débats au sein de l’équipe de psychologie et de l’équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques [EMSPP].

1. Notre premier questionnement a porté sur le psy. Pour évaluer la capacité de discernement de l’enfant, la loi ne précise pas s’il faut consulter la psychologue ou pédopsychiatre de l’enfant ou un psy extérieur. Nous pensons qu’il est plus pertinent que ce soit le psy connaissant l’enfant, sa famille et l’équipe qui intervienne. Demander à un psy inconnu de l’enfant de venir le rencontrer nous apparait trop intrusif pour l’enfant et sa famille. L’enfant étant en phase terminale, le psy n’a pas beaucoup de temps pour évaluer sa capacité de discernement. Dès lors, s’il n’a jamais vu l’enfant, comment pourrait-il créer la relation de confiance indispensable ?

Ce psy doit avoir une formation clinique dans le domaine de l’enfant malade, il doit avoir de l’expérience, doit avoir travaillé sur lui-même personnellement et dans le cadre de supervisions.

Même si la psychologue ou pédopsychiatre est expérimentée et a une bonne relation avec l’enfant, elle doit toujours travailler et partager en équipe afin d’arriver, ensemble, à la meilleure solution dans chaque situation particulière.

Nous pensons que le psy pourrait être accompagné ou au moins « supervisé » par la psychologue d’une équipe mobile de soins palliatifs pédiatriques qui, en 2 e  ligne, l’aiderait à réfléchir à la situation et à prendre de la distance.

2. Par rapport à la question de l’évaluation de la capacité de discernement. La définition que nous avons retenue est la suivante : « [c]apacité d’une personne à comprendre les renseignements pertinents, apprécier leur importance dans sa situation concrète, raisonner avec ces éléments de façon cohérente et exprimer un choix » (Grisso et al., 1998). La capacité de discernement est présente ou absente pour un objet précis à un temps donné (Bollondi C et al, 2017).

La capacité de discernement n’a pas d’âge. Son évaluation est une « démarche qui s’inscrit au sein d’une interface à la fois relationnelle et personnelle. Cette perspective exige la reconnaissance du processus intersubjectif s’exerçant entre l’usager et le clinicien, ainsi que de l’espace de négociation dans lequel ces derniers évoluent en contexte de soin » (Pariseau Legault et Doutrelepont, 2015). Pour Bollondi et al (2017), cette évaluation « se base sur la connaissance du patient et de ses valeurs et ne peut se dérouler selon une procédure standardisée ».

Des questionnaires ou guides d’entretien à des fins d’évaluation de la capacité de discernement existent, mais ils ne sont pas toujours traduits en français et ne sont pas spécifiques à la situation de l’enfant/adolescent en soins palliatifs.

Trois guides d’entretien nous semblent intéressants :

  • Le questionnaire de Silberfeld pour adultes adapté par Mirabaud et al. (2013), pour les adolescents ;

  • « Assessing and supporting adolescents’ capacity for autonomous decision-making in health-care setting » (WHO, 2021) : un guide d’entretien disponible uniquement en anglais ;

  • L’U-DOC (s.d.), un outil développé par l’Institut d’éthique biomédicale et d’histoire de la médecine de l’Université de Zurich. Il n’a malheureusement pas été étudié avec des adolescents ou des enfants.

Tenant compte de ces outils et des écrits sur la capacité de discernement dans le cadre de la demande d’euthanasie, il nous semble que l’évaluation de cette capacité se fait en amont, dès la demande à mourir de l’enfant/adolescent - en parallèle avec le travail du médecin qui va, quant à lui, également cheminer. Nous ne pensons pas qu’elle puisse se faire en un temps par une psychologue experte qui ne connaît pas l’enfant/adolescent alors qu’il est en fin de vie et présente une souffrance physique insupportable.

Il est en effet indispensable de connaître le développement cognitif, affectif et émotionnel de l’enfant/adolescent, le contexte émotionnel, le sentiment de contrôle, les expériences personnelles de l’enfant/adolescent en lien avec sa maladie, son habitude de participer aux décisions le concernant, ses convictions philosophiques et culturelles la qualité de l’information transmise, sa compréhension, et l’influence de ses parents et des soignants (médecins, infirmières, psychologues, etc.).

Cette évaluation nécessite plusieurs rencontres avec l’enfant, les parents et l’enfant au sein de sa famille. Il s’agit de créer les meilleures conditions d’entretien permettant à l’enfant/adolescent de se déposer sans l’influencer afin de vérifier sa capacité de compréhension et d’évaluation de sa situation, ce qu’il pense que ses proches et les soignants souhaitent, ce qu’il imagine de l’euthanasie et enfin sa capacité de décision.

La question de l’autonomie

Nous sommes tous des êtres sociaux et l’autonomie pure n’est qu’un leurre. L’enfant, plus encore que l’adulte peut-être, est en lien avec les autres, il est plus ou moins dépendant de ses parents selon son âge, sa maturité, mais aussi son psychisme et le mode de fonctionnement de la famille. Évaluer dans quelle mesure sa demande d’arrêt de traitement ou d’euthanasie est autonome relève du défi. Se pencher en équipe sur les éventuelles pressions des uns et des autres, y compris des soignants, par rapport à la poursuite, à l’arrêt, voire à l’euthanasie de l’enfant, nous semble fondamental.

Du côté des familles

Familles et maladie grave

Pour paraphraser Winnicott,  un enfant seul cela n’existe pas. La psychologue qui suit l’enfant gravement malade accompagne aussi sa famille. L’entrée en maladie de l’enfant précipite toute la famille dans une crise émotionnelle aiguë déclenchée par la menace de perdre l’enfant et la remise en question des fantasmes d’immortalité (Van Pevenage et al ., 2016).

Comme pour l’enfant, l’offre d’un soutien psychologique aux parents et à l’ensemble de la famille débute souvent dès l’annonce de la maladie. Nous essayons d’assurer une fonction contenante auprès de parents extrêmement blessés. Dans un espace protégé et confidentiel, ces derniers pourront exprimer leurs pensées et sentiments complexes, la blessure narcissique, l’ambivalence, la colère envers l’enfant, le conjoint, les autres, leur désir de mort, la honte, les sentiments de culpabilité, etc. Il nous faut repérer et respecter leurs mécanismes de défense quelquefois particulièrement bruyants et complexes à gérer, à savoir le déni, la recherche de coupable, etc.

En plus de les écouter, la psychologue prête attention au non-dit des parents, soit leurs silences, leurs absences, leurs plaintes somatiques, financières, sociales, qui parfois fonctionnent comme des écrans les protégeant d’une réalité insupportable. Dans ces situations, la psychologue doit réellement « prêter » son appareil à penser et aider les parents à mettre des mots sur des ressentis trop extrêmes, trop violents. Sans les bousculer et sans interpréter, elle peut à l’occasion alléger le poids de ces vécus et éviter l’enkystement de situations traumatiques.

Au niveau de la famille tout entière, la psychologue est attentive aux relations de couples et aux frères et sœurs, ces derniers étant souvent les grands oubliés de l’histoire malgré leur souffrance. La psychologue tente d’éclairer l’expérience plurielle de la maladie, la manière dont chacun en est affecté, de souligner les ressources que tous mobilisent, de faire circuler la parole et de donner des repères – tels que comment parler aux frères et sœurs.

Famille et fin de vie

La plupart des parents cheminent avec l’enfant et les soignants même si la temporalité n’est pas toujours bien accordée. La mort de l’enfant reste souvent « intolérable » et les réactions émotionnelles sont intenses. Malgré cela, quand les parents quittent le service ou que les soignants quittent la maison, lorsqu’on se reparle des mois, des années après, en groupe de parole pour parents en deuil ou en suivi individuel, c’est souvent, avec reconnaissance pour la prise en charge globale dont ils ont pu bénéficier.

Famille et euthanasie

Peu de parents abordent clairement la question de l’euthanasie avec les psychologues et ce n’est pas toujours d’euthanasie telle que définie par la loi dont les parents nous parlent quand ils l’évoquent.

Comme les enfants, les parents ont le droit d’exprimer leur souffrance et de parler d’euthanasie de l’enfant. Nous avons le devoir de les écouter, de les aider à comprendre les situations et de cheminer avec eux.

Lorsque nous avons réfléchi à cette question de l’euthanasie du côté des parents, nous avons mis en évidence différentes situations parentales même si chacune d’entre elles est particulière.

  1. Les parents dont l’enfant a demandé à mourir et qui sont d’accord ou pas.

  2. Les parents qui souhaitent une euthanasie alors que l’enfant, en fin de vie, ne la demande pas : nous ne sommes pas dans les conditions de la loi, mais nous sommes parfois confrontés à cette réalité. Ces parents réclament, supplient, exigent que l’on arrête la souffrance de leur enfant. Ils ont généralement l’impression d’assister impuissants à l’agonie de leur enfant. La plupart ne comprennent pas à quoi servent ces moments et souhaitent que cela s’arrête rapidement puisque de toute façon l’issue est fatale et proche. La famille est prise en étau entre l’aspiration à ne plus être confrontée à la souffrance insoutenable de leur enfant et au désir qu’il continue de vivre. Cette tendance peut se cliver : les médecins, ou une partie d’entre eux sont du côté de la lutte pour la vie ; un des proches prend sur lui la mission d’abréger la souffrance. Sans dialogue, ces clivages peuvent se transformer en conflits.

  3. Les parents qui demandent une euthanasie pour leur enfant gravement handicapé, avec une qualité de vie qu’ils estiment médiocre : nous ne sommes pas dans les conditions de la loi, mais nous sommes confrontés à cette réalité.

  4. Les parents qui confondent limitation de traitement, soins palliatifs, avec une euthanasie et qui accusent les soignants de vouloir « tuer » leur enfant. Ils n’ont pas toujours compris ce que ces mots impliquent et souhaitent reculer le moment de l’annonce de la mort. Ils sont parfois dans l’espoir magique, le déni, ou certaines croyances religieuses.

Ces situations sont complexes, empreintes d’ambivalence. La loi donne un cadre, aide à dessiner une direction, mais le cheminement reste compliqué, tortueux et tourmenté. Il permet de répondre de manière nuancée et réfléchie à la complexité de chaque situation.

Les situations qui interpellent le plus sont celles où nous ne sommes pas parvenus à accompagner les enfants et les parents comme ils l’auraient souhaité (retour à la maison trop tardif, mauvaise anticipation du trajet de soin, etc.) et celles où l’équipe s’est déchirée au sein de conflits sans fin, probablement en lien avec la violence de certaines situations (douleurs mal gérées, isolement de l’enfant, des parents, psychopathologie parentale, etc.).

Lorsque l’enfant est décédé, la psychologue va garder un œil attentif au suivi de deuil en évitant de considérer toutes les manifestations plus ou moins bruyantes du deuil comme pathologiques et en proposant, si nécessaire, une prise en charge adaptée aux besoins de chacun en tenant compte des ressources et des fragilités des familles.

Du côté des soignants

La maladie grave

La place de la psychologue auprès des soignants est multiple. Elle peut travailler avec eux afin de soutenir et d’accompagner les enfants, les parents et les fratries. Ce travail n’est réalisable que si la relation entre la psychologue et les soignants est faite de confiance et de respect mutuel.

Lorsque la confiance est là, la psychologue va pouvoir :

  • Aider les équipes à comprendre le fonctionnement des parents.

  • Aider les soignants à permettre et à valoriser l’investissement parental auprès de l’enfant spécialement dans les moments difficiles.

La psychologue intervient auprès des soignants pour les aider à traverser ce moment. L’accompagnement d’enfants mourants et de leur famille demande une énergie et un investissement important de la part des différents intervenants. La psychologue peut aider à garder une certaine distance, se protéger, ne pas fuir et ne pas s’épuiser, continuer à prendre soin. Le soignant qui construit avec l’enfant au fil des jours, des semaines, des mois, voire des années, une relation particulière et privilégiée ne pourra pas faire l’économie du travail de deuil lors du décès. Ce deuil comprend aussi un travail sur la blessure narcissique de n’avoir pas réussi à guérir l’enfant. Dans les situations complexes sur le plan éthique, il peut aider l’équipe à se questionner autrement.

Le soignant et la demande d’euthanasie

Lorsque l’enfant ou ses parents demandent un arrêt de traitement ou une euthanasie, comment se sent-on en tant que médecin ? Comment peut-on évaluer ces demandes ? Comment vivons-nous le fait de les entendre, d’accepter ou non de les mettre en œuvre ? L’infirmière étant au chevet de l’enfant 24 h/24 h, comment va-t-elle vivre ces moments ?

Dans ces situations extrêmes, il est fondamental de travailler sur soi, sur la fin de vie, ses peurs et ses valeurs pour faire face à cette réalité. Le fait de travailler ensemble, de communiquer dans le respect de chacun et de passer par une procédure collégiale, telle que décrite par le Groupe francophone de réanimation et d’urgences pédiatriques (Hubert et al., 2005), permet à chacun – enfant, famille et soignants – de continuer à cheminer debout. Dans cette procédure, la psychologue a certainement une place et une responsabilité à prendre, en tant que membre de l’équipe, ce qui ne l’empêche pas de se faire aider par des personnes externes lors de ses supervisions.

Nous entendons souvent parler de psychologue comme du tiers qui vient poser un autre regard. Dans le cadre d’une demande d’euthanasie, il nous semble que le tiers est la qualité de la dynamique de l’équipe où chaque voix est entendue et respectée.

Regard de l’éthicien - F. Devaux

Les enjeux éthiques de l’euthanasie en Belgique

Selon les chiffres publiés par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, sa pratique représente actuellement 2,3 % de l’ensemble des décès enregistrés en Belgique, toutes populations confondues, soit moins d’un décès sur quarante. Il s’agit d’une proportion qui tend à se stabiliser ces dernières années. Cette pratique demeure rare, mais elle n’est jamais anecdotique et son débat est toujours passionné. Pourtant, comme en témoignent les sections précédentes, le manque le plus criant relatif à l’euthanasie est son information. Tant à l’échelle des professionnels de la santé que de la population en générale, le tabou de la fin de vie rend la communication, l’information et la formation difficiles à son propos. Cela est valable pour l’euthanasie et à proportion équivalente pour les soins palliatifs. À titre d’exemple, dans un rapport récent, on estime que seul 1,7 % des patients mineurs susceptibles de pouvoir bénéficier de soins palliatifs à Bruxelles en profitaient effectivement (Friedel et al., 2018). Que dire alors de l’euthanasie ? Très peu de professionnels y sont formés ou ne serait-ce qu’informé du contenu de sa loi, de la réalité de ses chiffres et des modalités de sa pratique. La part majoritaire de sa médiatisation est malheureusement marquée par le militantisme qui s’en approprie la scène. Tout complexifie la reconnaissance à leur juste mesure des temps, professionnels et humains, nécessaires à la qualité de son accompagnement. L’euthanasie et les soins de fin de vie rencontrent la triple difficulté du tabou, du désarroi et du combat idéologique. Cela rend difficile de mobiliser efficacement, sereinement et humainement, le temps, les moyens et les personnes pour assurer un sens partagé de sa pratique.

D’une pensée médiane

En Belgique, l’euthanasie se trouve toujours au cœur de débats passionnés. Comme en atteste les travaux menés auprès de la Fédération bruxelloise de soins palliatifs et continus, les personnes du terrain sont confrontées régulièrement à sa demande où à sa pratique, générant un carcan, une forme de prise d’otage des faits par les camps qui s’en emparent l’argumentaire (Devaux 2017, 18, 19). Ultras pour ou ultras contre, la possibilité d’une pensée médiane est difficile. Pourtant, le militantisme aveugle la cause en la figeant dans un débat de vertus bien éloigné de la réalité quotidienne des soins.

Comment prétendre à une vérité unilatérale de la fin de vie ? Il ne s’agit pas de promouvoir un relativisme éthique, mais bien d’accuser l’assertivité de pensées uniques qui plient les faits à leurs propos et réifient les personnes derrière leurs causes. Selon nous, la fin de vie ne peut être humainement accompagnée à l’emporte-pièce des militantismes plus occupés par la défense de leurs idées que par le soin dû aux personnes qui s’y confrontent.

Ainsi, la pensée médiane n’est pas une pensée de synthèse ni de concorde, mais une démarche assumant la responsabilité du soin lui incombant. Elle va à l’écoute des faits, du terrain et des personnes pour offrir la page blanche de ses mots à l’espace de leurs voix.

L’euthanasie n’a jamais été un acte

En Belgique, l’euthanasie est définie comme étant : « l’acte réalisé par un tiers [le médecin] mettant intentionnellement fin à la vie d’une personne [le patient] à la demande de celle-ci ». Le vécu de la mort qu’il s’agisse de la nôtre ou de celle d’autrui est toutefois un chemin qui demande une forme de maturation. L’euthanasie n’est reconnue et financée qu’à hauteur de l’acte qu’elle représente sur le plan légal. Les processus d’accompagnement et de soin qu’elle requiert ne peuvent ni se confondre ni se réduire un acte. Depuis le dialogue du colloque singulier omniprésent dans son esprit, bien qu’absent de sa lettre, jusqu’à l’interdisciplinarité qui en est exigée, une euthanasie demande qu’on accorde du temps aux temps, à savoir des temps de discussions, des temps d’échanges et de rencontres, des temps des doutes, des temps d’informations, des temps des demandes, des temps de consultations, de coordinations, d’organisations, de réalisations, et des temps de l’intime conviction partagée. En regard du temps, l’euthanasie est un projet de soin exceptionnellement comme les autres. Il ne se réalise que dans l’accompagnement de temporalités multiples et variées.

Sur la scène d’une euthanasie la répartition des rôles tisse la trame complexe d’une constellation humaine : patient, médecin traitant, 1er médecin consultant, 2e médecin consultant, pédopsychiatre ou psychologue pour le patient mineur, équipes infirmières, équipes paramédicales, équipes sociales, représentants légaux du patient, proches du patient, personnes requises par le patient (assistant spirituel, notaire, etc.), personne rédactrice de la demande, psychologue pour tous les autres, pharmacien, une ou plusieurs personnes de confiance, deux témoins majeurs, l’institution de soin, la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie. Comment prétend-on résoudre la coordination de l’ensemble de ces personnes en un « acte » ?

Sur le plan éthique, il reste toujours la question : de qui prenons-nous soin ? Est-ce du patient, de sa demande, de sa souffrance, des équipes, de ses proches, de leurs expériences de sa souffrance, de leurs demandes, etc. ? Il n’a fondamentalement pas de mauvaise réponse à cette question. Cependant, elle doit absolument et continuellement être posée afin de n’y oublier personne parce que son pendant demeure : à qui causons-nous du tort ?

Ainsi, le soin de l’euthanasie, de sa demande à son acte, ne fait pas exception. Un projet de soin ne prenant pas en compte les personnes qu’il rassemble risque de générer un sentiment d’inhumanité. Cela peut provenir de différentes perspectives. Pour le patient, du sentiment de ne pas être ni écouté ni entendu dans sa souffrance ou dans sa demande. Pour les équipes, du sentiment d’être réduites à un rôle de pures prestataires. Il y a lieu d’interroger ces sentiments non seulement pour la souffrance psychologique dont ils témoignent, mais aussi pour les enjeux intrinsèquement éthiques qu’ils révèlent. Certes, l’idéal de ce processus est qu’il se réalise en pleine concorde de ces personnes, ce qui n’est pas si rare dans les partages des soignants. Il y a également les situations où le désarroi sous toutes ses formes amène à une disparité d’opinions, de perspectives, de demandes, d’attentes, de craintes, de colères, de doutes et de temporalités à la croisée des cheminements propres et respectifs.

L’euthanasie est une réponse à un désarroi humain et thérapeutique face à une situation sans issue impliquant une souffrance constante, insupportable et inapaisable. Elle ne met pas fin au soin. Elle le conclut. Elle l’accompagne jusqu’au terme d’une impuissance qui n’y est qu’apparente. Elle prolonge la relation thérapeutique dans la construction collective de l’intime conviction que dans la situation visée, il n’y a aucune autre solution raisonnable. L’euthanasie ne fige pas le soin. Face au terme de la moins mauvaise décision possible, elle y fonde un sens partagé. Sur le plan éthique, cette dernière notion est particulièrement importante. Il suffit de revenir à la pleine polysémie de ces termes pour en saisir la pleine ampleur. Le sens définit la signification inhérente à un projet de soin, sa densité propre. Il exprime la direction vers laquelle peuvent cheminer à leurs rythmes et en commun l’ensemble des personnes qu’il relie. Enfin, entre sensitivité et sensibilité, le sens rappelle la part viscérale et affective du rapport au soin et à la fin de vie. Le partage signifie l’échange, la participation (prendre part) et la singularisation (partager, égal aussi singulariser et différencier). Le sens partagé d’un projet de fin de vie est la mise en œuvre d’un processus plurinodal et interdisciplinaire d’accompagnement dans lequel chaque personne peut se retrouver et se sentir reconnue.

Cependant, tout cela demande du temps. L’humanité du soin requiert qu’on lui accorde et offre le temps de demeurer humain, tant pour soi-même que pour et avec les autres. Cela exige de pouvoir formaliser sans contraindre les espaces-temps de la fin de vie. Il s’agit de reconnaître les moyens nécessaires au formel et à l’informel, au professionnel et au personnel, à l’ensemble des dimensions du soin et des personnes dont il a la responsabilité. D’après nous, sur le terrain des soins, l’euthanasie n’a jamais été un acte parce qu’elle est un processus de soin et d’accompagnement qui se réalise dans le temps.

Le travail de l’éthicien

Tant sur le plan clinique que sociétal, le travail de l’éthicien est d’investir les problématiques dont il a la charge. Il doit toutefois le faire conscient de deux éléments fondamentaux de sa pratique. Le premier est l’absolue nécessité d’une forme de recul, d’une juste distance. La place de l’éthicien n’est pas forcément au chevet, physique ou proverbial. Nous craignons qu’en y imposant sa présence, il ne fasse que complexifier la galerie de visages qui gravite autour de l’enfant malade et de sa famille. Ainsi, il ne prend pas soin, mais il y concourt. Le second élément est la conscience de ses limites (Brummett, 2022). L’éthique appliquée n’a de sens qu’inscrite dans un processus interdisciplinaire. Elle n’en a pas forcément la charge, mais de par sa démarche, elle y a une profonde responsabilité.

Que ce soit par son intégration aux équipes ou à travers des supervision, l’éthicien se doit d’offrir et d’assurer les moyens de l’accompagnement d’un sens partagé du soin. Il aide à la formulation des questions plus qu’à la soumission de réponses toutes faites. Il interroge les faits, les lettres, les esprits, les débats et les expériences partagées. Moins qu’un plaidoyer, il a la responsabilité d’une rigueur de pensée lorsque le soin des personnes et le soin des valeurs tendent à se confondre.

En professionnalisant cette approche, tant en milieu clinique que dans celui de la recherche, notre travail s’est développé dans l’exploitation du panel des théories éthiques, de l’antiquité à nos jours, pour enrichir les pratiques des équipes soignantes. La finalité de notre approche est d’user de ces théories moins comme des normes morales absolues que comme des opportunités de directives et d’outils pour nommer les enjeux des processus de soin. Ainsi, il n’y a pas de détresse éthique sans détresse humaine. Notre travail consiste à fournir les moyens « pratico-pratique » de nommer ces enjeux et de les interroger à travers le scope d’un maximum de théories. Notre approche de l’éthique appliquée se déploie par le dessin d’une galerie de théories éthiques permettant d’aborder chaque situation et chaque problématique sous plusieurs angles afin d’y assurer une image pleine et entière des personnes qui y prennent place, y concourent et en font l’expérience.

Vulnérabilités croisées

Les soins palliatifs, et plus particulièrement les soins palliatifs pédiatriques, interrogent la volonté de contrôle du soin. La fin de vie la confronte à ses désarrois, ses errances, ses doutes et ses impuissances. Elle met en exergue les vulnérabilités croisées de l’ensemble des personnes qui l’abordent. Sur le plan de l’éthique clinique, il y a un enjeu essentiel à demeurer éveillé et à l’écoute de la vulnérabilité des personnes ayant la charge du soin. La vulnérabilité du patient est au cœur de l’ouvrage interdisciplinaire du soin. Bien qu’omniprésente, la vulnérabilité des équipes conserve un certain nombre d’aspects tacites, voire tabous, alors même qu’elle conditionne intrinsèquement la relation de soin.

Selon la philosophie d’Emmanuel Levinas, l’exposition à la souffrance de l’autre place la personne qui en fait l’expérience dans la posture d’une écorchée hémophile, exposée jusqu’aux tripes et aux nerfs (Levinas, 1974 ; Haar, 1999 ; Rogozinski, 2011). Certes, son œuvre pose un cadre absolu qui se refuse à toute contextualisation. Son éthique est une métaéthique, c’est-à-dire une éthique de l’éthique (Nortvedt, 2003a ; Nortvedt et al., 2008). Elle ne se présente pas comme un outil pour évaluer des situations concrètes. De la même façon, l’œuvre de Levinas propose une posture stricte par rapport à la Règle d’or de l’interdit du meurtre (Svandra, 2018 ; Sautereau, 2014). Tout comme la part essentielle de sa philosophie, elle prend place dans un contexte métaphysique épuré de toute contingence du terrain des soins (Ricoeur, 1990). Sur le plan clinique de l’euthanasie, l’aspect absolu de sa philosophie de la responsabilité permet d’interroger la passion inhérente à ces débats et discussions.

Ainsi, le milieu clinique a régulièrement fait appel à son œuvre, si pour ne pas expliquer, tout du moins pour nommer les contrastes des enjeux de ce qui importe et de ce qui est difficile dans le soin. Dans la perspective de Levinas, les équipes soignantes sont infiniment responsables des patients (Levinas, 2016). Leur responsabilité les précède dans la relation de soin (Cortis, 2018 ; Nortvedt, 2003a,b ; Nortvedt et al., 2008). Elle ne se conclut en aucun acte : « [l]a dette s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte » (Levinas, 2016). La plus simple présence de l’enfant malade ou d’une demande d’euthanasie les oblige, sans leur ôter leur droit fondamental à une clause de conscience. Cela permet de mettre en évidence la potentielle disproportion des sentiments de responsabilités entre accompagnement d’une demande et réalisation de l’acte. Ceci mène notamment Levinas à reprendre et adapter cette citation de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « nous sommes tous coupables de tout et de tous, et moi plus que tous les autres » (Levinas, 2016). Cette citation est largement reprise par ceux qui ont vu dans sa philosophie l’expression d’un reflet de l’expérience vécue du soin (Svandra, 2018 ; Nortvedt, 2003b ; Antenat, 2003). 

En regard de l’infini de cette responsabilité se marque également son unilatéralité (Levinas, 1974). À travers la pensée de Levinas, la responsabilité des équipes soignantes envers les patients ne signifie aucune mutualité de ce lien. Il y a une non-réciprocité dans la responsabilité des soignantes. À nouveau, il ne s’agit pas d’un aspect légal ni déontologique ni institutionnel, mais d’une perspective sur une possible expérience vécue du soin surtout quand les demandes exposent les équipes à leurs propres vulnérabilités. L’un des grands apports de cette approche philosophique, est de renverser la question de la vulnérabilité des patients aux équipes. Cette question est omniprésente dans les ouvrages de référence en soins palliatifs pédiatriques : « [c]omment une société peut-elle tolérer que [celles] à qui elle confie ses malades et ses mourants souffrent tant en tentant d’apporter des soins » (Canouï, 2004, 2012 ; Rushton et al., 2011 ; Liben et al., 2011). Dans le cadre de l’accompagnement de demande d’euthanasie, sans figer le processus de soin ni en effacer la focale du patient, cette perspective permet d’y maintenir vive les questions : « [p]ourquoi le soin y importe ? » et « [p]ourquoi le soin y est difficile ? ». De fait, quand le soin appelle la mort : pourquoi la souffrance de l’autre nous exhorte à l’aider plutôt qu’à fuir ? (Lavoie et al., 2006).

Cette approche de la question de l’expérience vécue d’une demande d’euthanasie et de l’exigence éthique de son accompagnement n’épuise ni ses questions ni ses réponses dans l’unique philosophie de Levinas. L’apport théorique de l’éthique en milieu de soin ne peut se figer en « l’orthodoxie » d’une approche unique, ou elle risque à son tour de réifier les personnes et le soin derrière des enjeux idéologiques. Dans notre pratique, l’invocation de Levinas se fait à la croisée d’autres théories. Leur dialogue ouvre alors autant de fenêtres sur les vulnérabilités des personnes impliquées. Il nous apparaît crucial de développer des outils, ressources et moyens pour aller à leur écoute parce qu’il n’y a pas d’enjeu éthique exempt d’une intrinsèque vulnérabilité humaine.

Conclusion

Le désir utopique que la mort soit belle et sereine peut faire violence à l’enfant, à sa famille ou aux équipes soignantes en leur refusant d’aborder à leur manière cette dernière étape de la vie. Pourtant, les enfants et les familles guident les équipes soignantes qui les accompagnent depuis l’annonce de la maladie grave jusqu’au suivi de deuil. La fin de vie est chaque fois singulière et son soin ne peut être enfermé dans le carcan de procédures figées. La loi relative à l’euthanasie impose un cadre. Cependant, tout l’intérêt d’un cadre est de pouvoir interroger les balises structurant l’espace auquel il ouvre. Son autre intérêt est de se maintenir éveillée à ce qui en déborde. 

En pédiatrie, et plus particulièrement en soins palliatifs pédiatriques, le modèle de soins et d’accompagnement est interdisciplinaire. Chacun y a son rôle en fonction de ses compétences, mais aussi du lien avec l’enfant et sa famille. Ce suivi interdisciplinaire a lieu de manière adaptée tout au long du trajet de vie et de soins de l’enfant atteint d’une maladie limitant la vie : au moment de l’annonce, des moments de crise, lors des réadaptations du projet de soins et de la fin de vie. Afin de garantir une qualité de vie et de répondre aux besoins en matière de santé physique, psychosociale et spirituelle, tous les acteurs doivent se concerter, partager, réfléchir et construire avec l’enfant et sa famille un projet de soins optimal.

Ainsi, l’interdisciplinarité vise un sens partagé du soin, quel qu’en soit le contexte. Ici, médecin, psychologue et éthicien partagent des points de vue et des compétences propres et respectives, qui n’auront de sens au chevet du patient et de sa famille que si leur concertation et leur coordination permettent de leur assurer un soin assumant un maximum de facettes de leur humanité. L’expérience et l’expertise palliative ne se confondent pas avec celle de l’euthanasie, mais elles exhortent à la croisée de leurs ressources. Notamment par sa profonde rareté, le champ spécifique de l’euthanasie pédiatrique manque encore d’une base littéraire référencée. Toutefois, il demeure pour les équipes un indispensable travail de préparation à réaliser en amont. La concertation et la coordination de nos disciplines propres et respectives dans un processus proactif de réflexion et de formation mutuelle offrent la base d’une réponse adaptée et d’un soin humain.

L’euthanasie questionne les limites du soin et à travers elles, celles de notre propre humanité. Elle appelle à une croisée des regards : entre soignants, entre soignants et soignés, entre soignants et proches, entre proches, etc. Pour les équipes, l’interdisciplinarité assure un soin centré sur les personnes, focalisé sur le patient, mais éveillé à l’ensemble de celles qui l’entourent. Dans les situations d’euthanasie demandée par un patient mineur, le cadre légal, même s’il donne la primauté à la relation patient médecin, donne un rôle actif à d’autres soignants (médecin, pédopsychiatre, psychologue, équipes soignantes, etc.) ainsi qu’à ses représentants légaux. L’émergence d’une demande d’euthanasie, sans qu’elle ne conditionne en rien sa mise en acte, exige une forme de soin et d’accompagnement adapté. La croisée des regards concrétise celle des histoires, des ressentis, mais également pour les soignants, des expertises et expériences.

L’euthanasie est un processus de soin et d’accompagnement allant aux rythmes multiples des personnes dont il a la responsabilité. Les balises (légales, médicales, cliniques, psychologique, sociales, spirituelles, éthiques, etc.) de ce cheminement trouvent place à travers une constellation humaine et interdisciplinaire. Tout comme pour les soins palliatifs, l’euthanasie exhorte un processus de soin et d’accompagnement dynamique , non linéaire, collaboratif et compréhensif.