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Abordant les « passés sombres » des États contemporains, la politologue Jennifer Dixon s’éloigne des analyses historiques classiques de l’utilisation politique des évènements historiques, ou de la formation de la mémoire collective. Elle s’ancre plutôt très explicitement dans le champ des relations internationales en proposant une étude théorique de la mémoire officielle (portée par les instances au pouvoir), de ses acteurs et des facteurs qui ont contribué à la pérennisation d’un discours officiel relatif à un passé sombre. Celui-ci est défini comme une atrocité à grande échelle ou un acte ayant violé les droits de l’homme, pour lequel l’État est au moins partiellement responsable (p. 179). La démarche de cet ouvrage est donc axée sur l’identification des acteurs qui produisent le discours officiel, du processus à travers lequel le changement d’attitude vis-à-vis des évènements concernés se produit, ainsi que des mécanismes qui renforcent la mémoire officielle (p. 11). Dixon tente de mettre en lumière les raisons pour lesquelles le passé sombre demeure si difficile à reconnaître pour les hommes politiques, ainsi que les facteurs qui encouragent la continuité des discours officiels. Pour ce faire, elle analyse deux cas de discours officiels très rigides vis-à-vis d’atrocités : les cas de la Turquie et du génocide arménien (1915-1917) et celui du Japon en regard du massacre de Nankin (1937).

Dixon propose d’abord une méthode pour déterminer la teneur du discours officiel, qui permettra également de mesurer l’ampleur du changement d’attitude à l’égard des enjeux mémoriels, s’il y a lieu. Des indicateurs sont ainsi proposés, montrant l’éventail des attitudes pouvant être adoptées par les États. D’une part, l’auteure présente des attitudes témoignant d’une volonté de réparation à l’égard de la population touchée, des survivants ou de leur famille, identifiables dans le discours officiel : commémorer, offrir des compensations, s’excuser officiellement et admettre la responsabilité. D’autre part, se trouvent aussi les actions relevant plutôt d’une simple description des évènements concernés : reconnaître le préjudice et exprimer des regrets, reconnaître l’évènement, créer un mythe ou relativiser son importance ainsi que nier ou réduire au silence des acteurs. Selon Dixon, ces discours peuvent se superposer et évoluer ou, au contraire, être marqués par la continuité. L’un des postulats veut que les facteurs contribuant de manière effective à déclencher une modification du discours officiel reposent sur les pressions internationales, alors que les pressions internes (revendications populaires, terrorisme intérieur, etc.) agissent plutôt sur la nature du changement de discours en lui-même, comme de passer d’une attitude de déni à celle de la minimisation de l’évènement. Les cas choisis reflètent d’ailleurs l’objectif de ce livre, axé sur l’explication de la continuité dans les discours officiels qui sont demeurés dans une attitude descriptive. Dixon justifie ce choix en raison de leur résonance internationale et de leur actualité, mais aussi parce qu’il s’agit effectivement de cas évidents de négation, de minimisation ou de relativisation des évènements reprochés par la communauté internationale sur plusieurs décennies. En choisissant deux cas similaires, il serait aussi possible de capturer l’ensemble des variables indépendantes qui ont pu peser sur l’orientation politique officielle des gouvernements japonais et turcs. Cela fait du Japon et de la Turquie des cas d’études complémentaires. La pression internationale, telle qu’elle est conceptualisée dans ce livre, peut être exercée par un État tiers (ou une coalition d’États tiers), des États « victimes », des organisations internationales (Organisation des Nations unies), ou des acteurs transnationaux non gouvernementaux tels que l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (Asala) (p. 21). Elle aurait pour effet d’encourager les gouvernements ciblés à modifier leur discours officiel. Par ailleurs, la pression interne à l’État qui a perpétré ces atrocités (ou qui en avait partiellement la responsabilité) peut prendre différentes formes. Il est possible, selon le cadre théorique proposé, qu’elle se présente comme une demande de réparations ou de compensations (financières ou territoriales), une remise en cause de la légitimité de l’État, un ralliement populaire massif favorable à un changement d’attitude, ou même comme une contestation du discours officiel par divers acteurs sociétaux (journalistes, intellectuels). L’ensemble de ces considérations affecte la nature du changement opéré, soit vers une plus ample reconnaissance de la responsabilité de l’État et une attitude de contrition, soit au contraire vers une attitude détachée, tendant à nier l’existence des faits reprochés.

La méthode de Dixon permet de retracer les va-et-vient du discours officiel. Elle dégage des facteurs contribuant au maintien d’une continuité dans le discours officiel, et les indicateurs utilisés peuvent être applicables à l’ensemble des cas d’États au « passé sombre », puisqu’ils sont polyvalents et suffisamment précis pour capter une intention dans le discours. Cependant, utiliser deux cas qui présentent les mêmes caractéristiques de continuité paraît être un choix intéressé dans la mesure où cette théorisation de la transformation des discours serait plus exhaustive si elle permettait aussi de comprendre les ruptures dans les attitudes des décideurs politiques, et pas uniquement les facteurs de continuité. En outre, il aurait été intéressant pour Dixon d’inclure dans l’analyse des pressions internationales la question légale entourant les différents évènements entrant dans la définition du « passé sombre ». Étudier la crainte de créer un précédent, ou les dissensions relatives à la définition juridique d’un génocide (portée entre autres par les représentants du Japon) pourrait permettre de capturer l’ensemble du débat. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage offre des outils polyvalents qui seront également utiles aux chercheurs qui s’intéressent à la mémoire collective.