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Or, une correspondance, c’est la vie réelle, saisie et fixée, non pas immobile comme dans une image photographique, mais ondoyante et diverse, avec sa physionomie changeante et ses traits instables. Tout y est significatif, jusqu’aux banalités des suscriptions et des formules de politesse, car tout y a un goût de présent, une saveur d’actualité.

Georges Hérelle, Avertissement, La Réforme et la Ligue en Champagne : documents, Paris, Champion, 1887-1892, p. III

Georges Hérelle entre au Collège Sainte-Barbe à Paris en 1865[2]. Il a dix-sept ans. Il réussit, en 1867, les examens du baccalauréat ès lettres et ès sciences. En mai 1870, il obtient sa licence ès lettres, à l’Université de Dijon, quelques semaines avant le début de la guerre franco-prussienne. L’année suivante, il accepte son premier poste de professeur au lycée de Dieppe et y reste deux ans. En 1873, il abandonne cet emploi et s’installe à Paris, pour une période de deux ans. Ce sont deux années difficiles, durant lesquelles il passe par une profonde crise personnelle. Dans un dialogue intense et, par moments, extrêmement tendu, avec ses amis et avec ses parents, il s’interroge sur son avenir et, en particulier, sur sa carrière. En 1875, il reprend son poste dans l’enseignement et ira travailler, jusqu’en 1881, au lycée de Vitry-le-François, en Champagne. Pendant ses années d’études et cette première phase de sa carrière, Hérelle entretient une correspondance abondante et régulière avec plusieurs amis – Paul et Félix Bourget, Amédée Pigeon, Jean d’Estournelles, Albert Cahen, entre autres[3]. Il écrit également une ou deux lettres par semaine à ses parents qui habitent à Troyes où son père est professeur de grammaire au lycée de la ville.

Notre objectif ici est d’analyser quelques échantillons de cette correspondance inédite dans laquelle Hérelle et ses amis se racontent les menus détails de leur vie quotidienne, mais aussi leurs aventures amoureuses, pensées intimes et ambitions littéraires. Hérelle y décrit, en particulier, son attraction pour plusieurs « garçons » dont il fait la connaissance au Collège Sainte-Barbe et au Lycée Louis le Grand où il est nommé maître auxiliaire en 1868. Il utilise systématiquement « garçon » ou « enfant », dans ses lettres, pour désigner ses amis dont la plupart sont des camarades de collège. Il s’agit donc de jeunes hommes ayant généralement entre seize et vingt ans. Hérelle se conforme ainsi à l’usage courant au xixe siècle selon lequel « enfant », en particulier, couvre les années allant de la jeune enfance jusqu’à la fin de l’adolescence. Le terme « adolescent », dont Hérelle et ses amis ne se servent jamais, n’entre dans l’usage courant qu’au début du xxe siècle. Le langage dont Hérelle et ses amis se servent pour évoquer leur désir, nous intéresse ainsi que l’attitude qu’ils adoptent devant une société qui leur est profondément hostile. Ces jeunes hommes sont à la recherche d’un langage qui leur permettrait de décrire avec précision la nature de leurs sentiments amoureux. Nous verrons que leur quête, qui se situe essentiellement du côté des sentiments intimes, s’accompagne constamment d’un regard vers l’extérieur, c’est-à-dire vers cette société de la fin du Second Empire et du début de la Troisième République dans laquelle Hérelle et ses camarades cherchent leur voie. Les questions suivantes guident notre recherche : selon quelles rhétoriques, quels topiques et quels genres ces jeunes gens mettent-ils en discours leurs sentiments intimes sur le désir ? Par rapport à quels discours sociaux environnants peut-on situer les propos tenus par Hérelle et ses amis lorsqu’ils font référence à leur vie privée[4] ?

De manière à introduire et illustrer les divers thèmes que nous traitons dans notre article qui se divise en deux parties (« Le sentiment dont nous parlons » : lettres de Paul et Félix Bourget, Maurice Bouchor, Adrien Juvigny ; « Le bonheur de cette communauté d’émotions » : lettres d’Amédée Pigeon et des parents d’Hérelle), citons un extrait de la lettre du 14 novembre 1873, adressée à Amédée Pigeon par Hérelle : « tu as bien plus vécu dans les livres que moi, et tu as la qualité de savoir chercher des idées à l’extérieur. […] Moi, je ne sais bien que mes propres sentiments. Et, lorsque je veux sortir hors de moi, je me trouve dépaysé et intimidé, comme dans une société d’inconnus[5]. » Il s’agit d’une lettre dans laquelle Hérelle répond à son plus jeune ami qui commence à travailler sur un roman et qui demande des conseils. Dans la même lettre, Hérelle élabore davantage sa pensée, affirmant que le romancier, s’il veut produire une oeuvre importante et solide, doit partir de sa vie intime et, en même temps, tenir compte de ce qui se passe autour de lui :

Aussi suis-je tenté de renoncer à l’oeuvre littéraire pour m’enfermer dans l’oeuvre philosophique, parce que la philosophie peut se créer toute entière dans le for intérieur, mais non le roman, le drame, etc. Toi, tu as les matériaux, dispersés encore, j’en conviens, mais tout cela autour d’une idée centrale, empruntée à ta vie intime, et qui sera l’âme et le principe vital de ton oeuvre, puis, bâtis avec les pierres prêtes et taillées. Tu en as beaucoup, je n’en ai qu’une ; et, avec une pierre, on ne fait pas une maison ; un obélisque, peut-être ; mais il faut être bien fort pour mettre un obélisque debout[6].

L’objectif d’Hérelle, on le voit, est d’encourager son ami au moyen d’une stratégie spécifique – celle de la flatterie. Hérelle admet volontiers qu’il a trop tendance à vivre dans « son for intérieur », d’où sa résolution d’abandonner ses ambitions de romancier et de se consacrer à l’étude de la philosophie. Il raconte, bien plus tard dans ses Petits mémoires littéraires, avoir détruit tous les textes de fiction qu’il a produits entre 1873 et 1875. Cette décision est suivie d’une autre, qu’il respectera jusqu’à la fin de sa vie, celle qui consiste à mener une double existence. À partir de cette époque, il établit une ligne de démarcation stricte entre sa vie privée et sa vie publique. Il s’entoure d’un petit groupe de cinq ou six amis intimes avec lesquels il discute ouvertement de ses liaisons avec des garçons, et, à partir des années 1890, de ses aventures amoureuses en Italie et de ses enquêtes sur l’homosexualité[7]. Dans plusieurs lettres datant des années 1870, Hérelle se vante d’être un ami « discret », comme dans la lettre envoyée à Paul Bourget en septembre 1871 : « T’assurer de ma discrétion est, je pense, inutile, parce que je ne sais guère avec qui je pourrais être indiscret, si l’envie m’en prenait[8]. » Si Hérelle choisit très tôt de diviser sa vie en compartiments de cette manière, c’est, comme il le laisse entendre dans ses lettres, une question de survie. Sa vie de professeur de philosophie sera celle d’un homme convenable et conformiste[9].

« Le sentiment dont nous parlons »

Hérelle rencontre Paul et Félix Bourget en 1867[10]. Ils sont tous les trois pensionnaires au Collège Sainte-Barbe. Ils s’écrivent de longues et très belles lettres, surtout pendant la période des congés et des vacances, lorsqu’Hérelle rend visite à ses parents et à sa soeur à Troyes. En 1873, Hérelle répond à une lettre du 13 mars, dans laquelle Félix Bourget annonce qu’il est tombé amoureux d’un garçon au Collège Sainte-Barbe. Dans sa réponse, Hérelle adopte un rôle spécifique auprès de son plus jeune camarade – celui de conseiller et de confident :

« Soigne donc ta fleur », et profite du temps. Le printemps n’est pas long où peuvent s’épanouir ces amitiés fortes, antiques. Bientôt viennent les nécessités de la vie, les hypocrisies, les préjugés, les égoïsmes ; et on sent sécher en soi cette sève de verte jeunesse qui produit le sentiment dont nous parlons ; la fatalité du milieu social tue cet amour ; et si, on s’obstine à le cultiver encore après la sortie du collège, il devient poison, comme l’essence de laurier rose, qui, au grand air, se fait acide prussique[11].

Le style qu’Hérelle adopte ici est élégant et soutenu. Il exprime sa pensée sous forme allégorique, au moyen d’une métaphore filée qui s’inspire du monde botanique (« ta fleur », « s’épanouir », « cette sève », « cultiver », « laurier rose »). Il fait allusion aussi à la forme qu’a prise l’amour dans l’Antiquité (« ces amitiés fortes, antiques ») entre un jeune garçon et un homme plus âgé et il a recours, finalement, à une circonlocution pour désigner les relations amoureuses entre garçons (« le sentiment dont nous parlons »). Notons le mot clef, « sentiment », qui est utilisé au singulier, avec l’article défini, et qui est répété dans les autres lettres qui font l’objet de notre étude. Le mot « sentiment », tel qu’il s’employait dans la deuxième moitié du xixe siècle, comporte plusieurs sens. Théodule Ribot, par exemple, dans son étude, Psychologie des sentiments, établit plusieurs catégories de sentiments (ou « états affectifs »). Il s’agit, pour Ribot, d’un terme général qui renvoie à des « sentiments primaires » (la douleur, le plaisir, l’amour, etc.) et à des « sentiments spéciaux » (l’instinct de conservation, l’instinct sexuel, etc.)[12]. Notre hypothèse est que l’usage que fait Hérelle de « sentiment » comprend principalement deux sens : « état affectif » et « instinct sexuel ». Ces deux sens s’accompagnent de connotations morales.

Dans une lettre datée du 17 mars 1873, adressée à Félix Bourget, Hérelle reprend la question de l’amour entre garçons :

J’ai à peine le courage de revenir sur le second point de ta lettre, la nécessité où l’on est de renoncer à ces poétiques amitiés de collège, une fois qu’on est lâché dans la grande vie du monde. Tu te révoltes, et avec raison, contre cette injustice de la société. J’entends de la société moderne. Car la société antique eut sur la nôtre cette supériorité, de comprendre toute la noblesse et toute la force de pareilles unions[13].

Hérelle gardera toute sa vie une nostalgie sans bornes pour l’amour grec dont il fait preuve dans cet extrait de lettre[14]. Il y utilise une autre expression (« amitiés de collège »), pour désigner les relations amoureuses entre garçons, tout en protestant contre l’attitude intolérante de la société à l’égard de ce type de relations.

Il est possible de situer les échanges de lettres entre Hérelle et ses amis dans le contexte d’événements et de discours sociopolitiques et scientifiques précis de l’époque. Prenons deux exemples de ces discours : le premier relève du monde de la médecine et le deuxième du monde du journalisme. Étude médico-légale sur les attentats aux moeurs d’Ambroise Tardieu, qui connaît sa 6e édition en 1873, est un ouvrage très apprécié par les juristes et les médecins[15]. Hérelle possédait un exemplaire de la 4e édition (de 1862) dans sa bibliothèque personnelle[16]. Tardieu, professeur à la Faculté de Médecine de Paris, est au sommet de sa carrière et il est l’un des spécialistes les plus réputés dans ce nouveau domaine de la « médecine légale » qui prend comme objet d’étude, en étroite complicité avec les juristes, « la pédérastie et la sodomie ». Les enquêtes de Tardieu sont tributaires d’un ensemble de présupposés, le plus important étant la conviction que les signes de la pédérastie et de la perversion sexuelle sont à observer sur le corps des individus. C’est le tout début d’une période de transition qui verra la médicalisation de l’homosexualité et pendant laquelle, selon Michel Foucault, l’homosexuel devient « une espèce[17] ». Lorsqu’Hérelle, dans sa lettre du 13 mars 1873, adressée à Félix Bourget, fait allusion aux « préjugés […] de la grande vie du monde », nous entendons l’écho de ce nouveau discours qui est en train d’émerger à l’intérieur de l’institution médicale et qui proliférera, dans des proportions considérables, surtout dans la dernière décennie du siècle.

Au mois de février 1873, plusieurs journaux parisiens, dont Le Gaulois, commencent à publier des articles sur « l’affaire Touzard ». Alfred-Auguste Touzard, condisciple d’Hérelle au Collège Sainte-Barbe en 1866, avait été renvoyé, au début des années 1870, de son poste de professeur « pour avoir débauché certains de ses élèves[18] ». D’après les journaux, Touzard fait partie d’une bande de brigands dont les membres sont arrêtés pour avoir commis toute une série d’activités criminelles. L’homosexualité de Touzard est mentionnée explicitement dans les articles de journaux comme un aspect de sa personnalité qui explique son comportement criminel. Lorsqu’Hérelle écrit, dans sa lettre, que « la fatalité du milieu tue cet amour », il fait possiblement allusion à la triste situation de Touzard. Les journalistes publient les interventions que fait Touzard pendant ses procès, y compris celles où il est contraint par les juges de raconter ses liaisons amoureuses. Il sera condamné aux travaux forcés en août 1873.

Les rapports qu’Hérelle entretient avec Paul Bourget sont d’un ordre très différent de ceux qu’il a avec Félix. Hérelle avoue, dans son journal intime, qu’il « est tombé passionnément amoureux » de Paul Bourget tout de suite après leur première rencontre à Sainte-Barbe et que sa passion a duré une année entière[19]. Leurs échanges épistolaires sont tantôt extrêmement conflictuels et tourmentés, tantôt amicaux et sereins. Par exemple, Hérelle loue et défend les liaisons intimes entre collégiens (« les amitiés de collège »). C’est l’attitude contradictoire de Bourget qui met Hérelle en colère. D’un côté, Bourget condamne sévèrement ce genre de relations mais, de l’autre, il décrit dans les lettres qu’il envoie à Hérelle sa liaison passionnée avec Maurice Bouchor, jeune élève dont Bourget est le tuteur. Dans sa lettre du 9 janvier 1873, adressée à Paul Bourget, Hérelle pose une question sur le désir. Le langage y est plutôt abstrait, mais il est possible qu’Hérelle fasse allusion indirectement aux difficultés et aux frustrations qu’il ressent dans ses relations intimes avec des garçons :

Car, qu’est-ce que le désir ? Le sentiment pénible d’un besoin, d’un vide, d’une lacune dans notre être ; et il arrive tous les jours qu’il manque à notre être ce que nous ne lui pouvons donner. La distraction, alors, dissimule, pour ainsi parler, le désir, et nous le cache à nous-mêmes. Il y a des moments où nous retombons dans le silence intérieur ; et alors la voix du désir grandit, grandit, jusqu’à nous consterner et nous épouvanter. Le désir impossible, invincible et mortel[20].

Dans la lettre du 17 mars 1873, citée plus haut, qu’Hérelle envoie à Félix Bourget, le mot « sentiment », dans l’expression « le sentiment dont nous parlons », revêt une association positive – avec « les amitiés fortes, antiques ». Ici, dans la lettre du 9 janvier 1873, adressée à Paul Bourget, l’association à ce terme est différente et plus complexe. Se situant sur le plan métaphysique et décrivant le désir comme « impossible, invincible et mortel », Hérelle laisse entrevoir la profonde détresse qui caractérise ses relations affectives avec ses amis intimes.

Les mêmes topiques, les mêmes variations d’usage et surtout les mêmes circonlocutions sont présentes dans les lettres amoureuses que Paul Bourget envoie à Maurice Bouchor et dans les lettres qu’Adrien Juvigny adresse à Paul Bourget[21]. Dans la lettre du 5 janvier 1871, envoyée à Paul Bourget par Juvigny, nous voyons un vocabulaire similaire et, en plus, une référence intéressante à l’oeuvre de Balzac :

Ici, entre parenthèses, n’as-tu remarqué que Vautrin, avant Lucien, aime Rastignac ? Je n’épilogue pas sur le texte, voici ce qu’il lui dit : « Pour moi, qui ai bien creusé la vie, il n’existe qu’un seul sentiment réel, une amitié d’homme à homme. » […] Vautrin appelle Eugène « mon bel enfant, mon petit coeur » ; il dit à Victorine Taillefer : « Il est digne d’être aimé, celui-là ! Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête), vivre pour lui ! » Comme Balzac a dû aimer en raffinement[22].

Il n’est pas étonnant que Juvigny, qui cherche visiblement des exemples positifs « d’amitié d’homme à homme », exprime une grande admiration pour la relation sentimentale entre Vautrin et Eugène de Rastignac, qui est décrite par Balzac avec beaucoup de « raffinement » dans Le père Goriot. De telles relations sont pratiquement inexistantes dans la littérature de la première moitié du xixe siècle[23].

Un premier constat est possible, à la lumière de notre brève analyse des extraits de lettres présentés jusqu’ici. Les lettres d’Hérelle et de ses amis révèlent la difficile recherche d’un idiome pour décrire leurs sentiments amoureux. Leur réaction aux discours intolérants environnants (journalistique, scientifique) s’exprime au moyen du seul genre, semble-t-il, qu’ils ont à leur disposition – la lettre intime. Leur usage de ce genre montre une grande fluidité sur le plan formel et sur le plan des contenus – la variété des sujets abordés est considérable. De temps en temps, Hérelle insiste, auprès de ses camarades, sur le fait que ses lettres sont strictement confidentielles. Il est clair, par conséquent, qu’ils sont tous tout à fait conscients du risque qu’ils prennent en faisant allusion à leurs liaisons amoureuses dans leurs échanges épistolaires. C’est ce qui explique, en partie, leur recours à des expressions approximatives, à des métaphores, à des allusions littéraires et, surtout, à des circonlocutions.

« Le bonheur de cette communauté d’émotions »

Pendant son séjour comme professeur de philosophie au lycée de Dieppe en 1871-1873, Hérelle se plaint amèrement dans ses lettres que ses amis à Paris lui manquent. Il exprime un profond mécontentement au sujet des conditions matérielles et intellectuelles de sa vie en province. Son modeste salaire l’oblige souvent à demander de l’argent à ses parents. Il n’a plus à sa disposition les bibliothèques parisiennes dans lesquelles il aimait flâner et travailler. La très grande déception, chez lui et chez ses parents, après son échec aux examens d’entrée à l’École normale supérieure en 1868, est un autre sujet très présent dans leurs échanges. Au cours des premiers mois de l’année 1874, ses parents lui adressent plusieurs lettres, qui manifestent ouvertement leur désaccord avec sa décision d’avoir pris congé de son poste à Dieppe et leur peu d’estime pour les jeunes gens qu’il fréquente à Paris. Ils lui conseillent ardemment de se présenter au concours de l’agrégation et de déposer un sujet de thèse de doctorat. La lettre du 7 septembre 1874 est caractéristique du doigté et de la patience dont Hérelle fait preuve dans tous ses échanges avec ses parents : « Papa me reprochait récemment de vivre dans une société d’un jeune homme qui n’est qu’une espérance, et de quelques autres qui ne sont que des nullités. Comme papa ne connaît pas les autres, son jugement me surprend un peu[24]. » Dans sa lettre du 2 septembre 1874, le père d’Hérelle continue à faire pression, non pas cette fois en attaquant les amis de son fils, mais en l’incitant à communiquer ses pensées intimes avec plus de franchise :

Tu seras toujours bien accueilli, sois-en sûr, en nous mettant, ta mère et moi dans la confidence de tes pensées les plus intimes, de toutes tes pensées. Nous n’avons jamais cru que tu nous les dissimulais, mais nous désirons plus d’abandon de ta part ; ta confiance sera un grand bonheur pour nous, et tu trouveras quelquefois dans nos réponses un grand soulagement, et peut-être quelque lumière[25]

Hérelle réagit fermement mais aussi très poliment à l’idée qu’il a de mauvaises fréquentations à Paris et monte une défense vigoureuse de tous ses amis. Dans sa lettre du 7 septembre 1874, Hérelle défend, par exemple, Amédée Pigeon, en employant un vocabulaire et des figures de rhétorique qui rappellent celles dont il s’est servi dans sa lettre du 13 mars 1873 à Félix Bourget :

Vient ensuite Pigeon, dont l’exquise nature est toute raffinée et frémissante, toute prête à toutes les sympathies et tous les sentiments, délicat comme une fleur de serre. Et en effet il a été un peu cultivé en serre : très tourmenté d’abord par les idées religieuses, puis devenu très sceptique, mais amoureux de l’amour, de la nature humaine, de la poésie, des arts ; un rayon de beau soleil l’inonde de bonheur ; la vue d’un tableau le rend parfaitement heureux ; vrai épicurien dans le sens élevé du mot, puisqu’il a en horreur tout plaisir vulgaire, toute jouissance basse, non point précisément par sentiment de devoir, mais beaucoup plutôt par impuissance de se complaire dans le laid[26].

La comparaison (« délicat comme une fleur de serre ») et la métaphore (« un rayon de soleil ») relèvent du monde de la nature. L’expression « vrai épicurien » renvoie aux écrivains de l’Antiquité. La défense d’Albert Cahen, qui est présentée par Hérelle de manière plus simple mais avec autant d’ardeur, dans la lettre du 7 septembre 1874, porte sur d’autres caractéristiques morales – la sensibilité, la sagesse, la force. La qualité la plus admirée, chez Cahen, est sa générosité :

Cahen est un sage. […] [L]e bonheur pour lui consisterait à se sentir la cause du bonheur des êtres aimés ; et il passe son temps à rendre service à tout le monde, même aux gens qu’il ne connaît pas ; admirablement sage, prudent, sage dans toute sa conduite ; exquis dans les relations journalières ; droiture inflexible ; pur et fort[27].

Nous avons déjà vu – surtout dans les lettres envoyées à Félix Bourget et à Amédée Pigeon – les tendances altruistes d’Hérelle qui prend plaisir à rendre service à ses amis, soit en leur donnant des conseils pratiques soit en les encourageant à explorer leurs sentiments amoureux.

Le discours de la persuasion que déploie Hérelle dans la lettre à ses parents est sans doute efficace. Dans les mois qui suivent, ses parents ne se permettront plus de faire des remarques sur les fréquentations de leur fils à Paris. Hérelle manifeste, à notre avis, un courage certain et une franchise admirable en communiquant avec ses parents à ce moment particulier de sa vie. Que ce soit devant sa famille ou devant ses amis intimes, il tient exactement le même type de discours, en insistant sur les qualités morales et personnelles qu’il apprécie chez ses amis, à savoir le raffinement des sentiments, l’amour de la littérature et la sympathie réciproque dans les relations avec autrui. Il est clair qu’Hérelle tient absolument à conserver ses liens avec ses parents, mais il doit leur cacher une partie essentielle de lui-même. Il lui est impossible de leur parler de la vraie nature des « amitiés de collège » qui sont si importantes pour lui. Il ne leur fera jamais part non plus de ses recherches sur « l’amour grec », qu’il entreprend déjà à cette époque. Leurs échanges, en somme, sont tout à fait révélateurs des réelles difficultés auxquelles Hérelle se heurte et des compromis qu’il est obligé d’adopter.

Dans les lettres échangées par Hérelle et Pigeon en 1873, les deux amis constatent combien il est insupportable d’être obligé de mener une double vie. Ces lettres, qui sont une source précieuse d’informations sur les relations affectueuses et amoureuses entre garçons, permettent également de mieux saisir le statut du mot « sentiment ». Dans sa lettre du 14 novembre 1873, Hérelle évoque la douleur qu’il ressent lorsqu’il est obligé de cacher ses sentiments intimes :

Oui, tu avais bien raison, hier soir, de dire qu’on cache le meilleur de soi-même. Et, au fond, cette réflexion est très douloureuse, car ce que nous cherchons et aimons dans les âmes, c’est justement ce qu’elles ne consentent guère à communiquer, ce qu’elles resserrent avec une sorte d’avarice craintive. Pour moi, je suis toujours si heureux quand quelqu’un a bien voulu me faire part de ses sentiments intimes, et me montrer non pas le convenu et le littéraire, mais le senti, le vécu, qu’il me semble que ce contact du coeur, n’eût-il duré qu’un moment, me lie pour toujours[28].

Dans la plupart des lettres que nous avons examinées jusqu’ici, on voit qu’Hérelle utilise peu le discours de la séduction et a plutôt tendance à donner des conseils aux autres, à défendre ses amis et à explorer « le désir » dans une perspective abstraite, voire philosophique. Ici, il raconte ce à quoi le vrai bonheur ressemble pour lui et, exceptionnellement, il met en scène une certaine image de lui-même – comme quelqu’un qui se lie d’amitié avec difficulté à cause de sa trop grande sensibilité. Deux autres extraits de cette correspondance avec Amédée Pigeon nous permettront d’apprécier davantage comment Hérelle construit cette mise en scène de lui-même, de son désir et de ses sentiments. Dans l’extrait de lettre suivant du 1er janvier 1874, il a recours aux figures de l’hyperbole et de la répétition :

Il me semble que je te suis reconnaissant, lorsque je réfléchis à la délicatesse parfaite avec laquelle tu as bien voulu entrer dans certains de mes plus intimes sentiments, comprendre que cela me tenait au coeur, sentir comme moi, m’approuver, me montrer que tu sympathisais avec mes sympathies. Tu n’ignores pas que le bonheur de cette communauté d’émotions, rare pour tout le monde, est presque introuvable pour moi[29].

Cette lettre est particulièrement intéressante et exceptionnelle, parce qu’Hérelle mentionne explicitement qu’ils ont pu, Pigeon et lui, se parler ouvertement de leurs expériences amoureuses :

Et toi, mon cher ami, tu as été ému en même temps que moi, de la même émotion que moi ; tu as embrassé tendrement mes enfants, tu m’as encore parlé d’eux après, tu ne les oublies pas dans ta lettre d’aujourd’hui, tu causeras encore avec moi de la promenade nocturne, des cheveux blonds d’E., etc. Comment ne t’aimerais-je pas[30] ?

Hérelle utilise le terme « enfants » ici pour désigner les jeunes hommes qu’il a connus au Collège Sainte-Barbe et dont il a été amoureux. Hérelle remercie Pigeon d’avoir « embrassé tendrement » ses enfants, c’est-à-dire, de lui avoir permis de parler ouvertement d’un sujet intime, ses sentiments amoureux pour ces garçons. Le partage des expériences et des émotions crée une impression de « communauté » – une des rares sources de bonheur pour Hérelle.

*

Une réponse partielle à nos questions de départ est possible. Comment parlait-on de l’amour entre garçons avant que le mot « homosexualité » n’existe ? Dans quels cadres sociaux ? Selon quels discours ? Georges Hérelle et ses amis en parlent en bien et ils en parlent dans des termes spécifiques. Ils décrivent leurs sentiments amoureux dans le contexte intime et privé de leurs échanges épistolaires. Une certaine mesure de bonheur leur est possible, grâce à la « communauté d’émotions » qu’ils créent en s’écrivant. Les discours « disponibles », à leur époque, sont ceux qui commencent à circuler dans le monde de la médecine légale, dans la sphère journalistique et ailleurs. Hérelle et ses amis refusent, toutefois, de faire circuler à leur tour ces discours. Les termes péjoratifs de « sodomie » et de « pédérastie » qui sont utilisés couramment par les spécialistes de la médecine légale ne figurent jamais dans les lettres d’Hérelle et de ses amis. Les discours produits par les appareils médicaux et scientifiques sont contraignants parce qu’ils obligent les jeunes amis à se réfugier dans la sphère épistolaire privée et intime. Le discours que tiennent Hérelle et ses camarades sur l’amour entre garçons se caractérise par l’emploi de circonlocutions, d’euphémismes, de sous-entendus, de métaphores et par des allusions à plusieurs traditions littéraires – surtout celle de l’Antiquité sur l’amour grec. La référence à Balzac est également centrale. Hérelle dénonce, en particulier, les attitudes sociales moralisantes et intolérantes de ceux qui condamnent l’amour entre garçons. En somme, les lettres présentées ici permettent de saisir un moment dans l’émergence du discours sur le désir homosexuel, qui n’est pas encore contaminé dans et par le processus de médicalisation des conduites sexuelles.

Il s’agit, à notre sens, d’un discours de la résistance, mais non de l’identité. Nous sommes à une époque bien antérieure à l’émergence des mouvements homosexuels militants du xxe siècle qui formuleront leurs revendications en termes identitaires. Pour Hérelle, l’amour entre garçons se conçoit en termes de relations, de sensibilités et, surtout, de sentiments. Lorsque nous lisons la petite phrase, « le sentiment dont nous parlons », dans la lettre qu’Hérelle adresse à Félix Bourget en 1873, il n’est pas question, à notre avis, d’« un amour qui n’ose pas dire son nom », selon la formule qui apparaît à la fin du siècle au moment des procès d’Oscar Wilde, mais plutôt de la difficile recherche d’un nouveau langage qui serait capable de rendre compte de cette chose « délicate, frémissante, raffinée et impossible » (lettre d’Hérelle du 7 septembre 1874), qui s’appelle l’amour entre garçons. Les correspondances ici à l’étude se présentent comme le moyen même de cette recherche.