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Enclin à scruter les secrets des êtres et des choses qui nous entourent pour en libérer la magie, Henri Bosco n’a pas affaibli l’étrangeté sous laquelle le monde lui apparaît. Dans un entretien accordé à Monique Chabanne en 1970, il se reconnaît habité par « le sentiment du mystère, c’est-à-dire de la présence de choses dans la nature qui ne sont pas accessibles, mais qui n’en existent pas moins, qui ont une influence sur notre sensibilité[1] ». Cette vie mystérieuse de la montagne, des bêtes et des êtres qui s’y réfugient, nourrit l’affabulation et l’imaginaire du Sanglier. Publié en 1932, ce récit inaugure la seconde manière de l’oeuvre narrative par sa facture, comme par l’émergence d’une dimension mythique : l’empreinte des mythes primitifs de la Grèce antique est notamment perceptible dans les allusions au mythe d’Antée. Ainsi, pour Jean-Pierre Cauvin, Le sanglier « représente la première réussite de Bosco dans l’art de créer un univers mystérieux où le réel et l’imaginaire se confondent[2] ».

Or, nous avançons l’hypothèse que ce récit ressortit à la catégorie esthétique de l’insolite que Michel Guiomar distingue du merveilleux dans son essai Principes d’une esthétique de la mort :

Le mystérieux vient du seul extérieur et se diffuse vers nous à partir de quelque chose qui nous reste étranger ; l’Insolite vient de nous-mêmes qui accueillons l’étranger en tant que tel pour en faire de l’intime, un miroir de nous-mêmes[3].

Si l’on définit l’insolite par l’irruption d’un événement qui déconcerte, déroute, en raison de « son caractère inaccoutumé, contraire à l’usage, aux habitudes[4] », cette notion s’applique aussi bien à l’énoncé qu’à l’énonciation romanesque. Elle caractérise en effet un phénomène de perception, propre aux personnages de l’univers fictionnel, comme un phénomène de réception lié à l’organisation esthétique de la narration, à une écriture de l’estompe, qui s’appuie sur un faisceau d’incertitudes, de brouillages et de ruptures pour créer un puissant effet d’énigme.

Nous nous proposons donc d’envisager le sentiment de l’insolite, ses manifestations dans l’univers fictionnel. L’insolite résultant d’une interprétation subjective, d’une évaluation de faits ou d’événements étranges, nous serons ensuite amenés à appréhender une série de brèches dans les discours, dans l’intégration des savoirs. Ce parcours nous conduira à former l’hypothèse que l’insolite et l’énigme constituent les ressorts de cette création, dessinent les horizons de ce romanesque. Cet univers n’institue-t-il pas un mode de réception accordé à notre modernité littéraire, en engageant à la rétrolecture et au questionnement ?

L’insolite trouve son foyer dans l’expérience sensible que prodigue la matière terrienne, puissante et rude du Sanglier. Aussi nous semble-t-il opportun de réunir les éléments d’une phénoménologie de l’insolite.

Dès le premier chapitre, le sentiment de l’insolite trouve sa source dans « un phénomène de la perception au sein du silence[5] », dans l’intuition d’une mutation brusque et ambiguë de l’espace :

Là où je me trouvais, le désert. Je ne m’en plaignais pas, mais je découvris aussitôt après que la montagne gardait un grand air de silence et que l’aménité de ces quartiers si tempérés par où, comme toujours, j’avais commencé mes reconnaissances en prenait je ne sais quel ton plus grave que d’habitude. Ils semblaient moins libres, moins ouverts, moins près de la plaine. On les aurait dit remontés légèrement, plus enfoncés dans la montagne[6].

Données comme des « impressions fugitives[7] », les modifications de l’éclairage et de la topographie — en l’occurrence, la rupture des liens unissant les « Hautes Terres » aux « Basses Terres » —, sont interprétées comme les premiers signes de l’hostilité du Luberon.

La réalité quotidienne des Ramades où séjourne le narrateur-personnage est jalonnée d’une foule de phénomènes étranges et inexpliqués, contraires aux usages de la communication ou aux règles de la vie sociale : disparition brutale d’un âne puis d’un carnet à dessins, dissimulation et réapparition d’un vieux Mauser et d’une malle, déplacement d’une lampe, absences soudaines et immotivées de Firmin. Au nombre des phénomènes imprévisibles et déroutants figurent, par exemple, le surgissement inopiné de Marie-Claire dans le vallon des Cavaliers ou les pérégrinations nocturnes et énigmatiques de Firmin, remarqué pour « men[er] [une] existence en partie double, et peut-être triple[8] ». Ce faisceau d’anomalies jette le lecteur dans la perplexité. En outre, tels qu’ils sont rapportés par le narrateur homodiégétique, les agissements nocturnes de ses adversaires, qu’il qualifie d’« êtres incompréhensibles dont les démarches paraiss[ent] aussi absurdes que dangereuses[9] », dérogent à toute logique, échappent aux lois de la raison. Au demeurant, dans Le sanglier, les structures de l’imaginaire ne vérifient-elles pas la pertinence des analyses de Michel Guiomar : « L’Insolite surgit d’une altération des lois admises et n’existe que pour un témoin qui se convie lui-même à une interprétation irrationnelle des faits[10] » ?

Dans ce récit, l’insolite, dont les objets sont les premiers vecteurs, a partie liée avec des dérogations aux coutumes et aux normes de la vie sociale. Ces phénomènes singuliers et récurrents s’accompagnent du sentiment d’une présence. Ainsi, la relation de l’ouverture d’une armoire, opérée sans effraction, est-elle suivie d’une explication, sous la forme d’une assertion, qui accrédite la thèse d’une intervention anonyme : 

J’avais pris l’habitude de l’inexplicable. Il y avait, tout autour de moi, des mains qui, dans je ne sais quel dessein, en secret, cherchaient quelque chose, et mes pauvres serrures n’offraient pas à ces tentatives, des défenses bien compliquées[11].

La synecdoque insinue l’idée d’une menace, d’une collusion des forces hostiles. Elle participe des procédés stylistiques de l’indétermination, crée un saisissant effet d’énigme comme dans le troisième chapitre : 

[…] j’entendis marcher sur l’aire. […] j’y arrivai juste à temps pour voir disparaître, à droite, derrière l’angle de la maison, une espèce de voile noir. Je n’en aperçus qu’un peu, une sorte de traîne qui flottait. Ce lambeau d’étoffe disparut. […] J’étais entouré de gens qui possédaient au plus haut point la faculté de se rendre invisibles[12].

Dans le quatrième chapitre, à la découverte du déplacement de la lampe, interprété comme « un avertissement ironique», s’ajoute celle d’une inscription anonyme : « sur la couverture du manuscrit de Maurice Barral, quelqu’un, au crayon, avait écrit deux mots : SOYEZ PRUDENT[13]. » Comme l’écrit Michel Guiomar dans un article fondamental pour toute réflexion sur l’insolite en tant que catégorie esthétique, « le domaine de l’Insolite est d’abord l’invisible. […] On pourrait dire que l’insolite est un fantastique invisible. Il est du moins le point d’impact de l’invisible sur le monde réel[14] ».

L’univers du Sanglier abrite des êtres dotés de dons divinatoires, d’une prescience qui dépasse les aptitudes habituellement assignées à l’existence humaine, alors que leur nature ne diffère pas de la nôtre. Dans le second chapitre, la Titoune, qui « sait les choses à l’avance[15] », a le pressentiment de la mort de Victor, le beau-frère de Firmin, information confirmée par Marie-Claire deux chapitres plus loin. Ces êtres qui côtoient les confins de l’expérience humaine se dérobent à l’analyse psychologique. Qui plus est, des échanges souterrains relient les personnages, car le narrateur est lui-même habité par l’intuition d’une rencontre révélatrice : 

J’attendais donc. Je ne savais rien de la chose (ou de l’être) que j’attendais, mais j’en pressentais la qualité. Que cette chose fût, ou non, forme naturelle, acceptable à l’esprit, visible aux yeux, j’étais certain qu’elle relèverait de l’ordre de la mort[16].

De surcroît, le couple que forment le colosse et le sanglier — où la bête influe sur la conduite de l’homme « qui chargeait, tête basse, à travers les bruyères[17] » —, met en question toutes nos connaissances sur les moeurs de cet animal : le narrateur laisse entrouverte la porte de l’inouï. Dans l’épisode de la poursuite de René et de Firmin par le couple que constituent le sanglier et le colosse, la description de ces deux dernières silhouettes, « toutes deux immobiles[18] », nous incline à croire que l’animal sauvage a été domestiqué. Dans cet espace où se scelle l’alliance singulière, contraire aux habitudes, de l’homme et du sanglier, le narrateur fournit un témoignage qui engage profondément le lecteur.

Signe d’une expérience des limites, l’insolite donne le sentiment d’une incursion dans une réalité différente. Pour reprendre une analyse de Michel Guiomar, « il se manifeste comme un déplacement d’invisible orienté vers le témoin, une approche de plus en plus insistante, une pesanteur progressive, une saturation, implique la présence d’un rythme[19] ». Les notations auditives relatives au cri perçu dans le vallon des Cavaliers, puis sur les rives de l’Ayguebrun, reviennent, dans un premier temps, à la manière d’un refrain dans les chapitres quatre et cinq. Puis, elles épousent une gradation qui n’est pas sans rappeler l’effet de crescendo obtenu par Victor Hugo dans « Les Djinns », où est évoquée la cavalcade des esprits qui hantent le désert et tentent d’envahir les maisons. Cette pulsation de l’insolite est illustrée par la comparaison de deux séquences du Sanglier :

Je fis quelques pas. Soudain un cri jaillit. Un cri affreux ! Il venait d’assez loin, du fond de la gorge. C’était un appel déchirant, inhumain[20].

Tout à coup, dans le vallon des Cavaliers, s’éleva un long cri. Ma chair trembla. Ce cri, je le connaissais bien. C’était un appel plus déchirant, plus aigu, plus inhumain encore que l’autre fois[21].

Le réel se déshumanise, devient étranger au personnage. L’insolite surgit de la profération répétée de ce cri non identifié, et, plus généralement, de l’expérience de l’extrême, comme l’a judicieusement observé Jean Onimus dans un article intitulé « Henri Bosco entre le visible et l’invisible » :

L’insolite n’est pas concerté et plaqué sur le réel (comme il arrive si souvent dans la littérature fantastique) […] il est là, répandu dans le quotidien, dans le vent qui insiste, dans la neige trop pure, dans la source trop secrète, dans ce trop partout présent[22].

Au début du quatrième chapitre, le narrateur tente d’élucider le surgissement de l’insolite en se référant à cette notion d’excès, rapportée, en l’occurrence, à des phénomènes électriques naturels, au dérèglement du champ magnétique terrestre :

J’attribue à cette extraordinaire qualité de l’air le trouble et puis l’agitation qui saisirent alors cinq ou six créatures humaines accrochées au flanc du Luberon. Tout semblait avoir atteint sa limite naturelle. […] Les significations courantes étaient partout dépassées par on ne sait quel afflux d’une vie anormalement dilatée et peu à peu tout devenait inexplicable[23].

L’extrême se rencontre également dans la démesure morphologique du sanglier, dans le caractère inaccoutumé de sa puissance et de ses proportions : 

Devant moi, à vingt mètres sur l’aire, il y avait une énorme bête. […] C’était un sanglier, mais un sanglier comme on n’en voit pas, une hure de cent quarante livres, rude, hérissée de ronces, et des épaules de bison[24].

La démesure physique des êtres qui peuplent cette montagne est rendue sensible à la fois par le lexique et par les images. Désigné par l’intensif « le colosse » dans le troisième chapitre[25], l’homme que surprennent Firmin et René depuis leur observatoire est rapproché de l’animal à la faveur d’une écriture métaphorique, oxymorique et connotative qui dévie vers l’insolite le tableau d’une réalité ordinaire, à savoir l’apparition d’un chasseur dans une clairière. Qualifié de « puissante bête réfléchie », ce chasseur est ainsi doté de « reins de carnassiers », « [d’]épaules de pachyderme » : « on eût dit un animal de violence et de choc rendu au calme des instincts naturels[26] ». Associant le lexique du corps humain à celui de l’animal, les réseaux sémantiques du portrait renvoient à des représentations inquiétantes : bestialité, hybridité, primitivisme. C’est par l’affleurement d’une veine épique dans l’écriture romanesque, grâce, entre autres, à la métaphore, que les frontières du rationnel sont provisoirement abolies. Comme le montrent les modalisations et les comparaisons avec « les bêtes, qui, le soir venu, descendent à la rivière pour y boire[27] », la technique narrative, d’inspiration impressionniste, privilégie l’allusion, cherche à sauvegarder l’indétermination du regard, le premier moment d’incertitude. Il s’agit de libérer l’esprit du lecteur de toute culture visuelle, de toute connaissance préconçue. L’imprévu réside moins dans l’observation que dans l’expression du perçu. Adossé sur un réalisme « de la perception imaginative[28] », ce portrait lesté d’analogies qui dédoublent la perception du réel en représentation imaginaire illustre l’une des propriétés de l’insolite identifiée par Michel Guiomar : « L’insolite a partie liée avec l’idée d’un Seuil, d’une lutte entre deux mondes[29]. »

L’espace extérieur, soumis à une transfiguration sous l’effet de forces invisibles, prodigue encore cette expérience de l’extrême. L’animalisation est mise à contribution à plusieurs reprises pour évoquer le Luberon, ce « monstre » pourvu d’un « grand corps, gonflé de ténèbres, barbelé de houx, exhal[ant] des senteurs de bête[30] » ou pour suggérer l’énergie inouïe libérée par la tempête qui s’abat sur les Ramades :

Dehors c’étaient des glapissements, des galopades, des ruées, des chocs profonds, des lames sourdes, des marées souterraines, et une horde de bruits confus, de soupirs, de murmures, de râles, de halètements. […] [L’ouragan] tournait autour des Ramades puis se jetait sur elles en aboyant, en meuglant, en croassant, en rugissant par des milliers de gueules […][31].

L’insolite naît d’un dérèglement des lois physiques qui gouvernent le monde. Ainsi, le feu qui semble menacer la forêt de La Ferrière est perçu comme une puissance endogène logée dans la substance même de l’arbre, à l’intérieur de l’organisme végétal : 

L’incendie rôdait dans les bois. Aujourd’hui encore, je me demande comment, au cours de ces deux nuits, ces arbres en fermentation n’ont pas pris feu d’eux-mêmes. […] le feu, qui gonflait les branches et déjà faisait craquer les écorces, ne bougea pas[32].

Chez Bosco, l’insolite n’est pas cultivé pour lui-même : il est le révélateur des virtualités du réel. Tout au long du Sanglier, la narration de la rencontre de ces signes étranges est mêlée à leur interrogation et à leur interprétation.

L’intégration du discours à la narration associe le subjectif au factuel, et favorise l’émergence de l’effet d’insolite.

Dès l’ouverture du second chapitre, les commentaires du narrateur sur son propre état mental, sur les conditions dans lesquelles ont été perçues les fissures dans la trame de la réalité quotidienne, sont marqués par une hésitation entre le réel et l’illusoire. Dans un premier temps, le narrateur s’emploie à garantir l’authenticité des faits, puis il admet côtoyer « les frontières du bon sens qu’à n’en pas douter [il] avai[t] dépassées, quelques jours auparavant[33] ». L’espace d’un instant, le lecteur est amené à douter de l’interprétation à donner des événements perceptibles. De surcroît, un procédé rhétorique censé mettre en évidence l’emprise exercée par la raison sur ces phénomènes — en l’occurrence la récapitulation —, crée en définitive l’effet inverse en raison de son emploi répété. Les récapitulations des phénomènes insolites, fréquentes dans Le sanglier, revêtent la forme de ce que la rhétorique classique appelle d’un nom barbare « l’anacéphaléose[34] ». Les termes susceptibles de remettre en mémoire un épisode par leur effet de titre sont repris en série. Or, ces récapitulations inquiètent plus qu’elles ne rassurent le lecteur, car elles sont traversées par des tensions, des mouvements pendulaires de l’argumentation. Le processus d’élucidation des faits qui dérogent aux coutumes et aux lois est amorcé puis annulé. Référons-nous, par exemple, au début du second chapitre :

Je posai clairement les trois problèmes de la carabine, de la lampe, de la Titoune. Je réussis sans trop de peine à leur trouver des solutions banales : oubli, distraction, frayeurs de femme. […].

Ayant ainsi bâti mon édifice, je le regardai.
— En somme, pensais-je, il tient debout.
Et aussitôt, je me fis l’effet d’un imbécile. […] je m’étais parfaitement rendu compte, tout en maniant mes raisons, que je n’étais pas sincère[35].

Le discours réflexif met en lumière la vanité du raisonnement. La seule alternative qui s’offre au narrateur est de s’ouvrir à l’insolite, de « s’adapter » à la « nature [de] ces événements qui [le] déroutent[36] ». De fait, les sortilèges de ce récit ne sont pas étrangers au tissu conjonctif, au réseau de connexions internes qui signalent les perturbations de la réflexion, tel, dans le quatrième chapitre, l’engourdissement inexpliqué des facultés d’analyse de René :

Je suis plutôt curieux, et j’ai les nerfs assez sensibles. Il m’est pénible de subir, d’attendre, de me résigner. Or, au lieu de chercher des raisons aux événements qui s’accomplissaient sous mes yeux […] je restais enfoncé en eux, corps et âme[37].

Souvent, les mouvements contradictoires, les tensions perturbant le processus d’inférence logique, si prisé par le héros-narrateur, prennent la forme de l’antithèse. Entraîné par son goût de l’herméneutique, le narrateur renoue avec la récapitulation et tente à plusieurs reprises d’élucider les phénomènes étranges qui surgissent autour de lui. Pour formuler ces hypothèses, il sollicite un langage métaphorique qui, si l’on se situe sur le plan de l’énonciation littéraire, crée un effet d’insolite pour le lecteur :

Je devinais que, depuis mon apparition sur ce mamelon solitaire, des événements s’enchaînaient. […] Je ne discernais pas bien comment, mais j’étais sûr d’un lien, d’une chaîne, et la chaîne tirait. Mue, à un bout que je ne voyais pas, par une main que je craignais de voir, elle tirait, à l’autre bout, du fond de je ne sais quel gouffre, des acteurs encore inconnus[38].

La régulation de l’information narrative, assurée par le choix de la perspective narrative, en l’occurrence l’alternance de la focalisation interne et de la focalisation externe, concourt à l’effet d’insolite. Tantôt, l’explication censée éclairer une scène énigmatique est récusée sans être suivie d’une alternative[39], tantôt un phénomène irrationnel, comme l’association du sanglier et du colosse, donne lieu à une série d’interrogations qui, distribuées tout au long du récit, assurent la circulation de l’effet d’insolite.

La communication entre les personnages est également marquée au coin de la dissimulation et de la duplicité. Ainsi, la réponse fantaisiste de Marie-Claire sur la cause de sa balafre donne lieu à une répartie spirituelle du narrateur qui, en déjouant une manipulation du langage, contribue à la cristallisation de l’énigme : 

[…] sa joue gauche était balafrée en pleine peau, et au beau milieu, par une égratignure toute fraîche.
— Le chat t’a griffée, Marie-Claire ?
— Oui, monsieur René.
— Alors ton chat n’a qu’une griffe. C’est un bon chat[40].

Si le narrateur se plaît à « jou[er], comme [Marie-Claire], la comédie de la mémoire perdue[41] », il met en lumière les impostures des échanges verbaux : « En somme […], tout le monde ment : Firmin, Marie-Claire, et ce brave M. René que vous voyez là[42]. » Ainsi, les personnages, détenteurs d’un secret relatif à leurs origines et à leur conduite, tentent de mystifier leurs interlocuteurs par leurs discours : chacun est une énigme pour l’autre. Même les discours du narrateur-personnage sont emportés dans la spirale de la fabulation. Dès lors, c’est la fonction narrative qui est affectée par ces leurres. L’effet d’insolite tient à cette subtile perturbation de la lecture. En effet, l’opacité de la parole met en jeu la perception des événements et des êtres par le lecteur : elle a pour incidence une lecture problématique des signes qui lui sont donnés. Les informations dispensées par les personnages comme par le narrateur construisent un espace d’indétermination, que le lecteur comblera par ses propres suppositions, par ses propres combinaisons hypothétiques, lesquelles seront ensuite validées ou infirmées par le texte.

Ainsi se construit une forme de romanesque comme jeu avec l’insolite : le récit sollicite les forces agissantes de l’imaginaire. Il s’appuie sur des dispositifs destinés à entraîner la coopération du lecteur, à stimuler sa créativité.

Dans Le sanglier, l’énigme et la rupture avec le quotidien ne colorent pas seulement la matière fictionnelle. Elles modèlent sensiblement l’énonciation narrative. À la manière du personnage principal, peintre paysagiste occupé à « ombrer une masse[43] », le romancier use habilement de l’estompe. L’épisode relatant la première apparition du colosse « le long de l’Ayguebrun[44] » illustre à merveille le parti que Bosco a tiré d’une narration synthétique, privilégiant la logique du perçu. La sensation instantanée est mise en valeur, restituée dans toute sa force par la disposition du texte, par l’utilisation de blancs typographiques et d’astérisques :

Je levai la tête.
Je fus glacé d’effroi[45].

La notification de l’événement responsable de cette émotion est différée, insérée dans le second paragraphe d’une autre subdivision narrative. Dans l’épisode de la poursuite au Repos-de-la-Bête, la perception du « corps noir » et de la « masse énorme[46] » est privée d’identification. Cette zone textuelle d’imprécision ou, pour recourir aux formulations du théoricien de la lecture Wolfgang Iser, « ces blancs [qui] signalent l’omission d’une relation[47] » appellent la coopération du lecteur engagé à effectuer une rétrolecture, à « opérer des jonctions entre les segments du texte[48] » pour procéder à des recoupements.

L’écriture de l’estompe s’appuie encore sur d’autres stratégies narratives, qui conduisent le lecteur à ménager des pauses pour interroger les signes. C’est l’opacité entourant l’origine d’une foule de phénomènes, tels les blessures ou les pleurs de Marie-Claire, ou encore le recours à l’allusion, à l’implicite, si récurrent dans les propos des personnages. Songeons à une répartie sibylline de Marie-Claire à propos de la maladie du Titou :

— Qu’est-ce qu’il a, le Titou ?
— Il a ce que nous avons tous, monsieur René.
— Quoi ?
Elle secoua la tête, je compris[49].

Si les personnages se comprennent à demi-mot, le lecteur est appelé à remplir cet interstice par son activité interprétative, à soupçonner la prégnance d’une fatalité atavique, annoncée par « l’air tragique [qui] entour[e][50] » le narrateur, et accordée aux couleurs du sang qui macule la joue de Marie-Claire, un « sang noir et bleu[51] ».

L’effet d’estompe repose également sur une stylistique narrative qui privilégie l’énigme et l’indétermination. Ces propriétés narratives creusent des zones de mystère dans le récit, lui confèrent l’aspect d’une investigation. Quant au lecteur, grisé par la cristallisation du mystère, lui est dévolu le rôle de partenaire du narrateur, lui-même mû « par un désir secret de trouver de l’inexplicable[52] ». Ainsi la paronymie construit-elle un espace d’indétermination qui sollicite la sagacité du lecteur et appelle un travail d’interprétation : deux noms propres à l’orthographe et à la prononciation voisines « El Jabali » / « El Rhabali[53] » créent, à bonne distance, un effet d’écho. Le premier réfère à un aventurier mis en scène dans un récit enchâssé qui entretient une relation d’ordre spéculaire avec le récit premier. Le second, inséré dans une formule invocatoire, est une dénomination du sanglier, que les Caraques considèrent comme une bête sacrée. La paronomase engage le lecteur à nouer des rapports entre ces deux noms. Il se demande ce que signifie la concomitance de la sacralisation du sanglier et de la récurrence nominale. Faut-il l’interpréter comme une allusion à la croyance en la transmigration de l’âme ? Ou bien est-ce une incitation à rêver sur le nom propre, à explorer la magie de ce surnom dont le sens est habilement passé sous silence ? Le romancier-poète n’exploite-t-il pas ici les potentialités du nom, lieu d’une réserve de sens que le lecteur est incité à investir ?

Par ailleurs, la désignation des forces hostiles se singularise par l’indétermination. À l’utilisation récurrente du pronom indéfini « on » lors des épisodes de lutte dans le dernier chapitre — « on m’avait culbuté dans le trou[54] » — s’ajoute celle de termes génériques ou de noms collectifs pour qualifier notamment les assaillants, qui forment une « grappe humaine[55] ». De surcroît, les nombreuses périphrases brouillent l’identification du référent, comme l’illustre cet exemple : « Maintenant, établis[56] dans ses vallons, là-bas, de l’autre côté, vivaient des créatures venues d’ailleurs et qui déjà nous révélaient un coeur tragique. » Toutes les dénominations utilisées (« êtres, créatures, masse ou grappe humaine, ennemi, engeance ») concourent à la neutralisation du référent, à l’identité par là-même estompée. La présence de l’étrange, du mystère, rend donc nécessaire une stratégie narrative originale. Il ne s’agit pas de rendre compte de l’insolite, encore moins de l’expliquer, mais de le laisser advenir, de le laisser lentement affleurer, par une mise en question du réel.

C’est seulement dans les quatre dernières sections du sixième et ultime chapitre que l’hostilité présumée de ces êtres est corrélée à leur origine étrangère. Retardée jusqu’aux quinze dernières pages du récit et prise en charge par Firmin, leur identification est précédée d’une caractérisation fortement dépréciative. En effet, les Caraques, présentés comme une « engeance venue de je ne sais où[57] », dotés d’une « âme sourde[58] », assument la fonction d’opposants dans l’épisode du combat qui les voit s’affronter au colosse, un bref récit épique aux résonances mythologiques. Néanmoins, aucune information textuelle ne relie explicitement ces Bohémiens aux ombres aperçues près des Ramades, aux inconnus de la montagne. L’effet d’insolite trouve sa source dans ces silences et ces creux du langage, dans cet effacement du tissu conjonctif. Aussi le lecteur est-il amené à faire jouer son imagination et à relire le récit, pour retrouver des indices susceptibles de valider a posteriori cette identification. La clef de voûte de la fascination exercée par Le sanglier tient à son énigmaticité, au gommage des connexions, à l’obscurcissement des réseaux de signification. Les retentissements littéraires du discontinu, ses incidences sur l’activité du lecteur ont été finement analysés par Julien Gracq, dans Lettrines, en des termes que ne renierait pas Bosco : 

[…] à partir du discontinu, l’esprit gêné sécrète du relief. On se préoccupe toujours trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La fonction de l’esprit est entre autres d’enfanter à l’infini des passages plausibles d’une forme à l’autre. C’est un liant inépuisable[59].

Au surplus, Bosco excelle dans l’art de ne pas conclure. La clausule entretient la perplexité du lecteur, lui fournit des éléments qui le portent à envisager un au-delà du récit, un prolongement narratif. Placée sous le signe du départ, celui des Caraques, comme celui du héros et de son compagnon, elle joue le rôle d’un point d’orgue, non d’un accord final. Alors que s’évanouissent les harmoniques des dernières notes, rien n’est vraiment résolu. Ainsi, sous couleur d’un classicisme qu’atteste la sobriété des moyens, la modernité de ce récit s’affirme dans une forme-sens qui, privilégiant l’ouverture et l’énigme, pose en définitive la question de la fonction de l’oeuvre d’art.

Si l’insolite forme le principal ressort de cette création romanesque, l’écriture se développe vers un point de fuite toujours reculé, laisse l’énigme ouverte. Comme l’a montré Martin Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part, l’oeuvre d’art fondatrice, celle qui renouvelle notre vision du monde, a pour origine la question de l’inhabituel et de l’insolite :

Ce qui nous paraît naturel n’est vraisemblablement que l’habituel d’une longue habitude qui a oublié l’inhabituel dont il a jailli. Cet inhabituel a pourtant un jour surpris l’homme en étrangeté, et a engagé la pensée dans son premier étonnement[60].

L’articulation du visible et de l’invisible, de l’ombre et de la lumière met en valeur la porosité de leurs frontières. Elle recouvre le texte de moirures qui en appellent à notre imagination. L’un des charmes du Sanglier tient à la construction d’un espace de liberté qui fonde l’autonomie du lecteur, met à l’épreuve ses aptitudes et sollicite ses facultés d’analyse, d’anticipation, comme sa créativité. Une lecture simplement linéaire de ce récit s’avère insuffisante : elle n’aboutit à des résultats fructueux que si elle est rétroactive, associative et tabulaire. L’exploitation des potentialités d’investissement qu’offre ce « texte ouvert », si l’on se réfère à la terminologie élaborée par Roland Barthes, prodigue un réel bonheur de lecture. On peut affirmer que, dans ce récit, le plaisir de lire n’est pas seulement lié à la reconnaissance des modalités de l’insolite qu’abrite l’affabulation. Il naît aussi des effets de surprise et de discontinuité induits par le déploiement de techniques narratives qui désarçonnent les habitudes du lecteur pressé, mais stimulent le diligent lecteur instruit par les conseils avisés de René Char :

Salut, chasseur au carnier plat !
À toi, lecteur, d’établir les rapports[61].

Riche en espaces d’indétermination parfois difficiles à obturer, ce texte n’éclaire-t-il pas la vocation artésienne de l’oeuvre bosquienne, si l’on entend par là une aptitude à explorer et à libérer les énergies profondes, qui informe aussi bien l’invention fictionnelle que les choix narratifs ? L’envoûtante emprise exercée par Le sanglier sur le lecteur n’est pas étrangère au fait que, le romancier, ce sourcier du monde sensible, confère au récit les propriétés de l’espace exploré. Au demeurant, la réussite du Sanglier, où la place de l’inconnu est ménagée avec soin, trouve son assise dans ces instants d’incertitude, ou pour reprendre les mots de Julien Gracq, dans « ce tremblement d’avenir, […] cette élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque[62] ».